samedi 28 juin 2014

Sylia

C’était début mai. Je venais de terminer mes examens de deuxième année en Physique à l’université et comme à chaque été je me prenais quelques semaines pour découvrir une autre région de mon coin de pays. Je partais de la ville en voiture et en une heure ou deux, selon ma destination, j’étais arrivé. J’arrêtais et je sortais mon vélo pour une autre randonnée de ravissement et de découvertes.
Je ne pouvais me lasser de circuler si librement et fouiller en tous sens dans cette contrée dissimulée des Basses-Laurentides aux collines paresseuses, alternativement blanches, vertes, puis magnifiquement bariolées au rythme immuable des saisons. Je ne pouvais me lasser de ces noms magiques des lieudits qui chantaient à mes oreilles : Boileau, Gramont, Brookdale, Vernet, Saint-Émile-de-Sufolk... À grands gestes, je saluais les champs; je goûtais aux ruisseaux; je criais pour que me réponde l’écho, qui le faisait. Toujours je trouvais de nouveaux chemins, des sentiers, des culs-de-sac, qui me racontaient leur histoire, les pas lourds des premiers habitants, l’arrivée des chariots, les déboisages, les embâcles et les drames, ou encore les légendes de loups-garous, ou de quelque autres monstres des forêts, qui y étaient toujours tapis, prêts à resurgir à tout moment.
Là, au fond d’un val, ou à une croisée de routes, il y avait une école de rang, oubliée depuis toujours, qui se mourait; de loin en loin vacillait une vieille grange de planches noircies laissée à l’abandon; ou bien c’était un cimetière tout embroussaillé, un pont de bois, un rocher de curieuse forme, un arbre géant tué par la foudre... Alors je m’arrêtais; je prenais une ou deux photos et je leur disais : « Salut ô noble pont ! Bonjour, grand-mère grange ! » ou encore ce que les arbres étaient un peu tannés d’entendre : « Ça va, vieille branche ? » Je reprenais mon vélo et je repartais le sourire heureux aux lèvres.
C’est l’un de ces étranges objets qui m’avait fait arrêter, ce jour-là de la fin du mois de mai. Je ne savais plus trop j’étais rendu, mais ça, ça arrivait de temps en temps. J’essayais habituellement de me préparer un semblant de trajet, un long circuit qui me ramènerait à mon point de départ. Mais souvent, j’inventais des chemins qui, en étais-je persuadé, devaient exister, ou auraient dû exister ou avaient existé jadis, et je devais revenir sur mes pas. Souvent je changeais de trajet en cours de route au hasard des beautés et des surprises des paysages, ou parce que je découvrais un chemin de terre inscrit sur aucune carte et dont personne ne semblait se soucier.
C’était une sorte de monticule de simples pierres de granit si fréquent en cette région. Je voyais fréquemment au bord d’un champ ou en un coin de clôtures, des amoncellements de roches, jetées ou portées là par des générations de laboureurs, lorsque le soc de la charrue ou le pied s’y cognait. Depuis longtemps ces champs étaient en friche et ces tas de pierres étaient au trois quarts envahis par les herbes. Or, ce que je venais de remarquer avait quelque chose d’étrange, d’inhabituel : ce n’était pas un quelconque tas de pierres jetées pêle-mêle; on aurait dit qu’il avait été construit là exprès et de cette forme-là exprès. J’ai mis les freins.
Cette construction - plus je regardais plus j’étais convaincu qu’il s’agissait d’une construction avec de grosses pierres en bas pour soutenir le tout et d’autres plus petites bien agencées - m’intriguait. Pourquoi avoir construit un tel truc à cet endroit précis ? De loin, cela ne représentait rien de particulier, mais soudain, l’ayant contourné, j’ai été saisi : j’ai vu que ça représentait une espèce de tête d’animal; une tête difforme mi-ours mi-loup, avec de gros yeux énormes. Et comme ces yeux semblaient fixer un point précis du paysage, instinctivement j’ai regardé en cette direction. J’ai vu alors, entre les bouleaux, une vieille maison, une bicoque de briques rouges, typique du voisinage, mais avec cependant un air biscornu. J’ai pris quelques photos des environs et de la « sculpture » et je me suis approché de la maison.
