lundi 28 juillet 2014

Jean-Paul et Caroline

                Jean-Paul avait rencontré Johanne un soir dans un restaurant-bar. Il avait quitté l’école avant la fin de son secondaire parce qu’il voulait gagner de l’argent. Il avait trouvé un emploi dans le centre de distribution d’une multinationale pharmaceutique. Il gagnait bien sa vie, il faisait de l’argent et aimait à le dépenser. Il jouait dans une ligue de hockey de garage tous les samedis après-midi avec d’autres hommes de la compagnie. Après la partie, ils terminaient la soirée dans un restaurant La Cage aux sports des environs, pour regarder, tout en mangeant, le match du samedi soir du Canadien à la télévision. Quand le Canadien ne jouait pas, il y avait toujours Pittsburgh ou encore les méchants Bruins que l’on aimait détester.
                Johanne venait juste de commencer à travailler au restaurant. Elle aussi avait arrêté ses études, parce qu’elle n’était pas très bonne à l’école et où elle s’y ennuyait royalement. Elle avait travaillé dans une pharmacie, dans un dépanneur et dans un Tim Hortons avant d’aboutir à son emploi actuel. Depuis deux mois qu’elle était là, elle avait bien remarqué cette bande de jeunes fous, bruyants et tapageurs et drôles, toujours dans la même alcôve, mais c’était le coin réservé à une plus ancienne, Nathalie, et c’est elle qui faisait les bons pourboires qu’ils laissaient.
                Un soir pourtant, Nathalie était malade et ce coin des amis de Jean-Paul avait été attribué à Johanne. Elle allait faire de son mieux pour qu’ils soient satisfaits de son service autant que de celui de Nathalie. Elle a remonté encore un peu plus sa jupe déjà courte et est allée prendre les commandes : chopes de bière, ailes de poulets en quantité, steaks au poivre, côtes levées… le tout accompagné de nombreux grognements de plaisirs, de plaisanteries grivoises et de sifflements non-équivoques.
                Quand elle est revenue avec les bières, les commentaires ont repris de plus belle, mais elle s’est contentée de sourire.
                Jean-Paul restait discret. Il regardait cette jolie femme qu’il trouvait pas mal de son goût.
Il n’avait rien dit sur le coup. Il avait passé la soirée à regarder la partie avec les gars applaudissant aux buts du Canadien et commentant les stratégies de l’entraîneur. Pourtant, quand il se levait pour aller aux toilettes, il la cherchait de l’œil, espérant l’apercevoir...
Ce soir-là, le Canadien avait gagné contre les Islanders de New-York qui n’étaient pas une des puissances de la Ligue mais quand même tout le monde était content. Au moment de partir, Jean-Paul s’est tranquillement approché de Johanne – il avait passé une bonne partie de la soirée à penser aux mots qu’il devait utiliser – pour lui demander à quelle heure elle finissait.
Spontanément elle avait répondu : « Dans une demi-heure ».
                -Je vais t’attendre dans mon char, avait-t-il simplement répliqué comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
                Sa période de travail terminée, Johanne s’était sentie un peu nerveuse. Elle n’arrivait pas à compter ses pourboires comme il faut : « Ah pis, j’compterai plus tard; je n’veux pas le faire attendre. »
Jean-Paul ne pouvait quand même pas l’inviter au restaurant, ni l’inviter à aller prendre un verre; il était déjà assez tard comme ça. Il avait simplement proposé de la raccompagner chez elle, ce que Johanne avait accepté de bon cœur. Mais une fois arrivés, c’est elle qui lui a proposé de monter prendre un café « histoire de faire un peu plus connaissance ». Ils avaient effectivement jasé et avaient fini la soirée dans son lit; et c’est à regret que, le lendemain matin, Jean-Paul avait du en sortir pour aller travailler.
                Quelques semaines plus tard Jean-Paul apportait quelques affaires chez Johanne, sans déménager complètement. L’été suivant, ils se trouvaient un beau logement dans le quartier Villeray pour y vivre ensemble.
                Ils utilisaient des condoms, mais il faut croire qu’aucun moyen de contraception n’est parfait : Johanne s’était retrouvée enceinte. Ça ne l’enchantait pas d’avoir un bébé, mais elle se rendait compte ça allait bien avec Jean-Paul et ils se sont dit que ça souderait leur couple définitivement que d’élever un enfant ensemble.
                C’est ainsi que Caroline est née. C’est Johanne qui avait suggéré ce prénom à la question de Jean-Paul et celui-ci avait trouvé ça très bien. Johanne voulait aussi qu’elle porte son nom de famille et Jean-Paul, à nouveau, n’y avait pas vu d’inconvénient.
Cependant pour des raisons propres à leur couple, les choses ont bientôt commencé à se dégrader. Johanne avait pris un congé de six mois pour s’occuper du bébé, mais malheureusement juste pendant cette période, Jean-Paul avait été licencié. On lui avait dit que c’était des mises-à-pied temporaires, ce qui était vrai, mais ils ignoraient alors pour combien de temps. Un peu moins de deux ans plus tard il sera réembauché; mais entretemps leur couple avait éclaté. Johanne avait dû arrêter son congé de maternité et était retournée travailler au même restaurant. Elle avait confié Caroline à sa mère; elle ne faisait pas confiance en Jean-Paul, qui de toute façon devait être en recherche de travail pour toucher ses prestations d’assurance-emploi.
Un soir, Johanne lui dit qu’elle a besoin d’espace, qu’elle a besoin de temps; elle lui dit qu’elle a besoin de se retrouver seule, de faire le point, et lui propose une séparation temporaire « qui ne peut nous faire du bien ». Sans protester, mais ne comprenant pas très bien comment ils en étaient arrivés là, Jean-Paul la quitte et s’en retourne vivre seul. Il lui laisse tout ce qu’ils avaient acheté ensemble.
Johanne se dit qu’elle se sent mieux. Elle ne redemandera jamais à Jean-Paul de revenir.
*
*     *
C’est Caroline qui a voulu revoir son père. C’est à treize ans qu’elle le lui a demandé la première fois. Depuis, elle harcèle sa mère pour le connaître. Il est vrai que les choses ne sont pas au beau fixe entre la mère et la fille. Même quand Caroline était petite ça n’allait pas toujours très bien entre elles. Johanne vit tous les problèmes qu’engendre le fait d’être une mère célibataire. Pendant toutes ces années elle a manqué d’argent et s’est souvent privée du nécessaire pour bien élever sa fille. Mais ces temps-ci, l’adolescence de Caroline se passe mal : elle sort avec des garçons plus âgés, elle rentre aux petites heures du matin; elle a commencé à fumer. En désespoir de cause, vers la fin de l’hiver, Johanne abdique :
« Oh ! Pis vas-y donc chez ton père, tu verras bien !... »
Johanne parvient à le retracer en appelant à la compagnie pharmaceutique pour laquelle il travaille. Jean-Paul reste très surpris de recevoir son coup de téléphone :
« Ta fille veut te voir.
-…
-Tu réponds rien ?
-Caroline veut me voir, c’est ça ?
