samedi 12 décembre 2015


Les flammes de l’enfer

20

-Monsieur Doyon, pourquoi avez-vous retenu ces informations ? Pourquoi ne leur avez-vous rien dit ?
-À qui ?
-Aux policiers ?
-Mais personne n’est jamais venu nous interroger ni l’un ni l’autre. La police est venue au village, mais personne n’est venu nous poser des questions !
-Personne n’est venu vous interroger ? Alors que vous étiez comme son deuxième père et sa deuxième mère ?
-Non. Heureusement d’ailleurs. Je ne sais pas ce que j’aurai pu garder, dire ou taire.
Roxanne souligne : « Conserver des informations, ça s’appelle entrave à la justice. »
-Vous pourriez être accusé.
-…
-Et il y a eu mort d’homme !
-Ce que nous ne savez pas, c’est qu’Henri Trudel n’était pas un homme, c’était un tyran. Il terrorisait ses employés et leurs familles. À l’époque il était le directeur de l’usine de copeaux de bois à Turso et c’était terrible : des lock-out sauvages à répétition, des conflits de travail continuels, très durs; il venait venir des scabs au mépris de la loi; il ne faisait aucune concessions, le syndicat essayait juste de sauver les emplois, conserver les acquis et lui il leur faisait vivre un véritable enfer. Les conditions de vie de la population étaient extrêmement difficiles, il y a avait des divorces, des enfants perturbés. La communauté était traumatisée, divisée, au bord de l’éclatement, la violence était partout, la violence conjugale, des bagarres éclataient, vous ne pouvez pas vous imaginer; il y avait même eu deux suicides.
-L’aviez-vous rencontré ?
-Je l’avais souvent confronté quand il venait à Noyan, mais il ne voulait rien savoir; c’était un homme d’affaires impitoyable, redoutable, un requin, un rapace. Il ne respectait rien, sauf le profit. Il avait acheté sa maison sur le chemin Brookdale de quelqu’un qu’il avait lui-même ruiné, qui avait perdu son emploi à son usine et dont les biens avaient été liquidés. Il avait rénové l’ancienne maison, il avait fait creuser un puits, planter des arbres, pour lui c’était un investissement. Il venait passer ses fins de semaine l’été, rarement l’hiver. C’était l’endroit parfait pour faire la fête, des gros partys, c’était isolé; on mettait des tentes, il y avait des musiciens; il était loin de Turso, mais quand même on savait qui c’était; c’était son petit domaine. Trudel, ce n’était pas un homme, c’était un parasite social. Tout le monde le connaissait de réputation dans la région.
-Ti-Gus devait le savoir ?
-Oui, c’est sûr, mais cette nuit-là il n’était pas dans son état normal. Il avait perdu contact avec la réalité.
-Connaissez-vous ces fils ?
-Les fils Trudel ? Non, pas vraiment; seulement par les journaux.
-Vous ne les avez jamais vus ?
-Si, une fois. Ils sont venus à Noyan dans leurs grosses voitures quelques mois plus tard, et ils ont posé des questions à gauche et à droite, mais sans obtenir de réponse bien sûr; personne ne voulaient les aider, tout le monde s’est tu. Même si certaines personnes avaient des doutes sur Ti-Gus, c’est quand même un enfant de la place; et on préférait oublier. Alors ils sont repartis Gros-Jean comme devant.
-Comment auraient-ils retrouvé la trace de Ti-Gus ?
-Je ne sais pas, peut-être par hasard.
-Ça aussi vous auriez pu le dire à la police.
-Nous avons appris les choses au fur et à mesure, en faisant des recoupements, dit René Doyon.
Et sa femme rajoute : « Et nous en avons parlé beaucoup parlé ensemble. C’était un cas de conscience, ce n’était pas facile de nous taire, mais parler c’était condamner notre propre enfant ! Et parler de la visite des frères Trudel, c’était les condamner; il y avait déjà eu une victime, fallait-il en faire d’autre ? Où était la justice ? Ce que Ti-Gus avait fait était mal, c’est vrai, même s’il quand il l’a fait il ne le voulait pas tuer quelqu’un, mais fallait-il faire encore plus de mal ? Le défendre était notre choix, et défendre les autres était aussi notre choix. »
-Je crois que nous allons vous laisser. Sans doute nous reverrons-nous.
-Est-ce que je peux vous demander quelque chose à mon tour ?
-Oui.
-Viendriez-vous aux funérailles demain ?

                Le lendemain, Paul et Roxanne n’était aux funérailles de Gustave Abel à Notre-Dame-de-la-Croix, mais de retour à Gatineau, pour y interroger Daniel Pomerleau cette fois-ci avec un mandat du chef de police de la municipalité.
-Monsieur Daniel Pomerleau, nous avons une ou deux questions à vous poser.
-Qu’est-ce que j’ai fait ?
                -Vous avez fait récemment un séjour au Parc Natura et vous avez dit alors que vous étiez venu avec les frères Josh et Alvin Trudel; vous vous souvenez ?
-Oui, c’est ce que j’ai dit. C’est la vérité. Mais sont pas ici.
-Bien sûr, c’est la vérité. Mais ce n’est pas à eux qu’on veut parler pour l’instant, c’est à vous. Dites-nous, ça fait longtemps que vous les connaissez ?
-Une couple d’années; j’avais travaillé comme surveillant de chantier pour leur père à l’usine de Turso. Quand le père est mort, on a gardé contact.
-Est-ce que vous alliez souvent en expédition de pêche avec eux ?
-Non, c’était la première fois.
-Et l’expédition ne s’est pas passée comme vous le pensiez, n’est-ce pas ?
-Qu’est-ce que vous voulez dire ?
-C’est eux qui ont mis le feu au chalet sur le bord du lac, n’est-ce pas ? Et vous, vous avez surveillée les environs, c’est ça ?
-Je sais rien de ce que vous dites ?
L’inspecteur Loiselle de Gatineau intervient : « Monsieur Daniel Pomerleau, à partir de maintenant, vous êtes en état d’arrestation. Vous avez le droit de vous taire et de réclamer la présence d’un avocat. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous…
-Mais… mais… C’est pas moi ! C’est eux qui ont tout fait !

-C’est dont les frères Trudel, Josh et Alvin.
-Oui, c’est ça. Ça a leur a pris quelques années mais ils ont fini par retrouver Ti-Gus; par hasard; ils sont allés au Parc Natura l’année dernière et par hasard, ils l’ont vu. Probablement qu’ils ont étaient assez surpris de la voir; ils ne savaient pas trop quoi faire… Ils voulaient lui faire payer la mort de leur père, ou alors lui faire peur. Quand on l’a vu par hasard au Parc Natura, ils se sont dit : « On le tient. Il nous a volé notre père. Il a mis le feu à sa maison pis il a brûlé ! À l’époque, c’était des jeunes adultes qui sortaient de l’adolescence. Ça dû être terrible. Ils aimaient leur père, ils l’admiraient, même s’ils étaient sévère; il avait réussi. Ils ne comprenaient pas ce qui avait pu se passer, ils en voulaient à mort à celui qui leur avait enlevé leur père; ils voulaient le tuer. On ne sait pas exactement comment ils s’y sont mais avec le témoignage de Daniel Pomerleau on devrait arriver à les faire condamner. Ils sont actuellement en détention à Gatineau et seront formellement accusés de meurtre la semaine prochaine.