Autant la « sculpture » (je ne sais quel autre mot employer) m’avait intrigué, autant la maison avait tout de banal... sauf peut-être son toit beaucoup trop élevé, beaucoup trop pointu et qui semblait peser d’un trop gros poids sur les faibles murs. Sans ce toit démesuré, la maison était à peine plus grande qu’une cabane. Des restes de vieille peinture s’écalaient. Sur le devant se trouvaient des fenêtres dont aucun carreau n’était brisé - et ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise le surnaturel macabre de ce détail - une petite galerie et une porte en avant; je pouvais en voir une autre en contre-bas sur le côté qui donnait sur la cave; et c’était tout. Rien de très joli, mais rien de spécialement effrayant non plus. Je ne parvenais pas à saisir le rapport, s’il y en avait un, entre la « sculpture » et la maison. Ce n’est que bien plus tard après les événements terrifiants qui s’y sont passés, que j’ai compris une partie, une partie seulement, du mystère, et aujourd’hui le fait d’y repenser me glace d’effroi. Des événements d’une telle horreur qu’ils m’habitent et tant me hantent à chaque heure de chaque jour que même mes nuits ne m’apportent pas le repos complet.

*

*     *

J’ai donc fait le tour de la maison de briques rouges en essayant de regarder par les carreaux sales. D’après ce que je pouvais percevoir il n’y avait qu’une salle à l’intérieur qui servait de cuisine et de chambre à coucher. À gauche de la porte, il y avait un poêle à bois avec une réserve de bûches, un balai !?, un sac de jute, quelques autres objets... et je pouvais voir aussi une table avec une ou deux chaises et, dans un coin, comme un lit de métal; un regard de travers me permettait d’apercevoir un vaisselier; c’était à peu près tout. Au dernier moment, j’ai aussi vu un escalier qui descendait du grenier le long du mur du fond, et sous la cage de l’escalier ce qui m’a semblé être une porte donnant sur la cave. Tout ça me semblait familier, me rappelant la vieille baraque de mon père, mais comme en miniature.
J’en étais encore à mes investigations lorsque j’ai entendu des bruits de pas sur le chemin. Je me retournais et j’ai vu un vieil homme tout ce qu’il y a de plus campagnard; c’est la surprise qui m’a empêché de rire : un peu voûté, les mains dans les poches, le pantalon trop large retenu par des bretelles sur une chemise à carreaux, les vieux souliers crottés, pas rasé, les cheveux un peu hirsutes... et c’est alors que j’ai remarqué ses yeux, de gros yeux globuleux qui m’ont immédiatement rappelé les yeux de la « bête » construite en pierres; mais je chassais rapidement cette idée.
« Bonjour ! ai-je lancé peut-être un peu trop gaiement.
Il a hoché la tête et j’ai continué : « Je me suis arrêté pour prendre quelques photos et je regardais cette vieille maison; elle a un charme bien spécial... » Il ne disait rien. « Je faisais un tour de vélo ... heu, je l’ai laissé là-bas contre la clôture et j’ai vu la maison... j’ai simplement fait le tour. Est-ce qu’elle est à vous ? »
L’homme a fait un autre signe de tête en grognant quelque chose que j’ai pris pour un acquiescement.
C’est alors que je ne sais pour qu’elle raison m’est venue à l’esprit cette idée abominable qui fera de moi le mort-vivant que je suis aujourd’hui.
-Est-ce que je pourrais la louer ?  Je suis en vacances pour quelques semaines et j’aimerais bien les passer par ici; c’est tranquille et les paysages sont très beaux. Pensez-vous que c’est possible ?
À nouveau je n’ai pu comprendre ce que le vieux me répondait. Il est vrai que certaines vieilles personnes de la campagne peuvent parler avec des accents très prononcés et utiliser des mots locaux; mais là, je ne pouvais même pas saisir un simple mot. Le langage marmonné du vieil homme me faisait penser à celui du sympathique monsieur Duprohon de mon village natal qui avait un grave défaut de prononciation et que je n’ai jamais compris qu’à moitié mais qui chaque fois que nous le croisions, enfants, nous interpellait tout en souriant largement .
J’ai supposé qu’il avait approuvé, que oui, c’était possible, mais que la maison n’était pas confortable. J’ai répondu que ça ne faisait rien, que c’était exactement ce que je cherchais. Il hochait la tête.
-Combien me demanderez-vous pour louer votre maison ? Ce serait pour un mois à peu près.
À nouveau, j’ai cru comprendre qu’il avait dit cinquante dollars, et pour moi c’était parfait.
-Merci beaucoup, lui ai-je dit très enthousiaste; je reviendrai demain avec mes affaires et je vous payerai le loyer.»
De son étrange marmonnement, il semblait dire : « C’correct, ccorrect... » et il s’est approché de moi en me faisant signe. Il a ouvert la porte et j’ai deviné qu’il m’expliquait qu’elle n’était pas verrouillée. Il m’a montré aussi en contre-bas une sorte de remblais autour d’une source. Je souriais, et lui aussi.