-Oui, c’est ça que j’ai dit; alors, c’est oui ou c’est non ?
-Oui, oui; c’est correct. Tu veux que je vienne la chercher ?
-Oui, c’est ça. Viens vendredi; je te donne mon adresse.
Jean-Paul arrive vendredi comme prévu, un peu nerveux autant de revoir Johanne, la femme qu’il a aimée que de se retrouver face à cette adolescente qui le réclame. Il sonne. C’est Caroline qui vient répondre à la porte.
« Bonsoir, Jean-Paul ! »
Jean-Paul est subjugué par la fraîcheur de cette jolie fille de seize ans si spontanée et légèrement maquillée qui ressemble tant à sa mère. Il demeure sur le seuil un peu intimidé.
-Bonsoir, Caroline. Heu… ta mère est pas là ?
-Non, elle travaille, ce soir, mais elle sait que tu devais venir. Alors, on y va ? »
Jean-Paul ne peut détacher son regard de la jeune fille pendant qu’elle se prépare et qu’elle empoigne son sac. Qu’elle est belle ! Et c’est sa fille à lui; c’est lui son père !
-Qu’est-ce que tu veux faire ? Si tu n’as pas mangé, on peut aller au restaurant.
-Super !
Jean-Paul en a fait du chemin depuis qu’il a rencontré Johanne. Après une période de chômage forcé qui a duré presque deux ans, il est retourné travailler pour la même compagnie. Comme beaucoup d’employés licenciés s’étaient trouvé un autre emploi et que quelques autres avaient pris leur retraite, il s’était retrouvé parmi les plus expérimentés. Il est devenu superviseur de l’entrepôt; il gagne bien sa vie. Il est devenu plus sérieux; il s’est acheté une petite maison sur la Rive-Sud. Il s’est même laissé pousser la barbe pour faire plus sérieux. Et il joue toujours au hockey avec ses collègues pour essayer de se garder en forme. Chaque hiver, il se paye des vacances dans le Sud, au Mexique ou à Cuba.
C’est un peu tout ça, la vie qui a été la sienne ces quinze dernières années, que Jean-Paul raconte à sa fille en la regardant manger de bon appétit. Il l’a amenée au Bâton Rouge; il a pris des côtes levées et Caroline a choisi des grillades, qu’elle mange avec un appétit qui fait plaisir à voir. Pour dessert, ils ont pris un gâteau au chocolat et une tarte au citron en picorant chacun dans l’assiette de l’autre.
                « Maintenant, c’est à ton tour, Caroline; parle-moi de toi.
                -Qu’est-ce tu veux que j’te dise ?
                -Commence par ce que tu veux… Comment ça va à l’école ?
                -Ah non !! Parle-moi pas de l’école ! J’haïs l’école et puis en plus je vais arrêter pour aller travailler !
                -Tu veux arrêter l’école ?
                -Oui; j’aime pas l’école… et en plus maman est tannée de me faire vivre : elle veut que je rapporte de l’argent à la maison.
Ils ont beau vouloir prolonger le repas, Jean-Paul doit raccompagner sa fille chez sa mère.
« Quand est-ce qu’on va se revoir ? » C’est elle qui a posé la question.
-Écoute, laisse-moi parler à ta mère avant.
-Mais pourquoi ?... C’est à moi de décider; c’est ça qu’elle va dire !
Jean-Paul se sens tout chose de revoir Johanne : « Après toutes ces années... » Elle est restée une belle femme, même si ses yeux gris laissent voir que sa vie n’a pas été facile. Non, elle ne voit pas d’inconvénients à ce qu’il revienne la semaine prochaine.
Ainsi, semaine après semaine, s’installe une routine qui leur plaît à tous deux, et qui en même temps convient à Johanne car ça lui donne quelques heures de répit : il l’invite dans au restaurant, puis ils vont voir un film au cinéma. Une fois, Jean-Paul a acheté des billets pour le spectacle de Richard Desjardins à la Place de l’Étoile sur la Rive-Sud. Caroline est aux anges. Surtout qu’au retour, Jean-Paul fait un détour pour passer devant sa maison : « C’est ici que j’habite. »
-C’est un beau quartier.
Graduellement, Caroline reprend goût à ses études; elle est toute fière de montrer à son père que ses notes s’améliorent. Un soir où Johanne travaille, c’est Jean-Paul qui va rencontrer ses enseignants à la rencontre des parents. Un samedi, ils passent la journée à magasiner et il l’habille de pied en cap. Elle vient le voir jouer au hockey. « T’es pas mal bon ! » lui dit-elle.
Lors de l’une de leurs soirées ensemble, Caroline demande à son père s’il y aurait une chambre pour elle chez lui.
« Certainement, tu pourrais venir de temps en temps, les fins de semaine par exemple. »
Les soirées deviennent alors des fins de semaine. Jean-Paul déménage ses affaires de la salle d’ordinateur dans sa chambre pour en faire une petite chambre à coucher. Il hésite avant d’acheter les meubles. Devrait-il les acheter lui-même ou devrait-il demander à Caroline ce qui lui ferait plaisir ? Il opte pour la deuxième possibilité. Il amène sa fille chez Ikea et lui laisse choisir, un lit, une commode, une petite table, deux chaises, une lampe, un miroir…
« Tu sais Jean-Paul, c’est la première fois de ma vie que je peux choisir mes meubles. »
Au Dix-30, il l’amène chez Marylin-Lina et lui achète comme elle en a toujours rêvé. Elle l’embrasse sur les deux joues.
« Merci, Jean-Paul. Ça me fait vraiment vraiment plaisir ! »
Au petit matin de cette première nuit passée dans sa nouvelle chambre chez son père, quand elle se lève, Caroline sent l’odeur du café : le déjeuner est déjà prêt, son père a fait des gaufres ! Ses yeux grands ouverts et son air un peu étonné le font sourire :
« Avec le temps, j’ai appris à cuisiner; je voulais manger autre chose que des produits congelés. Je me suis acheté des livres de recettes… et voilà ce que ça donne. Tu vas servir de cobaye.
-Cobaye pour des gaufres, c’est une job qui me convient ! 
L’été approche; un samedi soir, ils regardent des films qu’ils se sont loués assis l’un contre l’autre sur le divan du salon.
« Pourquoi tu ne t’es pas trouvé une autre femme après maman ?
-J’ai eu des aventures; j’ai même vécu avec une autre femme pendant un an; elle s’appelait Brigitte. Mais je suis un ours mal léché, j’ai mes habitudes. Je n’aime pas qu’on touche à mes affaires. Je ne veux pas qu’on envahisse mon espace.
-Moi, j’envahis ton espace.
-Toi, ce n’est pas pareil. 
Il lui achète un téléphone cellulaire pour qu’elle puisse l’appeler durant la semaine. Il lui apprend à conduire la voiture et lui laisse le volant de temps en temps. Il lui donne une clé de sa maison : « Comme ça tu pourras venir quand tu vas, même quand je ne suis pas là. »
La fin de l’année scolaire est venue : Caroline a réussi son année, même si ses notes en français sont restées faibles. Pour la récompenser, Jean-Paul lui propose de faire un voyage à Cancún. Elle bondit de joie et lui saute au cou : « Ce serait super ! Oh, oui j’aimerais ça, c’est certain ! »
-Alors la première chose, c’est de te faire faire un passeport.
