lundi 27 janvier 2014

La lettre d’amour

Mon amour,

Tu n’es plus, tu n’es plus là. Jamais plus je ne te pourrai te serrer dans mes bras, te prendre en mes bras, jamais plus te caresser, jamais plus t’embrasser. Jamais plus je ne te baiserai de ma bouche, comme tu disais, avec volupté, avec délectation. Moi qui t’aimais tant, moi qui t’aime tant encore et pour toujours, moi qui signais la plupart de mes lettres et de mes courriels par « Tendresse pour toujours », me voilà seule avec ma tendresse inassouvie, abandonnée, esseulée. es-tu mon amour, es-tu mon seul amour ?
Pourquoi est-ce arrivé ? Pourquoi faut-il que les accidents bêtes, absurdes, insensés, inadmissibles arrivent, et nous enlèvent à jamais les êtres qu’on aime ? Pourquoi faut-il que ça m’arrive à moi ? Pourquoi fallait-il que tu meures mon amour ?... Tu revenais d’Ottawa; tu y avais fait une de tes conférences et ateliers que tu animes si bien sur la conscientisation et l’action sociale. C’était pour une bonne cause; pourquoi a-t-il fallu qu’une tempête se déclare en plein mois d’avril ? Pourquoi a-t-il fallu qu’un fardier quitte sa voie sur l’autoroute et que toi tu sois justement à cet instant précis, à cette seconde précise ? Et voilà, ça a été l’accident, fatal, brutal, total; un autre camion a frappé ta voiture et l’a culbutée dans le fossé, et toi, tu as lutté, avec tes multiples fractures, tu as lutté douze heures entre la vie et la mort... Quand tu me ramenais chez moi, le soir de nos rencontres et que tu me laissais au coin de la rue, je te disais « Sois prudent », et tu me répondais « Pour toi, bien sûr ». Je sais que tu as été prudent pour moi. Mais voilà, d’autres ne l’ont pas été, ou alors le temps, ou la vie.
As-tu pensé à moi mon amour pendant que tu luttais pour survivre, pour ne pas mourir ? Est-ce égoïste, ou présomptueux que de me le demander ? Pensais-tu plutôt à tes filles ? À la beauté de ce monde, de ce monde que tu aimais tant, auquel tu devais dire adieu ?

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Tu n’es plus, tu es mort, mon amour.
J’ai appris que c’est ton frère aîné Michel qui est allé « reconnaître le corps » comme on dit. La police avait retracé tes parents et leur a annoncé que tu avais eu « un grave accident ». Aussitôt ta mère a téléphoné à ton frère en pleine nuit et il est parti avec ton neveu pour l’hôpital... tu étais encore en train de lutter à ce moment-là, mais à leur arrivée tu étais mort. C’était fini; c’était fini...
Je reviens de l’enterrement. Il a eu lieu cet après-midi et je suis venue ici après, dans ton appartement dont tu m’as donné une clé, pour... je ne sais pas; pour te dire au revoir ? pour essayer de comprendre ? pour vainement me faire croire que ce n’est pas vrai, que ce n’était qu’un cauchemar ? pour t’y retrouver comme si de rien n’était, et tu aurais été là, tu m’aurais ouvert la porte et tu m’aurais accueillie tout sourire avec force baisers et tendresses, avec un verre de champagne, un petit repas, un bouquet de fleurs, un poème, ou toute autre surprise tant tu étais si habile et moi si friande ?... Je ne sais pas. J’ai voulu venir une dernière fois, passer une nuit avant que ton frère ne vienne demain avec je ne sais pas qui d’autre vider l’appartement et faire le tri de tes affaires.
Ils étaient tous là, tu sais, à l’enterrement, tes parents, tes frères, ta sœur qui pourtant selon ce que tu me disais ne vient plus souvent aux rencontres de familles, tes amis, les quelques rares que je connaissais, et de nombreux autres que je ne connaissais pas. Et tes collègues de travail étaient aussi, eux et elles qui pourtant t’avaient si « mal­traité », comme tu me le racontais. Mais j’avais trop de peine pour leur en vouloir d’être là. Et beaucoup de gens ont pleuré, mon amour, mon amour...  et moi aussi, tu dois bien t’en douter, moi aussi qui pleure si facilement, je pleurais sans pouvoir m’arrêter, assise toute abasourdie, désemparée, au fond de l’église sur le dernier banc, comme une étrangère, comme si je n’avais rien à faire là, comme si j’avais honte d’être là, alors que sans doute aurais-tu voulu me savoir tout en avant, juste à côté de toi, te tenant la main une dernière fois, et t’embrassant même une dernière fois, même devant tout ce monde rassemblé, avant de partir.