Nous sommes entrés et il m’a montré le poêle, la table, le lit, le vaisselier, et aussi un petit meuble à côté du lit, que je n’avais pas vu par la fenêtre, sur lequel se trouvait une carafe dans un bol pour se laver - de belles pièces d’antiquité, pensais-je - et un verre aussi. Il m’a montré l’escalier en me disant, je le supposais, qu’il menait au grenier et que je n’avais pas besoin d’y aller, et ensuite la porte de la cave. J’acquiesçais régulièrement par des « Oui, oui ». Il a ouvert l’un des tiroirs du vaisselier se trouvait la réserve de chandelles et d’allumettes, et a sorti un chandelier en m’expliquant sans doute que je pouvais me servir et des unes et de l’autre. Nous sommes sortis.
L’après-midi se terminait. Nous nous sommes envoyé la main, moi en lui répétant que je reviendrai le lendemain avec l’argent et lui en dodelinant de la tête d’un air satisfait. J’enfourchais mon vélo et je m’éloignais, et tout en pédalant j’éprouvais une étrange impression d’inconfort : pourquoi avais-je voulu louer cette vieille bicoque ? Certes l’endroit était très beau et très reposant, mais il me semblait qu’après tout je ne tenais pas tellement à y passer tout un mois; c’était comme, vaguement, une autre volonté que la mienne qui avait décidé. Avais-je bien fait ?
Un peu à ma surprise, je me suis aperçu que j’ai été très vite rendu à Gramont, qui n’est même pas un hameau, seulement une intersection; de là je pouvais rejoindre Saint-Émile et la grande route. Peut-être me suis-je senti un peu rassuré de me savoir somme toute pas trop éloigné de la « civilisation », me suis-je dit en souriant; mais si j’avais su, si j’avais su, ce n’est pas rassuré que j’aurais me sentir mais terrifié, horrifié, et je me serais enfui à tout jamais de ce machiavélique endroit.
Le lendemain était aussi une belle journée. J’avais laissé la voiture chez des gens de Saint-Émile qui m’avaient connu tout petit, et en mettant le nécessaire dont j’avais besoin dans mes sacoches, j’enfourchais ma bicyclette pour me rendre à la maison de briques rouges.
Mais route faisant, je pensais à ce qui venait de se passer, quelque chose d’un peu étrange. En laissant ma voiture chez eux, j’avais expliqué à monsieur et madame Godin - ces amis qui me connaissaient depuis mon enfance - ma décision de passer quelques temps dans cette vieille maison, et malgré toutes mes tentatives, ils ne parvenaient pas à comprendre de quelle maison il s’agissait. J’avais beau répéter : « La première fourche après Gramont, un chemin qui descend... », ils ne voyaient pas de quel endroit je parlais. « Y’a encore des coins qu’on n’connaît pas, faut croire, » avait conclu madame Godin.
À destination, je ne retrouvais pas mon bonhomme. J’estimais qu’il était encore trop tôt. Sans doute viendrait-il dans l’après-midi. J’ai ouvert la porte qui grinçait un peu et je suis entré.
La porte qui grinçait… Dans les vieilles maisons de ce genre, pratiquement tous les planchers, les murs, les portes, les poutres se lamentent et craquent. Je pense à la maison de mon père près de Namur, aux grincements et bruits coutumiers qu’on reconnaît, comme si on finit par s’accoutumer à l’être mystérieux qui l’habite. Chacun de mes pas faisait craquer le plancher de la cuisine-chambre à coucher; oui le plancher craquait, et je n’y prêtais guère attention, bien sûr, à ce moment-là, alors que maintenant le souvenir de ce détail m’est intolérable.
J’ai ouvert mes sacs et j’ai défait mes affaires - je m’installais ! quelle ironie - quelques livres, des crayons, du papier, ma brosse à dents, mes vêtements, mon sac de couchage, quelques provisions... et je suis sorti explorer le coin. Je me sentais un peu embêté de déballer mes affaires sans avoir vu mon bonhomme de la veille. Dehors, il me semblait que les bois étaient plus denses, que les arbres étaient plus grands, plus touffus, plus proches de la maison; il me semblait que les collines étaient plus loin, leurs sommets plus pelés, que les oiseaux ne chantaient qu’au loin; il me semblait que la maison était plus isolée que je ne l’avais vue la veille.
Par-delà une colline apparaissaient le clocher et le toit d’une église; j’en étais ravi. J’adorais ces vieilles dames nobles, souvent abandonnées, que l’on trouve çà et dans les campagnes. Chacune unique, elles ont leurs propres histoires et leurs mystères. Je me promettais bien d’aller la photographier, mais pour l’instant je devais attendre mon « propriétaire »...
...Qui n’est jamais venu. J’ai attendu toute la journée, et au fil des heures, je devenais inquiet, plutôt perplexe. Toutes sortes d’hypothèses me venaient à l’esprit. Avais-je mal compris ce qu’il avait baragouiné ? Avait-il oublié ? Avait-il eu un accident ? Devais-je rester ou repartir?
