lundi 26 mai 2014

Même la mort

                C’était le matin qu’il souffrait le plus. Le matin, c’était le plus difficile. Il y avait la nuit, le repos et les rêves; et le matin, c’était la certitude d’un autre jour. Non pas qu’il avait peur de craquer, de perdre toute résistance; depuis longtemps il n’y avait rien pour quoi résister; sans doute depuis le début même; peut-être même avant son arrestation. En quoi pouvait-il avoir peur de flancher, d’abandonner ? Il ne pouvait être question de résister; il n’y avait rien, il n’y avait plus rien. L’attente peut-être; mais une attente pouvait-elle tout remplir le vide de rien ? du néant ? Peut-être c’était la peur du vide… Non, le vide ne lui faisait pas peur; ni le vide, ni les murs, ni les souvenirs. Non, c’était son propre espoir qui lui faisait peur. Chaque matin, c’était l’espoir contre le non-espoir des autres. Chaque matin, c’était la venue d’une autre journée informe et vide, vidée de son sens, de tous sens, qui régurgitait l’espoir. Il savait qu’il ne perdrait pas espoir, qu’il ne perdrait jamais espoir. Il savait que, jusqu’au bout - car il y en aurait un, quel qu’il soit -, jusqu’à la fin de l’attente inerte, il aurait en lui l’espoir de cette fin, en cette fin. Et c’est de ça que le matin, que les matins apportaient la peur. Il n’avait pas peur de perdre espoir; c’était l’inverse, l’espoir était avec lui, l’espoir était en lui, aussi rattaché - partie intrinsèque de son être - que ses doigts bleuis, que ses yeux mi-clos, que sa voix que personne n’entendait plus, car elle ne s’exprimait plus. Il avait peur que l’espoir le perde alors qu’il n’y en avait nulle part ailleurs. Comme une main ou un œil ou une parole peut perdre un être. Ce n’était pas à cause d’une main, ni d’une parole, ni d’une idée qu’il était prison; c’était pour rien. Il n’y avait rien. C’était parce qu’il était qui il était, l’être, l’homme qu’il était. Un homme d’espoir. Il était prisonnier à cause de son espoir. Contre quoi donc résister ? De quoi avoir peur ? Craindrais-je encore ? Il était en prison pour rien, pour le rien; et viendrait aujourd’hui, comme tous les autres jours, tous les jours de l’attente, le gros homme qui, sans raison, pour rien, avait l’autorité d’être là et de venir chaque jour, et de chaque jour ouvrir son cachot. Il viendra et il vient. Contre quoi résister ? Contre ça ? Il n’était ni battu, ni torturé. Elle ne l’avait pas autorisé. Résister contre l’absurde est absurde. Résister contre la vie vidée de toute substance ontologique, vie déchue, inhabitée, effacée ? Résister contre le vide, le rien, le néant ? Même l’espoir en lui ne pouvait y être opposé. Il avait peur que son espoir fou - absurde ?, il se l’était souvent demandé - qui vibrait, palpitait, qui était fébrile en son être, ne le perde. Les journées d’attente passaient sans arrêt les unes après les autres et passeraient jusqu’à la dernière, car il y en aurait une dernière. Ce n’était qu’un fluide stagnant, fétide, putréfié, qui l’écœurait, dans lequel il lui était impossible de sombrer, de flancher. Le temps s’était amalgamé à cette coulée poisseuse, inerte, figée, mort-née, avortée. Le temps s’était dissipé quelque part, et même la mort. Il était dans une petite cage qui le contenait et ne contenait rien d’autre que lui et l’espoir et la folie et la vérité de la folie qui étaient en lui, qui ne pouvait contenir rien d’autre; une cage trop petite ou trop pleine de lui qui ne pouvait contenir ni l’horreur, ni le vide.
                Zozo aussi était prisonnier, et depuis si longtemps qu’il allait et venait où bon lui semblait. Il faisait le ménage des bureaux et des cellules. Il vidait les poubelles, les cendriers et les seaux hygiéniques. Il éteignait les lumières. Une fois par semaine, il décrassait la cour avec le tuyau d’arrosage. Quand il venait dans son cachot, il le saluait en marmonnant et lui, il lui répondait d’un hochement de tête. Zozo l’appelait Tulpiss.
                Une erreur, un tiroir laissé ouvert, et voilà que le monde peut basculer. Zozo avait vu une lettre et d’autres encore.
                Samy, le gros homme, est rentré dans son bureau.
