lundi 29 décembre 2014

La nuit du mirâcle

Ici en Gaspésie, on appelle la nuit de Noël : « la nuit du mirâcle ». Je croyais bien que le miracle de cette nuit spéciale entre toute était en fait la naissance de cet enfant qui deviendra le Sauveur du monde... jusqu’au ce jour , il y a peu, où j’ai fait la rencontre de Joseph Bujold, le plus grand conteur d’histoires de ce côté-ci de la Gaspésie, « de toute la Vallée (de la Matapédia), de la Baie (des Chaleurs) et jusqu’à Percé et même au-delà » comme il l’annonce lui-même sur un ton sans réplique.
« Mon p’tit gars, m’a-t-il dit, c’est pas pour rien qu’on appelle la nuit de Noël "la nuit du mirâcle"! T’avise pas de t’en moquer, car grand danger courreras ! »
Joseph Bujold a. selon les uns, quatre-vingts ans, et selon les autres, ben proche de cent ans; mais la vigueur de sa parlotte est certes celle d’un jeune de vingt ans.
-Non, mon jeune, la nuit du mirâcle, c’est la nuit du mirâcle, parce qu’à la nuit de Noël, écoute ben mon jeune, parce que durant la nuit de Noël, à chaque nuit de Noël que l’bon Dieu nous donne à chaque année à quéque part pas loin, y’a un miracle qui s’passe.
-Un miracle ?
-Oui, un mirâcle !... (Ici, il a marqué une pause pour que j’enregistre bien ces mots.) Oh, ben sûr, faut crère aux mirâcles pour en voir un, et pour sûr que les jeunes générations créent pus ben ben aux mirâcles; mais moé, Joseph Bujold, bûcheron de métier passé et conteur d’histoires de profession, j’ai jamais passé un jour de Noël sans penser au mirâcle de Noël qui devait arriver, et à chaque année, ben c’est arrivé!... Pis même que plus ça va, plus j’y pense de bonne heure. Ben tin mon jeune, les gens commencent leurs magasinage de Noël dès le mois de septembre comme que j’ai vu c’t’année à Carleton, ben moé c’est astheure que j’commence à penser à la nuit du Mirâcle.
« Ben, qu’est-ce tu veux, mon jeune, j’en ai ben entendu des histoires, pas des accroires, des vraies histoires de mirâcles qui s’étaient passés à Noël; pis moé, mon garçon, j’pourrais t’en raconter pas mal des histoires de la nuit du mirâcle parce que tel que tu m’vois icitte astheure, j’en ai vu de mes propres yeux pis vécu en mon âme même des mirâcles de la nuit de Noël. Écoute-moé ben, mon jeune, m’a te conter quéque chose ....
(Bien malheureusement, je ne peux répéter tous les récits de miracles que m’a racontés Joseph Bujold pendant plus de deux heures; peut-être un jour, un volume en sera-t-il fait : la réconciliation de la paroisse en chicane, l’apparition de la Sainte Famille en pleine messe de minuit, les tintements des cloches dans les montagnes, les deux fils Martin qui étaient partis pécher, la Julienne qui avait retrouvé son amoureux qu’on croyait mort dévoré par les loups ... et d’autres y figureront sans doute. Mais laissez-moi vous en raconter deux de ces miracles de la nuit de Noël, l’un il y a bien longtemps et l’autre tout récent.)
« Mon jeune, le premier miracle que j’ai vécu en personne, je m’en souviens comme si c’était il y a deux jours passés, même si ça fait ben proche quatre-vingts ans de d’ça que c’est arrivé. Mon père, Pacifique Bujold, pis moé on était partis le matin de la veille de Noël pour aller chercher un oncle à mon père, Pierre à Pierrot à Esdras qu’habitait à Jacket River au Nouveau Brunswick. Ça avait été ma mère, Marguerite qui avait décidé mon père à y aller. La femme de son oncle Pierre à Pierrot à Esdras, Elvira qu’elle s’appelait, était morte dans l’année; pis ses deux garçons étaient partis v’là ben des années, un vers Québec, pis l’autre vers Halifax; ça fait que y’aurait été tout seul pour Noël. En toué cas ma mère, Marguerite, elle a dit comme ça à mon père Pacifique : "Pourquoi c’est-y que t’irais pas chercher ton vieil oncle Pierre à Pierrot à Esdras de Jacket River ? Y pourrait passer les Fêtes avec nous autres, pis tu l’ramènerais pour le nouvel an." C’est pour ça que le jour avant de Noël, de bonne heure le matin, mon père pis moé on attelle pis nous v’là partis pour Jacket River. Ma mère pis mes sœurs étaient restées à la maison pour toute préparer le réveillon; qu’est-ce tu veux, mon jeune, dans c’temps-là c’tait comme ça. En toué cas, on arrive à Pointe-à-la-Croix en moins de deux heures. On était partis de St-Omer, pis j’te dis qu’la jument elle avait ben filé sur la belle neige dure comme il fallait. À Pointe-à-la-Croix, fallait prendre la traverse; mon p’tit gars, t’as pas connu ça toé, mais ça fait pas longtemps qu’y a un pont entre Campbellton pis Pointe-à-la-Croix. "Bonjour, bonjour" qu’on dit. "Ousque vous allez d’même ? et pis :"Que Dieu vous bénisse!"... pis nous v’là rendus à Campbellton. Oh, pis j’te dis mon jeune, que Campbellton c’était pas une grosse ville comme astheure, ah non! même qu’on avait même pas encore commencé à bâtir la vieille hôpital, celle qu’on a fermée c’t’année, c’est ben pour dire. En toué cas, là avec le beau temps aidant nous v ‘là è Jacket River en un rien d’temps. J’te dis que l’oncle Pierre à Pierrot à Esdras y était content d’nous voir; y aurait ben dansé la gigue devant sa défunte Elvira si ses jambes auraient pas été prises de rhumatisses comme qu’elles  étaient. On l’embarque, on l’empaquette dans les fourrures pis nous v’là sur l’retour...