Mais il était déjà trop tard pour repartir; à la brunante, j’entrais manger un morceau
Avec surprise je trouvais le vaisselier rempli de provisions - conserves, fromages, jus ... - que je n’avais pas vues la veille, ainsi qu’un seau d’eau fraîche à côté du poêle. Ainsi le vieil homme avait dû venir tôt le matin et avait préparé mon arrivée; mais pourquoi ne m’avait-il pas attendu ? Pourquoi ?
Est-ce que j’avais imaginé ce vieillard ? Je me le remémorais, je revoyais sa démarche, ses bras courts, ses yeux.... Ses yeux !! Immédiatement la « statue » de pierres difforme et monstrueuse m’est revenue à l’esprit; cette idole qui avait attiré mon attention hier, et que j’avais complètement oubliée. J’avais même oublié d’en parler aux Godin. Je suis sorti pour regarder, mais dans l’obscurité, je n’ai pu l’apercevoir.
Ce premier soir, je suis resté longuement pensif avant de m’endormir, ne sachant si je devais rester, ou rire de mes inquiétudes.
Le lendemain, le soleil est déjà haut lorsque je me réveille. J’ai faim, et l’eau glaciale me fait du bien. Comme je veux trouver cette vieille église aperçue hier, je pars à travers les collines... qui me semblent encore plus broussailleuses que je ne le croyais. Est-ce parce que je me suis égaré ou est-ce que je me suis trompé dans mes estimations - ce qui est souvent arrivé ! -, mais j’ai beau essayer de m’y rendre, je ne parviens pas à trouver cette église. Après plusieurs heures de recherches et de marche, je reviens à la maison de brique, sans problème cette fois.
Je décide donc de chercher la « statue », mais sans résultat non plus. Pas moyen de la retrouver, à croire que l’environnement la dérobe à mes yeux. Mais empruntant un sentier entre des bosquets je découvre un petit cimetière tout à fait inattendu. Et le plus curieux est le fait qu’il est impeccablement entretenu : les pierres ont l’air d’avoir été astiquées récemment, les allées ont l’air régulièrement nettoyées; l’herbe est bien tondue, les fleurs remplacées. C’est si étrange, ce tout petit cimetière, comme un écrin immaculé contenant comme autant de bijoux précieux, une série de tombes - dont les dates s’étalent sur environ cinquante ans, certaines toutes récentes ! Il est entouré de hauts arbres touffus; au travers de leurs branches j’aperçois à peine un bout de ciel; le chant même des oiseaux, les bruits de la forêt atténués, ne semblent pas pouvoir parvenir jusqu’à cet havre de mort.
Je reviens, tout perplexe, à la maison... et c’est finalement le troisième soir qu’il se passe quelque chose ! Il a plu toute la journée et je ne suis sorti que pour abriter tant bien que mal mon vélo sous des branches basses... et je reste quelques instants interdit, la pluie me dégoulinant dessus, car ces branches me semblent encore plus proches de la maison. Je suis en train d’écrire à la lueur d’une bougie lorsque j’ai la soudaine impression que je ne suis pas seul, que quelqu’un marche dans le grenier. Je n’entends que les coups de la pluie sur le toit, et rien d’autre; je ne perçois aucun bruit de pas sur les vieilles planches et pourtant tout en moi me fait pressentir qu’il y a une présence au-dessus de ma tête. C’est comme un souffle, comme des vibrations, comme l’écho de vibration qui est là; je ne peux en douter. Et cet être éthérique qui est là, se déplace très lentement d’un bout à l’autre du grenier, comme « une âme en peine » je me dis. Je reste figé; les yeux fixés au plafond je peux suivre sa progression. Qu’est­ ce que ça peut bien être ?
Et alors, la porte du grenier s’est entrouverte sans bruit; je frissonne d’anxiété et aussi d’effroi. Et je sens que l’ « être » descend lentement, lentement l’escalier. Je ne vois rien, je n’entends tien, mais c’est là; j’en ai la perception indubitable. Marche après marche, l’être descend tandis que je suis toujours assis à la table, frissonnant.
