lundi 28 avril 2014

               
                J’ai aimé deux hommes dans ma vie; mais vraiment aimé; amoureuse folle, à en perdre la tête. Toutes les femmes qui ont été un jour amoureuses savent de quoi je parle.
                Le premier s’appelait Robert; Robert Bédard. C’était mon prof de philosophie en deuxième session au CEGEP. À l’époque, quelle que soit la concentration qu’on avait choisie, on avait quatre cours de philo obligatoires. Mon premier cours, je n’en ai aucun souvenir, je ne me souviens même plus si c’était un homme ou une femme qui le donnait. Mais dès que je suis entrée dans sa classe à lui, j’ai écarquillé les yeux : ça a été le vrai coup de foudre ! Il avait un charme fou ! Et l’entendre parler de l’existentialisme comme il le faisait me faisait frémir de l’intérieur. L’entendre nous exposer les particularités de ce courant de la philosophie moderne qui place l’existence de la personne au centre de toute réflexion me faisait littéralement frissonner de plaisir et d’envie. Je pouvais l’écouter, comme hypnotisée, magnétisée nous expliquer avec patience l’évolution de ce courant depuis Kierkegaard jusqu’à Merleau-Ponty, en passant par Heidegger, Sartre,  Camus et Simone de Beauvoir. Je buvais ces paroles. Je rêvais de lui pour ainsi dire chaque nuit. Mais j’avais dix-huit ans ! Et lui certainement le double de mon âge (et j’ai su plus tard que c’était d’avantage).
                Je trouvais tous les prétextes possibles et imaginables pour me rendre à son bureau : je n’avais pas compris telle notion, j’avais besoin d’explications supplémentaires, est-ce que mon dernier travail était bien… Et là, je cherchais tous les indices qui pouvaient me renseigner sur qui il était : il ne portait pas de bague à l’annuaire, il n’y avait pas de photos de femme sur son bureau, son bureau était rangé à la va-comme-je-te-pousse… Je lui demandais même conseil sur la matière de mes autres cours. Je venais lui parler de tous les livres que je lisais, de tous les films que j’allais voir; je lui demandais s’il voulait un café (j’ai vite su qu’il le prenait avec un peu de lait et pas de sucre). Je m’arrangeais pour le croiser dans les couloirs, pour manger à sa table à la cafétéria. Plus tard, il me dira qu’il s’était bien amusé de tout mon manège séducteur dont il n’était pas dupe; mais moi, j’étais folle de lui.
                Quand la fin de session est arrivée, je voulais m’assurer que je le reverrais et je lui ai demandé s’il serait de retour en automne. Sa réponse a été positive, et l’été de mes dix-neuf ans a été le plus long de toute ma vie. Je m’étais trouvé un travail d’été dans une station-service; ce n’était pas du plus grand romantisme !
                Au retour, en automne, je l’ai croisé dès le premier jour, bien sûr. Et là, j’ai vu qu’il y avait quelque chose de changé dans le regard qu’il portait sur moi : il ne me voyait plus comme son étudiante (d’ailleurs, je n’étais plus son étudiante) mais comme une femme, comme une jeune femme; une toute jeune femme certes, mais comme une femme quand même. Son sourire aussi avait changé, et sa voix aussi. Et sans doute que moi aussi j’avais changé durant l’été. Avais-je embelli ? Plus tard, il me dira qu’il m’avait trouvé épanouie.
                Dès la deuxième semaine, nous sommes allés souper au restaurant. C’était si excitant ! Il m’avait donné rendez-vous dans un petit resto de la rue St-Denis (c’était le Mille neuf cent nonante neuf qui a fermé il y a bien des années), dans un autre quartier que celui du CEGEP. Je suis arrivée au moins une demi-heure à l’avance, mais lui aussi était un peu à l’avance. Ça nous a fait bien rire ! Et nous avons passé une si agréable soirée. J’ai pris un salade niçoise et lui du saumon en… Et il m’a laissée choisir le vin ! Fallait-il qu’il soit devin… On s’est raconté nos vies, même si en fait sa vie était passablement plus longue que la mienne.
                Et puis nous nous sommes vus comme ça « en amis » durant tout l’automne, jusqu’aux vacances de Noël, tous les deux aussi surpris l’un l’autre que ça fonctionne aussi bien entre nous. Nous étions bien ensemble, c’était aussi simple que cela, et nous ne désirions que passer encore plus de temps ensemble. Au CEGEP, nous faisions bien attention à ce que notre idylle ne soit pas trop visible. Et moi, je découchais de la maison de plus en plus souvent; j’habitais encore chez mes parents à Verdun en banlieue de Montréal. La première fois qu’il m’a amenée chez lui, j’étais passablement nerveuse, mais comme j’étais plus amoureuse que nerveuse, je savais ce que je voulais et je voulais l’obtenir; je voulais l’avoir, lui ! Nous n’avons pas mangé beaucoup et moins parlé que d’habitude, avant de nous mettre au lit très vite. Cette première fois a été merveilleuse. Il s’est excusé de son âge, il s’est excusé du fait que depuis son divorce il avait un peu perdu l’habitude, il s’est excusé qu’il était moins en forme qu’avant, jusqu’à ce que l’arrête et que je l’embrasse à pleine bouche. Ça a été suffisant. J’avais déjà eu des amourettes avent de le connaître, mais avec lui tout était différent. Il a vraiment essayé de me procurer du plaisir, et il y a extrêmement bien réussi.