À côté de cette urne sans nom qui contenait tes cendres, il y avait une photo de toi tout sourire, si beau, si beau. Et je pleurais quand je te regardais et je pleurais quand je ne te regardais pas, de peur que tu ne disparaisses. Moments de grandes douleurs, de grandes peines; moment d’ « incommensurable solennité », comme tu aurais dit. Pourquoi fallait-il que la pasteure ne dise que des banalités, que des généralités qui étaient autant d’offenses à ce qu’a été ta vie, ta vie de beauté, de passion, d’amour ? Heureusement la musique, sans être un baume sur nos plaies ouvertes, purulentes, a bercé nos âmes inconsolables : un peu de Bach, le magnifique Ave Verum, une ballade des Beatles, et ce chant « Jésus, je voudrais te chanter sur ma route, jusqu’à l’aube du jour où ton peuple sauvé… » que tu aimais tant.

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Quelques rangées en avant de moi, il y avait une femme aussi qui pleurait à chaudes larmes, et j’ai reconnu Anna-Sophia, la mère de tes filles chéries, que je n’avais jamais vue encore mais dont tu m’avais parlé, cette Anna-Sophia qui avant moi t’avait tant aimé. Je me suis presque avancée pour la prendre en mes bras et nous nous serions consolées l’une l’autre.
C’était ça qui était si difficile : personne à qui dire ma peine, personne avec qui partager ma douleur immense, personne ! Impossible d’exprimer ma souffrance ! Interdit de crier, de hurler mon désespoir ! Je devais refouler mes pleurs, ce qui était impossible, et contenir mes cris. Parfois je regardais tes filles, à côté de leur mère, tes « deux mignonnes adorables » comme tu disais, ou encore « plus-que-mignones plus-qu’adorables » que j’aime presque autant que mes enfants. Elles pleuraient elles aussi, tu peux t’imaginer, sans savoir pourquoi la vie et la mort leur avaient volé leur papa, ce « papa aux 1 000 sourires », ce papa qui les aimait tant, qui les adorait, qui leur racontait et leur inventait de si merveilleuses histoires. Ce papa magicien de la vie qui changeait l’habituel en extraordinaire, en fantaisie féerique, qui transformait, comme j’aimais à te l’écrire parce que c’était vrai, les occasions bien ordinaires en véritables jours de fête. Je regardais tes deux grands enfants aussi, et ton fils surtout était comme éberlué, abasourdi, comme nous tous, consterné, comme égaré, démoli, hébété de peine et de colère. J’aurais voulu, et heureusement ta mère s’en est chargée, le prendre dans mes bras et le serrer, pour peut-être te serrer à travers lui; je te disais souvent que j’étais égoïste, et toi tu me disais que non, que c’est juste que je savais me faire plaisir.
Quand Anna-Sophia est sortie avec les filles, elles m’ont vue et spontanément, sans pouvoir me retenir plus longtemps, je les ai étreintes sur mon cœur; est-ce que je les reverrai ?, et la moitié de l’église m’a vue et Anna-Sophia s’est certainement demandé qui j’étais, mais à ce moment-là, je m’en fichais bien, je ne pouvais faire autrement et tout ça s’est passé si vite, si vite.
Comme si vite a passé le reste, comme sans doute notre histoire d’amour.
Au cimetière aussi tout a été si vite, alors que transis et grelottants malgré les premiers rayons du soleil du printemps entre les nuages nous nous serrions les uns contre les autres autant pour nous réchauffer que pour nous soutenir une dernière fois et ensuite ce fut tout… Les gens se sont dispersés, même si personne ne voulait partir. Finalement ton frère a rappelé que les gens étaient invités à une réception chez tes parents. Tu te doutes bien que je n’y suis pas allée. Je suis venue ici, dans ton chez toi. J’ai appelé chez moi et lorsque Michel, mon conjoint, a répondu, je lui ai dit, sans même lui laisser le temps de placer un mot, de ne pas m’attendre, qu’il ne me cherche pas, que je ne rentrerais que demain et qu’il ne pose pas de questions.