Elle est si excitée que Johanne se demande si c’est vraiment une bonne idée; mais d’un autre côté, il est évident que la présence de son père lui fait du bien. Pourquoi jouer le rôle de rabat-joie ?
Enfin, le jour du départ arrive. Ils montent dans l’avion.
« C’est la première fois que je prends l’avion tu sais. 
-Tu vas voir, tu va aimer ça.
-J’aime déjà ça ! 
Au décollage elle s’agrippe au bras de son père qui lui sourit pour la rassurer. Elle s’amuse avec tous les boutons du siège. Elle passe en presque tous les films et les genres de musique qui lui sont offerts sur son écran. Elle rit de la petite fourchette et du petit couteau qui viennent avec son repas… des pâtes. Jean-Paul leur a pris deux petites bouteilles de vin rouge qu’elle leur sert avec une grandiloquence amusante.
À Cancún, ils logent dans un hôtel qui donne sur la plage. Tout est à portée de main : le buffet gargantuesque trois fois par jour, salle de jeux, tour en moto-marine, baignade avec les dauphins, plonge sous-marine au milieu des raies, ski nautique, magasine dans les boutiques pour touristes. Des vacances de rêves !
Le bar reste ouvert toute la journée et Caroline s’amuse à servir son père plus que de raison des Cuba Libre, des Diablos, des Manhattan, des Moscow Mule, des Maiden’s Blush, et elle rit de boire bien plus qu’elle en a l’habitude.
La première fois que Jean-Paul voit sa fille en maillot de bain, un bikini vieux rose avec les bretelles et les cordons noirs, il écarquille les yeux : « Ma fille est vraiment belle ! Elle a un corps parfait ! »
-Viens on va aller se baigner, tu vas voir la mer est vraiment bonne !
Ils rentrent dans l’eau tiède et nagent un peu; ils s’amusent à s’asperger, à se poursuivre; Jean-Paul prend Caroline par les pieds et la fait plonger au loin. Ils reviennent sur la plage et retrouvent leurs chaises longues.
-Jean-Paul, peux-tu me mettre de la crème solaire dans le dos pour que je me fasse bronzer ?
Jean-Paul prend le tube de crème qu’elle lui tend et lui en applique dans le dos, et le cou, et les épaules, et les bras, et les jambes, et les cuisses… alouette ! Au secours ! Jean-Paul s’allonge sur sa serviette sur le ventre pour qu’elle ne voie pas son érection.
Le soir après un autre repas où ils ont trop mangé, ils regardent un film dans leur chambre avec un dernier verre. Ils se sont mis en pyjama. Tout d’un coup, sans qu’il sache ce qu’il fait, Jean-Paul se met à lui jouer dans les cheveux avec ses doigts; puis il lui caresse délicatement le dos. Elle ne l’en empêche pas; au contraire, Caroline se blottit un peu plus contre lui. Il lui caresse les joues, le menton, le cou; il lui passe le petit doigt sur les lèvres et elle, subrepticement, elle y place un petit baiser à peine perceptible. Jean-Paul sent une envie folle d’embrasser cette jolie bouche invitante, mais il se retient. Il ne doit pas. Il continue de la caresser.
Alors c’est elle qui prend l’initiative. Elle se retourne et attire son visage contre le sien jusqu’à ce que leurs bouches se rejoignent en un ardent baiser. La suite est allée un peu trop vite pour qu’ils en soient conscients. Tout ce que Jean-Paul sait, c’est que, à son tour, c’est lui qui l’embrasse. Il glisse sa main sous son haut de pyjama et lui caresse les seins, si fermes, si ronds, qui frétillent sous sa paume; elle soupire. Ils sentent son érection contre cuisse; elle l’embrasse dans le cou. Il lève la tête pour la regarder.
-Ne t’inquiète pas, je prends déjà la pilule.
 Ils ne disent plus rien et il lui fait lentement et langoureusement l’amour avec toute la science qui est la sienne et une tendresse dont il ne se savait pas capable.
*
*     *
 « Je vais aller habiter chez toi.
-Surtout pas; c’est mieux que tu restes chez ta mère. Si tu déménages maintenant, elle va se douter de quelque chose.
Ils sont dans l’avion de retour; ils se tiennent la main. Ils savent que ce qu’ils ont vécu ces deux dernières semaines, que ce qu’ils vivent encore, est absolument unique; c’est leur histoire.
Leur liaison durera presque cinq mois.
Jusqu’à ce jour d’automne où Jean-Paul est venu chercher sa fille à l’école et que spontanément elle l’embrasse sur la bouche en montant dans sa voiture. L’une des ses professeures croit avoir mal vu, mais elle se confie tout de même à la psychologue de l’école.
Interrogée par celle-ci, Caroline niera les faits, mais elle le fait avec un peu trop de véhémence.
Jean-Paul sera convoqué par la direction de l’école. Son trouble le trahira. Il demandera juste que Johanne ne l’apprenne jamais.

Comme il n’existe aucune loi pour les empêcher de se voir, Jean-Paul ne sera  pas accusé; mais il s’engagera à suivre une thérapie pour qu’il comprenne, et fasse comprendre à Caroline, que cette relation doit cesser.

lundi 21 juillet 2014

Le cadavre sur la grève

                Je lutte; je lutte contre le vent violent; bourrasques qui me terrassent, qui me font plier les genoux; rafales qui me griffent la peau, qui me giflent le visage; des broussailles toutes sèches arrachées s’enfuient en roulant m’accrochant au passage; mais je sais que je dois avancer.  Je dois avancer jusqu’au bord de cette falaise que je vois un peu plus loin. Une force qui m’attire, plus forte que moi. Un pas, deux pas; je recule; je tombe. Je me mets en boule pour me protéger. Il me faut avancer à quatre pattes, la tête penchée; une main, un pied, je progresse; je progresse petit à petit vers le bord de la falaise. Je ne sais plus si c’est le jour ou la nuit; peut-être le matin; oui, c’est peut-être le matin. Mais où est le soleil ? Et le matin de quel jour ? Je ne sais pas, je ne sais plus, mais ça n’a pas d’importance; j’avance difficilement, mais j’avance; j’arrive à marcher en clopinant, trébuchant à tout instant, claudiquant comme un vieillard, car je suis vieux aujourd’hui; vieux et rabougri et usé et chétif, comme ratatiné devant les éléments enragés d’un monde en furie, d’un autre monde. Ne penser à rien; seulement marcher, avancer, toujours. Je le vois, tout proche, le rebord de la falaise. Encore un pas, un petit pas et je pourrais l’agripper. Mon pied glisse et je tombe mais je sais que je vais y arriver, je sais que j’y parviendrai, je sais que l’atteindrai. Je suis étendu, ventre contre terre, et j’allonge le bras; il pèse une tonne; il me fait mal; mon corps douloureux racle le sol rocailleux, encore quelques centimètres… Enfin, enfin !! ma main a attrapé le bord de la falaise; maintenant l’autre. Encore un effort, ce sont les derniers, il faut que j’y arrive, il le faut. Et ce vent qui siffle de façon assourdissante que j’en ai mal aux oreilles. Et je ne peux pas lâcher pour me les protéger. Je suis parvenu à m’accrocher de l’autre main, ça y est. Je me tire vers l’avant; je me tire vers l’avant. Je ne connais pas cet endroit; je suis devant l’inconnu. Péniblement, laborieusement. Et je peux voir en bas, tout en bas, au bord de la rivière rugissante, tourbillonnante, aux courants rapides et tumultueux; là, je vois un cadavre sur la grève.