                « T’as pas l’droit de garde ces lettre.
                -Et alors, Zozo, tu veux les publier ? Tu sais même pas lire.
                -C’est des lettres pour Tulpiss.
                -Et alors ? J’peux t’en chier dix à l’heure des lettre pour ton « Tulpiss » !
                -J’vas les lui donner à Tulpiss. T’avais pas l’droit de garder ces lettres. 
                Et maintenant Samy était devant lui, pleurnichant.
                « Non, tu peux pas partir, tu peux pas partir. Regarde-moi, qu’est-ce que j’vais devenir ? Regarde ça; qu’est-ce que j’vais faire avec ça si t’es plus là ? Regarde ! Tu regardes, hein ? Tu peux pas m’faire ça ! J’suis rien sans toi. J’suis mort sans toi. Tu peux pas partir. Tu peux pas m’faire ça ! Non, tu peux pas partir. Dis-moi que tu n’vas pas partir ! Tu peux pas m’faire ça ! Dis-mois que tu n’veux pas partir, que tu veux rester ici, avec moi. T’es bien ici. T’es logé nourri. Tu sais que tu n’peux pas partir, tu sais que ça s’peut pas. T’as pas l’droit. T’as pas l’droit de m’faire ça. Et en plus, où que t’irais ? Hein, t’entends ? Je sais que tu m’entends. Regarde-moi; tu penses que j’vas pouvoir rester ici une fois que tu sera parti ? Écoute, reste encore un peu, et puis on va s’parler. J’te promets qu’on va s’parler. Reste ici, j’t’en supplie; j’t’en supplie… Tu peux pas m’laisser. S’il-te-plaît, dis-moi le. Dis-moi le que ça n’te fait rien pour les lettres. J’t’les aurais montrées, tu sais. Oui, c’est vrai, j’te jure ! Tu peux me croire; j’t’les aurais montrées ! Regard, regarde-moi, qu’est-ce que j’vas devenir ? Regarde comme je tremble ! Dis-moi que tu n’veux pas partir, que tu veux rester ! Sois gentil. Tu peux pas partir; tu sais que tu n’peux pas partir. T’as pas l’droit de m’faire ça. T’as pas l’droit ! Tu sais que t’as pas l’droit de t’en aller… »
*
*     *
                Il était sur le bateau et le vent salé lui pinçait le visage et la peau; et c’était bon. Il le sentait passer dans ses cheveux, entre ses doigts, sous sa chemise. Il avait à-demi fermé les yeux et il entendait les bruits du bateau : le bruit régulier des machines, les bruits des drapeaux claquant, les bruits des cordages, les bruits de la houle sur la coque; le bruit des voix aussi, lointaines, d’ailleurs, d’un autre monde qui n’était plus le sien. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il faire ? Il la savait là, elle, être de chair et de vie.
                Est-ce lui qui l’avait entendue, ou bien elle…? Faisait-elle partie de lui, de son corps affaibli qui redécouvrait la vie ? de son âme qui avait vaincu l’espoir ? Faisait-elle partie de lui alors qu’il ne l’avait connue - il y avait tellement longtemps - que durant quelques mois, aussi intenses avaient-ils été ? Est-ce que c’était à cause de lui qu’elle a tout enduré ?... Qu’elle avait été violentée ? et pire… Faisait-elle partie de lui ?
                Il la voyait du coin de l’œil dans le miroitement du soleil sur l’humidité de ses paupières. Après tant de temps, après si longtemps, elle était là, sur le même bateau; elle vivait.
                Mais pour lui, il n’y avait pas eu de temps. Le temps s’était désagrégé devant l’indicible. C’était à l’indicible qu’il avait été confronté, à l’absurde, à l’Absolu d’un monde qui lui non plus n’était pas le sien, mais qui lavait happé, puis recraché sur la terre des vivants.
                Le vent dans ses cheveux; et le vent c’était comme un souffle de vie, le souffle de sa propre vie - soufflant sur le monde ? - qu’il redécouvrait tranquillement. C’était bon; c’était très bon. Vent du large qui semblait l’emporter au bout de sa course; souffle parmi les souffles.
                Elle était là, les cheveux au vent; il pouvait la voir du coin de l’œil. Elle portait une robe à fleurs rouges. Elle attendait, regardant la mer.
                Alors, après un long moment, un long moment… il s’était retourné et l’avait regardée, avec ses yeux de douceur. Et elle, avec un léger sourire, s’était rapprochée.
                Alors, à ce moment-là, définitivement, il s’est dit qu’il avait gagné. Elle et lui avaient gagné.