Nous avons décidé d’attendre au printemps avant d’aménager ensemble. En fait, il a vendu sa maison à Brossard et il a acheté un condominium en ville, condo que nous avons choisi ensemble en couple amoureux que nous étions. Je me suis occupé du gros de la décoration. Mes parents voyaient bien que j’étais amoureuse et désiraient ardemment que je leur présente mon copain. S’ils avaient su, s’ils avaient su !
                Et quand ils ont su qui c’était, ils n’ont pas du tout apprécié. Robert avait juste un an de moins que ma mère ! Mais j’étais si amoureuse. Et nous voulions nous marier. Oui, vraiment. Mes parents ont bien vu que nous étions sérieux, qu’il était sérieux, que nous nous aimions vraiment, alors ils ont fini par l’accepter, ils ont fini par accepter que leur petite fille chérie, à peine sortie de l’enfance, qui jouait à la poupée il n’y a pas si longtemps, fasse sa vie avec un homme qui avait deux fois son âge et plus, et qui en plus avaient deux enfants à peu près de mon âge ! De toute façon ils n’avaient pas le choix.
                On peut dire que dans les circonstances je me suis bien entendue avec ses enfants. En fait, ils ne vivaient plus avec lui depuis plusieurs années; ils avaient vécu chez leur mère après le divorce de leurs parents, et maintenant, ils vivaient leurs vies, comme on dit. Ils avaient des conjoints  et avaient chacun leur appartement. C’est surtout sa fille, Alexandra, qui au début m’a regardée de travers.
Comme il était divorcé, nous avons cherché un pasteur protestant qui accepterait de nous marier. Et il y en avait justement à Verdun. Pour mes parents, c’était atterrir sur une autre planète, une planète hostile de surcroît. Nous avons fréquentée cette paroisse de l’Église unie un moment avant de lui trouver les mêmes défauts qu’aux églises catholiques.
                Nous avons vécu vingt-cinq ans ensemble. Et, durant ces vingt-cinq ans, nous avons été heureux, complètement, entièrement et totalement heureux.
                Nous aimions vivre ensemble, nous aimions vivre l’un avec l’autre; nous aimions dormir ensemble. Au début, il  venait m’attendre à la fin de mes cours à l’université ou bien c’est moi qui allais le chercher au CEGEP. Nous faisions de grandes marches main dans la main ou des randonnées de vélo qui nous menaient jusqu’à l’un des nombreux parcs de Lachine où nous pique-niquions au bord de l’eau.
Et je l’ai accompagné dans des congrès et des symposiums, aux États-Unis, en Angleterre, en Europe et même une fois au Japon; et c’était toujours dans les meilleurs hôtels. Souvent, pendant que lui participait à son colloque, je visitais la ville où nous étions, et le soir je lui racontais ce que j’avais vu ou visité. Et partout où nous allions bien des yeux se tournaient vers nous à notre passage.
Quand il a pris sa retraite, j’ai travaillé à temps partiel pour être le plus possible avec lui. J’étais devenue notaire et j’étais associée dans un bureau de droit. Il s’occupait de la maison, du jardin. Je ne faisais jamais d’heures supplémentaires. Je me dépêchais de rentrer à la maison pour être avec lui. Nous adorions aller au concert, à l’orchestre symphonique, aux Grands Ballets. Nous allions autant Festival de Jazz qu’au Festival Bach et nous nous y tenions par la main en déambulant de scène en scène. Je ne pourrais faire la liste de tous les artistes que nous avons entendus ni compter combien de fois nous sommes allés au Jardin botanique que ce soit dans les serres ou à l’extérieur. Une fois en sortant du Jardin, nous avons rencontré l’une de ses anciennes étudiantes (que je ne connaissais pas) avec ses deux enfants. Mais elle était si gênée que nous n’avons pas échangé beaucoup. Comme nous avions des passes VIP au musée des Beaux-Arts, nous n'y manquions presque jamais une exposition, même si notre favori était le discret musée du Fier Monde. Et comme nous avons voyagé : au Mexique, aux États-Unis, en France, en Espagne, dans plus d’une douzaine de pays d’Europe y compris la Russie. Nous avons fait du ski dans le Alpes croisant et recroisant la frontière de la France et de la Suisse; c’était magnifique ! J’adorais prendre l’avion avec lui pour traverser la moitié de la planète. Nous avons fait deux fois une croisière, une fois dans la Mer des Caraïbes, et une autre fois en Alaska. Il semblait que rien ne pouvait altérer notre bonheur.
Et puis nous aimions lire tous les deux : Aquin, Ferron, Nietzche, Neruda, Garcia Marquez, Ibsen, Goethe, Éric-Emmanuel Schmitt, Alice Munroe… Nous ne pouvions résister à acheter un livre. Nous connaissions tous les bons libraires (c’est-à-dire une demi-douzaine) de Montréal. Nous passions des soirées à lire ensemble le même livre l’un tournant la page pour l’autre.
Lorsque nous avions des soirées entre amis, surtout qu’il m’avait appris à apprécier les vins et nous avions un cellier bien garni, principalement ses collègues de travail et autres philosophes, il ne me laissait jamais de côté. Dans la mesure de mes moyens, je prenais part aux conversations et je trouvais doublement fascinant, fascinant de découvrir tant de choses qui m’étaient inconnues et fascinant d’avoir quelque chose à en dire et que l’on m’écoute les dire.
