lundi 26 janvier 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

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C’est Roxanne Quesnel-Ayotte l’officier qui était de service quand le téléphone avait sonné au poste de la SQ de Papineauville ce dimanche matin-là. Sa période de garde commençait à huit heures du matin et il devait se termine à minuit. Une longue journée en perspective mais les dimanches étaient généralement des journées assez calmes, plus calmes en tout cas que les vendredis et les samedis où bars, restaurants, cabarets et salles de quille restaient ouvertes jusque tard dans la nuit. Il n’y avait pas énormément de distractions dans cette région de villages et de petites villes, alors les fêtards et les noceurs trouvaient à s’amuser comme ils pouvaient; surtout les jeunes. Les plus décidés allaient jusqu’à Gatineau où le choix de divertissements étaient beaucoup plus grand. Le moment où ils revenaient, au petit matin du samedi et du dimanche, était toujours périlleux : excès de vitesse, conduite en état d’ébriété, tapage nocturne, bagarres. L’année où elle avait eu son transfert à Papineauville, Roxanne avait appris quand intervenir dans une bagarre et quand ne pas intervenir. Le seul dimanche vraiment occupé, depuis son arrivée avait celui de la prise d’otages : un homme désespéré de Fasset, nouvellement séparé, s’était barricadé avec ses enfants et menaçait de leur faire du mal. Roxanne avait essayait de le raisonner, mais n’avait pas réussi; et c’est finalement un intervenant social prêté par le poste de Gatineau qui avait y réussi.
Quand elle avait obtenu son transfert, elle avait cherché une maison où s’installer avec son copain-conjoint Fabio. Elle ne savait plus trop où ils en étaient dans leur relation. Ils s’étaient rencontrés à Montréal chez des amis communs et ils s’étaient mutuellement plus assez vite. Fabio était venu du Mexique pour fuir la violence des trafiquants de drogue. Il était un artiste de rues, et il avait travaillé avec les jeunes de la rue à Guadalaraja. Fabio avait beaucoup parlé de cette belle ville mexicaine à Roxanne et notamment de son quartier historique de Tlaquepaque haut lieu de vente d’artisanat mexicain. Ses succès comme travailleur de rue n’avaient pas fait l’affaire de tous. Il y a une dizaine années, on avait retrouvé cinq têtes humaines de cinq activistes dans des boîtes réfrigérées, crime signé du cartel de Sinaloa. Comme Fabio connaissait deux des hommes assassinés, il avait décidé de partir. Il avait obtenu son statut de réfugié, puis de résident permanent à une époque où c’était encore possible. Fabio a vraiment du talent, se disait Roxanne; il avait déjà fait deux expositions dont une à la Maison de la culture de Côte-des-Neiges dont on avait parlée aux informations culturelles. El était bon avec les enfants, et avec les jeunes. Il ferait un bon père pour mais enfants. Mais après presque deux ans, sans avoir pu se trouver d’emploi dans la région, il était reparti à Montréal. Ils formaient toujours un couple, mais avec deux maisons. Ils se voyaient le fins de semaine. Un couple « en garde partagée » soupirait Roxanne, « en attente de statut » aurait dit Fabio. Et puis, il y a quand même cette horloge biologique qu’on ne peut pas déjouer.
Roxanne décroche le téléphone. Un appel avait été placé au 911 pour qu’une ambulance vienne de toute urgence pour un accident grave dans le petit village de Noyan. L’ambulance était partie de l’hôpital de Buckimgham et la centrale maintenant contacte averti le poste de la SQ.
-Ce serait un accident grave dans l’église ou proche de l’église; il y aurait un mort.
-Ça va, on y va; pas besoin de me donner l’adresse : l’église de Noyan ce doit être facile à trouver.
Roxanne avaient appelé immédiatement l’un des policiers de service, Turgeon, et ils étaient partis à toute vitesse vers Noyan, quelque trente cinq kilomètres vers le nord-ouest. Roxanne aimait conduire; pas besoin de mettre la sirène mais elle klaxonne dans les tournants serrés. Ils étaient arrivés tout juste après l’ambulance d’Urgence-Santé. Roxanne connaissait peu Noyan. Elle se dit en ralentissant qu’elle n’y a jamais mis les pieds comme tel; elle y est sans doute passée en patrouille, mais sans s’arrêter. Il ne se passait jamais rien dans ce petit village isolé.