                J’écarquille les yeux; j’essaye d’ouvrir les yeux; je vois mal à cause de la distance, à cause du sable, à cause du vent. Mais voilà que le vent se calme, qu’il se tait. Pourquoi ? Pourquoi fait-il silence, silence de fin du monde ? Devant quoi ? Devant qui ? Qui commande donc cet univers chaotique, de tumultes incontrôlés ? Un être insensible…
Ce cadavre m’hypnotise, m’obnubile; je suis comme magnétisé, comme tétanisé. Comme si tout dépendait de lui.
                Je suis au bord des flots bouillonnants, rugissant d’un bruit d’enfer. Comment ai-je descendu la falaise ? Comment suis-je arrivé sur la grève ? Quel sentier ai-je descendu ? Quel chemin ai-je suivi ? Qui m’y a guidé ? Le torrent gronde assourdissant, en de terrifiants bruits de tonnerres, de trombes, de tourbillons. Les vagues gigantesques rejettent des embruns laiteux, couleur de vomi.  Oui, j’avoue que j’ai peur.
                J’ai peur de disparaître.
Je m’approche.
                Peut-être ne devrais-je pas, mais je m’approche.

Et je vois : ce cadavre couché sur la grève, le visage enfoncé dans le sable, c’est moi !

lundi 14 juillet 2014

L’annonce

                Soir d’automne. Vent de tumulte; à l’aide de la pluie il fouette le visage et le dos des passants attardés. Il y en a un qui marche; qui court presque; il est pressé. Il a le dos courbé; il a enfoncé son chapeau sur sa tête et relevé son col. Les feuilles mortes s’accrochent à ses jambes comme des sangsues séchées. Il ne s’arrête pas; il serre un objet dans la poche de son imperméable. Un objet précieux.
                Un sentier qui bifurque entre deux haies dont les buissons ouvrent grand leurs mâchoires dégoulinantes. Rires lugubres qui en sortent. Aux rares moments où la lune trouve une trouée à travers les nuages, les crocs miroitent. L’homme surveille mais ne ralentit pas.
                Une grille de fer. Immense, difforme. L’homme la pousse en hésitant un peu; elle se plaint et résiste. L’homme pousse plus fort, il bande les bras, s’arc-boute et use de son poids. La grille ne bronche pas. Il tremble, il sue, il s’efforce davantage; son pied glisse et il manque de tomber. Ses jambes flageolantes ne le portent plus. En arriver là ? Il s’appuie sur un pilier, la main au front. La grille s’ouvre.
                L’homme se sent mieux et pourtant il n’entend rien encore.
                Il remarque soudain que la clarté d’une lampe éclaire le chemin qui mène au perron. Il vérifie l’adresse.
                « C’est bien là, pense-t-il; je vais enfin savoir. »
                Il cogne et il sursaute; le bruit lui a fait mal.
                La réponse tarde, serait-ce inhabité ? Il n’entend toujours rien et ne voit aucune lumière s’allumer ni se déplacer; il ne sent plus rien.
                Mais la porte s’ouvre sans grincer. Rien n’aurait pu laisser croire qu’elle s’ouvrirait, comme si quelqu’un s’était tenu caché derrière de longs moments pour observer le visiteur.
                « Bonsoir, madame. 
-Bonsoir.
-Je… je viens pour l’annonce.
-Entrez. »
La femme lui paraît-elle suspecte ?
Mais bientôt sa voix change pendant qu’il la suit à l’intérieur.
« Vous savez je m’y attendais un peu. Personne ne vient plus guère ici, même "pour l’annonce" comme vous dites. J’espère une introduction toujours plus originale. Vous avez des feuilles accrochées à votre pantalon. Vous n’êtes guère original, monsieur, mais seriez-vous venu…? Faut-il se contenter maintenant seulement de ce qui vient. Est-ce qu’il pleut ?
-Oui, il pleut.
-Vous devez être trempé; je suppose que vous ne voulez pas enlever votre imperméable…
-Non.
Elle s’arrête.
« C’est ici, dans cette pièce. Il y a plusieurs jours que ne l’ai pas ouverte.
                -Est-ce qu’il y en a eu plusieurs avant moi ?... Je ne devrais peut-être pas poser de questions.
-Non, mais vous êtes venu.
C’est une grande porte, grise, avec la clef dans la serrure.
« La clef…
-Oui, la clef.
-J’ai froid. C’est peut-être à cause de la pluie.
-Croyez-vous.
                -Non.
L’homme regarde la porte. Il s’y attendait, mais il a peur. Il n’aurait pas pensé qu’il aurait eu si facilement peur. « Ça doit être à cause de la nuit, du lieu, pense-t-il; mais il n’y croit pas, ni à ce qu’il pense, ni à ce qu’il ressent. Il ne croit même plus à cette annonce. Ah non ! il faut y croire, même si j’ai peur. »
« Peut-être que c’est trop facile, se dit l’homme.
                -Avez-vous pris ce que vous deviez apporter ?
-Mais bien sûr !
-Alors ça va.
Il contemple la porte. La femme comme commence à s’éloigner.
Il dit précipitamment : « Voulez-vous que je vous le donne tout de suite ? C’est là dans ma poche.
                -Non ce n’est pas la peine. Je viendrai le récupérer moi-même tout à l’heure.
                La porte. Toujours le porte. Il faut qu’elle s’ouvre. La femme s’apprête encore à partir.
                « Est-ce que c’est gros ?
-Je vais me coucher. Je vais dormir.
-Vous dormez uniquement quand…?
-Évidemment, sinon je vous entends.
Elle s’en va; dans un autre couloir à  droite, elle monte un escalier que l’homme n’avait pas remarqué. Elle gravit péniblement, une par une les marches de cet escalier qui semble interminable. Il pleut toujours.
Alors, l’homme ouvre la porte. Brusquement. Impulsivement. La poignée le brûle et ne résiste pas. Elle le tire vers l’intérieur; il en reste un peu surpris. Il pense à enlever son imperméable et il le fait, mais il doit lâcher la poignée. La porte se ferme et, de l’extérieur, le bruit sourd d’une lourde porte grille réponde à son claquement.
La vieille femme, en haut de l’escalier, s’est assise sur le palier.
« Enfin… »
Elle sort une page de journal froissée, cent fois pliée et repliée, de la poche de son tablier.
Et l’homme tend la main et ouvre la boite à musique.