Puis Robert est tombé malade.
Un jour il a commencé à se plaindre qu’il avait mal à la tête. Il est allé s’allonger en prenant des cachets; mais à son réveil le mal de tête persistait. Je l’ai amené au CLSC et le médecin a eu l’intelligence de lui prescrire un examen approfondi. Nous nous sommes rendus à l’hôpital presque un mois après; ces migraines ne s’étaient pas calmées, bien au contraire. J’avoue que je commençais à être un peu inquiète, sans rien laisser voir pourtant. Robert a subi tout un battage de tests et d’examens; à la suite de quoi, on lui diagnostiqué un cancer du cerveau. C’était l’hospitalisation immédiate et traitements intensifs de radiothérapie pendant six semaines. Il a perdu plus de vingt kilos et tous ces cheveux. Malheureusement le traitement n’obtenait pas les résultats désirés. L’équipe médicale lui a offert de tenter un traitement expérimental, mais Robert ne voulait pas servir de cobaye. Il est mort en quelques mois; en trois mois et demi plus spécifiquement. Nous avions demandé une chambre privée et je suis restée avec lui tout ce temps-là presque nuit et jour. Il était sous sédatifs pour contrôler la douleur. Quelques jours avant sa mort, nous nous sommes dit au revoir en nous regardant dans les yeux et nous nous sommes longuement embrassés; j’ai longtemps eu son goût salé et âcre sur les lèvres.
Mes parents, ses enfants, et  beaucoup de nos amis sont venus à ses funérailles; je n’avais pas voulu qu’il soit exposé parce je ne me voyais pas affronter seule la meute de visiteurs qui serait venue. L’église était pleine à craquer. Je ne me souviens de pas grand-chose sauf que j’ai pleuré tout le long et beaucoup de gens pleuraient de me voir pleurer, mais ça me faisait du bien, et de toute façon je ne pouvais pas m’en empêcher.
C’est alors que j’ai dû vivre mon deuil et ça été très dur. J’avais atteint la mi-quarantaine, et je ne savais que faire de ma vie, même si je savais qu’elle n’était pas finie. Y retrouver un sens a été difficile. Je n’ai pas consulté de psychologue et peut-être aurais-je dû comme me l’ont dit mes amies. Ils et elles m’ont dit de ne pas rester encagée, de déménager, de donner petit à petit les affaires de Robert, de m’occuper. Moi je relisais sans les comprendre les livres que nous avions lus tous les deux. J’ai finalement repris mon travail, mais j’avoue que le cœur n’y était plus.
                Robert m’avait laissé un certain montant d’argent, disons suffisamment pour vivre. J’ai quitté mon emploi et j’ai fait ce que je savais faire et que j’aimais faire avec lui : j’ai voyagé, beaucoup, en Europe, en Chine, en Australie où j’ai fait de la plongée sous-marine au-dessus de la Grande Barrière de corail, dans le grand Nord canadien à la recherche des ours polaires que je n’ai jamais même entrevus. J’ai pris des cours de parachutisme. Je me suis impliquée dans la cause écologique. Mais quand le responsable du groupe local a commencé à me faire des avances, je suis partie.
                Et, comme j’étais devenue avec Robert un peu experte en vins, pas autant que lui quand même, je suis allée dans des compétitions de dégustateurs, ces êtres d’exception qui vous détectent un vin seulement en le goûtant ou juste en le humant. C’est un milieu pour « gens riches et célèbres » un peu comme les défilés de mode; mais bon, ça avait son côté émoustillant.
Et c’est là que j’ai rencontré Yannick; le deuxième amour de ma vie.
C’était un tout jeune homme d’à peine trente ans, mais sa réputation commençait à se répandre. Il était de Tours en France. La première fois que je l’ai vu c’est à Bordeaux où il faisait une dégustation-causerie sur les crus de cette année-là. J’étais tellement déconcertée, émerveillée; j’avalais littéralement tout ce qu’il disait. Je suis tombée en amour avec lui… Je n’étais plus la petite fille de dix-huit que j’avais été, mais je me suis quand même demandé quelle serait la bonne façon de l’approcher.
Mais le coup de foudre a été réciproque et immédiat. Ça n’a pas été long. Dès que je l’ai abordé, il m’a souri; il m’a trouvée de son goût et depuis nous nous ne sommes plus quittés. Il est si beau, si séduisant, si talentueux, tout en longueur, et si sérieux pour son âge! J’ai presque  vingt-cinq de plus que lui. Mais il s’en fiche, comme il se fiche bien de ce que les gens peuvent penser. À l’intérieur, je suis aussi jeune que lui. Il me fait l’amour si tendrement et moi je prends soin de lui et de toutes ses affaires. Je sais que je le materne un peu, mais nous en avons bien le droit tous les deux.
Il y a quelques mois, il a gagné le Championnat du monde de dégustation de vin à l’aveugle qui a eu lieu à Madrid. Il y a eu un reportage sur nous avec photos dans L’Actualité. Il est maintenant une sommité qui fait la une de toutes les revues de vins et les magazines spécialisée en science œnologique et il est en demande aux quatre coins du monde. Alors moi, je le suis et je continue de voyager.
Surtout que nous avons maintenant deux pieds à terre : un au Québec, une maison ancestrale que j’ai trouvée en Estrie, et un ancien château près de Léognan dans le sud de la France. Que pourrais-je demander de mieux à la vie ?