« C’t’a moment-là, mon jeune, que choisit de commencer une tempête comme que j’ai jamais vu une tempête de neige commencer. En deux minutes, comme ça, nous v’là pris dans la tourmente; la neige, le vent, la bourrasque, on voyait plus rien. J’te dis, mon jeune, qu’la jument a renaclait là. Tellement qu’on a finit par perdre le chemin. Mon père savait plus trop quoi faire; pis le pauvre oncle Pierre à Pierrot à Esdras qui commencé à être gelé comme un glaçon; c’était-y qu’on l’avait sorti de sa hutte pour le faire mourir de frette, la veille de Noël ? J’sais pas exactement comment, mais on a finit pas retrouver la traverse. On était sauvés! Mon père, Pacifique Bujold, avait eu dans l’idée de suivre la berge; c’était ben risqué pour tomber dans l’eau, mais on avait vu des lumières qui nous avaient guidés jusqu’à la traverse. On s’embarque et : « Marci, marci ! Hé, qu’ça fait plaisir de t’voir... » et nous v’là de l’autre côté et pis jusqu’à St-Omer... juste à temps pour la messe de minuit.
« Mon jeune, tu m’diras que d’avoir retrouvé la traverse dans une tempête de tous les diables, c’était un gros mirâcle pour la nuitte de Noël, mais moé, Joseph Bujold, tel que tu m’vois icitte astheure, j’vas d’dire la fin mot de l’histoire. Une semaine après, mon père Pacifique pis moé on a ramené l’oncle Pierre à Pierrot à Esdras chez lui à Jacket River, pis on arrive à Pointe-à-la-Croix pour prendre la traverse. Là mon père dit marci à Samuel à David de nous avoir fait traverser dans la tempête la veille de Noël. Pis là, v’la l’autre Samuel à David qui ouvrent de grands yeux de maquereau pis qui s’met à rire comme un bon. "Ben, t’as dû rêver Pacifique Bujold, parce que mon embarcation, a pas bouger du quai de toute la durée d’la tempête! Une tempête de même, qu’est-cé que tu cré ?" comme ça qu’y dit. J’te dis, mon jeune, qu’mon père pis moé, on s’est r’gardés, pis on osait pas dire un mot.
*
*   *
-Peut-être mon p’tit gars qu’tu pense que toute ça c’est des histoires de vieux raconteur d’histoires. Mais j’vas t’raconter la nuit du mirâcle d’il y a deux ans passés, pis ça s’est passé icitte même à Pointe-à-la-Garde, pis moé-même Joseph Bujold tel que tu m’vois icitte astheure que je l’ai vu de mes propres yeux. Partir à l’aventure, comme que j’ai l’habitude de dire, c’est plus tellement pour moé puisque me v’là, comme qu’on dit avancé en âge ... mais ça m’empêche pas d’ouvrir des yeux pis de r’garder; ah non, mon jeune. Tu vois, r’garde par la fenêtre de ma cuisine, oui c’est ça; ben par là j’peux voir le chemin sur quasiment toute la longueur du village. Moé la télévision, je r’garde pas ça; y a François, mon p’tit-fils qui m’en a donné une y a quinze ans de d’ça, mais j’trouve que c’est ben du cancanage, pis ça m’donne mal aux oreilles pis aux yeux. En toué cas, quand je me mets à la fenêtre de ma cuisine pis que je r’garde, j’peux toute voir c’qui passe au village. J’peux même voir si l’curé y a d’la visite. Ben, y a deux ans passés, mon jeune, j’étais à ma fenêtre tel que tu m’vois icitte astheure pis je r’gardais. C’était la veille de Noël, dans l’après-midi, vers quatre heures, quatre heures et demi, mais à c’t’heure, y fait déjà noir, alors j’pouvais pas ben voir comme y faut, mais là j’ai vu deux personnes qui marchaient; ça devait être une femme pis son homme; ça devait être des voyageurs parce qu’ils portaient des sacs; en toué cas, j’les avais jamais vus dans l’coin. Ils marchaient lentement, l’un soutenant l’autre, mais sans gaucherie malgré la neige et la glace. Là j’les vois s’arrêter devant la maison des Bolduc. Ils faisaient rien; ils étaient juste là arrêtés devant la maison des Bolduc. Je sais qu’les Bolduc étaient chez eux. Mais c’est t’y qui voyaient rien? Quatre, cinq minutes après, v ‘là mes deux voyageurs qui recommencent à marcher, pis là ils s’arrêtent devant la maison suivante, celle des Arsenault. Pis là, la même affaire; ils restent là, quatre, cinq minutes sans rien faire, pis les v’là qui r’partent. Pis là, ils s’arrêtent devant la prochaine maison, celle des St-Hilaire, pis ils font la même chose…
« Là, là, mon jeune, tu penses ben que j’me posais des questions. Qu’est-c’est qu’ça pouvait bien être que ce pèlerinage-là ? Pis c’était qui ces deux étrangers-là? Ils se sont arrêtés comme ça devant la maison des Lavoie, pis la maison de Gray, pis les Martin... pis jusque devant chez Gabriel Leblanc. Pis à chaque fois, ils r’partaient avec leur p’tit bonheur. Pis mon jeune, j’sais pas si tu l’as connu Gabriel Leblanc, mais c’t’homme-là, c’était bon comme du bon pain; mais y était tellement malade! Y avait une maladie d’la peau qui l’faisait tellement souffrir pis aucun docteur pouvait pas rien faire pour le soulager, mais ça c’est pas nouveau qu’les docteurs savent rien. Ben, six mois après c’que j’te raconte l’Gabriel Leblanc, y est mort de sa maladie; c’était une vraie délivrance pour lui. En toué cas, v’là mes voyageurs qui s’arrêtent devant la maison mobile de Gabriel Leblanc, pis là, moé j’le vois qui ouvre la porte, pis qui leur fait signe d’entrer; alors les deux pèlerins, la femme pis son homme, pis leur chien avec, j’me souviens qu’ils avaient un chien, ils sont entrés chez Gabriel Leblanc. Ça s’rait t’y ça le mirâcle de Noël ? que j’me dis; j’étais toute tirebouchonné en pas pour rire. Pis, écoute ben mon jeune; plus tard quand j’ai sorti pour aller à la messe de minuit, j’ai vu de mes propres yeux une étoile toute belle, toute nouvelle, qui brillait plus que toutes les autres, juste au-d’sus de la maison de Gabriel Leblanc; et toute le village a pu la voir. Parole de Joseph Bujold !