*
*     *
                C’est dimanche matin; sept heures, sept heures et demi. Il se prépare comme d’habitude pour ses deux cultes aux petites églises qui lui ont été confiées. Il aime ces moments de calme, de paix, de grâce. Il aime prier durant ces moments; il aime faire un peu de méditation. Il ferme les yeux à moitié et se confie au rythme de l’air qui entre et sort de lui. Souffle de l’Esprit. Elle dort, et les enfants aussi. Sur ces êtres qu’il aime, la lumière du jour commence à s’irradier. Profondeur des moments qui sont les siens, qui n’existerait que pour lui. Comment parler de Dieu aux gens qui viendront ce matin, comment leur dire ce Dieu qui est dans la lumière du matin, qui est dans le sommeil des enfants ? Est-ce même  possible ?
                Le téléphone sonne… C’est trop tôt. Il y a quelque chose.
                « My reverend, dit la vieille, très vieille Victory, je suis prête et même la mort est prête. »
                Il a pris quelques instants avant de raccrocher. « Même la mort est prête. » Il faut que ce soit un dimanche matin. Depuis tant et tant de temps; des semaines, des mois, des années. Tant de souvenirs enfuis, tant de souffrances éteintes. Les plaies sont refermées, bien refermées, à peine sensibles quelques fois, comme en ce moment. Avoir tant vécu; avoir tant enduré pour finalement l’amour le sauve, et la vie… La vieille Victory; plus de quatre-vingt ans; avoir tant vécu et d’une telle façon, avec acharnement, avec une âpreté sans borne, avec rage, sans répits aucun. La vieille Victory, elle n’est plus qu’un coup de téléphone en ce dimanche au petit matin.
                Il y va; il y va sans peine. Peut-être l’amour, et la paix.
                « Regardez, ma vieille Sissy est morte. Une vieille voix, un souffle qui hésiterait. Elle était vieille : dix-sept ans… C’est vieux pour une chatte, ne trouvez-vous pas mon reverend-poète ? »
                Pourquoi aujourd’hui ?
                Il regarde l’animal couché sur le divan. Pourquoi aujourd’hui ? Même la mort était prête. Il reconnaît les meubles qui sont là depuis si longtemps; le canapé, le guéridon, le fauteuil, le buffet d’une autre époque, qui contient la réserve de porto qu’elle appréciait tant. Véritables antiquités, sans aucune usure, comme s’ils n’avaient jamais été utilisés, comme s’ils n’avaient jamais servi, comme s’il ne s’était jamais rien passé. Les photos sur les étagères sans poussière : celle de ses deux fils assassinés; celle de son mari, le « révolutionnaire », le « Liberator ». La photo mondialement connue où il accepte un bouquet d’une petite fille avant de monter dans un compartiment de train, et elle, à l’arrière-plan, qui sourit d’une façon si énigmatique. Et celle de leur mariage dans l’église de campagne, il y a tant d’années, au temps d’un autre monde.
                Il regarde à nouveau la chatte et sans doute convient-il de baisser les yeux.
                « Ramenez-moi dans ma chambre, please my reverend. Faites-le avant de repartir. »
                Alors il prend dans ses bras ce vieux corps décharné, léger comme celui d’une gamine, comme celui de ses enfants, et si frêle, si fragile; et elle, elle appuie, à peine, juste à peine, la tête sur sa poitrine; elle pose la main sur son bras. Et peut-être ses yeux fermés, de l’intérieur, lui sourient-ils; peut-être. Elle l’a sans doute aimé, admiré, idéalisé. Elle aurait voulu, il le sait, l’avoir comme fils, ou petit-fils, et le cajoler ou le réprimander; le peigner, lui préparer ses repas, payer ses études. Elle avait lu ses œuvres, et sans doute les avait-elle appréciées. Sans doute a-t-elle souffert pour lui, alors qu’il souffrait à cause de son monde. Et cette main doucement posée sur son bras, sa tête sur sa poitrine, c’est sa façon de demander pardon.
                Il monte l’escalier lentement avec la vieille Victory dans les bras en faisant attention aux violettes sur le bord des fenêtres; il en avait fait tomber une la toute première fois qu’il était venu.
                Il la pose sur son lit, doucement, délicatement; et tandis que les bras maigres s’attardent un peu sur lui, il lui dit ce qu’elle n’a pas entendu depuis plus de vingt ans :
                « We love you, madame la présidente. »
                Et il l’étreint contre lui presque imperceptiblement. Elle ne dira pas merci, il le sait. Elle ferme les yeux.
                Il repose le corps inerte de la vieille Victory sur le lit; et il reste longtemps, longtemps, jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel, à la regarder. Peut-être qu’il a pleuré.