-Et ça se termine ici.
Les flammes de l’enfer

19

En ce vendredi matin, Paul se réveille de fort bonne humeur. Hier soir, il s’est enfermé dans son bureau et il s’est mis à la tâche. Il s’était commandé un repas de poulet d’une des  rôtisseries de Papineauville – il avait attendu que sa fille ait quitté le poste de police pour repartir chez elle, elle lui avait dit au revoir d’un petit signe de la main – et il s’était appliqué à terminer le rapport de stage d’Olivier Jean-Jacques. Il avait eu beaucoup de choses à souligner : son sens de l’observation, son sens de l’intuition et de déduction; comment il s’était parfaitement bien intégré à l’équipe, comment il comprenait vite et comment il accomplissait bien les tâches qui lui été demandées… Comme il faut toujours mettre dans un rapport de stage des observations sur ce qui « peut être amélioré », Paul avait écrit vaguement quelque chose sur sa condition physique et sur ses routines personnelles, convaincu que ce n’était que des détails.
Après s’être rasé et habillé, il se sert une tasse de café sur sa nouvelle machine à dosette que ses enfants, sa fille Roxanne et son fils Xavier lui avaient offerte l’été dernier (son fils Alexandre quoi vit en Alberta n’était pas venu au Québec cette année). Il choisit « Mélange corsé », qui lui semble tout à fait approprié pour aujourd’hui. Il déjeune d’un jus d’oranges et de rôties. Il prend le journal et écoute la radio en même temps. Il aimait bien prendre ses petits déjeuners avec sa femme Monique; c’était une femme instruite qui enseignait l’histoire au CEGEP, et ils pouvaient parler ensemble d’une foule de sujets autres que les enquêtes policières. Sans doute que Roxanne et dans une certaine mesure son fils Xavier qui habite en Abitibi, à six heures de routes, aimeraient bien qu’il se trouve une nouvelle compagne; et sans doute lui aussi aimerait bien, mais à la  vérité il ne sait pas trop comment faire. Mettre une annonce dans les journaux ? Il faudrait qu’il dise d’emblée qu’il est chef de police, de quoi faire fuir toutes les femmes de 17 à 77 ans cinquante kilomètres à la ronde. Socialiser ? Mais aller où ? Dans les soirées ?… Il n’y avait pas beaucoup de femmes célibataires dans la SQ, et encore moins de sa génération. S’inscrire à un cours de danse ? De peinture? D’observation des papillons ? Il avait bien suivi des sessions pour apprendre l’espagnol, ce qu’il avait apprécié, mais la majorité des gens étaient des couples uniquement intéressés à apprendre un espagnol de base pour faire des voyages dans le Sud.
Et puis trop de gens le connaissez à Papineauville; il faudrait que ce soit une femme d’ailleurs, comme de Gatineau par exemple, là où il se préparait à aller pour rencontrer le pasteur à la retraite René Doyon. Son nom était revenu plusieurs fois dans l’enquête sur l’incendie mortel du Parc Natura; et Paul trouvait que son rôle, son rôle dans la nuit des sept incendies du chemin Brookdale à Noyan il y a quelques années, n’était pas clair. Il avait un lien certain en les deux événements, et Paul pensait que le pasteur Doyon le connaissait. Que savait-il de cette nuit il y a sept ans la nuit des incendies ? Avait-il soupçonné Gustave, pour il avait de l’attachement ? Ou pire, avait-il essayé de le protéger ? Quels étaient ses liens avec sa mère ?
Paul ne lui a pas téléphoné pour prendre rendez-vous. Il préfère voir ses réactions immédiates, sur le coup, ce qui peut lui en apprendre beaucoup. Gatineau, ce n’est pas sa juridiction, mais il ne s’agit pas d’une accusation comme telle, simplement d’une visite exploratoire. Il a averti le chef de la police de Gatineau pour lui faire part de sa démarche en lui disant bien sûr qu’il le tiendra informé des suites de son enquête. Paul lui aussi parlé de Daniel Pomerleau qui habite à Gatineau, qui sera probablement le prochain à qui il rendra visite, de même que des frères Trudel, l’un qui demeure aussi à Gatineau et l’autre à Chatham un peu plus au nord.
Juste au moment au où il met la main sur la poignée, il a une intuition.
Il revient téléphoner à sa fille Roxanne. Il l’appelle sur son cellulaire.
-Oui, Roxanne, c’est moi; tu es route pour Papineauville, je suppose ? Écoute, viens me rejoindre à Gaitneau chez le pasteur Doyon. Je te donne son adresse, c’est sur la rue Daniel-Gosselin. Si tu arrives avant moi, attends-moi, d’accord ?

Ils sonnent. La maison est jolie sans être grandiloquente. Il y a un sous-sol et un étage. Elle bordée d’arbres des deux côtés. Une agréable maison pour prendre sa retraite, pense Paul. Un homme bien mis, rasé de près vient leur répondre.
-Monsieur René Doyon ?
-Oui, c’est moi.
Paul lui montre sa carte.
-Bonjour, je suis l’inspecteur Paul Quesnel de la Sureté du Québec et voici l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte; est-ce que nous pourrions vous parler quelques instants ?
-À moi ?... Oui; entrez.
Sa femme vient les rejoindre.
-Aline, ce sont deux officiers de police.
-Je vois. Entrez, assoyez-vous.
-Merci. Monsieur Doyon vous avez été pasteur de l’église protestante de Noyan. Je voudrais vous parler de Gustave Abel.
-Oui, j’avais appris sa mort par les nouvelles et j’ai aussitôt appelé sa mère. C’est moi qui vais faire les funérailles, dans l’église catholique de Notre Dame de la Croix, j’ai demandé la permission au curé Baulne. C’est mieux ainsi.
-Pendant combien de temps avez-vous été pasteur à Noyan ?
-Pendant seize ans. Je suis arrivé au début des années ’90; la paroisse était dans un état lamentable. J’ai fait de mon mieux pour la raplomber; je mis sur pied un groupe de jeunes, un groupe de femmes...
-Vous étiez très lié à madame Cournoyer.
-Pas dans le sens que vous pourriez l’entendre !
-Elle n’était pas de Noyan.
-Non, elle venait de l’Ontario.
-Parlez-moi de son fils.
La femme du pasteur intervient : « Nous l’avons beaucoup aidé. Vous savez nous n’avons pas pu avoir d’enfants et nous nous sommes attachés à lui; nous le considérions presque comme notre fils. Comme il avait toutes sortes de difficultés à l’école tant académiques que de comportement, je luis ai fait la classe chez nous pendant des années; il écoutait très bien. Il voulait apprendre. Nous étions très fiers de lui.
-Parlez-moi de cette nuit il y a huit ans lorsque sept chalets ont brûlé sur le chemin Brookdale.
-Ce soir-là il est revenu sur sa moto, en plein milieu de la nuit; l’alerte avait déjà été donnée. Il avait les cheveux en bataille, il sentait… le bois à plein nez. Je lui ai dit d’aller chez lui. Quand la police est arrivée je pensais bien que c’était pour l’arrêter.
Roxanne intervient : « Madame Cournoyer nous a dit qu’ensuite vous qui leur avez proposé de déménager.
-En fait, elle voulait partir, elle voulait retourner en Ontario d’où elle venait, mais je ne croyais pas que c’était une bonne idée pour Ti-Gus; il aurait pu se retrouver sous l’influence de personnes mal intentionnées et aurait pu mal tourner. Et puis il ne parlait pas anglais; les choses avaient bien changé en quinze ans, sa région s’était considérablement anglicisée. Je lui ai conseillé de s’installer à Notre-Dame-de-la-Croix, c’était hors de Noyan, et nous pouvions continuer à veiller sur Ti-Gus. Et elle a accepté.
-Et vous l’avez aidée à trouver une maison, à s’installer.
-Oui, de toute façon ça serait arrivé un jour ou l’autre. Bessie ne s’était jamais habituée à Noyan. Elle y était malheureuse. Son mari l’avait quittée et elle s’est retrouvée seule avec un enfant. C’était la meilleure chose à faire.
-Revenons à cette nuit des incendies monsieur Doyon. Vous avez dit qu’en voyant la police arriver, vous pensiez que c’était pour arrêter Ti-Gus. Pourquoi ? Vous le croyiez coupable ?
-C’est-à-dire que…
-Il ne sert plus à rien de la protéger maintenant, il est mort, et tout ce que vous pourrez nous dire pourra nous aider à élucider sa mort.
-Oui, probablement que c’était lui… J’étais hors de moi; je ne pouvais pas le croire ! Je suis allé chez eux dès le lendemain, nous en avions parlé une bonne partie de la nuit Aline et moi, à savoir ce que nous devions faire, et je suis allé lui dire que c’était mal ce qu’il avait fait ! Je lui ai demandé pourquoi, pourquoi ? Mais il ne le savait pas lui-même, il ne pouvait rien me dire.
Roxanne demande : « Est-ce qu’il était pyromane ? »
La femme réagit : « Non, non; c’était un gentil garçon. Il avait une fascination pour tout ce qui brillait, c’est vrai, comme les chandelles, les lumières de Noël, les montres fluorescentes, mais il n’était pas dérangé, si c’est cela que vous voulez nous entendre dire… »
-Pardonnez-moi madame, nous voulons juste que vous nous disiez la vérité.
Le pasteur Doyon reprend : « Quelques semaine auparavant les jeunes hommes du village lui ont joué un mauvais tour. Il avait une moto, avec laquelle il se promenait partout, et elle faisait beaucoup de bruit, alors ils ont, en cachette, saboté son moteur et quand il a fait démarrer sa moto, le moteur a pris feu. Les gens sont méchants. Il n’a pas été blessé mais il y avait des réparations majeures à faire.  
-Et ça aurait l’élément déclencheur ?
-Je ne sais pas… Oui, c’est possible.
-Dites-moi une chose; d’accord Ti-Gus était en colère et il a voulu se venger en mettant le feu à des maisons du chemin Brookdale, mais comme vous dite, madame, il n’était pas dérangé, il a choisi des maisons ou des chalets inhabités. Sauf pour la maison de monsieur Trudel; il n’a pas vu qu’il était là ?
-Il faut croire que non, les lumières étaient toutes éteintes…
-Oui, on vous écoute…
-En fait, il y a eu un malheureux concours de circonstances. Ce vendredi-là en s’en venant de Turso à Noyan, Henri Trudel avait reçu une pierre dans qui avait percé le radiateur de sa voiture; il avait pu se rendre jusqu’au village mais il avait laissé sa voiture au garage. Un employé du garage était venu le reconduire; donc il était présent dans la maison, mais pas la voiture : c’est ce qui a trompé Ti-Gus : monsieur Trudel devait dormir et quand il n’a pas vu la voiture il a cru qu’il n’y avait personne.