lundi 22 décembre 2014

La bougie qui ne voulait pas s’éteindre                

Il existe au Danemark une très jolie coutume de Noël qui date du XIIIème siècle. En ce pays, quand on fête la naissance du Sauveur, le soir du 24 décembre, chaque famille se fait un devoir d’allumer des bougies sur l’arbre et aussi partout dans la maison pour éclairer la nuit et célébrer Noël. Voici pourquoi.
Aabenraa est aujourd’hui une grande ville moderne, mais au temps de notre histoire ce n’était qu’une bourgade de pêcheurs et de marchands qui vivait du commerce que lui permettait son fjord profond. L’hiver, cette année-là, était rude, comme il peut l’être souvent en ce pays du Nord et les activités portuaires en étaient considérablement ralenties. On se préparait donc pour la Noël (« Jul » comme on dit en danois). On n’échangeait pas de cadeaux comme on le fait aujourd’hui, mais on savait parer le village, danser sur les places et festoyer en famille.
À Aabenraa, comme dans d’autres villes danoises, la sécurité des rues, le soir, était assurée par le veilleur de nuit (vaegter) qui avec son fanal et son bâton, accompagné de son chat, passait dans les rues en chantant de sa voix tonitruante pour avertir voleurs et autres filous de sa présence - on peut d’ailleurs voir sa statue sur la vaegterpladsen à Aabenraa . Durant cette période de l’année, le veilleur de nuit rythmait ses pas de chants de Noël qui étaient repris de maison en maisons par les gens qui, ce soir-là, comme à l’accoutumée se préparaient à aller à l’église pour la grande célébration de la Nativité.
Les femmes se coiffaient de leur fichu, les enfants entrechoquaient leurs sabots en frétillant d’impatience. Il faut dire que la reine Margrethe, adorée de ses sujets, possédaient un château à Aabenraa et qu’elle y résidait presqu’à l’année longue, ne se rendant à København, la capitale, que pour raisons d’État. Dans l’église de la ville on avait construit deux alcôves sur le côté afin de permettre à la reine et sa famille et aux notables du lieu d’assister aux offices religieux, tout en étant admirée, de ses sujets. Et les gens savaient que la reine ne saurait manquer la messe de Noël.
Les gens du village montaient dans la neige, en petits groupes, jusqu’à l’église; ceux des alentours y venaient en carrioles à skis en s’emmitouflant sous les couvertures et les fourrures. Tous et toutes se faisaient une joie de célébrer la venue de l’enfant-Dieu.
Tous… sauf Knud-le-grincheux, comme on l’appelait, et jamais homme n’avait mieux porté surnom. Knud-le-grincheux n’aimait rien du tout de ce qui s’appelait fête, réjouissances, célébration. Il ne pensait qu’au travail dur sur la terre et marmonnait à tout venant de la frivolité des gens à cette époque de l’année. Ses enfants et sa femme devaient marcher droit et n’osaient guère contester. Ils vivaient dans une chaumière à l’extérieur du village et voyaient  peu souvent les autres gens. Or donc, ce soir-là, ils allèrent se mettre au lit comme d’habitude.
Ce n’était pas Knud ne croyait pas à la venue de Dieu sur la terre en un petit enfant -quand même il ne fallait pas se moquer des choses saintes - mais il ne pouvait supporter la vue des gens qui danseraient et chanteraient sur le parvis de l’église après la grande messe. Alors il gardait les siens à la maison malgré les visages défaits des enfants. Après avoir raconté l’histoire du bébé Jésus, de sa mère, des bergers, des anges et des rois, à la fin du repas, la mère avait couché les enfants; maintenant elle s’affairait à ranger la salle à manger, tandis que Knud fumait sa pipe en regardant par la fenêtre la neige qui tombait pesamment.
-Le vent va se lever; il y a une tempête en route, dit-il.
En effet, une tempête se préparait; déjà la nuit était noire comme du charbon, et au loin on pouvait voir le début de la poudrerie sous les premières bourrasques. D’ici peu, une heure au plus, toute la région allait subir les assauts d’une terrible tempête.
Hochant la tête, sa femme approuvait; en soupirant elle pensait à tous ces gens qui reviendraient chez eux dans la tempête. « J’espère qu’il n’arrivera rien de fâcheux à personne, » se disait-elle. Sa tâche terminée, elle alla dans la chambre pour se coucher.
C’est alors que Knud se lève pour éteindre la bougie et faire de même. Il souffle : la flamme ne fait que vaciller; il souffle une deuxième fois : même chose. Alors il fait plus attention, il souffle droit sur la flamme avec vigueur : mais la bougie ne semblait pas vouloir s’éteindre !