lundi 19 mai 2014

Les mains

Pendant longtemps, pendant des années, je me souviens, tout avait semblé calme, paisible, dans la petite ville, comme si rien ne pouvait arriver sauf le confort flegmatique et la croissance perpétuelle. On était habitué à l’insouciance, à la quiétude; on ne se faisait pas de soucis pour demain. On déambulait, on allait et venait dans les parcs, on vaquait à tout et à rien. C’était le temps de la « prospérité », comme il se disait. On souriait quand c’était de mise. On saluait; très poliment. Parfois même on s’entraidait quand la météo faisait rage. On rêvait, et oui, on rêvait.
Ça c’était avant « les mains ».
Au tout début, il y a de cela combien de temps ?, cela était apparu discrètement, subrepticement un petit matin, un vendredi il semble bien, comme si de rien de rien n’était, en catimini, comme en douceur; cela n’avait été que deux petites boursouflures sur un mur de la ville, le mur d’une ancienne usine à l’abandon qui avait été fermée il y avait quelques années pour cause de « relocalisation ».  Sur un mur où des jeunes artistes désœuvrés avaient, jadis, exprimé leur créativité folle en des graffitis violacés, un mur arrière qui donnait sur une petite rue où pratiquement plus personne ne passait; loin des parcs, loin des rives du fleuve, loin des marchés, loin des lieux de vie coutumiers. Des petites turgescences, deux tumeurs qui ressemblaient à quoi ? À deux petites pommettes en train de mûrir, distantes l’une de l’autre d’une trentaine de centimètres.  Pas de quoi « fouetter un chat » ! Il aurait été si facile alors de s’en débarrasser. Il aurait suffit de les empoigner et de les arracher. Mais personne de la ville ne s’en était occupé, ni la population et encore moins les autorités; peut-être personne ne s’en était même aperçu, les gens étant trop occupés ou, pour plusieurs, trop préoccupés par des choses bien plus importantes.
Et même lorsque deux petites tiges, frêles comme des brindilles du bois étaient apparues, il aurait été encore temps.  Deux bons coups de sécateurs et ça aurait été fini, tout aurait été terminé. Mais on n’avait rien fait. Et même lorsque ces branchettes avaient grossi, toutes dressées droites et raides, froides et roides, et alors qu’avaient poussé au bout de chacune d’elles cinq épines dures comme de l’acier, embryons informes de doigts, il aurait encore été possible de faire quelque chose : fondre les tiges au chalumeau, dynamiter le mur, démolir l’usine, isoler le quartier, lancer l’alerte.
Maintenant les mains étaient là. Deux mains noires et menaçantes aux doigts distordus et osseux au bout de deux avant-bras malingres tout en nerfs. Et les mains tuaient. Monstrueusement. Atrocement.
Le jour et le nuit, le matin et le soir, chaque semaine de chaque mois, elles tuaient; sans arrêt. Elles y avaient pris goût; et cela leur était devenu de plus en plus facile.
Les mains attrapaient tout être passant à leur portée, guettant leurs proies potentielles, avec une rapidité, une avidité, une cupidité, qui ne pardonnait pas. Alors elles déchiquetaient les vêtements, elles griffaient leurs victimes, elles les lacéraient, elles les déchiraient; alors elles égorgeaient, elles éventraient, elles dépeçaient, elles arrachaient les membres, réduisaient les corps en charpie.
Quand elles avaient attrapé quelqu’un, et bien des fois c’était des pauvres gens, des gens de bonne foi, qui n’avaient même pas eu le temps de s’en apercevoir, c’en était fait. Impossible de se défaire de leur poigne, de leur  irrésistible emprise. La personne avait beau se débattre de toutes ses forces, se plaindre tant et plus; elle hurlait, criait, suppliait, implorait, conjurait et hurlait à nouveau; elle essayait de se défendre, elle cognait, elle frappait, elle mordait, mais les mains étaient toujours les plus fortes; les mains étaient toujours plus fortes. On ne pouvait jamais s’échapper et sauver sa vie. Les mains écorchaient vif le corps, arrachaient la peau, hachaient les chairs; elles serraient le cou malicieusement, sans émotions, sans état d’âme, et, quand c’était la fin, elles étranglaient leur victime qui suffoquait en indicibles souffrances.
La portée de ces mains s’allongeait, s’allongeait toujours, inexorablement, et il y avait toujours de nouvelles victimes, de plus en plus; leur territoire s’agrandissait, elles pénétraient partout, elles dominaient tout. Elles étaient devenues deux hideux tentacules qui se mouvaient en ondulant, en pénétrant chaque recoin de la ville. Plus rien ne leur était secret. Plus rien ne pouvait leur échapper. On ne se sentait plus à l’abri même dans l’intimité de son foyer. Chaque nuit hurlait d’insupportable horreur, et au cœur de la ville la terreur avait fait son nid, la terreur régnait. Ce n’était pas tant les mains qui se déplaçaient; c’était la ville qui se mouvait autour d’elles, en une spirale de mort inéluctable.
Bien sûr, on en parlait; mais comme sans rien dire, en cachette, en secret, de peur de les provoquer, de peur qu’elles se sentent offensées, narguées, de peur de les affronter. Oui bien sûr, on en parlait, mais la plupart des gens de la ville essayaient de ne pas y penser. Qu’est-ce que cela aurait changé de toute façon maintenant qu’il était trop tard ? Les mains étaient là en plein cœur de la ville et elles étaient là pour rester. Pour toujours ? Nul ne le savait. On espérait que leur rapacité finirait par s’éteindre d’elle-même. On cherchait simplement à sauver sa peau ; les plus malins d’abord et dommage pour les autres.
Nul n’était épargné. Les femmes, les hommes, les enfants, les jeunes et les vieux, des familles entières se faisaient attraper, saisir, en un instant, puis massacrer, éviscérer, puis jeter sur les pavés. En certains endroits, les corps s’amoncelaient, se putréfiaient, et l’odeur, la puanteur, faisait qu’on se pinçait le nez. Les rigoles de sang rouge et noir s’écoulaient lentement le long des trottoirs, dans les caniveaux des ruelles et des arrière-cours et pesamment jusque dans les égouts où il disparaissait et on prenait bien garder de ne pas y marcher et de s’y salir les pieds, de ne pas laisser de trace. Et toujours des cris striduleux qui paralysaient les survivants qui ne pouvaient rien faire, mais qui se bouchaient les oreilles comme ils le pouvaient.

Un jour, les mains s’étaient particulièrement acharnées sur deux jeunes victimes, un jeune couple nouvellement installé dans la ville, dont on ignorait l’origine, dont on ignorait même le nom. Elles avaient attaqué ces proies faciles avec une extrême cruauté, une atroce sauvagerie, on aurait presque dit avec un plaisir morbide; elles s’étaient acharnées sur ces fragiles corps qui s’épanouissaient à la vie. Elles les avaient atrocement torturés, mutilés, ravagés, au niveau du ventre et des reins, et du cœur. Elles leurs avaient serré tour à tour, si fort, le mince cou, si fort, que les doigts étaient entrés dans la chair, que les veines avaient éclaté; les vertèbres se rompaient en de sourds craquements, le sang coulaient de la bouche, des oreilles et du nez, et les yeux avaient jailli de leurs orbites. L’un était resté accroché à un nerf et pendait sur la joue comme regardant le jour qui se levait, et un autre était tombé et avait roulé sur le sol.