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Il ne s’en est jamais douté; tu sais que je ne lui ai jamais rien dit; il ignore qu’en secret, j’ai été et que je suis amoureuse de toi, que je suis folle de toi depuis un an. Il ne sait même pas que tu existes, mon amour… mais il le saura demain. Oui, il saura tout, ou presque disons, demain, quand je reviendrai à la maison. Tu es mort mon chéri, juste au moment j’avais décidé, enfin, de tout lui dire, de lui dire la vérité sur ma double vie, sur ma vraie vie, sur ma vie d’amante heureuse et bienheureuse, ma vie d’amoureuse ravie, radieuse, comblée, ma vie d’amour fou et de passion folle avec toi, ma vie avec toi plus belle que les plus beaux rêves. Je lui aurais tout dit ce qu’il devait savoir; et à la fin, je lui aurais dit que je le quittais, que je ne croyais plus que je pouvais l’aimer encore et  que c’est toi que j’aimais. Ensuite je serais partie vivre avec toi, et une nouvelle vie de bonheurs multiples et de joies multipliés aurait commencée. J’attendais ton retour pour te le dire, et voilà que tu n’es plus là.
Mais maintenant, j’ai décidé que je lui dirais quand même tout, à Michel. Est-ce que je peux retourner chez moi maintenant ? dans mon train-train, dans mes habitudes, dans mon confort doucereux, dans ma routine qui me semblerait mièvre à vomir ? Je sais qu’après toute ma vie n’est pas si fade, si insignifiante et toi tu m’admirais dans tout ce que je faisais à l’école et ailleurs. Mais, est-ce que je peux vraiment retrouver un mari tiède et une maison froide, alors que tu m’as fait voir à quoi ressemble le paradis, alors que m’as fait découvrir ce qu’est la vie vécue abondamment, à profusion, à satiété, alors que j’ai goûté goulûment au bonheur ineffable, au  bonheur  indicible, magnifique, féerique, grandiose ?... Voilà que je t’imite en alignant les synonymes.
Tu étais si plein de talents. Tu jouais avec les mots comme tu jouais avec la vie, pour le tout simple plaisir de la chose. Et quand il le fallait, tu inventais des mots, comme grattouiller, comme chocolativore, comme rigolotiser, galactitique, fonctionneur, ou comme enamourer le monde, qui devrait devenir le plus beau mot de la langue française, qui signifie remplir le monde d’amour, ce que tu faisais tellement et tellement bien. Tu m’écrivais des lettres, des poèmes, des histoires. Tu composais de la musique pour moi, tout en disant que tu n’étais ni compositeur ni poète, mais pour moi c’était des mélodies enchanteresses, des vers envoûtants. Tu faisais de vulgaires courriels des œuvres d’art fleuries et ornementées d’arabesques littéraires ensoleillées. Et ainsi, petit à petit, à force de persuasion et d’insistance, tu m’as fait découvrir la beauté. Tu m’as fait découvrir plusieurs choses, mais tout d’abord la beauté, la beauté vraie autour de nous et en nous... en commençant par la mienne. Tu me disais que j’étais belle, toute belle, comme on le dit à une jeune mariée, moi qui déprimais dans ma quarantaine bien ordinaire, et tu insistais même pour  me  le faire répéter,  pour  me faire dire que je suis belle, et les mots me venaient si difficilement. Mais c’est toi qui étais beau. Je te trouvais irrésistiblement beau avec ta barbe sel et sel, comme tu disais. Tu me montrais du doigt la beauté du monde, un vol de bernaches qui passaient au­dessus de ta maison ou qui se posaient sur la rivière et nous restions de longs moments à les contempler autant dans les airs que sur l’eau; la beauté de la rivière qui coulait sans même se préoccuper de nous, ou celle des fleurs sauvages sur ses rives; la beauté des feuilles d’automne mortes pour que renaisse la nature ou même celle des si banals jardins des banlieues que tu enjolivais d’un coup de ta baguette magique.
Je souris en me souvenant que tu faisais toujours attention de ne pas marcher sur les sentiers où les passants insouciants avaient piétiné l’herbe jusqu’à le faire disparaître autant parce que tu te préoccupais de l’environnement que pour « ne pas marcher dans les sentiers battus ». Tu m’as fait découvrir l’art, la beauté suprême des œuvres d’art, les ritournelles subtiles d’une symphonie de Golabeck, comme la première que tu appelais « la symphonie des sourires » parce que littéralement tu voyais et me faisais voir les notes se sourire les unes aux autres; les beautés mystiques des incroyables et géniales modulations de l’Ave verum de Mozart; les chocs  majestueux et grandioses des concertos pour piano de Beethoven; les hallucinantes plaintes de la 2eme symphonie de Gorechi; les coloris déconcertants d’un tableau de Gauguin comme Nave Nave Moe - Délicieux mystère, ou les espiègleries exquises à demi cachées d’un Renoir. Chaque visite d’un musée, ou chaque sortie au concert ou au cinéma avec toi, ou la lecture de Gaston Miron ou de Jacques Prévert, ouvrait à chaque fois un nouvel univers de découvertes, de plaisir et de délectation. Lorsque tu amenais les filles au Jardin botanique, tu transformais la journée en une expédition aux antipodes les plus reculées, dans l’insolite le plus étonnant, dans l’exotisme le plus fascinant. Tu étais même en train de me guérir de ma frayeur des araignées... c’est dire.