Elle aperçoit le clocher de l’église et immédiatement elle sursaute à la vue de tous ces gens rassemblés : une foule agitée, compacte, bruyante, a en effet envahi toute la place centrale du village. Il y a du monde partout : autour de l’église, tout autour du presbytère juste à côté, dans la rue, sur le tond central. Les gens parlent et gesticulent. Ils discutent fort, ils s’interrogent; ils vont et viennent dans tous les sens. Plusieurs filment la scène avec leurs téléphones cellulaires. Quelques femmes s’essuient les yeux. Il y a même des enfants qui sautillent, surexcités. On dirait que tout le village s’est donné rendez-vous. Visiblement les gens sont ébranlés par ce qui venait de se passer. Roxanne se tourne vers son coéquipier; ils échangent un regard perplexe. Elle doit faire jouer la sirène pour pouvoir approcher au plus près. Elle arrête la voiture près de l’ambulance et en descend en mettant sa casquette.
-Fais éloigner la foule, dit-elle à Turgeon, tout en se frayant un chemin jusqu’à la porte d’entrée du presbytère. C’est une maison préfabriquée qu’on a simplement installée sur des fondements en ciments. L’ancien presbytère, beaucoup plus grand avait été démoli il y a une vingtaine d’années parce qu’il était devenu vétuste. La communauté avait préféré loger ses nouveaux pasteurs dans une maison « plus moderne ». C’est une maison d’un seul étage à laquelle on a rajouté un sous-sol de mêmes dimensions. En plus de l’entrée d’en avant, il y a une porte qui donne sur la cour arrière et une autre porte sur le côté avec un escalier pour entrer directement au sous-sol. Une grande baie vitrée permet de voir le salon. Un homme dans la soixantaine s’approche d’elle.
-C’est vous la police ? Il s’agit d’un accident. Le pasteur est tombé dans l’escalier.
-On s’en occupe monsieur. Si vous voulez nous aider, demandez aux gens de s’éloigner un peu. Il faut permettre aux ambulanciers de faire leur travail.
Elle entre dans la maison. La porte donne directement sur le salon; il y a une armoire à manteaux juste à droite; le salon s’étend sur la gauche. Un peu plus loin à droite il y a la porte ouverte qui mène au sous-sol. Les ambulanciers appliquent les soins d’urgence, cerceau cervical, stabilisation des signes vitaux, masque à oxygène, sur le corps d’un homme qui semble sans vie sur le plancher du sous-sol. Automatiquement, elle prend une photo de la scène. Il n’est pas mort, pense Roxanne; c’est toujours ça.
-Qu’est-ce qu’il a ? leur demande-t-elle.
-Multiples contusions, fractures et commotion cérébrale; très probablement une fracture de la cervicale.
Roxanne regarde l’immense tâche de sang qui s’étalait sur le sol. Du sang séché, coagulé, écalé.
-Et d’où vient le sang ?
-D’une blessure au front, mais superficielle.
-Ça n’a pas l’air de s’être passé ce matin…
-Non, probablement hier soir; on sait pas si on pourra le réchapper. Il faut le conduire tout de suite à l’hôpital.
-Je vous fais un passage.
Revenue dehors, Roxanne voit que Turgeon a quand même réussi à repousser les gens. Les parents ont compris qu’il fallait mieux éloigner les enfants.
-Écartez-vous encore ! Il faut laisser la place aux ambulanciers.
Après quelques minutes les ambulanciers sortent une civière où le corps inanimé de Sébastien St-Cyr est allongé, sanglé sous une couverture. Les ambulanciers lui ont mis un soluté; on ne voit que son visage tuméfié à la fois rouge de sang et dramatiquement livide. Un grand mouvement de panique étouffée secoue la foule qui instinctivement recule. Au milieu des exclamations de stupeur et de frayeur, Roxanne entend une femme crier, comme en panique. Rapidement, les ambulanciers rentrent la civière dans leur véhicule. L’un d’eux, une femme, monte à la l’arrière avec le blessé. L’autre rentre à l’avant et démarre; tous gyrophares allumés, l’ambulance contourne l’église et s’éloigne.