lundi 12 mai 2014

À l’école de mon village

                Mon village natal, que j’ai quitté il y a longtemps, s’étend nonchalamment sur les collines des Basses-Laurentides au nord du fleuve Saint-Laurent et à l’est de la rivière des Outaouais. Contrairement à la plupart des autres villages de la région il ne s’était pas construit autour d’un croisement de deux routes, mais plutôt le long des deux bras d’une fourche.               
Quand on y arrivait du sud après avoir traversé des petits villages aux noms pleins d’enluminures, Saint-Émile-de-Sufolk, Notre-Dame-de-la-Paix, Saint-André-Avelin, la route faisait une large courbe vers la gauche au bout de laquelle elle se séparait en deux. Le bras de droite s’en allait directement, en moins de cinq kilomètres, en obliquant vers le nord, au moulin à bois, principale industrie et premier employeur du village. On l’avait construit à un emplacement idéal, à la lisière d’immenses forêts, réservoir quasi inépuisable de ressources premières, et au bord de la rivière sur laquelle les bûcherons avaient longtemps transporté les billots. Le village comme tel se déployait des deux côtés de l’autre bras, plus sinueux, qui montait et descendait au gré des buttes. Quelques années après mon départ, l’année du centenaire de la fondation du village, on l’avait pompeusement nommée « Rue du Centenaire ».
Le premier bâtiment tout de suite après la fourche, c’était la forge. Je me souviens qu’elle était encore en fonction quand j’étais enfant. Je me souviens des bruits percutants des marteaux, des hennissements des chevaux, des exclamations des hommes et même des jets d’étincelles qui sortaient de cet antre maléfique. Un peu plus loin, de l’autre côté de la route, il y avait la maison de madame Vanbeesbrook, la couturière du village. Nous les enfants, nous avions toujours cru qu’elle était une vieille fille endurcie, mais en fait, elle était venue très jeune s’installer dans le coin avec son mari médecin mais celui-ci était mort subitement et elle était restée veuve sans enfant sans avoir envie de revenir dans son pays, les Pays-Bas. Après l’échoppe du cordonnier, monsieur Godin, père de treize enfants, venaient les maisons des familles Fillion et Auger, puis celle des Quenneville; ces trois demeures faisaient face au petit lac Raquette où se trouvait la « plage municipale ». Ce n’était qu’une petite bande de sable entre les bosquets d’aunages, il n’y avait qu’un simple radeau que quelqu’un y avait construit avec des planches et des bidons, mais les enfants s’y amusaient ferme durant les chaudes journées d’été et les adolescents y découvraient les premiers frémissements de leur libido. Tout de suite après, on arrivait au centre du village. Un à la suite de l’autre se succédaient le cimetière, puis l’église, puis le presbytère, la maison du pasteur, ensuite l’école, le magasin général, le bureau de poste, l’hôtel, la maison du propriétaire de l’hôtel monsieur Vernon, le garage des Pitman et enfin, un peu à l’écart, la « grande maison verte en bas de la côte ». C’est dans cette maison que nous habitions, ma mère, mon père et mes quatre frères et sœurs dont j’étais l’aîné. Cette route allait ensuite rejoindre d’autres villages plus au nord : Chêneville, Lac-Simon, Viceroy, Vendée, La Minerve...
Je ne sais pas trop pourquoi notre maison était verte. Peut-être qu’un jour mon père (ou mon grand-père) avait eu cette peinture au prix du gros au magasin général. Le pli était pris et tous les cinq ou six printemps, il repeignait notre maison en vert, tâche à laquelle, nous les garçons, devions participer. Lorsque je suis né, mon père travaillait comme « foreman », c’est-à-dire  superviseur ou contremaître de chantier au moulin. C’était lui voyait à ce que tout fonctionne bien et qui réglait les problèmes quand il y en avait. C’était l’un des meilleurs emplois et une position sociale les plus en vue à l’époque. Le moulin appartenait à de riches Anglais qui habitaient alors en ville, c’est-à-dire à Buckingham, que mon père rencontrait tous les deux mois, et sans doute plus souvent durant la haute saison. Mon père avait eu ce poste parce qu’il comprenait et parlait bien anglais. S’il parlait anglais, c’était grâce à sa grand-mère, la mère de son père. Elle avait toujours parlé en anglais à ses petits-enfants et ce jusqu’à son dernier souffle. Les secrets de famille, dont ne parlait jamais mais qui s’infiltraient dans notre subconscient par je ne sais quels interstices, laissaient savoir qu’elle s’était enfuie avec mon grand-père et qu’ils étaient partis se marier en ville. Quand ils étaient revenus, un an plus tard, la frimousse du beau bébé qu’elle avait dans les bras avait réconcilié tout le monde.
Ce n’est pas tant aux secrets de famille que je pense aujourd’hui, mais plutôt à une sorte de déconvenue qui s’est passée dans la petite école du village.
C’était un bâtiment tout en bois – bien sûr ! – tout peint en blanc, qui se voyait de loin. Il était presque aussi haut que l’église dans le paysage du village. Il y avait quatre classes. Au  rez-de-chaussée se retrouvaient les deux classes des petits, ainsi que les bureaux de la direction, et à l’étage, les deux classes des grands, avec une dernière pièce qui servait de débarras. L’année d’avant le Canada s’était doté de son propre drapeau et dans chacune de ces quatre classes, il y avait en un tout neuf que nous venions tout juste de recevoir. Et chaque matin nous chantions l’hymne national. Il y avait quatre « maîtresses » comme on disait alors et une secrétaire qui venait le matin seulement. L’inspecteur de la Commission scolaire venait deux fois par année, généralement un peu avant Noël, et ensuite pour la remise des prix en fin d’année. Il n’y avait pas de gymnase dans l’école comme dans les écoles d’aujourd’hui. Notre exercice physique, nous le faisions dehors durant les récréations. L’hiver, on patinait sur l’étang gelé. Une fois par semaine aussi, monsieur Welling, l’homme d’entretien, prenait l’une des classes avec lui et nous faisait travailler pour « nous dépenser » : un jour à porter du poids de chauffage, un autre à réparer les clôtures ou encore à les peindre; d’autres fois il fallait pelleter la neige ou taper du gravier sur le chemin. Ce n’était pas la première école du village. La première école avait été construite juste en face de l’église et elle ne contenait qu’une seule classe et la maîtresse habitait à l’étage. Mais après deux ou trois décennies, avec le développement rapide du village grâce au moulin, elle était devenue trop petite et les hommes en avaient construite une autre. L’ancienne école avait transformée en habitation et à l’époque une veuve, Henriette Pleau, y vivait encore.