lundi 7 décembre 2015

Les flammes de l’enfer


18


Paul fronce les sourcils, ferme les yeux; il cherche.
-Quelqu’un a mentionné ce nom de Trudel, j’en suis sûr; mais qui ? et où ? et quand ? Ah, c’est rageant !
-Moi ça ne me dit rien… On pourrait consulter la liste des employés du parc, ça pourrait aider, suggère Roxanne.
-Oui, c’est une idée.
Olivier intervient : « Patron, je pense à quelque chose : ce n’était pas un des clients qu’on a interrogés la première fois, le jour du drame, ceux qui avaient un casier judiciaire ?
-Non… non…
Paul bondit de son siège et se met à arpenter son bureau.
-Mais oui, c’est ça!! C’est ça le lien ! Oui, tu as raison, c’est là que son nom est apparu ! Rappelle-toi, Olivier. Parmi les hommes qu’on a interrogés, en fait il y avait cinq hommes et une femme, il y en a un qui était venu accompagné de deux frères, les deux frères Trudel, tu te souviens ? Oui, les deux frères Trudel. Il a dit qu’ils avaient passé la journée à pêcher sur le lac et qu’ils avaient vaguement vu la fumée qui sortait des arbres, et aussi entendu des cris ou quelque chose du genre. Ce n’est qu’en accostant qu’ils auraient appris ce qui s’était passé. Ils n’étaient venus que pour la fin de semaine. C’était qui ? Retrouve-moi la liste de ces six personnes, vite ! Ou mieux, demande à Turgeon de venir avec la liste, c’est lui qui a fait la recherche  quand on est arrivés sur les lieux la première fois. Et si ça ne suffit pas, on téléphonera au Parc Natura pour avoir la liste complète des clients de cette dernière semaine. Il faut retrouver ces Trudel.
-Bien, patron; je m’y mets tout de suite.
-OK, papa, pendant qu’Olivier gratte cette piste, moi je vais quand même fouiller le dossier des jeunes qui avaient été interrogés il y a huit ans. Ça pourrait donner quelque chose d’intéressant. On ne sait jamais; il se pourrait que l’un, ou deux, d’entre eux aient voulu se venger. Accusés injustement, ils auraient voulu que le vrai coupable paye pour ses crimes; et comme la justice n’a rien fait, comme la police n’a arrêté personne, ils auront voulu  se faire justice eux-mêmes.
-Oui, tu as raison; ce n’est pas impossible. Vérifie aussi si l’un ou l’autre de ces noms se retrouve dans liste des clients inscrits au Parc Natura ces jours derniers. Remonte même au début de la saison. Ou alors dans la liste des employés, comme tu en as parlé tout à l’heure. On peut présumer sans trop se tromper qu’il y a de bonnes chances que le ou les coupables étaient déjà sur place, parmi les employés ou la clientèle. Il faut que quelqu’un ait mis le feu au chalet, puisqu’on sait que ce ne pouvait pas être accidentel.
-Et c’est difficile de déclencher un feu à distance.
-C’est bien tout ça; c’est très bien. On avance. On n’a encore rien de définitif, mais ce sont deux bonnes pistes, intéressantes.
-Sans compter les descendants Dagenais qui ont peut-être découvert l’entourloupette de la borne d’arpentage.
-Alors, trois bonnes pistes. Finalement, peut-être que ce Sansregret est moins impliqué qu’on le croit. Bon, je vous retiens une petite heure de plus aujourd’hui et après ça, je vous libère.
Et moi j’ai toujours ce rapport sur Olivier à terminer; il faut que je l’envoie demain au plus tard. Allons, je vais essayer de finir ça ce soir parce que demain risque d’être une journée passablement chargée.

Le lendemain, une certaine fébrilité était évidente dans la poste de Sureté du Québec de Papineauville.
-Tout d’abord, patron, il n’y avait aucun Trudel dans la liste des clients des dernières semaines. Ça ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas là.
-C’est vrai.
-Ce que j’ai obtenu, c’est la liste des réservations, c’est-à-dire où apparaissent les noms de toutes les personnes qui ont fait les réservations depuis le début de la saison; pas de Trudel. Parfois, le nom de la carte de crédit qui servit à payer pouvait différer de celui de la réservation, mais là non plus il n’y a pas de Trudel.
-Au moins, c’est clair.
-Et maintenant, les personnes qu’on a interrogées le premier jour, celles avec un casier judiciaire.
-Attend ! Donne-moi les noms dans l’ordre des interrogatoires que nous avons effectués; et un par un, ça va m’aider à me souvenir de ce qui s’est passé.
-La première, c’était Katia Frigon, condamnée pour fabrication de faux.
-Non, je m’en souviens, ce n’est pas la femme qui a parlé des frères Trudel.
-Ensuite Daniel Pomerleau, accusé pour vol à main armé.
-Ouais…
-Le troisième, c’était Benjamin Morissette accusé de trafic de drogue.
-Oui; il est maintenant un honnête citoyen; il était marié avec des enfants, il me semble.
-Puis Bernard Chicoine, accusé de violence conjugale...
-Continue.
-Ensuite Guy Chevalier, pour tentative d’extorsion.
-OK.
-Et le dernier Norbert Eaggleton, accusé d’attentat à la pudeur.
-Oui, c’est bien ça. Alors ton avis Olivier ?
-D’après moi, c’est Daniel Pomerleau.
-Tu as raison; son histoire de pêche toute la journée se tenait, mais à part eux trois, il n’y avait pas de témoin.
Roxanne qui n’avait rien dit manifeste son admiration : « Bravo, Olivier ! C’est excellent ! Tu as plus avancé que moi.
-Grand merci, Olivier. Tu sais… si jamais tu cherches un poste quand tu auras fini tes études, tu m’appelleras.
C’est ce que j’ai mis dans mon rapport.
-Merci parton. C’est vraiment gentil de votre part.
-Et toi Roxanne, qu’est-ce que ça a donné ?
-Ah, pas grand-chose. La piste Dagenais qui ne donnera probablement rien. Des descendants du père, deux des fils ont abandonné la ferme et ils sont partis vivre en ville, tous les deux à Montréal. L’un travaille comme chauffeur d’autobus et l’autre comme gérant d’épicerie. L’autre est resté à Noyan; il travaille à la station-service. Je vais le voir ce matin, mais aucun Dagenais n’apparaît dans la liste de la clientèle du Parc Natura.
-Et les propriétaires de maisons incendiées ?
-La piste des propriétaires ne donnera peut-être rien non plus. Les recherches sont un peu plus compliquées. Très peu d’entre eux habitent dans la région. Parfois le terrain a été vendu, ou alors ce sont les enfants qui en ont hérité. Ca prendra plus de temps. Je pense que je vais déléguer ces recherches.
-Oui, tu as raison; demande à Isabelle ou à Turgeon.
-Ou peut-être à Olivier !
-Mais c’est son dernier jour de travail !
-Ca ne fait patron; maintenant que j’ai commencé, je sais à peu près où chercher.
-Bon, très bien alors; mais en fin d’après-midi on te fait une petite fête, alors.
-Si vous voulez.
-Bon, on continue ce matin. Toi Roxanne, tu vas voir ce fils Dagenais.
-Et toi ?
-Moi, je me réserve une surprise !
-On peut savoir laquelle ?
-Je vais à Gatineau voir le pasteur Doyon.