Roxanne retourne à sa voiture; elle ne verra pas qu’une voiture est aussitôt partie à la suite de l’ambulance. Roxanne fait deux appels; le premier pour faire venir une autre voiture de police, le deuxième à son père.

lundi 19 janvier 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

3

Ce dimanche matin-là, qui était le Dimanche des Rameaux, la célébration de l’entrée de Jésus à Jérusalem sous les vivas et les acclamations d’une foule délirante et la réprobation mal contenue des pharisiens et qui marque dans la liturgie chrétienne le début de la Semaine sainte, Agathe Desjardins était arrivée tôt à l’église Saint-Luc de Noyan; comme à chaque dimanche matin, beau temps, mauvais temps. Agathe était l’organiste, c’est elle qui faisait chanter la congrégation; c’était un rôle important, primordial même, et elle le savait. Qui d’autre aurait bien pu jouer à sa place ? Il y avait bien la petite Odette Cusson, l’une de ses anciennes élèves qui la remplaçait les quelques fois où elle devait s’absenter. Agathe était aussi professeure de musique, de piano. Elle habitait une grande maison blanche avec son mari à la retraite du gouvernement. Ils avaient deux filles à Ottawa, l’une qui y vivait, l’autre qui y étudiait. Pendant longtemps, son père avait habité avec eux mais il était mort il y a deux ans, à l’âge très vénérable de quatre-vingt-dix-huit ans.
Agathe se souvenait quand les hommes du village, dont son père, avaient bâti l’église Saint-Luc de Noyan. La première chapelle qui datait de la fondation même du village, en 1875, avait été rénovée et agrandie trois ou quatre fois mais, il y a soixante ans cette année le village avait vraiment eu besoin d’une nouvelle église. L’autre était devenue trop vieille et vraiment trop petite. Le moulin avait fourni le bois à moitié prix, et tout le monde s’y était mis. Les hommes avaient coulé les fondations, scié, cloué, monté la charpente; ils avaient installé les portes et les fenêtres; finalement on avait terminé avec le clocher. Les bons menuisiers avec fabriqué la chaire, les bancs, ajouté les moulures. Puis on avait peint l’édifice. Les gens du village avaient choisi ensemble l’ameublement, les tapis, les ornementations. Le synode avait offert les « vitraux », en fait les vitres peintes, qui représentaient quatre paraboles de l’évangile de Luc : Le Bon Samaritain, Le Fils Prodigue, La Brebis perdue et Le Semeur. C’était celle du Bon Samaritain que préférait Agathe. Peut-être parce que c’était celle qu’elle voyait le mieux de son poste, mais aussi parce qu’elle voyait dans cette scène de compassion, un homme exclus qui prend soin de son prochain blessé, qui avait été assailli par des méchants anonymes et laissé pour mort, en le chargeant sur son âne, elle voyait donc dans cette scène toute la bonté et la compassion du monde, l’idéal de la vie chrétienne et de la vie tout court. Quand les sermons du pasteur étaient un peu long, c’est ça qu’elle regardait et qui lui faisait du bien. Le consistoire d’Ottawa, lui, avait offert, lors de l’inauguration de la nouvelle église, à la petite communauté en croissance, un harmonium à pédale, une vraie merveille ! Agathe avait alors dix ans. Sa mère, qui était une femme de la ville que son père avait marié de retour de la guerre en Europe (il disait que c’était l’infirmière qui l’avait amoureusement soigné, et elle ne contredisait pas), sa mère avait joué quelques années, mais avec huit enfants et la maison à entretenir, elle n’avait pas le temps de répéter beaucoup… Ainsi, depuis l’âge de quinze ans, Agathe s’était mise au clavier. Elle s’était émerveillée devant les sons majestueux, envoutants, enchanteurs, presque divins qui sortaient de cet instrument. Elle avait appris à connaître les différentes subtilités des jeux et à profiter au maximum de toutes les capacités et les sonorités de l’instrument. Activer les pédales, les manettes de forte, les jeux et le touches tout à la fois lui était devenu naturel, comme une seconde nature. Puis dans les années soixante-dix, la paroisse avait acheté un orgue électrique Hammond, qui sonnait comme un troupeau de casseroles fêlées et Aline avait bien du s’y résoudre.