La femme replie délicatement le papier. L’homme se sent bien. Il écoute et il se sent bien.


lundi 7 juillet 2014

Dany et son double mystère

                Dès son plus jeune âge, Dany s’était senti  un peu à part des autres enfants. Quand il avait commencé l’école primaire, dès le premier jour, il s’était instinctivement assis à l’arrière de la classe. En réaménageant la classe, sa maîtresse l’avait fait assoir en avant et il avait accepté sans rien dire mais il s’était pris une place près du mur pour pouvoir regarder dehors… ce qu’il essayait de faire discrètement. Pendant les récréations, il restait à l’écart, la plupart du temps seul dans son coin sans se joindre aux autres enfants qui jouaient, couraient ou se chamailler à qui mieux-mieux. Il n’avait aucune envie d’essayer les jeux de balles ou de groupes auxquels tous les enfants raffolent spontanément. Il était sûr qu’il lui arriverait quelque chose, que quelqu’un pourrait le frapper ou lui faire mal ou pire qu’il pourrait disparaître.
Le personnel de l’école avait bien remarqué son comportement particulier. On avait supposé une sorte d’autisme, mais tous les tests montraient le contraire. Dany était enfant unique et on s’était dit que c’en était peut-être la cause. Or, il réussissait bien en classe, il écoutait bien, il faisait tout ce qui lui était demandé; il était même beaucoup plus obéissant que la moyenne des enfants de son âge. C’en était même surprenant. Il y avait en lui une soumission, une docilité, qui étonnait tout le monde; il était certainement l’élève le plus discipliné de l’école.
Cependant après sa deuxième année, sa mère avait déménagé dans un autre quartier de la ville et il avait dû changer d’école. Elle vivait seule avec son fils. Elle n’avait jamais travaillé et vivait simplement de l’aide sociale et des allocations familiales. Le propriétaire de l’appartement qu’ils avaient habité pendant plusieurs années en avait considérablement augmenté le loyer à cause d’importantes rénovations effectuées dans l’immeuble, et elle avait dû déménager dans un appartement moins cher. Elle avait fait une demande pour un logement social subventionné et l’avait finalement obtenu après plus de quatre ans. Dany avait alors à nouveau changé d’école.
Ces fréquents déménagements ne l’affectaient guère. Au contraire, on aurait dit. Quand il faisait son entrée dans une nouvelle école, il avait un comportement assez singulier : il l’explorait. Chaque nouvelle école était comme un terrain vierge aux mille mystères à découvrir. Il faisait le tour de la cour, le tour des couloirs de chaque étage, il montait et descendait chacun des escaliers; il essayait à tout prix de jeter un coup d’œil dans chacune des classes et même dans la salle des profs. Régulièrement le concierge  le retrouvait au sous-sol en train de flâner et Dany lui demandait ce qu’il y avait derrière chaque porte, s’il y avait un sous-sol au sous-sol, où se trouvait le grenier, où étaient les salles de débarras. On ne pouvait pas le punir car il ne faisait rien de mal; il fallait juste qu’il aille voir; ce n’était même pas de la curiosité malsaine. Quand on lui disait qu’il n’avait pas le droit d’y aller, il acquiesçait et n’y retournait plus. C’était aussi simple que cela. Une fois, durant une réunion du personnel, quelqu’un avait que Dany semblait « chercher » quelque chose. On avait approuvé. Son enseignante titulaire, celle qui sans doute le connaissait le mieux, lui avait posé la question, mais il avait simplement et tranquillement répondu que non, il ne cherchait rien, qu’il voulait « juste voir les choses ».
Ces traits de caractère avaient posé quelques problèmes au secondaire. Dany avait toujours autant de difficulté à travailler en équipe. Et d’ailleurs bien des camarades ne voulaient pas l’avoir dans leur équipe. Un ou deux s’étaient aperçu cependant qu’il était excellent élève. Alors on lui assignait une tâche de travail et on le laissait travailler seul de son côté sans lui demander de participer aux rencontres d’équipe. Et ce qu’il faisait était souvent la meilleure section du travail collectif.
Un cours problématique était celui d’éducation physique. Comme il était incapable de jouer en équipe, presque tous les sports lui faisaient peur : hockey intérieur, volleyball, ballon-chasseur; il n’y avait que le badminton auquel il pouvait jouer sans trop de problèmes. Et bien sûr, il pouvait se rabattre sur l’athlétisme, mais sans jamais s’y donner à fond : il semblait qu’au dernier moment, avant un lancer ou un saut, il retenait toujours son geste pour ne pas aller trop loin, pour ne pas être le premier. Il aimait bien la course, mais là encore il lui manquait quelque chose : il ne se sentait pas capable de faire la course avec, ou plutôt, contre les autres. Invariablement, vers la fin d’une course, il ralentissait subitement, comme s’il attendait quelque chose et se mettait à trottiner jusqu’à la ligne d’arrivée qu’il franchissait avec beaucoup d’hésitation et même d’appréhension. Paradoxalement il se donnait à fond dans les courses à relais; le professeur d’éducation physique n’arrivait pas à comprendre.  
Durant tout son secondaire, Dany n’avait joint aucun groupe d’amis; il n’est  jamais allé aux soirées entre amis, d’ailleurs on ne l’avait jamais invité, ni aux fêtes d’anniversaire. Il n’aurait pas su même comment inviter des amis pour le sien, si seulement il y avait pensé.
En fait, si Dany restait isolé, s’il se repliait sur lui-même, ce n’est pas tant qu’il aimait la solitude mais il ne se sentait vraiment bien qu’avec lui-même. Ou plutôt, il sentait qu’il n’était pas tout à fait seul; il sentait une présence l’accompagner. Et il était heureux de cette présence. En se concentrant, il pouvait avoir la sensation qu’il lui manquait quelque chose - mais quoi ? - et que ce quelque chose qui lui manquait lui faisait du bien. Pourtant, il avait tous ses membres, tous ses organes; il se savait physiologiquement normalement constitué. Que lui manquait-il ? Bien sûr il ne parlait jamais de ce qu’il pensait. Sa mère lui avait formellement interdit de parler de ce qu’il ressentait alors il le gardait pour lui tant pour obéir à sa mère que par peur du ridicule. Il ne se sentait pas « différent », car pour lui être qui il était, était normal. Je suis comme je suis. Avec le temps, il cherchait le bon mot; il se disait « distinct » ou « spécial » ou encore « autrement ». Finalement, il avait opté pour « autre » : « Je suis autre », se souriait-il
Il n’entendait pas de voix, il n’avait pas de visions; il ne voyait pas d’éclairs dans le ciel. Mais souvent, il regardait soudainement par-dessus son épaule pour regarder, pour voir, à la fois excité d’apercevoir quelqu’un et terrorisé de qui cela pourrait être. Cette sensation arrivait souvent dans les parcs; et il ne savait pas pourquoi. Les quelques fois où il avait posé des questions à sa mère, dans sa pré-adolescence, elle l’avait rabroué rudement. La seule chose qu’il avait apprise, c’est que son père était parti quand il était tout jeune, en les abandonnant sa mère et lui, sans jamais revenir. Il s’était alors imaginé qu’il avait été adopté et que sa même ne voulait pas le lui dire. Avait-il des frères et sœurs ailleurs ? Il avait même pensé, un temps, qu’il venait d’une autre planète. Il s’était vu très bien venir du soleil comme Ultraman ou un autre superhéros et qu’un jour il se découvrirait des dons extraordinaires et la mission de combattre les méchants et de sauver le monde. Mais ces pouvoirs magiques n’étaient jamais venus. Il était normalement autre.