« Est-ce drôle que ce phénomène, » se dit Knud-le-grincheux, ou plutôt Knud-l’étonné.
Il se met à souffler et souffler et souffler de plus en plus fort, de tous côtés, dans tous les sens, mais rien n’y fait; il s’enrage, il gesticule, il grimace, il grogne, il peste, il postillonne, il halète, il est tout rouge… le pauvre Knud-l’abasourdi ! mais la bougie refuse catégoriquement de s’éteindre.
« Par la mâle mort, dit Knud tout haut, qu’est-ce que ce mystère ? Serait-ce le démon ? » se demande-t-il sentant une bouffée d’angoisse lui monter à la gorge. Il appelle sa femme et lui montre la bougie ensorcelée.
-Laisse-la ! il ne faut pas tenter le diable, murmure-t-elle en pieuse croyante de son temps.
Mais Knud répond :
-Ah, mais ça ne va pas se passer comme ça! Je veux que ma chandelle s’éteigne. Ne serais-je plus maître dans ma maison ?
Il décide de l’étouffer et il prend un boisseau et le met à l’envers sur la bougie… mais, phénomène encore plus étrange, la clarté de la flamme transparaît à travers les fentes du boisseau et éclaire toute la pièce.
Ni Knud, ni sa femme ne se sentent très rassurés et la tempête qui fait rage maintenant au-dehors ajoute à l’aspect fantomatique du moment. Quand, tout-à-coup, ils tournent la tête en entendant qu’on frappe à la porte. Serait-ce le diable ?
Ils se regardent, craignant de faire quoi que ce soit; ils retiennent même leur souffle. Mais on frappe à nouveau, quatre coups vigoureux cette fois-ci.
« Ouvrez, ouvrez, dit une voix. De grâce ouvrez-moi ! »
La mère se décide enfin et, prenant la bougie d’une main, va ouvrir la porte qui laisse pénétrer un grand coup de bourrasque et une étrange apparition : un être de grande taille, tout couvert de neige des pieds à la tête, dont même les traits du visage sont cachées sous une couche de neige.
-Tak, Tak, mange tak; merci, merci beaucoup, dit l’homme en s ‘approchant de l’hâtre; il secoue ses vêtements et commence à se réchauffer.
-Qui êtes-vous ? questionne Knud d’un ton qui se veut assuré mais qui cache mal sa perplexité.
-Je suis un voyageur égaré et fourbu. Je vais de ville en ville pour porter des messages et des missives. Je me rendais à Aabenraa depuis Sodenborg et je me suis fais prendre par la tempête. Ah, quel temps !
-Sodenborg ! mais c’est à 30 bonnes lieues d’ici !
-Je sais, mais aucune distance n’est trop grande pour les porteurs de bonnes nouvelles : j’allais annoncer à une dame de la ville que sa jeune cousine avait eu un adorable bébé, et que tout s’était passé on ne peut mieux. D’ailleurs j’étais parti de bon matin pour me rendre à destination à la tombée du jour, mais j’ai été retardé parce que j’ai du secourir un pauvre voyageur qui avait été assailli par des brigands. Je l’ai trouvé sur le bord du chemin alors qu’il gisait à demi-mort depuis je ne sais combien de temps; le pauvre homme ! Et le temps de m’en occuper et de le mener à une auberge des environs, je me suis mis en retard et je me suis vu pris par la plus terrible tempête que j’ai vue depuis longtemps.
Knud et sa femme ne perdait pas un mot de ce récit.
-Mais voila que pensant être définitivement perdu dans la tempête - et je recommandais déjà mon âme à Dieu - j’ai aperçu au loin la lumière de votre bougie. Un vrai miracle ! Je craignais que tout le monde serait à l’église ou bien déjà couché, mais non, grâce à vous, parce que vous avez pris soin de laisser votre bougie allumée, vous m’avez sauvé de la mort. Merci,
merci.
Et l’étrange messager dans sa joie et sa reconnaissance se met à embrasser Knud et sa femme qui n’osent trop parler ni trop se regarder. Knud regarde la bougie sur la table et sent une étrange sensation l’envahir.
-Ah ça, reprend le voyageur, il faut que je vous remercie. Oui, oui vous m’avez sauvé la vie !
Et aussitôt, il sort de son havresac des coussins brodés, un tapis, des moufles et des jouets pour les enfants, un châle délicat pour la mère et même un petit tonnelet de bière pour Knud. Celui-ci et sa femme regardent toutes ces surprises avec des larmes dans les yeux.
-Voila pour vous montrer ma reconnaissance, et c’est encore trop peu pour votre bougie allumée dans la nuit; mais je vois que la tempête s’est calmée. Je dois porter ma bonne nouvelle à bon port.
-Comment vous appelez-vous ? demande Knud.
Mais personne ne répond, la porte s’est déjà refermée. Par la fenêtre, Knud voit une trace de pas dans la neige qui disparaît dans la nuit étoilée.