Elle en avait vu des pasteurs. Ah, ça oui ! Elle en était rendue à son numéro quatorze avec Sébastien Saint-Cyr. Déjà presqu’un an qu’il était là et elle ne savait que penser de lui. Certes il connaissait bien la musique ce jeune-là, il jouait de la guitare; certes il avait une belle voix et il chantait juste, ce qui n’était pas le cas de son prédécesseur, monsieur Doyon, qui chantait faux et fort et qui n’avait aucune oreille. Mais au moins, le pasteur Doyon la lassait jouer à son rythme. Non ce qui dérangeait Aline Desjardins chez Sébastien Saint-Cyr, c’était toutes ces nouveautés, ces nouveaux chants modernes – rythmés ! syncopés !! – qu’il s’était mis en tête de vouloir faire apprendre aux gens de la paroisse. Il voulait « rafraîchir » la liturgie ! On aimait mieux les bons vieux cantiques à Noyan, Aline le savait. Il avait même voulu se débarrasser des Chants évangéliques pour faire venir un nouveau recueil. Heureusement que le conseil de paroisse avait dit non sous le prétexte que les finances ne le permettaient pas.
Sébastien Saint-Cyr lui téléphonait toujours le mercredi ou des fois le jeudi pour lui dire quels chants il avait choisi pour le dimanche suivant. Elle avait quelques jours pour répéter, mais on chantait les mêmes cantiques depuis cinquante ans, alors elle les connaissait pas mal tous par cœur. Parfois il venait chez elle lui montrer un répons ou une antienne, mais décidément ça n’entrait pas. Une fois, il y a deux mois, il avait voulu lui faire jouer « Qu’il ami fidèle et tendre… » deux fois plus vite que de coutume sous prétexte que c’était un chant d’espérance et non d’enterrement, et ça l’avait rendue malade. Elle n’était allée à l’église le dimanche suivant et la jeune Odette avait du jouer à sa place à pied levé. Dans la semaine, le pasteur St-Cyr était venu lui faire ses excuses chez elle, et elle avait les avait acceptées; mais elle avait ajouté qu’elle allait prendre sa retraite à la fin du printemps. Elle jouerait jusqu’à la Pentecôte, et après ça, ce serait fini. Elle deviendrait simple paroissienne.
Agathe arrivait dont tôt le matin au moins une heure avant le début du culte; ce n’était pas tellement parce qu’elle devait répéter, mais parce qu’elle aimait bien accompagner l’entrée des paroissiens d’un fond musical. Elle trouait que ça mettait de l’ambiance. Monsieur Besson aussi est là, l’homme à tout faire, qui fait sa routine : ouvrir les portes, mettre le chauffage en hiver, ouvrir les fenêtres en été, balayer le parvis, mettre les numéros des cantiques sur le tableau, puis sonner la cloche pour appeler les fidèles.
Ce matin-là, monsieur Laurent Groulx, le président du Conseil de paroisse arrive presque en même temps qu’elle. Laurent Groulx est un peu comme le responsable en chef des affaires de la paroisse. Il gère l’église depuis trois décennies, et il sait comment faire. Aucune décision ne se prend sans lui. Il en veut au consistoire qui a imposé ce nouveau pasteur à l’église Saint-Luc, sans que la paroisse ne soit impliquée. C’est vrai qu’elle s’était mise sur la liste des placements, mais quand même… Il s’est juré qu’on le reprendrait plus. Les premières réunions du Conseil de paroisse ont été laborieuses parce que le nouveau pasteur remettait sans cesse en question les manières de faire. Il paraît qu’il fallait suivre les procédures et les politiques de l’Église qu’il disait. Il avait même voulu organiser des élections à l’Assemblée annuelle pour nommer les responsables aux divers postes. On avait du faire appel au comité de supervision du consistoire pour négocier et arrondir les coins. Laurent Groulx n’aimait juste pas qu’on lui dise quoi faire. Même s’il y a une trésorière, madame Aline Auclair, c’est lui qui a la main mise sur le corde la bourse. Il est aussi président du comité des fédéi-commissaires, chargés de gérés les fonds et les placements.