La joie irradiait de toi; la spontanéité était pour toi un mode de vie, la gaieté, un univers infini, l’on entend les rires co(s)miques des galaxies. Tu m’as fait découvrir comme jamais je ne l’aurais pu toute seule la beauté précieuse, fine, délicate, suave, incomparable des rires des enfants, « des chefs-d’œuvre d’orfèvrerie », disais-tu.  Tu m’as fait découvrir les transports débridés que procurent la joie, et tu m’as fait découvrir le plaisir irrépressible de rire; tu me faisais rire, aux éclats. J’aimais ton sens de l’humour, ton sens inné de l’autodérision, ton sens unique de la répartie qui me charmait et me désarçonnait en même temps. Tu riais de bon cœur de toutes les façons, sans jamais te prendre vraiment au sérieux. Dans un coup de klaxon intempestif, tu entendais de joyeux vœux d’anniversaire. À mes retards, si nombreux, tu répondais par des mimiques qui me pliaient en deux. Je me souviens de nos incontrôlables fous rires que tu déclenchais à partir de rien dans la voiture, dans un parc ou en plein restaurant. Nous adorions marcher de longues heures dans les parcs, nous asseoir sur les rochers des bords du fleuve sur les bancs  publics  pour  nous bécoter, comme le chante Brassens de façon si vraie.
Il n’y avait rien de faux en toi. Tu mordais dans la vie en la goûtant avec volupté, avec un évident plaisir sans cesse renouvelé, comme dans un fruit délicieux, juteux, délectable dont tu te pourléchais les lèvres. Chaque jour pour toi était copieux, précieux, important, rempli de promesses et d’émerveillements et tu voulais en faire profiter le monde entier avec une prodigalité intarissable. Tu t’émerveillais comme un enfant de tout ce qui t’arrivait. Tu étais si généreux, si généreux de toi-même, si généreux envers tes enfants, les  petits comme les plus grands, et si généreux envers moi qui n’en méritait certainement pas tant. C’était une grâce de te voir évoluer.
Et tu m’as fait découvrir Dieu, en tout cas une image de Dieu qui m’intéressait, qui m’a accrochée, moi qui ne me posais plus de questions sur l’existence de Dieu depuis longtemps. Tu n’étais pas très religieux, mais il y avait en toi une spiritualité profonde et vraie. Tu me parlais de ton Dieu librement, comme d’un maître créateur, créateur de la beauté et de la joie, comme d’un artiste aimant la vie, comme un amoureux, un amant presque, de cette humanité et de cette terre si belle. Un « Dieu d’amour et de tendresse », comme tu le disais si justement.
Et surtout, mon amour, tu m’as fait découvrir et vivre l’amour et la tendresse, comme jamais aucune femme, j’en suis sûre, n’a pu le vivre avant moi. Nous avons vécu « les couchants les plus beaux » pour reprendre un vers d’un de tes poèmes, ceux qui nous ont menés aux confins des extases les plus sublimes, des enivrements les plus fabuleux.
Nous n’avons pas fait l’amour souvent. J’ai si longtemps hésité, si longtemps tardé avant d’accepter, à cause des stupides conventions sociales, des stupides contraintes qui n’existaient que dans ma tête. Toi, tu m’as attendue; tu as attendu que je sois prête, en me comblant d’une douceur et d’une tendresse infinie, d’une plénitude de baisers et de caresses. Et pourtant combien je te désirais, combien j’avais envie de toi, combien j’avais envie que tu me fasses l’amour et lorsque j’ai finalement, si tard, si tard, vaincu mes résistances, c’était encore plus beau, plus magnifique. Encore meilleur que je me l’étais imaginé. Comme j’étais heureuse dans tes bras. Comme tu m’as rendue heureuse. Tu m’as fait découvrir la sensualité, la béatitude physique, comme je n’aurais jamais cru que c’était possible. Je ne croyais que des sensations comme celles que tu me faisais vivre pouvaient exister. Tu pouvais me caresser des heures durant. Tu disais que tu cherchais à connaître chaque centimètre carré de ma peau, les moindres recoins de mon intimité, les moindres replis de mon être et moi, sans pudeur, je m’abandonnais à toi, je te laissais faire, je me laissais faire, envoûtée, ensorcelée, presque sans bouger, presque sans remuer, craignant de rompre le charme, la magie - encore - ne pouvant en croire même mon corps, ne pouvant croire les ivresses que tu me faisais vivre, des excitations que tu faisais vibrer de ma peau, de mes nerfs, de mes sens, d’un simple effleurement de tes doigts d’un simple lapement de ta langue. En ces moments-là, je planais, comme je disais, en des ailleurs insoupçonnés.