Parfois, la nuit, il faisait des rêves qui laissaient en sueur; il se réveillait en proie à la terreur, à l’angoisse, sans pouvoir se rappeler de ce à quoi il avait rêvé. C’était des formes bizarres et géantes qui se mouvaient au-dessus de lui. Il y avait des bruits de combats, des bruits de guerre ? Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Et puis il avait cette cicatrice à l’épaule droite.
Des fois il se mettait à caresser sa cicatrice, mais cela ne n’aidait pas à comprendre; tout ce qu’il sentait était une peau plus douce qu’ailleurs, tellement douce qu’il se demandait si c’était vraiment la sienne, aussi douce que celle d’un bébé.
II avait attendu le moment propice et sa mère lui avait raconté qu’elle l’avait brûlé un jour en échappant sur lui une partie de la casserole d’eau chaude dont elle se servait pour réchauffer son biberon. Ça s’était passé quand il avait six mois. Elle avait voulu aller trop vite; le manche avait tourné et l’eau s’était renversée au-dessus de son couffin. Heureusement sa petite couverture de coton l’avait en grande partie protégé, sinon « tu aurais été défiguré, mon pauvre ! » Elle l’avait tout de suite mené à l’urgence de l’hôpital et on l’avait bien soigné; et maintenant, il ne lui restait que cette cicatrice, une cicatrice que personne d’autre n’avait.
Les pires sensations arrivaient lorsque Dany passait près d’un cimetière. Il sentait alors très fortement que la mort le suivait; la mort était là qui le regardait. Elle ne le menaçait pas, non; c’était comme si elle l’implorait, elle le conjurait. Sa mère lui avait dit que son père les avait quittés. Était-il mort depuis ? Était-ce lui qui revenait le hanter ? Était-ce lui qui l’habitait continuellement ? Était-il ce qui lui manquait ? Ou peut-être à qui il manquait ?... Il devait alors vite aller se réfugier au loin tant l’émoi dans lequel il se retrouvait devenait insupportable.
À la fin du secondaire, Dany est allé au CÉGEP. Il s’est inscrit en Science humaines dans le but de faire des études de psychologie à l’université. Dans l’espoir fou que ces études en psychologie l’aideraient de comprendre ce qui lui arrivait ? Au CÉGEP, il y avait un bon service de consultation et d’aide. Il y est allé. Mais sa déception a été grande. On lui avait parlé de dédoublement de personnalité, de bipolarité, de tendances schizophréniques… mais rien de tout cela ne semblait définir exactement ce qu’il vivait. Lorsqu’il avait commencé à parler des rêves de son enfance (ils n’étaient pas revenus depuis plusieurs années), le thérapeute avait été particulièrement intéressé. Il avait creusé cette piste le plus possible et avait vaguement conclu que peut-être quelque chose lui revenait de son enfance. Mais Dany avait beau se creuser la cervelle et fouiller ses souvenirs, il n’arrivait pas à mettre le doigt sur l’événement traumatisant qui lui fournirait une clé pour comprendre.
Dany n’était pas devenu psychologue. Il avait compris que cela lui serait trop exigeant et il ne se voyait pas « régler » les problèmes des autres. À l’université, il avait plutôt bifurqué vers la concentration Travail social et, sans trop de problèmes, il avait obtenu son diplôme de travailleur social. Il s’était vu offrir un emploi dans un CLSC d’un autre quartier de la ville que celui où habitait sa mère. Il n’avait jamais songé à la quitter en se prenant un appartement. Pendant quelques jours, il avait pensé prendre une « chambre » à proximité du CLSC où il logerait la semaine pour revenir chez sa mère les fins de semaine. Au bout du compte, sa mère avait pris la décision qu’elle quitterait son logement subventionné et qu’elle déménagerait avec lui dans un plus beau et plus grand appartement dans un meilleur quartier. Dany ne s’était pas opposé à cet arrangement.
C’est alors que le déclic qu’il attendait depuis si longtemps est survenu.
Il avait suivi les membres d’une famille nouvellement arrivés au pays en tant que réfugiés. La mère était enceinte, mais ce qui l’a frappé fait réagir comme s’il avait reçu une décharge électrique, c’était que parmi les autres enfants du couple il y avait des jumeaux ! Il était comme tétanisé par cette révélation. Il avait eu énormément de difficulté à se concentrer pour comprendre ce que le père racontait dans son anglais hésitant. Des jumeaux ! J’ai un jumeau quelque part ! Oui, c’est ça ! C’est lui qui me manque, c’est à lui que je manque !
Mais bientôt, avant qu’il n’ait pu se décider à l’interroger sur cette possibilité, sa mère avait commencé à moins bien aller. Il avait dû l’amener à la clinique ou à l’hôpital régulièrement; il avait dû utiliser des journées de maladie, puis demander des congés supplémentaires, jusqu’au point où sa supérieure l’avait fait venir dans son bureau et l’avait averti que cela ne pouvait plus continuer ainsi : son travail s’en ressentait et ses absences répétées avaient des répercussions sur les autres membres de l’équipe à qui elle obligeaient de faire des heures supplémentaires; sans oublier le suivi des familles sous sa responsabilité qui ne se faisait pas.
Dany était déchiré. Il se sentait coupable de laisser sa mère seule et en même temps il ne voulait pas quitter son travail : il savait qu’il se sentirait coupable d’abandonner ces gens qui avaient besoin de lui et surtout parce que ce milieu lui avait entrouvert la fenêtre vers une potentielle libération. Sa mère et lui ont eu des discussions très tendues pendant une ou deux semaines, et finalement Dany a décidé, avec l’aide et les conseils de sa supérieure, de trouver un centre d’accueil où sa mère recevrait tous les soins dont elle avait besoin.
Très vite, elle s’est mise à dépérir. Dany ne savait plus que faire. Puis, à son grand étonnement, l’état de sa mère s’est stabilisé.
Alors, l’idée qu’elle n’était pas éternelle s’est immiscée en lui. Il voulait savoir la vérité, il devait savoir la vérité avant que sa mère ne meure. Il se faisait de plus en plus insistant à chacune de ses visites quotidiennes.
« Maman, je veux savoir ce qui s’est vraiment passé quand j’avais six mois.
-Il ne s’est rien passé.
-Oui, je veux que tu me dises en détails comment est arrivée cette brûlure que j’ai eue à l’épaule.
-Je te l’ai déjà dit, je réchauffais ton biberon et le manche de la casserole a tourné.
-Maman, je veux tout savoir. C’est important pour moi !