Ce printemps-là, j’en étais à ma dernière année à cette petite école. Après les vacances, l’automne prochain, je partirais pour l’école secondaire qui se trouvait à Lachute à quelque trente kilomètres.
Notre maison était à quelques minutes de marche de l’école seulement; il suffisait monter une petite côte de prendre un tournant, et nous y étions. Nous y allions à pieds mes frères et sœurs et moi, en toutes saisons que ce soit et peu importe le temps qu’il faisait.
Moi, j’ai toujours aimé jouer des tours; j’ai toujours était espiègle. En fait nous, les enfants du village, développions tous, par la force des choses, pour nous désennuyer, pour briser un tant soit peu la monotonie de nos existences, un sens de la taquinerie, de la plaisanterie qui allait bien souvent au-delà des limites de la provocation. Le problème, c’est que la maîtresse de la deuxième classe des grands, c'est-à-dire les élèves qui terminaient leur école primaire et qui devaient se préparer pour l’entrée a secondaire, n’entendait pas à rire. Elle s’appelait Angelina Desjardins. Pourquoi Angelina ? Nous avons toujours été convaincus que ce n’était pas son vrai nom; qu’en fait, et nous nous transmettions cette information top secret de générations en générations d’élèves elle s’appelait en vérité Angéline, mais que ça rimait trop avec gazoline, térébenthine ou avec aubépine, et qu’elle avait ajouté un « a » pour couper court à toute moquerie. D’un autre côté, il y avait dans sa famille un Ébénézer, un Herménégilde, une Alzida, un Tancrède, un Théodule... alors pourquoi ses parents ne l’auraient-ils pas vraiment appelée Angelina ?
Comme j’étais souvent le premier de la classe, on passait plus souvent qu’à d’autres sur les tours que je jouais; mais étant donné que je manifestais une solidarité sans faille auprès de mes camarades classe, ceux-ci ne m’en tenaient pas rigueur. Mais là, il faut dire que je trouvais que toute une année entière sans pouvoir faire de farce, c’était un peu long pour un farceur de profession comme moi.
L’année d’avant, un nouveau pasteur était venu s’installer dans le presbytère et l’un de ses filles Suzanne avait été inscrite dans ma classe. Elle était douée… et intelligente ! et nous nous faisions une compétition féroce pour la première place dans chacune des matières au programme.
Angelina Desjardins avait comme vocation première de nous enseigner, autant aux filles qu’aux garçons, la discipline; elle nous interdisait de parler en classe, de glousser, de se racler la gorge, de nous lever, de faire du bruit avec nos chaises et même de lancer des avions en papier; on devait s’assoir bien droit, lever la main, parler distinctement et poliment, sortir en rang, avoir les mains – et les ongles ! – propres, ne pas se curer le nez et ne pas mâcher de la gomme en classe.
Trois ans ou quatre auparavant nous avions découvert au magasin général cette merveille parmi les merveilles du pays des merveilles, cette délectation infiniment extatique : de la gomme à mâcher ! Madame Desjardins avait en horreur cette invention chtonienne, qui se collait dans les cheveux jusqu’à nous défigurer ou s’amalgamait dans nos estomacs jusqu’à nous empoisonner, et le fait d’en mâcher – « comme de vulgaires ruminants », martelait-elle – était pour elle signe de dépravation, de perversion, d’avilissement, même de débauche qui pouvait entraîner toutes les maladies possibles et imaginables et notamment et surtout ! la stupidité et la crétinisme. C’était lui faire et insulte et injure.
Comme je l’ai dit, mes frères et sœurs et quelques autres élèves, marchions pour aller et pour revenir de l’école ce qui fait que quatre fois par jour nous passions devant le magasin général, le matin, l’après-midi, et deux fois à midi à l’aller et au retour. Souvent, nous y entrions en troupeau pour acheter deux ou trois sous de friandises, ce pourquoi la propriétaire, madame Besson, faisait semblant de renâcler : bonbons au miel, boules noires, cloches aux fraises, caramels, morceaux de réglisse qui nous tachaient les doigts, jujubes, pains d’épice, peppermint, boites de cigarettes en sucre et gommes à mâcher !...
Mais il fallait être prudent avec les gommes à mâcher, car nul ne voulait déclencher les foudres mosaïques de madame Desjardins.
Un jour du mois de mai, j’en ai eu assez : j’ai clamé au petit groupe que nous formions, mes amis de septième année et moi, que je faisais le pari que je pourrais en mâcher dans la classe sans que madame Desjardins ne me voit ! Cette stupéfiante fanfaronnade a eu l’effet escompté : il a provoqué des hauts cris, des quoi, des comment, des impossibles, des t’es fous, des t’oseras pas, mais, envers et contre tout, j’ai persisté et signé et j’ai affirmé que je le ferai pas plus tard que cette après-midi : je mâcherai de la gomme en classe et je ne me ferai même pas prendre !
Inutile de dire que sur le chemin de retour à l’école après notre repas du midi, j’avais un peu perdu de ma superbe, mais six ou sept de mes « amis » m’attendaient devant la porte du magasin général et il m’a bien fallu y entrer et m’acheter la gomme fatidique. Je l’ai mise dans ma bouche et j’ai commencé  à la mâcher.
Pour rentrer en classe, je l’ai mise entre mes dents et ma lèvre supérieure, et je gardais la bouche fermée. Jusque-là tout allait bien : madame Desjardins faisait l’inspection de nos mains, pas de nos bouches. Je reprenais confiance et même mon air crâneur.