mardi 1 décembre 2015

Les flammes de l’enfer

17

La route pour revenir de Notre-Dame-de-la-Croix à Papineauvilleest sinueuse, vallonnée, bordée de grands arbres de chaque côté; Paul la connaît bien. Même si l’automne est un peu en retard on aura droit à de belles couleurs de l’automne.Ça me fait penser qu’il faut que je finisse d’arranger le jardin.Par radio, Paul demande les dernières nouvelles : un accident mineur sur la 148, un acte de vandalisme dans le petit cimetière de Ripon, une fugue signalée à la polyvalente de Papineauville, un incendie dans le rang Morin à Fasset. Je commence à en avoir ma claque des incendies !...Bon, récapitulons : on n’en a pas la preuve définitive, mais c’est sûr que Gustave, Ti-Gus, a mis le feu à huit chalets et maisons de campagne sur le cheminBrookdale il y a huit ans et c’est à peu près sûr que sa mort est reliée à cette série d’incendies. Mais alors,comment ? Quel est le lien entre les incendies d’il y a huit ans et celui de cette semaine ? Et pourquoi maintenant, pourquoi huit ans plus tard ? Et pourquoi au Parc Natura ?... Il nous manque un chaînon à quelque part. Par où chercher ? Peut-être qu’on n’a pas assez creusé la piste des autres employés.
Roxanne qui le suit réfléchit elle aussi intensément. En fait, peut-être que j’aurais pu pousser d’avantage cette question de drogue. Sansregret a réagi très rapidement; trop ?Il a répondu quant à la consommation dans son parc, mais est-ce que ce serait que ça Gustave aurait découvert ? Il connaît tous les secrets de la région il ne faut pas l’oublier; aurait-il découvert, lors de l’une balades en moto, une plantation de marijuana illicite sur les terrains du Parc Natura ? Est-ce que c’est avec ça qu’il faisait chanter Sansregret? Au prochain interrogatoire il faudra tirer sur ce fil... Mais de ce que nous avons appris de Gustave, ce ne serait pas son genre de faire chanter quelqu’un. Et puis ni papa ni moi nous croyons Sansregret directement coupable de la mort de Gustave… J’y pense… est-ce que ça pourrait être un autre employé ?
À l’entrée de la Papineauville,Paul, obéissant aux signaux, ralentit. La route est réduite à une voie avec circulation en alternance. Elle est en complète réfaction parce que la municipalité a autorisé l’agrandissement du centre d’achats; on va en doubler la superficie, et il y aura un plus grand stationnement, une nouvelle configuration de la route. L’épicerie sera plus grande et de nouveaux établissements commerciaux vont s’établir. Heureusement que Papineauville est trop petite pour le Wallmart et les Costo de ce monde.
À leur arrivée au poste de police, Roxanne et Paul sont accueillis par Simon-Pierre Courtemanche, un petit homme à moustache, lunettes et petit bedon d’une quarantaine d’années, le journaliste des faits divers d’Au courant, l’hebdomadaire de la région de l’Outaouais. Paul le connaît bien; il fait son travail honnêtement, cherchant autant que possible à bien informer son public sans pour cela harceler outre-mesure les autorités. C’est un passionné des réseaux sociaux. Il se vante d’avoir 2 000 amis sur son compte Facebook.
-Alors, vous revenez à deux du Parc Natura ! Est-ce que le Sansregret a craché le morceau ? Est-ce qu’il va y avoir des accusations ? Il va être mis en garde à vue ?
-Peux-tu t’en occuper Roxanne ?
Mais cette dernière s’esquive subrepticement : « Inspecteur Quesnel, c’est vous le patron ! » laissant son père un peu déconfit.
-En fait, oui, on arrive du Parc Natura et oui, nous avons interrogé monsieur Sansregret, si vous voulez tout savoir monsieur Courtemanche. Mais pour l’instant non, il n’y a pas d’accusations de portées et monsieur Sansregret est un témoin et non pas un suspect.
-Mais il y a eu mort d’homme; est-ce qu’il s’agit d’un homicide ?
-Je répète ce que j’ai déjà dit, c’est que l’incendie dans lequel est mort Auguste Abel de Noyan est suspect, mais pour l’instant nous ne pouvons confirmer ni dans un sens ni dans l’autre. Nous ne croyons pas que c’est simplement un accident, mais de là à conclure que c’est un homicide, il y a un pas…
-Quel est le rôle de Martin Sansregret ?
-Je ne sais pas.
-Monsieur l’inspecteur !
-Honnêtement, je ne sais pas exactement. C’est lui le directeur et l’un des propriétaires du Parc Natura. Son témoignage est important.
-Avez-vous d’autre suspects en vue ?
-Pour l’instant, il n’y aucun suspect en vue.
-Qu’avez-vous appris sur la victime, Gustave Abel ?
-C’était un gars sans histoire. Il était natif de Noyan et il a déménagé à Notre-Dame-de-la-Croix il y quelques années avec sa mère avec qui il vit seul. D’après ce qu’on m’a dit, il travaillait au Parc Natura depuis l’ouverture.
-Quelles étaient ses fonctions ?
-Il était un homme à tout faire; diverses personnes ont confirmé qu’il était très habile de ses mains.
-Est-ce que le Parc Natura va rester fermé longtemps ?
-Je ne sais pas. Au moins jusqu’à la conclusion de l’enquête.

Après en avoir terminé avec le journaliste, Paul se dirige d’un pas décidé vers son bureau, mais Jocelyne l’accoste :
-C’était qui cette espèce d’énergumène ?
-Qui ça ?
-L’espèce de sans allure que vous nous avez envoyé, patron ? Énervé comme ça s’peut pas, les baguettes en l’air ! Il ne fallait pas le prendre à rebrousse-poil. Il voulait tout faire à toute vitesse. On a dû recommencer laprise d’empreintes deux fois tellement il bougeait. Puis il parlait fort.
-Est-ce qu’il s’est mal comporté, est-ce qu’il t’a manqué de respect ?
-Non, non, pas vraiment; mais c’était tout un numéro, une vraiepaquet de nerfs : il ne tenait pas en place; stressé, énervé, crispé comme ça s’peut pas.
-Hmm… Comme s’il avait des choses à cacher ?
-J’sais pas trop. Plutôt comme très emmerdé d’être là. C’est quelqu’un qui n’a pas l’habitude de se faire donner des ordres. Et puis, qui n’a pas de temps à perdre.
-Merci Jocelyne. Je suis désolé pour toi. Est-ce qu’il y des messages ?
-Tout est sûr votre bureau. Rien d’urgent.
Paul s’assoit à son bureau. Il en lève sa veste. Il ferme les yeux. Il sent qu’ils ont progressé aujourd’hui, mais il n’y a toujours pas de piste sérieuse.
-Patron, avez-vous quelques instants ?
Roxanne et Olivier apparaissent à sa porte. Paul fait des gros yeux à sa fille qui se cache derrière Olivier, mais elle se contente de sourire.
-Oui, bien sûr; entre Olivier.
Ils s’installent en face de lui. Roxanne encourage son jeune collègue.
-Vas-y Olivier, raconte-lui ce que tu as trouvé et que tu m’as partagé. Écoute papa, ça va t’intéresser.
-En fait, j’ai trouvé d’autres renseignements sur la série d’incendies à Noyan d’il ya huit ans. J’ai fouillé un peu et j’ai trouvé le nom et les adresses des autres suspects, ceux qui à l’époque avaient été interrogés par la police; ils étaient six, six jeunes hommes : Marc Guidon, Johnny Willburn et Éric Dagenaistous trois de Noyanet ensuite les frères Stéphane et Yvan Fortin de Saint-Émile-de-Norfolk.
-Répète ça; tu as bien dit Éric Dagenaisde Noyan?
-Oui, Éric Dagenais; vous le connaissez ?
-Non, non, mais imagine-toi que depuis cematin, il y a le nom d’un monsieur Dagenaisde Noyan quiest apparu dans cette histoire; son nom est mêlé àla construction du Parc Natura. Il est décédé depuis longtemps, mais il était fermier et son ancienne terre jouxte le Parc, et il y aurait eu une borne d’arpentage qui aurait déplacée ou quelque chose comme ça. Il faudrait voir s’il n’y a pas un lien entre le propriétaire de cette terre-làet ce jeune Dagenais, Éric.Ce pourrait être un petit-neveu ou un arrière-cousinqui aurait découvert l’entourloupette de la borne, peut-être, et qui aurait voulu se venger ?…
-Déjà frustré d’avoir été faussement accusé ou du moins soupçonné d’avoir mis le feu, il aurait voulu se venger, et d’autant plus quand il découvre le traficotage de bornes, d’avoir en plus été dépossédé de ce qui lui revenait : un droit acquis sur le lac.
-Exactement. C’est peut-être ça le lien entre les deux événements ! Peut-être au début, il ne savait pas qui avait allumé sur le chemin Brookdale, mais quand il apprend d’une façon ou d’un autre que c’est le même individu qui lui a causé du tort deux fois, c’en est trop.
-Il faudrait voir s’il était sur place au Parc Natura, le jour de la mort de Gustave.
-Je crois que Turgeon pourrait avoir cette information. Je ne savais pas trop par où commencer, alors il a passé au crible la liste de clients présents pour me donner le nom de ceux qui avaient déjà un carnet judiciaire.
-Et patron, j’ai aussi le nom des propriétaires des sept maisons qui ont cramé sur le même rang :Laurent Leblanc, Théodore Groulx, Guillaume Godin, RenhartHoslter, Peter Smythe, Paul Buckannon;tous des hommes, trois d’entre eux sont de Noyan, les autres viennent de Laval, Saint-Ephrem en Ontario et Buckingham…
Olivier marque une pause.
-Continue.
-Et j’ai trouvé le nom que celui de la personne qui est décédée dans l’incendie de sa maison : un certain monsieur Henri Trudel qui n’était pas de Noyan mais de Turso.
-Trudel, Trudel… ce nom-là me dit quelque chose… Où est-ce que j’ai entendu ce nom-là ?...     
-Récemment ?
-Oui, c’est jours-ci.
-Au Parc Natura ?
-Oui, probablement.
-Ce n’est pas l’un des trois propriétaires en tout cas.
-Non, je sais. Mais quelqu’un a mentionné ce nom, j’en suis sûr.