-Mais que veux-tu savoir, il n’y a rien d’autre; tu me fatigues à la fin ! »
Un saut dans le vide pour la vie.
« Maman, qu’est-ce qui est arrivé à mon jumeau ?
-…? Quel frère jumeau ? De quoi veux-tu parler ? Tu n’as jamais eu de frère jumeau ?
-Maman, tu as hésité avant de répondre…
-Dany, tu me donnes mal à la tête; tu sais que je suis malade !
-Maman, dis-moi la vérité !
-La vérité, c’est qu’il n’y a rien à dire !
-Je sais que j’ai un frère jumeau ! Où est-il ?
-Dany ! Arrête ! Arrête ! Tu déparles !
-Maman, dis-moi la vérité !
-Je te l’ai dit la vérité !
-Non ! Tu mens !! »
Dany avait crié; c’était la première fois de sa vie qu’il élevait la voix devant sa mère. Il voyait dans ses yeux qu’elle était paralysée par la peur.
Tout-à-coup, elle s’est penchée en mettant ses mains sur son visage. Elle pleurait. Et lui il sentait qu’il tremblait à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.
Il a dit doucement.
« Maman, je t’en supplie, dis-moi la vérité; dis-moi ce qui s’est vraiment passé quand j’avais six mois.
-Oui, c’est vrai, tu as eu un jumeau… Sa mère articulait difficilement au milieu de ses sanglots. C’est vrai, quand j’ai accouché j’ai eu deux bébés, deux jumeaux identiques, toi et ton frère... Deux petits bébés.
Dany ne bougeait pas d’un cil.
-C’est ton père… J’étais partie à l’épicerie et ton père vous gardait. Vous étiez tous les deux dans le même berceau, côte à côte. Il a… il a voulu faire du thé et quand l’eau s’est mise à bouillir il a empoigné la casserole, mais la poignée a tourné et l’eau s’est renversée sur vous deux et il vous a ébouillantés. Vous étiez couchés l’un contre l’autre, ton frère avait sa tête appuyée sur ton bras. C’est lui qui a reçu le plus gros de l’eau bouillante. Il était affreusement brûlé au visage, toi tu n’avais été atteint qu’à l’épaule et au bras. Tu hurlais de toutes tes forces, mais ton frère était déjà inconscient. Ton père était paniqué, sans savoir quoi faire. Il vous a recouverts d’une couverture, je crois. C’est à ce moment que je suis revenue de l’épicerie et j’entendais tes cris depuis l’autre côté de la porte. La scène que j’ai vue était épouvantable. Mes bébés ! Mes enfants !...
La mère de Dany a une nouvelle crise de larmes. Il la laisse pleurer un moment puis lui demande :
-Alors, que s’est-il passé ensuite ?
-Alors… ton frère est mort, et toi, j’ai réussi à te calmé et à te soigner avec ce que j’avais dans la maison. Ton père ne voulait pas aller à l’hôpital. Il avait trop peur d’être déporté.
-Déporté ? Pourquoi ?
-Parce que c’était un déserteur, un déserteur de l’armée américaine. Tout ça, ça s’est passé au début des années ’70; c’était l’époque de la guerre du Vietnam aux États-Unis et ton père ne voulait pas aller à la guerre. Alors comme bien d’autres jeunes hommes, il s’est réfugié au Canada. Moi, je l’avais rencontré par hasard à un arrêt d’autobus; ça faisait déjà trois ans qu’il vivait ici. Il ne parlait pas un mot de français, et moi je parlais un peu d’anglais. On a fait la conversation et j’ai trouvé sa vie intéressante. J’ai succombé à ses charmes et vous êtes nés…
-Donc, tu étais tombée enceinte de jumeaux.
-Oui, je suis tombée enceinte de jumeaux, de jumeaux identiques. Vous étiez si pareils l’un à côté de l’autre. Il n’y avait que moi qui pouvais vous différencier. Mes parents que tu n’as jamais connus n’étaient pas très contents; ils voulaient que je me fasse avorter, surtout que nous n’étions pas mariés, à cette époque, c’était mal vu d’avoir des enfants sans être mariés. Mais j’ai voulu garder le bébé, je ne savais pas encore que c’était des jumeaux; et je suis partie vivre avec ton père.
-Comment s’appelait-il ?
-Pourquoi tu me demandes ça ?
-Maman, c’est fini le temps des mensonges et des secrets.
-Il s’appelait Ryan, Ryan Beaton; c’était un déserteur qui ne voulait pas aller tuer du monde au Vietnam, mais c’est ton frère qu’il a tué.
-Mon frère jumeau est mort de ses blessures ?
-En fait, pas tout à fait. Il était atrocement défiguré mais il respirait encore. Alors pendant que je te soignais - il ne voulait pas qu’on aille à l’hôpital - ton  père a pris sa petite couverture et il l’a étouffé pour abréger ses souffrances et aussi pour ne pas le condamner à la vie de monstre qui aurait la sienne.
-Et ensuite ?
-Ensuite… la nuit, il est parti enterrer le petit corps dans un terrain vague… et il n’est jamais revenu. Et il était parti. Sans que je le voie, il avait pris ses papiers et son argent et il est parti. Je crois que des années plus tard il est retourné aux États-Unis.
-Et tu ne l’as pas dénoncé à la police ?
-Pourquoi ? Tu sais, c’était au début des années ’70, et nous n’étions pas légalement mariés. J’avais déjà honte de ce que j’avais fait. Je suis retournée vivre chez mes parents qui n’ont rien dit et qui nous ont cachés... C’est tout, je te jure que c’est tout.
-Non, il me reste deux questions : où habitions-nous quand nous avions six mois ?
-Nous habitions sur la Rive-Sud dans un nouveau quartier de Longueuil près d’un marais.
-Et ma deuxième questions est : comment s’appelait mon frère jumeau ?
-George. »
*
*      *
Dany est un peu sous le choc de ce qu’il vient d’apprendre de la bouche même de sa mère, mais quel soulagement ! Il comprend enfin d’où vient ce qui le sent « autre ». C’est son frère, son jumeau identique, tous deux issus du même œuf, le même ovule et le même spermatozoïde, qui a vécu en lui tout ce temps.
Dany ne prend pas beaucoup de temps à comprendre le marais en question a été transformé pour une bonne partie en parc municipal et pour l’autre en nouveau développement à condos. Dès sa première fin de semaine de libre, il s’y rend. Il marche longtemps un dimanche après-midi dans les sentiers du parc municipal. Il voit les jeunes couples qui marchent avec des poussettes ou avec de jeunes enfants qui courent à petits pas; il voit les enfants qui jouent dans le parc à balançoires; il entend leurs cris et leurs rires, et il en entend qui pleure quelque part. Il y a un groupe qui fait voler des cerfs-volants. Il voit des gens qui font du jogging, des jeunes qui se promènent yeux dans les yeux ou se bécotant sur un banc. On a gardé un petit étang en asséchant le marais. Dany voit les canards, des colverts, qui y pataugent, même un héron qui chasse les grenouilles dans les roseaux. Avant de venir au parc, il avait marché chacune des rues du nouveau développement : rue des Cyprès, rue des Bouleaux, rue des Épinettes, rue des Cervidés, rue des Perdrix, rue des Écureuils… Quelle ironie ! Avoir détruit cet habitat naturel pour un lieu de vie si hideux ! Et toutes ces maisons si énormes, si imposantes, si semblables, si grises avec les mêmes garages pour les mêmes voitures ! Heureusement qu’il y a des numéros pour les distinguer ! Et utiliser pour le nom des rues de noms d’arbres et d’animaux pour se faire croire que la nature est encore là, toute proche, comme si elle nous entourait, pour se faire croire que rien n’a été détruit.