                

lundi 21 avril 2014

Les balayeurs des cœurs perdus

                Ce matin-là, comme tous les matins, alors que le soleil pointe à l’horizon, l’équipe de garde des balayeurs des cœurs perdus s’est préparée; c’était comme d’habitude. Chaque sous-équipe a pris ses balais et s’est mise en route pour balayer les cœurs perdus durant la nuit. Chaque balayeur – et j’emploie le masculin même s’il y a quelques femmes dans l’équipe des balayeurs des cœurs perdus – a enfourché non pas son balais mais son tricycle en sifflotant, car ils sont écologiques les balayeurs des cœurs perdus, équipé d’un balais, d’une pelle et d’un grand bac bleu. Ils quadrillent la ville et la parcourent dans tous les sens, allant dans tous les coins, tout en sachant bien, les balayeurs des cœurs perdus, qu’il y a certains quartiers où il y a bien plus de cœurs perdus à balayer que d’autres.

                Mais ce matin-là, contrairement à d’habitude, contrairement à tous les autres matins, c’est toute une surprise qui attendait les balayeurs des cœurs perdus ! Les balayeurs des cœurs perdus n’ont rien trouvé à balayer ! Stupeur et consternation ! Ébahissement et étonnement ! Stupéfaction et ahurissement ! Ni dans les rues, ni sur les trottoirs, ni dans les ruelles, ni même dans les parcs, ni même dans les fonds-de-cours. Rien; on a regardé deux fois plutôt qu’une dans les fossés, sous les buissons, dans tous les coins et les recoins. Pas le moindre petit morceau minuscule de cœur perdu à balayer !