lundi 23 novembre 2015

Les flammes de l’enfer

16

-Je ne comprends pas, monsieur Sansregret. Pourquoi avoir déplacé la borne ? Il aurait suffi à ce moment de négocier avec les neveux héritiers.
-C’était risqué ! Et imprévisible ! Vous connaissez pas le monde des affaires, vous ! Ils auraient pu vouloir le gros prix, et on avait déjà investi gros, on avait emprunté beaucoup. On ne pouvait pas se permettre de faire des extras. Et un procès pouvait prendre des années. D’ailleurs, j’ai eu raison, ils ne sont jamais venus demander rien. Par après, je me suis dit qu’il y avait aussi le risque que la municipalité de Noyan s’en mêle !... Une fois la borne déplacée, j’ai voulu serrer la main du gars, mais il a dit : « Engagez-moi sur votre parc ». Il disait qu’il pouvait tout faire, pis il était malin. « J’veux pas être payé… Juste recevoir de l’argent pour ma moto, mon essence, mes assurances, pis mes dépenses ». C’est comme ça que je l’ai engagé, pour 150 dollars par semaine payé sous la table. Une fois par semaine, je lui remettais une enveloppe, pis personne ne s’en ai jamais aperçu. Je croyais qu’il ne resterait qu’un été, mais il a voulu rester, et je ne pouvais plus me débarrasser de lui, et puis c’est vrai qu’il faisait un sacré bon travail.
-Est-ce que vos deux autres associés sont au courant de cet arrangement ?
-Oui, pas dans tous les détails, mais en gros, oui.
-Et vous n’aviez pas peur que ça fasse des problèmes avec les autres employés.
-La plupart sont des employés saisonniers, des étudiants que font ça comme travail d’été; il y a peu d’employés permanents, même dans l’administration.
-OK. Maintenant, monsieur Sansregret, parlez-moi de l’incendie.
-L’incendie dans lequel Ti-Gus est mort !?
Martin Sansregret voudrait bien voulu se lever à nouveau, mais alors que Roxanne lève le doigt, il se rassit aussitôt.
-On se calme.
-Je sais rien ! J’ai rien à faire là-dedans ! J’trouve ça vraiment plate ! Pour lui, pis pour moi ! Tout ce que j’sais, c’est que comme d’habitude, il est parti manger son lunch dans un chalet. Je n’étais pas là à le surveiller tout le temps quand même. Il n’aimait pas se mêler aux autres employés, et encore moins aux visiteurs; et comme il le faisait souvent, il s’est reposé quelques instants. Il y a dû avoir une défaillance dans le système de chauffage; c’est sûr. Ça peut arriver. Il a dû faire une fausse manœuvre et puis le gaz s’est échappé sans qu’il s’en aperçoive et ça a dû l’asphyxier, et il n’a pas pu se réveiller quand le feu a pris. C’est comme ça que ça a dû se passer; c’est la seule explication ! Moi, je sais rien de plus !
-Et vous n’avez rien vu ni rien entendu ? J’ai un peu de peine à croire ça !
-Non, j’étais occupé à régler un problème qu’il y avait avec des réservations; je n’ai pas fait attention.
-Est-ce que Gustave Abel avait reçu des visiteurs récemment ? Par exemple, des gens qui le cherchaient ou qui auraient demander à lui parler qui lui auraient téléphoné ?
-Non, pas à ce que je sache. Ti-Gus n’aimait pas trop la compagnie des autres; ça m’étonnerait que des gens aient cherché à leur voir. Pour le téléphone, il faudrait demander à Céline; c’est elle qui répond aux appels durant le jour.
-Revenons au chalet, si vous le voulez bien monsieur Sansregret; comment pouvez-vous être sûr qu’il ne faisait que prendre son lunch et faire une sieste ?
-Je ne vois pas ce que voulez dire !?
-Vous ne vous rendiez pas aux chalets pour voir ce qu’il faisait ?
-Au début, je suis allé une fois, mais j’avais bien d’autres choses à faire.
-L’avez-vous surpris en train de prendre de la drogue ?
-De la drogue ??
Martin Sansregret lève les bras en l’air en signe de protestation.
-Qu’est-ce que vous me chantez là ? Tous les employés sont avertis que s’ils sont pris en train de prendre la drogue ou de de l’alcool sur les terrains du parc, ils seront renvoyés immédiatement. C’est le règlement. Ils n’ont même pas le droit de fumer, sauf dans la cuisine réservée au personnel. On est très strict là-dessus !...
-Et à vous, il ne vous en a jamais proposé ?
-À moi !? Bien sûr que non !
Paul alors intervient : « Bon, monsieur Sansregret, vous êtes considéré comme suspect dans cette affaire. Je vais vous demander d’aller vous présenter immédiatement au poste de la SQ de Papineauville afin de remplir un formulaire de contrôle de la personne. Je vais avertir mon personnel et on va vous attendre là-bas d’ici une heure. Aussi, jusqu’à nouvel ordre, je vous demanderais de ne pas quitter le Québec et de rester disponible pour des investigations supplémentaires.
-Mais… mais je vous ai tout dit ! J’sais rien d’autre !
-Je n’en suis pas si sûr.