Je sens que la créature arrive en bas de l’escalier et s’arrête quelques instants; « elle » me regarde, c’est certain, de ses yeux d’un autre univers. Elle repart vers la porte de la cave en faisant une large courbe à travers la pièce. Je la sens s’approcher comme une forme diaphane dans le vide. Elle est là, là, juste en arrière de moi; je courbe le dos, je veux crier, je veux hurler, je veux m’enfuir
La créature passe en arrière de moi sans s’arrêter... et à ce moment, je sens sa main fine et tranchante frôler mon dos et me glacer en ma chair et mes os - jusque tard dans la nuit, je sentirai comme une eau suintant en mon dos. Alors à ce contact, à nouveau je veux crier, de douleur cette fois, mais ça m’est impossible. Lentement, l’être poursuit sa progression vers la porte de la cave qui, s’étant ouverte, la laisse entrer, puis se referme derrière elle. Ce n’est qu’alors que je peux recommencer à  bouger, et lourdement je m’affale sur le lit. Je sens cette douleur, cette morsure froide dans le haut de mon dos, d’une épaule à l’autre, mais tout mon corps, et mon esprit, me font mal. Je m’endors  fiévreux.
Mon sommeil est troublé de cauchemars qui semblent se suivre les uns les autres sans pose : je vois une monstrueuse tête aux yeux exorbités, aux crocs menaçants, se précipiter sur moi, me déchiqueter; puis je me sens couler dans une eau glaciale; je hurle, je hurle, mais une spirale qui tourne toujours plus vite m’emporte aux rythmes de sifflements striduleux qui me percent les tympans ....

*

*        *
Au matin, alors que le soleil brille, j’ai la nausée en m’éveillant; je me lève péniblement. Je bois un verre de cette eau si froide du seau, ce qui semble me ragaillardir; d’un coup, mes malaises semblent avoir disparus; plus rien. Je me sens bien, soulagé. Je déjeune et je sors. J’ai dans l’idée d’aller jusqu’à Gramont, histoire de me dégourdir les muscles. Il y a une sorte de dépanneur-restaurant-garage, seul lieu de rendez-vous des gens du coin.
En faisant semblant de rien, je pose quelques questions sur la maison de briques rouges. Je me fais passer pour un simple voyageur.
« J’ai vu une vieille maison de briques, un peu plus haut. Savez-vous si on peut la louer ?
-Quelle maison ?
-Ben, vous savez, c’est sur le deuxième chemin à droite en allant vers Brookdale; il y a une fourche, puis la maison est du côté gauche. Une maison en briques, qui a peut-être 60 ou 70 ans.
-Non, on connaît pas ça.
-Et puis, pas loin il y a un petit cimetière.
-Non, vraiment j’sais pas de quoi tu veux parler, mon jeune.
Je reviens un peu penaud et beaucoup perplexe, et en chemin je décide de partir, de quitter la maison ce jour même, de prendre mes cliques et mes claques comme on dit, et d’oublier cette mauvaise histoire; et tant pis pour mon bonhomme... Mais juste à ce moment, il se passe quelque chose dextraordinaire, d’incroyable... j’en tombe presque de vélo. J’entends une voix qui m’appelle par mon nom !
« Siiiiimoooon... »
Je mets pied à terre. Je cherche affolé entre les arbres, entre les rochers.
-Siiiiimoooon...
C’est comme un lent et long appel chuchoté en un souffle. Est-ce que ça vient de l’intérieur de ma tête?
-Siiiimooon... Sauauauve-moi !...
J’ai déjà écrit en un poème « ta peau est douce comme un soupir d’amour » et ce vers me revient en mémoire à cet appel : cette voix est douce comme un soupir d’amour, un amour désespéré; elle me caresse du dedans, elle me grise, s’irradie dans tout mon être.
C’est fini; je n’entends plus rien, mais je sais que je partirai plus.
Une fois revenu à la maison, et je fixe les arbres qui semblent encore s’être rapprochés, et la petite église au loin; j’entre, j’ai pris une décision. Je pose mes affaires et je sors le chandelier et une bougie que j’allume : j’ai décidé d’aller voir au grenier.
Je suis un peu nerveux c’est sûr, un peu craintif et la flamme vacille. De bas de l’escalier, je contemple la porte de bois qui pourrait s’ouvrir sur l’enfer même. Je pose mon pied sur la première marche, et puis sur la deuxième, et lentement je monte. Mon cœur bat si vite; je devrais reculer, mais en même temps, je dois savoir. Je suis finalement tout en haut de l’escalier; j’ai peur de pousser la porte, de simplement la toucher, peut-être brûlante ou glaciale. Je l’effleure du bout des doigts; je ne sens que la texture rugueuse du bois. Enfin, je pousse la porte qui grince fortement.
Le grenier est rempli - et c’est vraiment l’expression appropriée - d’une noirceur opaque - comme le serait un trou noir. La flamme de la bougie ne peut éclairer que quelques centimètres. Je ne peux seulement pas voir mes pieds. L’obscurité semble palpable, concrète, gluante, mouvante; j’ai l’impression qu’en refermant les doigts j’en attraperais une poignée. Je ne peux voir que ma main qui tient la bougie, et un peu de mon poignet. Ma main semble sortir tout droit de l’obscurité, ne semble plus être rattachée à mon corps. C’est terrifiant ! S’il y a des êtres tapis dans le fond de la pièce, il m’est impossible de les apercevoir. Je me dis qu’il n’est plus question d’explorer plus avant le grenier et je me retourne pour redescendre, les jambes quelque peu flageolantes.