                Tout penauds et vexés, désarçonnés et décontenancés, confus et piteux, qu’ils étaient les pauvres balayeurs des cœurs perdus. Ah oui, ils étaient bien ennuyés les balayeurs des cœurs perdus ! Ah oui, elles étaient bien ennuyées les balayeuses des cœurs perdus !

                Alors ils sont revenus vers le centre de répartition, en se retournant continuellement juste au cas où, les yeux rivés vers le sol, et espérant, espérant encore qu’ils n’avaient pas la berlue, qu’ils ne rêvaient pas, qu’ils n’étaient pas en prise avec une hallucination collective.

                Qu’est-ce que voulez messieurs-dames ? Qu’est-ce que voulez que je leur dise pour les consoler ces pauvres balayeurs des cœurs perdus ? Qu’est-ce que voulez que je leur dise pour leur remonter le moral?

Peut-être tout simplement, après tout, que les cœurs perdus sont passés de mode. Ce sont des choses qui arrivent, n’est-ce pas ?

                Peut-être bien que je devrais leur dire qu’ils devraient se recycler les balayeurs des cœurs perdus. Peut-être qu’ils devraient se mettre à balayer les rayons fanés qui tombent du soleil sur les trottoirs et sur les rues, et dans les parcs et les arrière-cours depuis quelque temps. Ça, ça serait très utile après tout : on ne l’a peut-être pas remarqué, mais ils tombent en nombre de plus en plus grand chaque jour et personne ne fait rien !
                 


lundi 14 avril 2014

Un moment de grâce…

                C’était un grand poète (mais je devrais écrire : c’est un grand poète… car il est toujours vivant) et un chansonnier hors norme, déjà célèbre, déjà immortel, et je voulais voir en spectacle au moins une fois. Je l’ai revu en spectacle deux autres fois ensuite, mais ça s’est passé il y a plusieurs années et… c’était la première fois.
J’avais invité une amie à venir avec moi pour ne pas vivre seul ce moment qui serait, je le savais, inoubliable. J’étais fébrile, tremblant comme un jeune marié. Il est arrivé sur scène, un peu échevelé, mais avec un sourire radieux, étincelant, qui nous illuminait le cœur et l’âme, comme si c’était lui qui éprouvait le plaisir immense d’être là, d’être avec nous, comme si nous l’honorions de sa présence, comme quelqu’un qui ne reçoit pas souvent de la visite et qui est tout en joie d’en recevoir, comme quand  on aime à la folie. Et pourtant, quels plaisirs auront été les nôtres de le voir et de l’entendre pendant plus de deux heures ! J’étais perdu dans cette foule compacte et bigarrée, mais c’est pour moi, comme pour chacune des autres personnes de la salle qu’il était là, qu’il était venu, qu’il était venu chanter comme lui seul peut le faire.
Le poète, et chanteur, a interprété quelques-unes de ses chansons que nous  connaissions par cœur et nous buvions comme un verre du meilleur cru chacun de ses mots; puis quelques-unes de son tout dernier disque (c’était encore le temps des « microsillons » que les moins de vingt ans…).
Chaque nouvelle chanson était un véritablement enchantement.
Et c’est alors qu’il s’est nous a offert un monologue que personne ne voulait entendre se terminer pour nous expliquer qu’il avait besoin de nous pour chanter cette prochaine chanson; une chanson qu’il nous offrait, que nous nous offrions mutuellement, qu’il offrait à ses compatriotes comme une perle de grand prix parmi toutes les autres qui sont aussi parfaites.
-Alors maintenant, on va répéter les mots du refrain… a dit le poète.
Et j’y repense encore avec un ravissement irrépressible. Nous allions chanter avec lui ! Nous allions chanter ses mots !
Et voici ces mots qu’il a chantés en premier et qu’il nous a fait reprendre d’un seul cœur et de plusieurs voix :
« Nos amours, nos travaux, même le chant d’un oiseau,
Ton cœur, mes mots, font tourner le monde. »
Et ce poète, avec qui nous avons chanté, c’était monsieur Gilles Vigneault.
                Moment, torrent de grâce…