-Quel baratineur !
Paul et Roxanne se dirigeaient vers leurs véhicules.
-Bah, il en a raconté une bonne partie; sans doute l’essentiel.
-Oui, mais à sa façon. Son histoire au bout du lac de l’autre gugusse qui arrive à comme ça à brûle-pourpoint et qui lui déplace la borne d’arpentage juste au bon endroit, ça ne tient pas début. C’est trop arrangé avec le gars des vues. Il minimise son rôle. Pour moi, il devait plutôt être en train d’essayer d’arracher la borne par ses propres moyens, ça s’ajoute à tous ses autres traficotages, et Gustave a dû le surprendre, ou quelque chose comme ça. Alors pour ne pas qu’il le dénonce, il a dû lui offrir un emploi… payé au noir.
-Oui, surtout que ça concorderait avec le témoignage de la mère de Gustave : quand je suis allée la voir, elle a dit que son fils était revenu à la maison cette après-midi-là et lui avait annoncé qu’il s’était trouvé un emploi et qu’ensuite il était reparti avec ses outils.
-Oui, cette séquence a plus de sens… D’ailleurs il ne t’a pas contredite quand tu lui as demandé pourquoi avoir déplacé la borne. C’était bien formulé; bravo.
-Merci.
-C’est sûr qu’il n’a pas tout dit. Je me demande s’il n’y aurait pas eu par exemple, un autre épisode du même genre.
-À quoi penses-tu ?
-Je ne sais pas exactement, mais une chose est sûre c’est qu’à force de se promener continuellement, à parcourir toutes ces pistes au quotidien sur sa moto, Gustave a fini par connaître toute la région comme sa poche, le moindre recoin… et peut-être le moindre secret comme celui de la borne. Peut-être qu’il aurait vu quelque chose d’autre, qu’il aurait été témoin d’un événement qu’il n’aurait pas dû voir.
-Un événement qui concernerait le Parc Natura…
-Pas nécessairement. Peut-être que oui, mais, si je continue ton idée, que ça se serait passé récemment. Je ne sais pas mais il aurait pu voir un groupe d’hommes se consacrer à une sorte de trafic ou il aurait vu laboratoire secret, par exemple, de drogues justement; et, là mettons qu’on l’ait surpris et qu’il se soit enfui sans être rattrapé, mais « on » aurait découvert qu’il travaille au Parc Natura. T’imagine, quelle aubaine ! Ce n’est pas très compliqué par les « coupables » de s’inscrire comme clients et de l’éliminer en déguisant sa mort en accident.
-Dans ce cas, ce n’est pas Sansregret le coupable.
-Il a menti mais je ne crois pas qu’il soit impliqué directement dans la mort de Gustave. Tu crois vraiment qu’il a les capacités d’éliminer un « témoin » qui devenait gênant ?
-Non, moi non plus, je ne le crois pas directement coupable. Mais aurait-il commandé ou commandité l’incendie ? Il a posé plusieurs gestes répréhensibles et fait bien choses à la limite et même au-delà de la légalité, et ça vaudrait qu’on lui chauffe un peu les oreilles, mais je ne le crois pas mêlé ni à l’incendie, ni à la mort de Gustave. Ce n’est pas son genre. Il a peut-être vu quelque chose, mais je ne le crois pas coupable. Mais pour revenir à ton autre hypothèse, d’un ou des coupables venus de l’extérieur, il faudra éplucher la liste des clients des derniers jours.
-Oui; on aurait peut-être dû commencer par ça… On demandera accès aux fichiers de réservation.
Après un court moment, Paul ajoute : « N’empêche que j’aimerais bien aller fouiller dans les rapports comptables du Parc, je suis sûr que « cerfs riche en découverte » !
-Papa… Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?... Bon, viens manger, je crois que tu en as besoin. Moi, je meurs de faim et il est passé deux heures.
-Tu as apporté ton lunch ?
-Oui et puis j’en ai même pour toi : salade tomates, haricots, olives noires et cœurs de palmier. Et pour dessert, des tartelettes à la citrouille.
-Tu es… spéciale !
Paul cherche un meilleur mot pour complimenter celle qui est la prunelle de ses yeux, mais il n’en trouve pas. Alors il se contente de contempler son magnifique sourire, et dans ce magnifique après-midi de début d’automne où le vent fait doucement onduler la cime des grands conifères, il se sent soudain à mille lieues de tous les incendies, de tous meurtriers et de toutes les autres crapules de la terre.

-Allons tenir compagnie à Turgeon, histoire de s’assurer que tout va bien.

lundi 16 novembre 2015

Les flammes de l’enfer

15

Après sa conversation avec le maire Simon Abel, Paul avait rejoint sa fille qui l’attendait à Notre-Dame-de-la-Croix. Ils s’étaient donné rendez-vous en face de la nouvelle église à la sortie du village. L’ancienne église catholique avait brûlé il y avait une douzaine d’années et la paroisse n’avait bien sûr pas les fonds suffisants pour en construire une nouvelle. La communauté avait donc décidé de faire l’acquisition de l’ancien salon mortuaire alors vacant depuis que l’entrepreneur de pompes funèbres avait déménagé à Saint-Rémi dans un bâtiment beaucoup plus spacieux. L’ancien salon mortuaire avait été rénové et réaménagé et convenait bien aux besoin de la paroisse qui se réduisait maintenant à une vingtaine de personnes âgées. Le curé venait faire la messe une fois par mois. Les langues polissonnes n’avaient pas hésité pas à faire des liens entre l’usage premier du local et l’état de déclin de la communauté et sa mort prochaine. L’avenir allait d’ailleurs leur donner raison.
-Ce qu’il nous fait conclure, c’est que fort probablement c’était lui, Gustave Abel, ou Ti-Gus comme on l’appelle, qui avait mis le feu aux sept maisons. Pourquoi ? On ne le saura sans doute jamais. Malgré ce que dit son cousin, il devait être pyromane sur les bords. Ce qu’on sait par contre, c’est que l’enquête a été salement bâclée ! Si j’avais été là, ça aurait été différent. Je me souviens que le bureau régional de la SQ avait envoyé un enquêteur de Gatineau pour me remplacer. Sans doute qu’il ne voulait pas trop se compliquer la vie pendant ces six mois-là alors il n’est pas allé bien loin. Et moi quand je suis revenu, je n’ai pas pris le soin que j’aurais dû à lire son rapport.
-Toi et la paperasse…
-Je sais; si j’avais fait plus attention, je me serais sans doute aperçu de quelque d’incomplet. Mais bon, ce qui est fait est fait.
-Est-ce qu’on va rouvrir l’enquête ?
-C’est une bonne question… C’est fort possible; on verra ce qui va sortir de l’enquête sur la mort de Gustave Abel, et ensuite, oui, on pourra clore l’affaire. Et puis il y a le rôle de cet ancien pasteur, Doyon qu’il s’appelle; il faut aller le voir. C’était son deuxième père.
-Oui, il sait certainement quelque chose, peut-être Gustave s’est confié à lui, ou à sa femme…
-Il est maintenant à la retraite mais ça ne devrait pas être difficile de le retrouver.
-Alors maintenant, sus à Sansregret !
-Oui, tu vas me le te savonner sans peur et sans regret !
-Papa !!
-Excuse-moi, mais celle-là je voulais la faire depuis un bon bout de temps.
-En tout cas, c’est sûr qu’il détient une ou des clés de cette affaire.
-Oui… Quels étaient ses liens exacts avec le Gustave ? Est-ce qu’il le faisait chanter ?... Ça me semble dur à croire que ces deux-là aient eu une relation homosexuelle ?? et que Gustave en obtenait des faveurs ?
-Depuis quand se connaissaient-ils ? Comment ils se sont rencontrés ? Qui d’autre était au courant de leurs arrangements ? Et surtout, qu’est-ce qu’il sait exactement à propos de cet « accident » ? C’est ça qu’il faut savoir.
-Oui… Et s’il ne collabore pas, j’irai chercher un mandat d’arrestation, c’est sûr... Bon, allons-y. Passe en premier, je te suis.