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Mon amour, pourquoi fallait-il que tu meures ?
Je ne voulais pas que tu meures. Je ne croyais pas que je pleurerais autant mon amour, si tu me voyais, tu sais comme je peux pleurer et bien là, je bats des records olympiques, et sans doute pour me faire sourire tu rapprocherais tes plantes pour que je les arrose. Je vais rester ici ce soir, dormir dans ton lit qui aurait bientôt été notre lit, et qui cette nuit pour la première et la dernière fois sera le nôtre. Je dormirais, sans beaucoup fermer l’œil, avec toi, et, je l’espère, je serai bien. J’ai récupéré les photos de nous deux, celles que tu avais prises de moi; j’ai aussi pris les disques que tu affectionnais tout particulièrement, François Dompierre, Sylvain Lelièvre, Pachelbel, Gorecki, Golabeck, et celui de Philippe Leduc qui contient la pièce Katarina qui était notre préférée; toute ta collection des Beatles; et toutes ces femmes compositrices que tu affectionnait : Clara Schumann, Hildegarde von Bingen, Fanny Mendelssohn, Cécile Chaminade jusqu’à Ginette Bellavance; et quelques livres aussi, les livres de poésies. J’ai ouvert ton ordinateur et j’ai transféré à mon bureau, puis effacés,  tous les courriels que je t’avais envoyés, et j’ai trouvé mes lettres que j’emporterai avec moi, de même que les poèmes inachevés qui étaient sur ton bureau. Il ne restera plus beaucoup de traces de moi, peut-être pour que notre amour demeure, au-delà de la mort, ce qu’il a toujours été, un amour secret. J’ai repris mes quelques vêtements, ma brosse à dents, la chemise de nuit rose, couleur qui me va le mieux, que tu m’avais offerte juste pour le plaisir de me l’enlever, me disais-tu. Et puis, eh oui, j’ai arrosé les plantes. J’aimais tellement ta façon t’en prendre soin, tu me faisais alors penser au petit prince avec sa rose, toi qui étais écologique en tout. J’aimais tellement aussi ta façon très personnelle de faire le ménage. Tu m’avais appris à voir le ménage comme un acte quasi-sacré, même dans les tâches les plus ennuyantes, les plus barbantes, pour rendre le monde plus beau. Moi, qui détestais le repassage, tu en avais fait « une expérience liturgique ».
J’ai rangé la vaisselle que tu avais lavée avant de partir, doucement en prenant mon temps. Ensuite, je suis allée jeter un coup d’œil dans les chambres de filles, chacune décorée selon leur personnalité qu’elles occupaient une semaine sur deux, et j’y ai ramassé les quelques livres et jeux restés comme en suspens. Tu étais si fier d’elles. Tu adorais les voir s’épanouir. Tu aimais leur vivacité, qui leur venait indubitablement de toi, leur intelligence que tu savais si bien stimulé. Tu étais si fier de leur indépendance d’esprit, ce que tu leur avais montré mieux que quiconque.
Pourquoi ?
S’il n’y avait pas les enfants je croirais que tu étais un ange venu sur terre comme ceux de Wein Wenders. Et sans doute étais-tu un ange. C’est la seule explication que j’ai trouvée. Qui d’autre qu’un ange pouvait être si proche de Dieu, si proche de la beauté de Dieu comme tu l’étais? Tu as été un ange descendu du ciel pour moi, pour me voir, pour me faire voir le ciel, c’est sans doute pour cela que nous aimions longuement regarder les étoiles, et puis tu y es reparti. Et pour cela, pour que tu y retournes, il faut que moi je reste seule. Et c’est comme ça, juste comme ça et seulement comme ça que je l’accepte, que je peux l’accepter. Peut-être que certains soirs ou certains matins, si je fais silence en moi, si je tends bien bien l’oreille, j’entendrai  ton grand rire vif et brillant traverser le ciel.
Au revoir mon amour. Je t’aime.

Tendresse pour toujours.