Depuis lors, dans tout le Royaume du Danemark, chaque Noël, on allume des bougies dans la nuit, et on fête la joie de donner et de recevoir.


lundi 15 décembre 2014

L’enfant de Noël

Comment raconter cette étrange histoire ?
Il y a quelques jours, je m’en revenais chez moi en métro. Fatigué, bercé par le balancement des wagons, sans doute me suis-je assoupi quelques instants; avec un sursaut, j’ouvrais les yeux au milieu d’un tunnel, ne sachant plus exactement où j’étais. La station à laquelle le métro est arrivé m’était totalement inconnue. Peut-être s’agissait-il d’une de ces nouvelles stations récemment inaugurées. Un peu perplexe, je descendais.
Je cherchais à m’orienter, et j’ai vu alors – et ça n’allait pas être la dernière surprise de ce soir-là – une petite fille qui regardait intensément une carte murale. Je la voyais de dos : elle devait avoir huit ou neuf ans, elle semblait très absorbée, les mains dans le dos, la tête un peu penchée. Elle avait de longs cheveux très blonds, presque blancs et était toute menue dans une simple robe bleutée parsemée de plein de brillants. Je m’approchais d’elle.
Subitement elle s’est retournée d’un coup, et d’un élan, est venue sauter juste en face de moi, les bras écartés, en criant : « Bouh ! »
Je devais avoir je ne sais quel air piteux ou saisi, car elle s’est mise à rire, d’un rire si étrange et si clair comme si des milliers de fins glaçons s’entrechoquaient mélodieusement.
-Viens avec moi, me dit-elle.
-Où ?
-Oh la la… viens j’te dis.
Elle avait une si drôle de façon de marcher. Une sorte de sautillement souple et léger. En me tirant par la main, elle me menait vers une porte… et c’est à ce moment que je réalisais qu’il semblait n’y avoir personne d’autre que nous dans la station. La petite fille a ouvert la porte et je regardais…
Je voyais tout plein d’enfants, de toutes ethnies, de toutes races, de tous âges, de tous les coins du monde, assis, appuyés sur des boîtes ou sur les murs, ou couchés les uns sur les autres; ils paraissaient attendre quelque chose. Certains dormaient le souffle court, haletant, d’autres m’ont regardé, les yeux grand ouverts. Et soudain, je me suis vu, moi-même, là parmi ces enfants; je me voyais enfant, assis par terre, le menton sur les genoux, les yeux mi-clos.
« Mais c’est moi ! » me suis-je exclamé.
À ma grande surprise, la petite fille a répondu :
-Mais non ! en refermant la porte. Viens avec moi.
Je ne savais que dire, ni que penser.
Elle m’a amené sous un escalier et m’a montré une ouverture dans le plancher.
-Regarde !
C’était une grande salle aux néons clignotants. Il y avait des jeunes qui dansaient aux rythmes d’une forte musique, d’autres qui prenaient une bière. Dans un coin, un petit groupe se passait des joints. Et là aussi, je me reconnaissais au milieu d’eux.
-Mais c’est moi !
Et à nouveau, la petite fille a rependu, en refermant la trappe :
-Mais non, voyons… Viens !
Elle m’a fait monter l’escalier et nous avons franchi les tourniquets. Où était le contrôleur ? Arrivés en haut, à la sortie du métro, elle m’a dit encore : « Regarde ! »
À travers les vitres, je voyais, éberlué, des scènes de guerre : des groupes de soldats, armes en mains, se pourchassaient; des bombes sifflaient; les édifices explosaient et s’écroulaient; j’entendais des cris et des bruits affreux. Des femmes et quelques enfants couraient se mettre à l’abri, mais les derniers, en retard d’une ou deux secondes, ont été fauchés par une rafale de mitraillette et ils sont tombés, morts. Et là encore, je me suis vu au milieu du carnage, avec des allures de Rambo, tiraillant de tous côtés.
« Est-ce que c’est moi ? »  ai-je demandé à ma petite compagne sans la regarder.
-Mais non ! a-t-elle répondu avec son petit rire clair. Rapidement elle m’a entrainé dans la station; nous avons retraversé les couloirs en courant et nous sommes ressortis de l’autre côté.
La nuit était venue. Il neigeait d’une grosse neige molle et lente. Il ne faisait pas très froid et j’étais content de respirer l’air frais du dehors. Nous avons marché un peu dans les rues illuminées des lumières de Noël. Elle me tenait toujours par la main.
« Regarde, » m’a-t-elle dit une autre fois.
Elle me montrait une fenêtre éclairée, celle d’une pauvre maison, presqu’un taudis, qui donnait sur un salon à la peinture jaunie, qui s’écalait par endroit; il n’y avait guère de mobilier; des couvertures servaient de rideaux. Un homme, en maillot, regardait la télévision et dans un coin; il y avait une femme écrasée sur un fauteuil, la tête dans ses bras, pleurant sans bruit.
-Ta gueule!! lui a crié l’homme, ajoutant une obscénité.
Et comme il se levait en faisant mine de la frapper, la femme s’est redressée. Avec stupeur, je découvrais que ce visage tuméfié, noyé de larmes, c’était le mien !...
« Viens. » 
Cette fois, la petite fille a devancé mes interrogations.
-Mais non, ce n’est pas toi, me dit-elle en m’entrainant.
J’étais fatigué, j’en avais assez, mais je l’ai suivie…
Et nous sommes entrés dans une autre maison d’un quartier plus riche; une maison que je connaissais… oui, c’était l’ancienne maison de mes parents. On entendait des rires et des éclats de voix: on entendait les gens s’amuser et partager leur joie de fêter en famille.
Nous étions au seuil de salle à manger, personne ne faisait attention à nous. Tout le monde était là : mes parents, mes frères, ma sœur aînée qui pourtant ne donne pas souvent de ses nouvelles, mes enfants et même quelques membres de notre parenté d’Europe ! Et ça mangeait et festoyait ferme.
Alors, je me suis aperçu que je n’y étais pas.
-Mais je ne suis pas là ! ai-je prononcé tout haut.
Mais cette fois, baissant les yeux, la petite fille n’a pas répondu.
Nous sommes sortis, lentement. Il ne neigeait plus, mais le froid était vif.
« J’ai froid, » m’a-t-elle dit en se serrant contre moi.
Je l’ai prise dans mes bras, et c’est seulement là que je me suis rendu compte qu’elle était pieds nus. Elle a mis ses bras autour de mon cou,  et je sentais, à peine, à peine, son souffle sur ma nuque.
-Dépêche-toi, a-t-elle murmuré; j’ai froid.
Elle semblait souffrir en effet. Son visage se crispait, sa peau était presque laiteuse; ses lèvres frémissaient de fièvre, elle tremblotait un peu.
Je courais, ce précieux fardeau dans mes bras, et, j’ignore comment, je me suis retrouvé à la station de métro. Sa tête dodelinait sur ma poitrine, ses bras pendaient. Elle se mourait.
À l’intérieur, elle me dit en un souffle : « Couche-moi sur ce banc » et c’était à peine audible; j’obéissais sans réfléchir.
-Ton métro arrive, David; dépêche-toi sinon tu vas le rater.
Elle avait un air pitoyable; j’avais le cœur serré et les larmes au bord des yeux. Avec sa main elle m’a repoussé tout doucement, tout doucement… et comme un automate, j’entrais dans le métro. Impulsivement, je criais : « Mais toi, qui es-tu ? »
Et alors que les portes se refermaient, j’entendais une voix qui semblait venir de l’intérieur de moi :
-Je suis l’enfant de Noël…
*     *
Je suis arrivé à destination et je suis sorti. Pendant un instant en montant l’escalier, j’ai eu peur de retrouver les soldats et la guerre au-dehors. Mais non, il n’y avait que les lumières et les décorations de Noël, la musique des haut-parleurs et les gens qui se hâtaient de terminer leur magasinage des fêtes.