Dany s’assoit sur le bord de l’étang pour observer le manège du héron un long moment. Les joncs se balancent doucement dans le vent. Un oiseau rapporte dans son bec quelque pitance pour ses petits. Deux tamias se font la course. Il reprend sa marche dans les sentiers qui servent de pistes de fond l’hiver et se retrouve dans l’endroit le plus sauvage du parc. Il y pénètre. Entre deux arbres, il s’agenouille et il construit un petit monticule de terre et de pierres. Il sort de sa bouche une petite bougie du genre que l’on met sur un gâteau d’anniversaire. Il l’a choisie de couleur rose; il la plante sur le petit monticule et l’allume avec une allumette.
                « Je t’aime, George, mon frère jumeau, mon double, je t’aime… Moi, je t’aime. »
                Et il pleure. Abondamment.
                Quand il relève la tête et rouvre les yeux, la nuit est venue. Il sort du boisé en s’écorchant les mains. Il prend un taxi pour revenir chez lui.
                L’histoire de Dany pourrait s’arrêter là, mais il était dit que sa vie ne pourrait être banale. Il veut aussi connaître son père. Il veut découvrir la vérité jusqu’au bout, il veut connaître toute la vérité.
                Après de longues recherches sur internet, il finit par découvrir un Ryan Beaton qui vit à Windsor en Ontario et qui semble correspondre à celui qu’il cherche. Doit-il lui téléphoner ? Doit-il lui écrire ? Lui envoyer un courriel ? Il hésite. Tout ça lui semble trop impersonnel.
                Dany décide d’y aller. Ce n’est qu’au bout de quatre ans après les révélations de sa mère qu’il peut enfin partir pour Windsor. Il n’a jamais pris l’avion de sa vie. Il a hésité entre prendre l’avion et le train. Le train lui permettrait peut-être de mettre ses idées en ordre… et puis, elles sont déjà assez en ordre comme ça, et puis l’avion est plus rapide : plus vite ce sera fini, mieux de sera. À l’aéroport, il sent une certaine nervosité, une certaine anxiété sourdre en lui. Ce n’est pas tant qu’il a peur de prendre l’avion, mais il se demande s’il a pris la bonne décision… Mais l’avion décolle, et maintenant il est trop tard pour reculer.
                À Toronto, le temps est pluvieux. Il prend un taxi jusqu’à la gare. Il a deux heures devant lui avant son train.
À Windsor, il a fait une réservation dans un hôtel près de la gare par internet, et il s’y rend à pied.
                C’est vendredi soir. Lorsque Dany se retrouve seul dans la chambre d’hôtel, il se dit qu’il pourrait encore laisser tomber. Mais après tout ce qu’il a vécu, il croit qu’il peut encore supporter demain. Il ne manquerait plus que son « père » ne soit pas chez lui. Punaise, je n’ai pas pensé à ce « détail » !
                Le lendemain, Dany est debout dès cinq heures. Il a encore plus de quatre heures devant lui. Il sort faire une marche dans l’air frais du matin de cette ville de Windsor. La pluie a cessé, mais l’humidité est toujours présente.
                Ensuite viendra le déjeuner, puis le retour dans la chambre pour une petite toilette; enfin il appellera un taxi. Il n’a pas voulu prévenir son « père », ni par lettre, ni par téléphone : ce sera à lui de voir apparaître un fantôme du passé !
                Dany est rendu. Il paie le chauffeur de taxi qui s’éloigne. C’est un quartier sans prétention qui a certainement connu des jours meilleurs avec des maisons d’époques diverses. Au coin de la rue, il y a une petite épicerie de quartier; des enfants jouent au hockey dans la rue.
                Il sonne à la porte.
Une femme en robe chambre vient lui ouvrir. Elle est de la génération de sa mère.
-Yes ?
-Good… Good morning ? Is Mr. Beaton here ?
La femme l’ausculte de la tête aux pieds et de pied en cap plusieurs fois sans savoir trop quoi répondre. Elle se méfie. Elle a bien perçu par son accent que Dany est un étranger. Bientôt, une voix masculine se fait entendre du fond de la maison.
-Who’s that, Gerthy ?
-I don’t know. It’s a young man who is looking for you.
Et soudain, le voilà, il apparaît ! C’est un vieil homme, mais c’est bien lui, il n’y a pas de doute. Le même nez, les mêmes yeux, jusqu’à la démarche. Il prononce cette phrase qu’il a préparée et qui lui tourne dans la tête depuis quatre ans.
« I am Dany, your son.
Dany s’était préparé à tous les scénarios qu’il avait pu imaginer, mais il n’avait pu imaginer celui-ci !

*
*     *
-Oh ! My God !, c’est la femme qui a crié.
Ryan Beaton, lui, écarquille les yeux; il est bouche bée; il porte sa main à son cœur, puis à sa tête; ses jambes ne le portent plus; il se laisse choir dans une chaise et sa femme le rattrape comme elle peut.
Encore hébété, Ryan fait signe à Dany de rentrer.
-My son, my son ! parvient-il à balbutier en s’accrochant à lui comme une naufragé à une bouée de sauvetage.
-My son, my son ! Your are alive ! And you’re here !
Dans son anglais hésitant, Dany raconte à son père et à sa femme, à nouveau à l’aide de phrases depuis longtemps préparées et apprises par cœur, pourquoi  il est venu : pour confronter l’assassin de son frère jumeau. Son père est tout pâle. Il comprend trop bien.
-No, my son; I didn’t kill your brother. Yes, it was an accident... but your mother caused it.
C’est au tour de Dany de sentir ses jambes se dérober sous lui !
-Yes, it was an accident, but she got into a panic. I couldn’t control her. She didn’t want to go to the hospital. For me it was the normal thing to do, but for her it was an absolute no. When she calmed down, at night, she asked me to bury the little corpse in a bush some blocks away. Nobody could see me. It took me about two hours. And when I came back, there she was gone. She had called her parents, and the house was empty. I didn’t want to call the police because I didn’t want to put her into any trouble. I stayed in the house for another month. Then I called the owner and I moved to Toronto. And after a while, I moved to Windsor.
*
*     *
Il avait prévu n’être parti que trois jours, mais son voyage s’est étiré à une semaine. De retour chez lui, Dany n’a plus jamais parlé à sa mère; non pas qu’il n’a pas essayé, mais elle souffrait de la maladie d’Alzheimer et la démence avait fait son œuvre. À son retour, son état s’était empiré : sa mère est devenue complètement sénile. Elle ne l’a même pas reconnu.