Je sentais bien que je gagnerais mon pari. Cependant au bout d’un certain temps, ma gomme avait perdu de son goût et je commençais à avoir soif; il fallait que je m’en débarrasse. Mais je ne pouvais la jeter par terre, ni la coller contre mon bureau. J’aurais pu toujours essayer de la jeter par l’une des fenêtres ouvertes, mais je n’étais pas sûr de mon coup à cent pour cent étant placé dans la rangée du milieu. Et malheur à mes oreilles, si madame Desjardins me surprenait !
C’est alors que m’est venue une idée remarquablement machiavélique. J’ai discrètement pris ma fronde dans mon bureau – tous les garçons avaient une fronde en ces jours-là – et j’ai lentement et adroitement visé. Madame Desjardins était en train d’écrire quelque chose au tableau, je ne me rappelle pas du tout quoi, mais je sais que TCHAC !! avec la fronde j’ai envoyé ma gomme se coller sur le tableau, à quelque cinquante centimètres de la main de madame Desjardins, celle qui était en train d’écrire !
Était-ce parce que je me sentais invisible que j’avais eu cette idée-là ? Était-ce parce la semaine d’avant ça avait été mon anniversaire et qu’à douze ans je pouvais tout me permettre ? Est-ce que c’était pour impressionner cette Suzanne, la fille du pasteur, qui était aussi bonne que moi en classe ?
Quoiqu’il en soit, la main d’Angélina Desjardins s’est immobilisée… tout son corps s’est figé… de même que la classe au complet : je crois qu’on entendait les mouches voler. Néanmoins, au bout d’un long moment,  elle a continué d’écrire ce qu’elle avait commencé comme si de rien n’était. J’avais eu le temps de rangé ma fronde. J’étais sauvé, elle ne pouvait savoir qui lui avait fait un tel affront…
La secrétaire a finalement sonné la cloche de la récréation et nous nous apprêtions tous à quitter bruyamment la classe pour sortir, et moi à fêter triomphalement ma réussite et ma totale victoire, quand juste à ce moment-là, madame Desjardins qui se trouvait je ne sais par quel hasard en arrière de moi, m’a fait rassoir en appuyant son index vengeur sur mon épaule. Inutile de dire que j’ai obtempéré.
Une fois la classe vide, elle a simplement dit :
-Au lieu d’aller dehors, tu copieras : « Je ne manquerai pas de respect envers mes professeurs ».
J’étais bien obligé de le faire. Alors pendant toute la récréation, j’ai copié : « Je ne manquerai pas de respect envers mes professeurs », mais moi je me répétais sans cesse : « Mais comment a-t-elle su que c’était moi ? »
La récréation s’est terminée et les autres élèves sont rentrés. Quelques-uns m’ont questionné du coin de l’œil, mais je n’ai rien répondu de peur d’aggraver ma situation. La fin de la journée m’a semblé interminable.
Une fois dehors, mes camarades se sont précipités. Ils voulaient savoir.
« Alors raconte !
-Bah, elle m’a juste fait faire de la copie. 
-C’est tout ?
-Oui, juste ça.
-Mais comment elle a su que c’était toi ?
-J’sais pas; elle a peut-être pris quelqu’un au hasard et c’es tombé sur moi.
Une récréation en retenue, je m’en tirais à bon compte… que je croyais !
Mais, le lendemain, le même manège a recommencé : pendant que les autres s’amusaient et s’époumonaient à l’extérieur, madame Desjardins m’a gardé dans la classe, durant les deux récréations, et j’ai dû poursuivre mes copies. Et le surlendemain : même chose tant à la récréation du matin qu’à celle de l’après-midi ! Je les entendais crier, rire et s’amuser et moi, je devais rester dedans. Après quelques jours de cette ignominie, je me suis senti humilié, rabaissé, honteux; en un mot comme en cent : détrôné. Et pour faire exprès, il faisait un temps magnifique, chaud et beau à souhait. Je me morfondais, j’enrageais, j’écumais… intérieurement ! Tout le mois de mai et tout le mois de juin, chaque jour, madame Desjardins m’a obligé à rester à l’intérieur et à faire de la copie. Je la détestais; je détestais l’école; je détestais le monde entier. Je rêvais de pouvoir étrangler cette vielle mégère avec jubilation; j’inventais mille supplices que je lui ferai subir quand le jour de la vengeance viendrait.
Quand je quittais l’école l’après-midi à l afin des classes, je partais rapidement sans parler à qui que ce soit. J’avais l’impression que même les professeurs me regardaient avec compassion. J’avais bien averti mes frères et sœurs de ne rien dire à mes parents et ils n’ont rien dit, heureusement.
Ce n’est l’avant-dernier jour de l’année scolaire que finalement, à la récréation de l’après-midi, madame Desjardins m’a permis de sortir. Je n’étais pas fier de moi et je n’ai parlé à personne, restant prostré seul dans mon coin. À la fin de l’après-midi, c’était la débandade habituelle et la clameur généralisée qui annonçaient le vrai début de l’été. À nouveau, je restais à part, ne pouvant que rentrer d’un pas lent à la maison.
Le lendemain, c’était la remise des bulletins et Suzanne et moi avions terminé à égalité : cette année-là, il y eu deux premiers prix ! Oui, d’une certaine façon, j’en étais content. Cependant, je ne m’attendais absolument pas à ce que madame Desjardins me fasse remettre un prix supplémentaire « Le prix de la déférence » ! Je me doutais bien voulait dire et je croyais qu’il consisterait sûrement en un livre ennuyant sur la politesse, la courtoisie ou encore sur le savoir-vivre ou sur les bonnes manières.
Mais non, pas du tout ! Madame Desjardins m’a offert le roman Le Grand Maulnes, un livre que j’ai dévoré durant l’été et que j’ai lu et relu je ne sais combien fois depuis.
Avait-elle pressenti que mon imagination débordante rejoignait celle d’Alain Fournier et qu’elle voyait en moi (ou l’espérait-elle) un futur écrivain ? Ou encore que mon esprit audacieux me ferait vivre de par le monde des aventures fantastiques semblables à celle d’Augustin Maulnes ?
Plusieurs fois au cours de l’année suivante, j’ai songé à aller lui demander, mais j’étais encore trop en colère pour faire cette démarche. Et quand je me suis décidé, l’année d’après, Angélina Desjardins, avait pris sa retraite et était déjà partie vivre chez sa fille à Ottawa.