lundi 8 décembre 2014

Le cadeau

Lui, il s’appelait Myroslav, et elle, Nadia. Les deux venaient de l’Ukraine lointaine, d’un petit village de l’arrière-pays, mais il aurait bien pu s’agir de Lazlo et Mima de Hongrie, de Frantz et Greta de Prusse, de Hans et Kirsten de la Scandinavie, ou encore de Boris et d’Olga de la Russie, que cette histoire aurait été la même.
Myroslav et Nadia, comme des milliers d’autres jeunes couples, comme d’innombrables autres jeunes hommes et jeunes femmes d’Europe orientale avaient quitté qui leur village, qui leur hameau, qui leur bourgade natale ou tout simplement la ferme familiale; ils avaient quitté les privations et la faim, la misère ou la guerre et en même temps leur communauté, leurs parents et leur passé, pour l’Espoir avec un grand E : l’espoir d’un nouvel horizon, d’un nouveau monde, l’espoir d’une vie (toute) nouvelle. Le cœur gros, les cœurs serrés, les mains moites, les bras tremblants, en pleurant souvent, les femmes surtout, ils avaient serré des mains, elles avaient embrassé des joues, ils avaient agité des mouchoirs et étaient partis, un peu d’argent dans les poches, tous leurs biens dans un fichu et un sac sur le dos.
On était on début des années 1950. Le régime soviétique de l’URSS pesait lourdement sur les populations des campagnes. Il fallait aider le grand frère russe. De tant de villages, de tant de bourgs, on partait, vers l’inconnu, vers la vie. On marchait longtemps en se cachant ou on voyageait en charrette jusqu’à la ville ou jusqu’au port le plus proche où il y avait là un bateau qui les emporterait au très loin, pour toujours. On répondait le moins possible aux questions, on se frayait une place dans une enchevêtrement indescriptible de bras, de jambes, de ballots, de valises, de malles; il fallait crier dans l’oreille de l’autre pour se faire entendre. À la fin, on se tassait dans les cales ou les cabines, on endurait la chaleur, et la soif, et mal de mer et la promiscuité, la crasse et la puanteur. Parfois des bagarres éclataient pour un pain ou un mauvais regard. Au bout d’une quarantaine de jours de navigation, on arrivait en vue des côtes fantomatiques. Après combien de souffrances physiques et morales ? Combien de morts ? Combien de corps d’enfants jetés par-dessus bord ?
Myroslav et Nadia sont arrivés très affaiblis, malades, à bout de résistance, surtout Nadia, enceinte de quatre mois. En débarquant à Halifax, Myroslav l’a aidée à franchir la passerelle en titubantà peine moins qu’elle. Et là, il y a eu de nombreux contrôles, des formalités, des procédures, presque des brimades, dans une langue qui leur été totalement incompréhensible; on faisait la queue en de longues files d’attente, où on s’engueulait, où éclataient des bousculades. Puis, ça a été la quarantaine dans des casernes surpeuplées, presque des semi-prisons, où les gens mouraient de typhus, de dysenterie, de choléra, de pneumonie.
Finalement un homme qui parlait ukrainien est venu les chercher, et les a dirigés vers un train, fumant et mugissant dans un une immense gare. Nadia était si faible, avait si faim, mais cet homme a simplement dit qu’il faisait son travail et ne leur a rien donné à manger; il les a simplement mis dans le train en leur donnant deux billets de couleur bleue.
Pendant huit jours et huit nuits, Myroslav et Nadia sont restés dans le train, presque sans bouger, sans presque parler, à dormir comme ils le pouvaient bercés par les cliquetis des roues sur les rails. Leurs dernières économies ont servi à acheter un peu de nourriture. Combien d’arrêts, combien de départs, au milieu des nuits, combien de tour de roues et combien de lieux aux noms inconnus entraperçus par la fenêtre : Moncton, Sherbrooke, Montréal, Toronto, North Bay, Winnipeg... Des fois le train s’immobilisait pendant de heures; des fois il repartait en sens inverse.
Plusieurs fois par jour, Myroslav montrait les billets au contrôleur qui, quel qu’il fût, faisait invariablement le geste que c’était « plus loin, beaucoup plus loin ».
Finalement, alors qu’ils n’y croyaient plus, était-ce le bout du monde ? on les a fait descendre en une ville au nom sautillant : Saskatoon. Là, ils sont descendus sur le quai, hagards, épuisés. Zoltan Takalek un compatriote, jovial et souriant, les avaient accueillis du geste et de la voix, en cette région où coule le lait et le miel et l’argent en quantité et terre d’avenir pour les jeunes couples vaillants et vigoureux qui ont du cœur à l’ouvrage qu’est la Saskatchewan, la toute dernière-née(?) des provinces de ce grand et majestueux pays qu’est le Canada.
-Vous êtes ici chez vous, leur avait-il dit, au Canada; c’est votre nouveau pays, le pays de l’abondance et de la liberté. Bienvenue, bienvenue.