Et c’est alors que là, accrochée sur le mur, à hauteur d’yeux, tout près de mon visage, je vois une photo dans un cadre; une vieille photo en noir et blanc dans un cadre ovale en bois. J’approche la bougie. C’est la photo d’une jeune femme debout près des arbres. On ne peut voir ses traits car elle est aux trois quarts tournée et ses longs cheveux lui cachent le reste du visage. Elle a le bras droit semi-levé, le coude plié, la paume de sa main tournée vers le haut, les doigts joints et un peu repliés comme si elle voulait garder un peu d’eau ou de sable au creux de la main. Et au loin, très loin, sur la photo, le clocher d’une église. Ce petit détail me frappe; je me demande comment avec les moyens techniques de l’époque de la photo, un arrière-plan avait pu être capté avec autant de netteté.
De longs moments, j’observe la photographie, oubliant l’obscurité menaçante du grenier, et j’ai ce nom dans la tête sans savoir comment il y est venu : Sylia, Sylia... Est-ce le nom de cette jeune femme ? Et qui est-elle ? Que lui est-il arrivé ? t-elle été tuée dans ce grenier ? S’est-elle noyée dans la source glacée ? Est-ce à moi de le découvrir ? Ces questions me donnent le vertige; je tourne la tête pour redescendre... mais alors le vertige me prend bien d’avantage, et je crie : l’escalier a disparu; la porte ne donne plus que sur un gouffre sans fond, un trou de noir opaque.
Je crie; je crie plus fort pour essayer de me libérer de toutes mes peurs, de tous ces maléfices. Et en même temps, je me sens attiré, aspiré, par le vide et j’y tombe. Je crie sans fin. Je tombe, il me semble, pendant des heures et des heures, mais le temps n’existe plus. J’ai l’impression que deux bras me soutiennent et me portent en un épouvantable espace-temps de tourmentes éternelles...
Et je me réveille dans mon lit : il fait grand jour. Après un long moment, je me lève, tout tremblant, en sueur. Est-ce que ça n’a été qu’un cauchemar de plus ? Ou réalité plus horrible encore ?
Je bois de cette eau glaciale goulûment. Levant les yeux, je vois que la porte du grenier est fermée.
Je ne sais pas si c’était un rêve ou la réalité, mais le fait est que je suis épuisé, vidé Toute la journée, je reste sur la galerie à essayer de lire, mais mes yeux s’abaissent tous seuls ou alors se lèvent pour suivre la fuite pesante des nuages.
Le soir, la même présence est dans le grenier. Je la « sens »; je n’entends rien, mais je la suis en sa marche de tout mon être. Elle part du même coin gauche jusqu’à la porte qui s’ouvre sans bruit. « Elle » va descendre. Sylia, Sylia, qui es-tu ? Elle s’arrête un moment en haut de l’escalier, puis reprend sa marche, passe par derrière moi sans s’arrêter et à nouveau, me frôle de sa main glaciale.
J’ai murmuré : « Sylia, Sylia, que veux-tu que je fasse ? »
Bientôt, je m’aperçois, presque comme une illumination, de quelque chose : un peu plus chaque soir, graduellement, Sylia apparaît ! Oui, je me dis, je commence à voir sa silhouette; ce n’est qu’une clarté très faible, blafarde, et chaque soir, lorsqu’elle descend du grenier elle devient un peu plus visible. Je peux la voir bientôt un peu plus nettement, comme un spectre livide, mais je la devine extraordinairement belle, infiniment séduisante. Elle est exactement comme sur la photo : le bras droit à demi-levé, la paume vers le haut et tête tournée vers le côté, ses cheveux tombant sur sa joue et sur son épaule; je ne peux pas voir son visage.
Je suis obnubilé. Dans sa main, elle porte un peu de ce fluide glacé puisé à quelque source immatérielle qu’elle me fait couler le long du dos à chacun de ses passages.
« Sylia... Sylia... qu’est-ce que tu me veux ? » je m’entends dire, mais elle passe et ne répond pas. C’est à chaque fois le même pas, le même rythme, le même arrêt au bas de l’escalier, la même démarche au ralenti sur le plancher qui ne provoque aucun craquement, le même geste de la main le long de mes épaules et ce fluide si froid qui me pénètre la chair, que je peux sentir s’irradier en moi jusqu’à la moelle de mes os.