Puis, l’année d’ensuite, la petite école blanche a été démolie pour être remplacée par une école toute neuve et toute moderne juste à côté de la nouvelle mairie, elle aussi toute neuve et toute moderne.

lundi 5 mai 2014

L’accident

                C’était une magnifique matinée en ce début d’été de 1895 dans la petite allemande de Passau. La population commençait à se réveiller. Le soleil se reflétait sur les grandes montagnes des Alpes et les faisait scintiller. La ville se trouve au confluent du grand fleuve le Danube et de deux rivières, l'Inn et l'Ilz, qui s’y jettent. Au sud de la ville, on peut même différencier les trois cours d'eaux à l'endroit où ils se rejoignent.
Mais ce matin nul n’y prêtait attention. La ville était déjà bruyante, car c’était jour de marché. La place principale sur la cathédrale du 13e siècle, est l’endroit la plus animé de la ville. Les cultivateurs sont arrivés des campagnes avoisinantes vendre leur produits, de même que les bouchers, les saucissoniers, les poissonniers, les fromagers, les boulangers ont dressé leurs comptoirs…  Les maquignons et les marchands de bétail étaient là aussi. Les rémouleurs, les cordonniers, les marchands de tissus de toutes les couleurs, installaient leurs boutiques. Pendant des siècles la ville a été célèbre dans toute l’Europe comme centre important de forge de lames d’épées d’excellente qualité qui étaient signées d’un loup courant (le fameux « Loup de Passau »); haches, ciseaux , houes, lances et pertuisanes étaient sorties en grande des ateliers de Passau. À la fin du 19e siècle, il restait encore plusieurs forges dans les ruelles débouchant sur la grande place; on entendait les coups de marteaux qui cognent ; on pouvait même voir les étincelles qui jaillissent par jets aussi subits que saisissants.
On s’activait, on criait; on s’interpelait de côté à l’autre des étals pestant contre l’étroitesse des lieux qui ne permettait pas à toutes les charrettes de circuler, en essayant de couvrir les beuglements de bovins, les bêlements des moutons, les caquètements des poules et des canards, jusqu’aux cochons qui couinaient sans arrêt.
Un petit garçon blond en culotte courte à bretelle courait d’un côté à l’autre tout content et tout excité d’accompagner sa mère Klara et sa demi-sœur de onze ans Angela au marché. Il y avait tant de choses à voir, à découvrir, à voir, à entendre pour un enfant de six ans. Klara, son grand panier sous le bras s’en amuse tout en ne le laissant pas trop s’éloigner. Ses trois premiers enfants sont déjà morts en bas âge de la diphtérie, et celui-ci, son aîné, est un peu son préféré. Elle ne veut surtout pas qu’il lui arrive quelque chose; mais il est resplendissant de santé, se sourit-elle, et il a besoin de se dépenser un peu. Un autre petit garçon Edmund est né l’année dernière et elle croit être de nouveau enceinte. Elle s’occupe aussi des deux premiers enfants de son mari, dont elle est l’ancienne servante, Aloïs junior et Angela. Son mari Aloïs était jusqu’à récemment inspecteur des douanes, un bon emploi qui assurait une certaine aisance à la maisonnée. L’année dernière, il avait déménagé sa famille de Braunau am Inn en Autriche-Hongire à Passau du côté allemand de la frontière.
Karla est fière de son petit garçon qui a fait son entrée à l’école du village, il y a quelques semaines, au début du mois de mai, elle qui n’a jamais pu y aller. Ses affaires sont toujours si bien rangées; et quand il joue aux cow-boys et aux indiens, il veut toujours être le chef. Le marché est un terrain de jeu extraordinaire. Il a la tête pleine d’images de conquêtes fabuleuses.
- Attention ! Attention !!
C’est une bête qui vient de s’échapper, une vache déjà nerveuse, rendue folle par le tapage. Le fermier essaye de la rattraper.  Trop tard… la bête emballée ne peut pas être maîtrisée et fonce comme un boulet de canon sans tenir compte des obstacles. Elle renverse le petit garçon blond qui n’a pas eu le temps ou le réflexe de se protéger et le fait rebondir à plus de dix mètres. Il retombe lourdement sur les pavés. Il gît inerte, le cou rompu. Sa mère accourt, affolée, angoissée. En même temps, quelques mètres plus loin, la bête enragée est abattue.
-Mon petit Adolf ! Mon petit Adolf ! Non, non, ce n’est pas vrai, crie-t-elle avec désespoir. Elle pleure, elle se lamente. Elle a pris son petit garçon dans ses bras et s’est mis à le bercer comme si elle pouvait le ramener à la vie.
Elle fait peine à voir.
-Il était si gentil ! Si mignon ! Il venait tout juste commencer l’école;  c’est le premier de la famille qui pouvait aller à l’école. Il aurait pu accomplir de grandes choses. J’aurais été si fière de lui.
Deux  voisines qui connaissent bien le petit garçon et sa mère s’approchent; l’une console Angela et l’autre prend la mère par les épaules et le redresse.

-Quel malheur ! Venez avec moi; je vais m’occuper de vous, madame Hitler. »