Et alors que Nadia a commencé à pleurer : « Ah, mes enfants ! vous allez voir, tout va changer maintenant, tout va bien aller maintenant; vous êtes chez vous ici, votre avenir s’ouvre tout grand devant vous. 
Mais leur chez-soi leur a semblé bien loin encore. Il leur a fallu prendre la charrette pendant deux jours complets; heureusement ils ont pu se restaurer un peu en route et surtout, pour la première fois depuis deux mois, ils avaient dormi dans de vrais draps. Et ils avaient pu se laver ! Ce n’est que le deuxième soir qu’ils sont enfin arrivés à leur destination ultime : Estherhazy.
Trois  mois depuis leur départ de leur village là-bas en Ukraine ! Comme il leur semblait maintenant si éloigné dans le temps et l’espace ! Après les bienvenues, on les a installés dans une toute petite maison en bois, toute neuve, tout juste construite à leur intention quelques jours auparavant, qui sentait la sciure et le savon, simplement meublée : une table, deux chaises, un lit de paillasse, une commode, quelques ustensiles de cuisine; à cela s’ajoutait quelques instruments de ferme et quelques outils, et à perte de vue, loin, loin aussi loin que l’œil pouvait porter l’horizon et l’immensité de la terre et du ciel.
Dès le lendemain, des hommes sont venus avec des bœufs et de l’équipement pour
« casser » la terre, et des femmes avec eux pour aider Nadia à s’installer. Il était déjà tard dans la saison et il fallait faire vite. On avait bien travaillé, on bien ri et le soir, quand ils se sont retrouvés tous seuls, Myroslav et Nadia, dans leur lit, se sont enlacés, se sont embrassés, se sont souri, et à quelque part en eux, ils ont commencé à  y croire.
Chaque jour, Myroslav travaillait sur sa terre, à déraciner les arbres, à dépierrer, à ensemencer; il rentrait fourbu et immensément heureux, et Nadia l’attendait, lui servait à manger et lui souriait. C’était peut-être le soleil, c’était peut-être la vie qui reprenait, c’était peut-être le bébé qui s’en venait, elle aussi se trouvait heureuse. Quand les premières pousses sont apparues et ont grandi, quelle joie ça avait été !
Et Marika qui est née !! Gros bébé joufflu; double, triple joie. Myroslav et Nadia auraient même osé danser devant la porte de leur petite maison. Mais bientôt, si vite, trop vite, les malheurs sont venus : des pluies torrentielles, qui ont inondé les champs et noyé les jeunes pousses encore trop fragiles. Il a fallu recommencer; ensemencer à nouveau, mais les premières gelées ont détruit toute la future récolte. Puis Nadia est tombée gravement malade, et la petite Marika à son tour qui mourra bientôt, empoisonnée par le lait ou par l’eau…
C’est à sa petite fille qu’en cette veille de Noël 1952, Myroslav pense, à sa petite fille qui est morte. Il pense à tous ces malheurs qui se sont jetés sur eux, si goulument. Dans la maison les provisions sont épuisées, il n’y a plus rien à manger. Il se sent très faible et il voudrait bien se blottir contre sa Nadia, mais il ne veut pas la réveiller. Pourquoi cette misère ? Pourquoi avoir quitté notre pays ? Pourquoi crever ici comme des chiens ? Où est-il ce Zoltan qui leur a promis une vie de rêve ?
Les pieds bien au chaud à s’empiffrer, c’est sûr. Personne n’est venu leur rendre visite pour Noël à cause de la tempête, du blizzard qui a soufflé pendant deux jours. Noël en Ukraine est plein de gaieté, plein de cadeaux, de chants dans les places, plein de visiteurs qu’on ne voit qu’une fois par année. Et il y a la majestueuse célébration à l’église qui rassemble le village au grand complet.
C’est la pleine nuit. Le ciel est tout plein d’étoiles, la tempête est terminée. Myroslav se lève. Il va dans la cuisine. Comme il fait froid ! L’eau dans le seau est gelée. Le bruit qu’il fait réveille Nadia. Elle l’appelle.
-Myrna... appelle-t-elle doucement de la chambre; viens ici.
Lentement, Myroslav revient dans la chambre.
-Viens près de moi, dit Nadia en soulevant la couverture de paille et il s’étend à côté d’elle.
-Ne sois pas triste, reprend-elle.
-Pas triste ! Comment veux-tu que je ne sois pas triste ? Quel Noël et quelle vie est-ce que je t’offre ? Je n’ai même pas une friandise à t’offrir, même pas un espoir. C’est moi qui t’ai entraînée dans ce pays maudit. Tous les malheurs nous sont tombés dessus, jusqu’à notre petite Marika qui est morte. Et nous aussi on va crever.
-Calme-toi, mon Myrna. Le printemps reviendra. Et aussi... je vais te dire quelque chose : je suis enceinte, nous allons avoir un autre enfant.
Alors Myroslav, avec une tendresse venue de plus doux du cœur de Dieu, prend sa jolie Nadia dans ses bras, et il fait quelque chose qu’il ne s’est pas permis de faire jusqu’à maintenant, il se met à pleurer.