Juste avant le dernier tournant, Paul voit l’annonce : « Le Parc Natura, “cerfs” riche en découvertes ». Oui, aujourd’hui, ça se pourrait bien qu’on fasse pas mal de découvertes. Les deux voitures franchissent le cordon de sécurité l’une derrière l’autre. Le stationnement est vide; le Parc a l’air désert. Tout est silencieux : la clientèle est absente et seul le personnel essentiel est sur place. On n’entend même pas les oiseaux comme s’ils avaient compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. Pendant que Roxanne descend et se dirige vers l’accueil, Paul reste un peu en retrait. Aussitôt, Martin Sansregret sort du bâtiment de l’administration et accourt vers elle souriant comme un jouvenceau.
-J’vous gage que vous venez me dire que vous avez terminé votre enquête ! Est-ce que je vais pouvoir rouvrir le Parc ?
-On avance bien, monsieur Sansregret, mais on n’a pas encore tout à fait terminé.
-Ah non !? Comment ça ?
-Je vais avoir besoin de vous; vous allez nous aider.
-Moi ?? Mais je n’vois pas ce que je pourrais faire !?
-J’ai besoin de me faire confirmer quelques petits détails pour mettre fin à l’enquête; auriez-vous un endroit tranquille où on peut discuter sans être dérangés ?
-On peut aller dans mon bureau; c’est le meilleur endroit pour jaser.
-Je suppose que l’inspecteur Quesnel, que vous connaissez déjà, peut venir avec nous. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, n’est-ce pas ?
-Non, non… Non, non… Pas d’problème.
-Très bien. Alors allons-y.
Le bureau de Martin Sansregret n’est pas très grand, mais il est avantageusement mis en valeur semble grâce aux immenses baies vitrées qui donne sur une partie de la forêt qui lui donne un air plus spacieux. Sur le mur sont accrochés quelques « trophées » de chasse : des têtes empaillées d’un renard, d’un coyote et d’un cerfs de Virginie. Il y a aussi en face quelques étagères de livres et de revues, et, en-dessous, un petit bar avec quelques bouteilles d’alcool : whisky, porto, Grand Marnier… L’ameublement est bien choisi. Le dessus du bureau est vide de tout papier; s’y trouvent seulement un ordinateur, une tablette et un téléphone. Martin Sansregret s’assoit en terrain conquis sur son fauteuil de cuir et regarde en souriant Roxanne qui s’installe à son tour en face de lui. Elle a attaché ses cheveux en queue de cheval, ce qui la rajeunit. Paul remarque d’un mauvais œil que le propriétaire du lieu ne reste pas insensible à léger maquillage, son allure sportive, son uniforme impeccable... Mais Roxanne ne laisse pas le temps à Martin Sansregret de trop la lorgner, car sitôt assise dans son fauteuil, elle le tance.
-Monsieur Sansregret, il y a vraiment une grosse question que me chicote : quels étaient vos liens avec Gustave Abel ?
Le propriétaire du Parc Natura, piqué au vif, bondit comme un clown qui sortirait subitement de sa boite. Paul se fait la remarque qu’il prend la même teinte cramoisie.
-Mes liens, mes liens ?? Mais c’était mon employé, qu’est-ce que je peux vous dire de plus ?! 
- Assoyez-vous, monsieur Sansregret. Je n’irai pas par quatre chemins, il y a plusieurs détails et des détails intrigants auxquels je ne trouve pas d’explication. Par exemple, pourquoi Gustave Abel n’était pas sur la liste de paye du Parc Natura comme les autres employés ?
-Qui vous a dit ça ?
-Répondez à ma question, s’il-vous-plaît.
-Parce que c’est ça qu’il voulait ! Il ne voulait pas le déclarer; sa mère était sur le bien-être et à deux ils recevaient pas mal. Il voulait pas que ça impacte sur son bien-être.
-Et c’est lui qui vous l’aurait demandé ?
-Oui, c’est lui. J’vous l’jure.
-Pas besoin de jurer monsieur Sansregret, je veux juste la vérité. Mais vous savez quoi, je vous crois plus malin que ça; vous saviez que c’est illégal. Qu’est-ce que vous auriez fait si tous vous employés auraient formulé la même demande ? On ne gère pas un parc de deivertissement comme le vôtre n’importe comment. Vous preniez un risque en faisant ça, et vous l’auriez fait juste pour satisfaire un pauvre gars qui ne voulait pas voir son bien-être coupé ?
-Oui, oui, c’est ça.
-Pourquoi dans ce cas, ici au Parc même, il avait droit à un traitement de faveur ?
-Quel traitement de faveur ?
-Pourquoi n’avait-il pas d’horaire fixe ? Pourquoi pouvait-il entrer et partir aux heures qu’il voulait ? Pourquoi pouvait-il faire la sieste dans un chalet sur l’heure du midi ? Dans un chalet destiné à la clientèle par-dessus le marché ?
-Qui vous a dit ça ?
-Ça n’a pas d’importance, répondez aux questions.
-Il était l’homme à tout faire, il commençait tôt…
Roxanne l’interrompt.
-Monsieur Sansregret, je ne veux plus de vos boniments. Si vous voulez vraiment que votre Parc ait la moindre chance, je souligne deux fois la moindre chance, de rouvrir un jour, vous devez arrêter de me raconter des histoires et commencer à dire la vérité. Il y a eu mort d’homme et votre attitude est très suspecte. Et j’avoue que là, je suis en train d’atteindre mes limites.
-Je n’ai rien fait de mal; je n’ai rien à faire avec le feu.
-Répondez à mes questions. Quels étaient vos liens avec Gustave Abel ? Qui était-il pour vous ? Comment l’avez-vous rencontré ?
-Au tout début, quand on faisait l’exploration pour construire ce parc, on croyait bien avoir trouvé l’endroit idéal ici à Notre-Dame-de-la-Croix : un territoire assez vaste inutilisé avec différentes sortes de terrains, une rivière, un lac. C’était parfait, et on avait commencé à faire les démarches pour l’acquérir. Mais le lac causait une certaine difficulté, car la pointe nord-est touchait à un terrain qui se situait dans la municipalité de Noyan, et qui plus est si ce voisin avait un droit acquis d’utilisation du lac et qu’il était un tant soit peu malcommode, il aurait pu utiliser sa close de premier utilisateur et interdire toute navigation, de même que la pêche sur le lac. Une grande partie de notre plan de développement tombait à l’eau. Je m’étais rendu au bout du lac et j’en étais là dans mes réflexions, quand j’ai entendu un moteur de moto. J’ai vu arriver cet espèce d’agrès sur sa moto comme une sorte de cow-boy masqué. Il s’est arrêté; il a enlevé son casque, pis il a dit : « C’est le lac Farmer », juste comme ça. Moi, je n’disais rien. Il avait l’air de bien connaître la place. « Pis ça, c’est la terre à Dagenais. » Là, j’ai dit : « Pardon ? », et il m’a raconté que le vieux Dagenais était mort depuis plusieurs années et que ses descendants, des neveux qui habitaient en ville, ne s’occupaient pas de son ancienne ferme maintenant abandonnée, et encore moins du terrain. « Venez, il m’a dit, j’vais vous monter quelque chose. » Il m’a fait marcher dans les aulnages pendant quelques minutes; et entre quelques broussailles qu’il a écartées il m’a montré un pieu en métal enfoncé dans le sol avec la tête peinte en rouge : c’était la borne d’arpentage. Il suffisait de la déplacer d’une vingtaine de pieds et le tour était joué; nous devenions propriétaires de tout le lac. Et c’est ce qu’il a fait. Il m’a dit d’attendre et il est allé chercher ses outils; ça a pris une demi-heure à peu près, moi je l’ai attendu sur place. Ensuite il a déterré le pieu et l’a replanté un peu plus loin juste au-delà des limites du lac. J’ai pensé vite; je me suis dit que même si les héritiers Dagenais nous faisaient un procès, ça prendrait des années avant qu’on puisse déterminer le véritable arpentage et qu’alors on aurait eu le temps de terminer l’aménagement. Et une fois l’aménagement terminé, ce serait dur de revenir en arrière; je me disais qu’on aurait à offrir un dédommagement aux héritiers sans plus.