À soixante-cinq ans il est presque complètement chauve, mais il se garde en forme en allant jouer au golf plusieurs fois par semaines au Club de Notre-Dame-de-la-Croix. L’hiver il passe trois ou autre mois en Floride avec sa femme Amanda, mais il téléphone régulièrement  à ses comparses du Conseil pour se tenir au courant. Il échange quelques mots avec Raymond Besson. Il fait un signe de tête à Agathe.
-Bonjour Laurent. Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ?
-Non, non, ça va. Tout va très bien. Je suis juste venu voir si tout est correct. Aujourd’hui c’est un dimanche un peu spécial.
-C’est surtout la semaine prochaine que ça va être spéciale.
Agathe sait bien que Pâques, la plus grande fête de l’année chrétienne, la sainte-cène; aujourd’hui, dimanche de Rameaux, il y aura bien une procession des enfants avec des simili-branches de palmiers mais pas trop de remue-ménage. On chantera « Hosanna ! Béni soit ce Sauveur débonnaire… » un des ses cantiques préférés. Agathe voit Laurent Groulx sortir d’un pas rapide sur le perron, puis regarder à droite en direction du cimetière, puis à gauche en direction du presbytère, comme s’il attendait quelqu’un.
« Laurent Groulx a l’air bien nerveux, ce matin », pense Agathe.
Généralement, le pasteur arrive vers dix heures, une demi-heure avant le culte. Il dit bonjour aux uns et autres; il installe ces papiers sur la chaire; il regarde si tout est en place; il y a souvent des détails qu’il faut régler à la dernière minute. Sébastien Saint-Cyr aime bien accueillir les gens qui arrivent à l’église; il a un bon mot pour chaque personne. Ce matin, les jeunes familles avec les enfants qui doivent participer à la procession arrivent un peu plu tôt.
Agathe regarde sa montre : dix heures et quart et toujours rien ! Peut-être que le pasteur Saint-Cyr a encore fait la fête hier soir et qu’il n’arrive pas à se réveiller. Elle échange un regard interrogateur avec Aline Auclair la trésorière. Le stationnement de même que l’église se remplissent. Deux hommes s’échangent des propos grivois et pouffent de rire : « Il doit faire de trop beaux rêves. »
Dix heures vingt. Voila les deux jeunes Monika et Sandra avec leur mère; les deux familles Besson avec leurs bébés. Nancy Fournier est arrivée aussi. Les jumelles Godin. Les plus âgés sont à leur place habituelle : madame Demeritt, la vieille madame Dagenais, monsieur Prohon qui parle tout seul.
Laurent Groulx est en conciliabule avec quelques membres du Conseil.
Finalement, à dix heures et demie, les gens sont inquiets; ils se doutent qu’il se passe quelque chose. Laurent Groulx prend une décision : il demande à Bertrand Joliat, l’un des membres du Conseil, de venir avec lui; il faut tirer les choses au clair. On les voit traverser le terrain alors qu’ils vont sonner à la porte du presbytère. Pas de réponse. Laurent Groulx sonne à nouveau, tandis que Bertrand Joliat essaye de regarder par une des fenêtres du salon. Le président du Conseil sort sa clé et ils entrent dans le presbytère.
-Pasteur Sébastien, êtes-vous là ? les entend-on crier.
Quelques instants plus tard, Bertrand Joliat revient à toute vitesse vers l’église, affolé; c’est la consternation.
-Vite ! Appelez une ambulance ! Vite ! Et appelez la police ! Le pasteur s’est tué !


lundi 12 janvier 2015

Le crime du dimanche des Rameaux
            (Avertissement : Ce chapitre a été écrit sous le coup de l’inspiration sans révision ni correction. Veuillez donc faire preuve d’indulgence pour les fautes et les erreurs de frappe.)