Un soir, d’un effort surhumain, je tourne la tête et je la vois, une fraction de seconde, avant qu’elle ne disparaisse dans la cave, sans qu’elle ne s’aperçoive de mon coup d’œil !... et horreur ! la peur me fait tressaillir : au lieu d’un visage humain, je vois la tête de la bête monstrueuse de dehors ! Je suffoque; ma tête semble éclater. Comme un fou, je me précipite vers la porte croyant que je ne pourrais pas m’échapper du domaine gardé de ce monstre... mais à mon étonnement, j’ouvre sans difficulté, et doucement, après avoir contempler le ciel étoilé quelques instants, je reviens me coucher.
*
*       *
Est-ce que je commence à m’habituer à ce spectre, à cette « présence » ? Pendant quelques jours, suite à mon regard furtif, elle ne reparaît pas. Je crois que j’en viens même à regretter ses venues, sa lente descente de l’escalier, sa lancinante marche. Je sais que je ne dois absolument rien tenter, n’esquisser aucun geste, ne pas chercher à la toucher, ni à voir son visage; il me faut simplement la regarder, la contempler comme elle est, comme elle veut être. Je m’en veux de ma stupidité; je me morfonds, je dépéris presque à l’attendre en languissant; je me sens de plus en plus faible, et le plus souvent, je reste allongé sur le lit, buvant de temps en temps une gorgée d’eau.
Et finalement, le dernier soir - ce soir qui sera celui du paroxysme de l’horreur - elle est revient.
Elle  descend  lentement  l’escalier jusqu’en  bas,  et je  l’appelle,  murmurant : « Sylia, qui es-tu ? »
Et tout-à-coup... je reste figé de saisissement : elle fait un signe de la main, comme pour calmer mes anxiétés ! Je retiens mon souffle. Elle s’approche de moi ! Elle s’arrête. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Elle lève tranquillement le bras et de sa main elle désigne l’escalier... et ce que je vois décuple ma stupeur !
Je lève les yeux et je vois, descendant l’escalier à sa suite, toute une file d’autres spectres, cadavériques, prostrés, hagards, l’un en arrière de l’autre; et ils suivent le même parcours, docilement, d’un même pas pesant. Le cortège se perd en haut de l’escalier dans la noirceur impénétrable du grenier mais je suis convaincu qu’il doit y en avoir des dizaines et des dizaines d’autres encore. Les yeux de chacun de ces êtres immatériels me terrifient : des yeux morts sur des êtres morts.
Ils disparaissent dans le sous-sol de la maison, et par la fenêtre je les vois, sortant de je ne sais quel trou dans la terre, se diriger en direction du petit cimetière. Malgré ma peur, je veux voir. Je me lève en tremblant pour regarder mieux par la fenêtre. Et c’est alors, en faisant ces quelques pas, que j’atteins le comble de l’effroi : le plancher ne craque plus sous mes pas ! Oui, je comprends, trop tard, je comprends !
Horrifié, je sens la panique monter en moi; en hurlant, je me précipite vers la porte pour m’enfuir ... mais elle résiste. Je tire de toutes mes forces, décuplées par la peur, mais une bien plus grande force la maintient fermée. Je comprends, je comprends tout : je vais devenir, je suis en train de devenir comme ces spectres, comme ces morts condamnés à la soumission totale à Sylia pour l’éternité. Je comprends que tous ces spectres, ce sont les êtres enterrés au petit cimetière de l’église impossible, ils doivent entretenir les propres tombes. Je comprends que Sylia, c’est la bête du mal et de la mort, qui pour expier quelque inexpiable crime, se nourrit d’âmes humaines; que c’est la hideuse idole qui m’avait intrigué... et invité. Je comprends que je vais être sa prochaine proie, que je suis déjà, depuis que j’ai franchi le seuil de cette maison maudite, son innocente proie. Je comprends que j’ai déjà franchi les premières limites de son domaine démoniaque; je comprends que j’ai déjà un pied dans cet univers du tombeau... car le plancher ne craque plus sous mes pas.
 « NOOOOON !! NON ! NON ! »
Je hurlais en essayant d’ouvrir la porte de tous les efforts que je pouvais puiser en moi. Je la martelais. J’étais hystérique. Jamais je ne parviendrais à l’ouvrir. Vite, à une fenêtre. Mais déjà Sylia s’interpose... et quels changements en sa grâce diaphane ! Elle me barre la route et je vois son visage qui n’a plus rien de réel : hideux, horrible, terrifiant ! Elle a d’immenses yeux exorbités, une gueule aux crocs saillants, une peau de pierre; monstrueuse créature mi-loup mi-ours.