lundi 7 avril 2014

Il s’appelait Jacques

                Ma séparation, suivi de mon divorce a été un coup dur. Bien sûr, nous avions des problèmes de couple, mais je ne m’attendais certainement pas à ce que la femme que j’aimais, qui était la femme de ma vie, parte un jour avec mes filles se réfugier dans un centre pour femmes battues. Jamais je ne l’avais frappée ni violentée… mais ma thérapeute me fera comprendre plus tard que la violence n’est pas toujours physique et les peurs pas toujours rationnelles.
                Est-ce que je peux dire que nous avons divorcé en bons termes ?
                Les filles passent une semaine chez moi et une semaine chez leur mère, et elles semblent s’être très bien adaptées à cette régulière rotation. Je dois dire que ça m’a pris longtemps pour faire mon deuil, ou plutôt mes deuils : deuil de mon mariage, de mon amour, mais aussi, deuil de voir mes filles tous les jours. J’appelais les semaines où elles étaient chez leur mère « mes semaines mortes ». Je me laissais aller, je ne cuisinais pas et je mangeais mal, je ne faisais pas le ménage, je me lavais à peine. Puis, graduellement, la thérapie aidant, j’ai refait la paix avec moi-même et avec tous ces événements.J’ai rencontré une autre femme qui a aussi des enfants, de l’âge de mes filles, et nous nous voyons le plus souvent possible.
C’est devenu l’une de mes grandes joies que d’aller attendre les filles à la sortie de l’école, et j’essaie toujours de leur réserver une surprise : une sortie, des gâteaux, une chambre décorée, un film pour la fin de semaine… Parfois, j’arrive déguisé en clown ou en vieux monsieur et ça les fait rire ! Et moi je ris de les entendre et de voir les yeux qu’elles font.
                C’est peut-être parce que j’ai arrêté de m’apitoyer sur moi que j’ai remarqué cet homme d’à peu près mon âge, les jours où j’arrivais à l’avance à l’école, qui se tenait sur le trottoir, toujours au même endroit, toujours sur le même coin de rue, à l’opposé de l’embarquement dans les autobus scolaires.
                Il m’a intrigué. Qui était-il ? On pense tout-de-suite à un prédateur qui lorgnerait ses prochaines proies. Devais-je avertir la direction de l’école ? Non, il semblait inoffensif; mais les pervers ne se promènent pas avec une pancarte d’homme-sandwich.
                J’ai fini par l’approcher. Il avait le visage long, les yeux tristes; il semblait accablé, abattu. Il avait l’air négligé; il portait toujours le même blouson; ses souliers étaient passablement usés. Il était mal rasé.
 Il m’a raconté son histoire.
                « J’ai vécu avec une femme pendant dix ans. On n’était pas mariés. J’ai été heureux avec elle. On avait acheté une maison. Moi j’voulais des enfants, elle, elle en voulait pas trop. Mais on a en quand même eu deux : un garçon et une fille, Benjamin et Coralie. Puis, un jour elle est partie avec eux. J’ai été accusé de les avoir battus elle et les enfants, et le juge lui a donné raison. J’ai été obligé de partir de notre maison et lui laisser la maison à elle pour ne pas sortir les enfants de leur milieu de vie. J’ai fait une dépression; j’ai perdu ma job; j’avais une bonne job comme manœuvre; maintenant, j’suis sur le BS. Elle a la garde des enfants, et moi, je n’ai plus le droit de voir mes enfants; je ne peux les voir juste une fois par deux semaines  et toujours dans des rencontres supervisées par une travailleuse sociale. Je sens à chaque fois que c’est de plus en plus difficile. Ils sont en train de s’éloigner de moi. Je suis en train de les perdre. Bientôt, j’ai peur qu’ils ne voudront plus me voir. Mais moi j’les aime, tu comprends; j’les aime plus que tout au monde ! Ce sont mes amours que j’adore. Alors j’me tiens là, à bonne distance et je viens les voir durant les récréations, durant l’heure du diner, à l’heure de la sortie… sans jamais me faire voir. Il ne faut surtout pas qu’ils me voient et qu’ils répètent ça à leur mère. Ce s’rait une vraie catastrophe. Alors j’reste ici et j’les regarde de loin, et c’est tout ce que j’demande à la vie; de pouvoir voir mes deux amours de loin. »
                C’est tout.

                Ah oui, il s’appelait Jacques.