lundi 1 décembre 2014

Les vacances du ministre

« Et on se revoit après les vacances, monsieur le président. »
C’est sur ces mots que le ministre avait pris congé de son chef. Il était tard et presque tous les bureaux du parlement étaient vides. La fin de la session avait été comme toutes les autres, mouvementée, houleuse, exténuante. Le ministre était revenu aujourd’hui, au lendemain de la clôture des travaux, pour faire un peu de rangements et pour aider son chef a fignoler, finaliser le message que celui-ci devait adresser à la nation le premier de l’An.
Les deux hommes s’étaient bien sûr longuement attardés sur le thème de l’Année Internationale de la forêt et s’étaient appliqués à surenchérir sur les progrès accomplis en politique internationale. Évidemment, le président avait tenu à reconnaître « avec réalisme et honnêteté » qu’il y avait encore du chemin à parcourir.
Le ministre et son chef avaient hésité avec sérieux et concentration et longtemps travaillé sur ce qui était bon à dire et ce qu’il fallait éviter d’évoquer. Allait-on rappeler les traditionnels conflits du Moyen-Orient ? de l’Amérique Latine? de l’Afrique ? la fièvre Ébola ? Le terrorisme? Devait-on se féliciter des « victoires de la démocratie et de l’humanité » en Tunisie ? en Haïti ? Que faire des sommets avortés et des négociations maintes fois rompues ?
Pragmatiquement, les deux hommes avaient préféré que ne soit cité, dans le message du président, aucun événement spécifique, ni que n’y soit faite aucune allusion pouvant se prêter à interprétation. Le résultat s’avérait être des vœux joliment tournés vers un futur imaginaire : « renforcer et parachever les politiques sociales du gouvernement », « prioriser les jeunes » et « les unités familiales », « puiser dans les valeurs qui ont fait de ce pays un symbole de liberté et de dignité », « nous comptons sur la collaboration, le sens extrême des responsabilités et les efforts honnêtes et francs de tous et toutes parmi vous » pour « réduire le gaspillage éhonté de notre vie même en tant que peuple dans les déchirements des luttes sociales, la surconsommation, les dégâts écologiques… »
Le ministre se remémorait les passages les plus réussis avec satisfaction dans la limousine qui le ramenait chez lui. Oui, certes cette année qui s’achevait avait été pour lui une succession de réussites et de succès.
Il y avait d’abord eu sa nomination en tant que ministre senior lors d’un remaniement, puis chose plus élogieuse encore, son élévation au rôle de confident de son chef. C’était à lui et à nul autre que celui-ci avait demandé de venir aujourd’hui. Bien sûr son ascension et ses promotions provoquaient des jalousies et même de la suspicion. Mais le ministre ne trouvait dans ces réactions d’envie qu’une autre raison de se congratuler de son sort. Nombre de scandales avaient terni l’année parlementaire. Des têtes étaient tombées en démissions ou destitutions. Oh, certes, le ministre savait fort bien qu’il n’était pas exempt de toute irrégularités, mais, d’abord cela faisait partie du jeu de la politique, et son flair et son sens politique, dont il était très fier, lui avaient permis de louvoyer, de sautiller et d’éviter les éclaboussures afin d’arriver à ses fins, ce dont il se sentait également très fier.
En fait, ce qui l’avait le plus inquiété avait été les menaces de divorce de sa femme. En homme de responsabilités, il avait pris contact avec un psychologue matrimonial réputé qui les suivait depuis lors. Tout n’était pas encore réglé, mais sa femme commençait à admettre qu’elle était frigide et névrosée, et pour sa part il arrivait à espacer ses crises d’auto-mutilation ou celles d’ « infantilisme » au cours desquelles il se roulait par terre et tapait des talons en hurlant.
Il avait aussi été quelque peu secoué par son deuxième fils qui avait définitivement quitté l’université « pour faire de la musique », du jazz !! Celui-ci ne réapparaissait que sporadiquement pour réclamer de l’argent… à sa mère, mais de moins en moins souvent depuis que la qualité et la renommée de l’orchestre de jazz que lui et quelques copains avaient formé, avaient considérablement augmentées. Ils avaient même, récemment, remporté un concours.
Le ministre pensait à son fils ainé qui lui, avait une conduite irréprochable. Depuis la fin de ses études en Droit, plusieurs amis du ministre lui référaient suffisamment de cas pour lui assurer un confortable emploi du temps. Sa femme était enceinte de cinq mois et la naissance de ce (premier) petit-fils serait assurément l’événement heureux majeur de la prochaine année dans la vie du ministre.
Quant à sa fille, elle devait être quelque part en Europe ou en Asie; on recevait une carte de temps à autre. Elle parcourait le monde depuis le jour de ses dix-huit ans quand elle avait quitté la maison. Le ministre ne comprenait toujours pas pourquoi; elle semblait m’aimer tellement quand elle était petite.
Le ministre avait acheté pour sa femme un vraiment beau qu’il allait lui remettre pendant leurs vacances aux Bahamas : une magnifique bague serti de seize diamants qui lui avait coûté 10 000 dollars, ce qui ne pouvait nuire aux démarches entreprises; or, il se sentait un peu chagrin, un peu coupable. Comment allait-elle réagir ? Saurait-elle l’apprécier ? Le traiterait-elle de « minable » à nouveau ? Ce cadeau suffirait-il à ramener l’harmonie? Il s’était mis à regretter les partys d’autrefois, ceux de sa jeunesse.
Il se rappelait ces « inter-fêtes », les semaines de relâche, grandes semaines de réjouissances, lorsqu’il partait avec tout un groupe d’amis de l’école ou du collège, au chalet de l’un ou de l’autre. Les journées se passaient dehors en skis en raquettes ou en patins; on préparait les repas ensemble en s’amusant, on vivait en petite communauté coupée du reste du monde. Et après les journées excitantes, il y avait les veillées autour du foyer, les chansons, les danses et les jeux de câlineries et de séduction. C’était facile, on avait à peu près tous le béguin les uns pour les autres et les romances idylliques se terminaient toujours de la bonne façon. C’est lors de l’une de ces inter-fêtes qu’il avait rencontré et charmé sa femme. La gang s’était disloquée lorsqu’étaient apparus les couples mariés et les enfants. Ah! tant de choses ont changé depuis, se dit le ministre.
Heureusement il y avait Eileen, son amie, sa seule amie, sa douce maîtresse. C’est toujours elle qu’il allait trouver dans ses moments difficiles, de découragement, de fatigue. Ah, qu’elle savait le comprendre ! Elle seule savait le consoler, cajoler, l’écouter; elle le servait, le minouchait, le massait merveilleusement, et quelle amante était-elle ! Et elle, savait apprécier les cadeaux qu’il prenait plaisir à lui faire ! Durant quelques secondes, il avait hésité. Il avait levé la main pour dire à son chauffeur de changer sa route et de le laisser chez elle; mais il savait qu’il ne pouvait y aller ce soir. Pourtant, elle seule aurait pu le comprendre. Ce n’est pas le bon soir.
-Je l’appellerai tout à l’heure, se dit-il.
*
*    *
Arrivé chez lui, le ministre voit tout le devant de la maison recouvert d’une épaisse couche de neige, sauf l’allée de l’entrée et celle du garage qui sont impeccablement nettoyées; les lumières et les décorations ont été installées autour de la porte et des fenêtres, ainsi que dans l’immense épinette du parterre. Le ministre salue son chauffeur et sort. L’air froid de cette nuit d’hiver le raidit. À travers ses yeux mi-clos, il regarde la buée de son haleine.
À l’intérieur, tout est silence. Sa femme s’est endormie à force de somnifères… Il s’assoit dans le salon après s’être versé un verre. Il s’allume une pipe et reprend le cours de ses pensées.
-Eileen, il faut que j’appelle Eileen… mais la sonnerie retentit au bout du fil du bout de la nuit sans que personne ne réponde à son appel. Déçu, le ministre sent du coup la lassitude revenir. Que de choses a-t-il à faire avant ces vacances bien méritées ! D’abord, tournée dans son comté, puis la réception officielle du Nouvel An. Puis le repas chez son fils et la sortie au restaurant habituelle avec sa femme. Ensuite les nombreuses autres visites chez ses parents, ses beaux-parents, le réveillon, les invitations des amis. Lui-même et sa femme devront assister à plusieurs réceptions ou sa présence a été souhaitée par son chef. Il y a aussi les nombreux cadeaux qui restent à faire, les bonis de fin d’année à ses collaborateurs, à son chauffeur, au personnel de la maison.
En plus, il y a tous les préparatifs pour ses deux semaines de vacances en Suisse où il devra traîner les affaires courantes; tous ces rapports à consulter, les téléphones à faire, le psychologue, l’avocat, ses maux d’estomac qui le font souffrir de plus en plus…
Le ministre prend le téléphone et Eileen ne répond toujours pas, il voudrait lui r de tous ses soucis, tous ses tracas, ses responsabilités, du temps qu’il n’a pas. Il lui laisse un message, le ministre.
-Où est-ce que tu es ? Toi seule, Eileen, tu pourrais me comprendre … 
Et il pleure au téléphone, le ministre.