Elle a la gueule prête à me dévorer et pousse des grognements écœurants de même voix doutre-monde du vieux bonhomme mais amplifiée cent fois. Déjà elle m’enserre de ses bras qui semblaient si frêles, mais cependant si puissants. Je l’ai repoussée vivement, mais aussitôt les meubles, la table, les chaises, le lit, le vaisselier, le poêle, les planches même, se sont mis à tournoyer dans les airs; ils me frappaient de coups que me coupaient le souffle, qui me tuaient. Non, non, je ne voulais pas ! Le plafond se rapprochait. Le gouffre sans fond qui m’avait fait perdre conscience s’ouvrait sous moi. Les spectres se dandinaient en un rituel macabre. Sylia me lacérait de ses griffes et mugissait d’extase, d’une folie machiavélique. Elle savait qu’elle allait m’avoir à elle à tout jamais. Je me débattais encore et encore; les coups venaient de tous côtés. J’ai voulu prendre le tisonnier pour me défendre, mais il est devenu rouge, incandescent, dans ma main. Je l’ai lâché en hurlant de douleur. J’allais succomber et je suis tombé à genoux. Je me suis cramponné au lit, et les couvertures devenues noires et visqueuses m’étouffaient comme un linceul, une pieuvre sanguinaire. En me débattant, j’ai bousculé la petite table de chevet et la cruche d’eau s’est renversé et l’eau a coulé et a brûlé le plancher comme un acide en fusion dégageant des volutes fétides qui m’ont fait suffoquer; et mon appareil de photos aussi est tombé sur le sol. En un ultime geste de désespoir, je l’ai empoigné et je l’ai lancé par la fenêtre... qui a volé en éclats !
Par cette trouée dans les carreaux, l’univers a commencé à percer. Un peu comme le filet d’une source. Je voyais les arbres et le paysage; je voyais la lumière de la lune s’écouler par cette trouée. J’ai senti tout de suite que ce trou dans la fenêtre, c’était mon salut. Toujours roué de coups, étouffant, je me suis mis à agrandir le trou. J’avais les mains et les bras en sang; des morceaux de verre restaient plantés dans ma chair jusqu’aux os, mais je continuais quand même.
Sylia, en rugissant, s’est précipitée sur moi, plus répugnante et plus effrayante encore. Sa gueule, ses yeux, ses mais s’étaient agrandis démesurément. Elle me tenaillait, me lacérait de ses crocs et de ses griffes. Mais le déferlement de l’univers extérieur s’accroissait; tout dévalait dans la maison : les feuilles mortes, les branches, les herbes, le ruisseau, les collines, les pierres, les clôtures, le vent, l’air, les nuages, la clarté des étoiles... De toutes mes dernières énergies, je me hissais sur le rebord de la fenêtre luttant pour m’extirper de la tombe à contre-courant de ces shéols impétueux. Sylia s’agrippait à mon cou, mon corps, me mordait, en poussant de rugissements  épouvantables.
Je ne sais pas comment j’ai pu franchir la fenêtre. Les éclats de verre me tailladaient le ventre. J’entendais cette voix satanique secouer toute la maison; la terre même semblait vaciller. Enfin, je suis tombé sur le sol, lourdement; j’ai rampé un peu et je me suis évanoui. Et juste avant, ai-je vu, en entendant un dernier hululement assourdissant, une nuée de vapeurs blanchâtres s’échapper par la fenêtre ? Je sombrais dans le noir.

*

*         *
On m’a retrouvé après je ne sais combien de temps, au bord du chemin, ensanglanté, en loques, délirant. M’étais-je traîné jusque-là ? Ou quelque force de Mal ou de Bien m’avait-elle porté loin de ce lieu démoniaque ? Qu’importe, je suis vivant; enfin, en apparence oui, mais mon corps et mon esprit et mon âme resteront à jamais marqués, défigurés.
Il y a près d’onze mois maintenant que ces événements ont eu lieu; il y près d’onze mois que je suis en convalescence d’abord à l’hôpital où l’on m’avait transporté, puis dans cette maison de repos je me trouve maintenant, au bord de l’Outaouais dont je regarde les eaux dociles couler vers le fleuve puis la mer.
Les gens qui m’ont trouvé avaient cru qu’une bête sauvage, un loup ou un ours, avait attaqué un promeneur imprudent. Mais nul, ni ces gens ni les médecins, n’a pu expliquer ces innombrables éclats de verre sur tout mon torse et mes bras, ni cette atroce brûlure à ma main, ni même encore cette sorte de « lèpre » qui me pelle le haut du dos d’une épaule à l’autre. Et moi je ne dis rien.
Et je n’ai rien dit, pas un mot. Je n’ai pas ouvert la bouche depuis ces événements de la maison en brique rouges, car je sais, je sais de la façon la plus indéniable que si j’essaie de prononcer quelque parole, il ne sortira de ma gorge que des grognements doutre-monde.