lundi 9 novembre 2015


Les flammes de l’enfer

14

-Alors qu’est-ce que vous voulez savoir sur mon cousin Ti-Gus ?
-C’est votre cousin ?
-En fait, j’ai presque quinze ans de différence avec Ti-Gus, alors je ne les connais pas trop trop, mais c’est vrai, il était mon cousin au deuxième degré. Nos deux pères sont cousins; Benny, il s’appelait Benoît, mais tout le monde l’appelait Benny, le père de Ti-Gus, est mon oncle. Ce sont leurs deux pères qui étaient frères, mais le père de Benny est mort quand il était jeune dans un accident de la route, pis il a mal tourné. Ti-Gus n’a vraiment pas eu de chance. Son père, Benny, le cousin de mon père, c’était comme le mouton noir de la famille. Il avait arrêté l’école comme bien d’autres jeunes, pis il était parti travailler dans la coupe de bois. Comme il était bien bâti, il a vite fait beaucoup d’argent, mais il le dépensait tout de suite. Benny était bien travaillant, mais l’argent lui brûlait les doigts; il dépensait tout ce qu’il faisait à faire la fête, au bar, l’alcool et la drogue. Il allait faire la fête à Montebello, à Papineauville, à Grenville. C’est sans doute là qu’il a rencontré Cinthia, la mère de Ti-Gus. Il avait dû fanfaronner et elle avait dû être impressionnée. Elle venait de L’Orignal, pis travaillait comme waitress à Grenville. Toujours est-il qu’ils sont tombés en amour, pis qu’elle est venue vivre à Noyan. Benny avait une maison que son père lui avait donnée dans la rue Desjardins, qui longe magasin général et qui remonte ensuite par en arrière jusqu’au lac Raquette. Quand elle est tombée enceinte, ils se sont mariés mais ça n’a pas marché. Ils étaient tellement différents les deux; on dit que les contraires s’attirent, mais eux… disons qu’ils ne sont pas attirés longtemps. Même pas un an après la naissance de Ti-Gus, il s’est sauvé; il n’en pouvait plus. Déjà que leur couple allait comme-ci comme-ça, quand Ti-Gus est né, Benny a trouvé ça dur… Vous comprenez qu’avec une femme et un enfant il ne pouvait plus sortir autant, pis il devait avoir des revenus plus stables. Il pouvait plus jeter son argent pas les fenêtres; alors il s’est écœuré. Il a tout sacré là, pis il est parti en Alberta. J’étais jeune à l’époque j’avais quinze ou seize ans. Pour moi, c’était des histoires d’adultes. J’comprenais pas exactement ce qui se passait, pis disons que ça ne m’intéressait pas trop. Benny est parti dans l’ouest travailler en Alberta pour une compagnie d’extraction de pétrole. Il faisait de la grosse argent. Deux fois par année, pendant dix ans environ, il envoyait un mandat-poste à sa femme, à Bessie. Il pouvait pas faire de chèque, car il ne savait pas bien écrire. Moi j’ai commencé à vraiment remarquer à Ti-Gus quand il s’est acheté sa première moto. Il faisait des tours partout; il était vissé à sa moto, tout le temps, tout le temps; il allait partout. On l’entendait à toute heure du jour et de la nuit. Des fois, c’était trop. Alors il s’en allait faire des longs tours dans la région. Il montait à La Minerve, au Lac Simon, à Vendée, jusqu’à Mont-Laurier. Le seul qui pouvait le faire arrêter, qui pouvait le raisonner, c’était l’ancien pasteur, pas Sébastien Saint-Cyr, mais le pasteur Doyon. Je me souviens qu’à cette époque le pasteur Doyon pis sa femme l’avaient pris sous leur aile; ils n’avaient pas d’enfants, et ils s’en sont occupé comme leur fils. Sa femme lui faisait l’école, pis lui il le protégeait des moqueries des autres enfants. Lui, le pasteur Doyon, était très proche de sa mère, qui était toujours en dépression. Il a réussi à l’assagir, c’était pratiquement le seul qui pouvait le raisonner. Puis surtout, le pasteur lui avait appris à s’occuper, au début dans son jardin, il lui faisait tondre le gazon. Et puis comme il a vu qu’il était adroit de ses doigts, il lui faisait faire des petites réparations au presbytère, au cimetière. Pis ensuite, ils ont déménagé à Notre-Dame-de-la-Croix; je les ai un peu perdus de vue. Il venait des fois en moto dire bonjour au pasteur Doyon. Moi, j’ai commencé à m’impliquer dans la politique. Quand j’ai appris qu’il avait trouvé cet emploi d’homme à tout faire au Parc Natura, ça ne m’a pas étonné. Quand il veut Ti-Gus, il est capable. Même s’il est parti depuis quelques années, tout le monde est triste au village de ce qui lui est arrivé. C’est vraiment affreux mourir comme ça dans un feu. C’est sûr que je vais aller aux funérailles samedi.
-J’ai lu dans nos dossiers que Ti-Gus, comme tout le monde semble l’appeler, s’était fait interrogé par la police à cause d’un incendie.
-Je ne savais pas.
-Qu’est-ce qui s’est passé cette nuit-là ?
-C’est bien mystérieux… C’était il y a huit ans. Ce que je sais, c’est qu’il y a sept maisons de campagne, des chalets, qui ont brûlé sur le chemin Brookdale.
-Sept incendies dans la même nuit, ça ne pouvait pas être une coïncidence.
-Non, c’est sûr. La police n’a jamais trouvé le ou les coupables.
-Hmm… Ça a dû jaser au village.
-C’est sûr que tout le monde en a parlé ! Imaginez ! Sept maisons d’un coup ! C’était mon père qui était maire à l’époque et il a dû faire pas mal de « résolution de crise ». Tout le village était en ébullition ! On a bien essayé, mais on n’a jamais trouvé les coupables. Certains pensent que c’était des bums de Saint-Émile ou de Brébeuf. C’est des places bien plus dures qu’ici.
-Mais Ti-Gus a été soupçonné…
-En fait, le bruit a couru qu’on avait entendu sa moto cette nuit-là, comme s’il revenait de Saint-Émile justement.
-Mais Saint-Émile, ce n’est pas dans la même direction que le chemin Brookdale.
-J’sais ben; cette accusation ne tenait pas debout… Il n’a pas été inculpé parce qu’il était chez lui tout ce temps-là.
-Pensez-vous qu’il a pu avoir quelque chose à voir avec ça ?
-Je ne me suis jamais posé la question.
-Alors je vous la pose.
-J’sais pas.
-Vous savez, tout ce que pourrez me dire pourra m’aider à trouver le ou les coupables de sa mort.
-…
-Vous comprenez ?
-Oui, j’comprends.
-Pourquoi Ti-Gus a été interrogé par la police ?
-Ti-Gus était fasciné par les moteurs; tout ce qui pétait, qui pétaradait; tout ce qui faisait des étincelles, des flammèches, ça le fascinait; c’était sa passion. Les brûleurs, les torches à souder, tout ça. C’est lui qui s’occupait des feux d’artifice à la Saint-Jean, il était vraiment bon. On pouvait avait des raisons de le soupçonner. Il y a bien des gens qui étaient prêts à croire que c’était lui, pis qui ont été pas mal agressifs.
-Est-ce que c’était un pyromane ?
-Non, non; bien sûr que non !…
-Monsieur Abel, est-ce que c’est lui qui a mis le feu aux sept maisons ?
-C’est possible… mais honnêtement, je ne le crois pas.

-Une histoire de feux, madame Cournoyer ? Parlez-moi s’en donc…
-…
-Vous ne voulez pas en parler ?
-J’peux pas en parler !
-Vous ne pouvez pas en parler ? Pourquoi donc ?
-J’ai pas le droit, c’est comme ça !
-C’est après ça que vous avez déménagé de Noyan pis que vous êtes allés vivre à Notre-Dame-de-la-Croix ?
-Oui, c’est ça.
-Ça vous faisait de la peine de partir de Noyan.
-C’était toutes des malfrats.
-Comment ça c’est passer votre déménagement ? Avez-vous eu de l’aide ?
-C’est le pasteur Doyon qui nous a aidé. C’est lui qui nous a dit que c’était mieux qu’on déménage. Il nous a trouvé une maison, celle-là; il nous a aidés à vendre la maison à Noyan, pis on a déménagé. On n’avait pas grand-chose, juste notre linge, pis deux lits, pis deux bureaux; pis la moto de Ti-Gus. Quand il est parti, il a fait tout le tout le tour du village avec le plus de bruit possible, pis il a embrayé et le v’là parti pour Notre-Dame.
-Qu’est-ce que vous avez fait alors ?
-Rien !
-Rien ?
-Non, rien; moi j’peux pas travailler pis, lui il faisait des tours en moto. On recevait du bien-être.
-L’avez-vous dit à son père ?
-Ça servait à rien. Il avait arrêté d’envoyer de l’argent, depuis une couple d’années. J’voulais plus rien savoir de lui. Il nous a abandonnés quand Ti-Gus avait pas un an, pis je l’ai jamais revu. Pis j’pense que c’est mieux comme ça.
-Vous avez dit que c’est le pasteur Doyon qui vous avez proposé de déménager à Notre-Dame-de-la-Croix. Pourquoi ?
-Ben… il trouvait que c’était mieux qu’on parte de Noyan. C’est toute des malfrats. Après cette histoire de feux, il y a ben du monde qui ont commencé à accuser Ti-Gus, même s’il n’avait rien à faire là-d’dans. On m’a même insultée ! J’pouvais pus sortir de chez nous. Moi, je s’rais bien retourné à L’Orignal, mais le pasteur Doyon, voulait garder un œil sur Ti-Gus. Alors, il nous a trouvé cette maison-là.
-Comment est-ce que Ti-Gus s’est trouvé ce travail au Parc Natura ?
-J’sais pas; il est revenu un jour d’un tour de moto, pis il m’a dit qu’il allait faire des travaux au Parc Natura; il a pris ses outils, pis le v’là reparti. Il était bon de ces mains. Il pouvait faire n’importe quoi. Tous les jours, l’été, il travaillait là, même des fois les fins de semaine. Il faisait d’l’argent; ça m’aidait à payer le ménage. Pis en plus…
-Pis en plus c’était pas déclaré, c’est ça ?
-Ben là, j’sais pas si j’dois vous dire ça…. Vous êtes d’la police.
-Je ne fais pas partie des inspecteurs du bien-être social; ce n’est pas mon domaine… Madame Cournoyer, je vous ai posé la même question l’autre fois, et c’est très important. Est-ce que votre fils avait des ennemis ? Est-ce que quelqu’un avait des raisons de lui en vouloir ?
-La réponse est la même : non; il allait travailler, pis c’est toute. Je l’ai jamais vu avec d’autres personnes. Il s’est jamais mis dans le trouble.
-Est-ce qu’il pouvait vous cacher quelque chose, comme faire du trafic, pis que vous ne le saviez pas ?
-J’vous dit que Ti-Gus s’était pas mis dans l’trouble. Comprenez-vous ?

-Je vous comprends madame Cournoyer et je vous crois.