2

Paul Quesnel était le responsable du poste de la Sureté du Québec à Papineauville. Il aimait son travail. Il était né dans la région, en fait à Plaisance le village voisin, et avait étudié dans la grande ville de Gatineau – à cette époque elle s’appelait Hull. Il occupait son poste depuis plus de vingt ans. On lui avait souvent offert de travailler dans une grande ville, à Hull ou à Montréal. Mais il avait fait un séjour quelque mois à Sherbrooke et il avait tellement passé son temps à lutter contre le crime organisé et les gangs de motards, notamment les Hell’s Angels, qu’il en avait vite eu sa claque. C’était dangereux, mais ce n’était pas juste le danger qui l’avait rebuté, ni le stress. C’était la fade impression de ne jamais pouvoir en venir à bout. C’était toujours à recommencer; on arrêtait cinq revendeurs de drogues et dix autres apparaissaient dans la semaine; surtout qu’il était presque impossible de coincer les gros trafiquants. Avec les Hell’s, c’était pareil. Le recrutement ne leur posait aucun problème; leur banque de « prospects » semblait inépuisable. Qu’est-ce qui pouvait bien attirer les jeunes hommes dans cette vie de criminalité, de violence et de meurtres ? Pour Paul Quesnel c’était un vrai mystère. Plus il avait côtoyé, et combattu, les gangs criminalisés, plus il avait l’impression du côté des perdants. Il avait préféré partir avant de faire une dépression et était revenu dans la région de son enfance. Oui, il était bien à Papineauville, il n’avait pas à se plaindre. Quand il devait résoudre un crime, un vol, une infraction, il sentait qu’il faisait quelque chose d’utile, que grâce à lui, la justice prévalait. Paul Quesnel croyait en la réhabilitation, en la récupération des fautifs. Il avait suivi une formation en justice réparatrice qu’il avait utilisé une petite demi-douzaine de fois en vingt ans.
Une fois, il s’en souvenait la caisse populaire avait été dévalisé. Grâce aux caméras de surveillance, on avait pu identifier les trois jeunes hommes qui avaient commis le vol, trois jeunes d’Ottawa, et on avait facilement mis le grappin dessus. Une autre fois, un homme désespéré, nouvellement séparé de sa femme, s’était barricadé en menaçant de s’en prendre à ses enfants. Il y avait eu un sérieux accident de motoneige, une collision frontale, qui avait fait deux morts et une blessée grave, la femme était restée paraplégique; et l’été d’avant, deux pêcheurs s’étaient noyés au Lac-Simon.
Paul Quesnel  avait dépassé la mi-cinquantaine. La retraite pointait. Il aimait son travail. Il avait vu deux policiers mourir en service, mais lui n’avait jamais été sérieusement blessé. Certains après-midis il en remerciait le ciel à demi-voix dans son bureau vitré de la rue des Chênes d’où il pouvait voir une bonne partie de la municipalité de Papineauville. Le territoire à couvrir était très étendu. Presque deux mille cinq cents kilomètres carrés, vingt-sept villages et municipalités. Il avait assez à s’occuper. Il avait trois équipes de patrouilleurs en permanence et trois voitures de réserve; un groupe d’une quarantaine d’hommes, et de femmes, qu’il connaissait chacun et chacune personnellement; à qui il fallait ajouter le personnel administratif, une douzaine de personnes, secrétaires, réceptionnistes, archivistes, statisticien, informaticien.
Mais ce dont Paul était le plus fier, c’était de travailler avec sa fille, Roxanne. Paul avait aussi deux fils, mais les deux travaillaient dans le domaine minier, l’un en Alberta et l’autre en Abitibi. Le premier, Alexandre, avait étudié en géologie et à la fin de ses études, était parti dans l’ouest tenter sa chance. Il savait que les salaires y étaient considérablement supérieurs. Il travaillait pour Petrocorp, dans l’exploitation de sables bitumineux. Son deuxième fils, Xavier, avait fini son CEGEP et s’était fait engagé par Postes Canada. Il avait alors rencontré, dans un bar, une fille de l’Abitibi qui étudiait en médecine dentaire, et il était maintenant facteur à Rouyn-Noranda. Ni l’un ni l’autre n’avait des enfants.
Roxanne, elle, sa fille ainée, avait voulu étudier à l’institut de techniques policières à Nicolet avant de se spécialiser par une maîtrise en enquêtes criminelles à l’université de Montréal. Une décision qui avait surpris toute la famille ? Avait-il été son modèle ? Et il y avait trois ans, quand un poste d’adjointe s’était ouvert à Papineauville, elle avait postulé sans le dire à son père, et avait obtenu le poste. Pour Paul, ça avait été toute une surprise ! Travailler avec sa propre fille !
Paul savait qu’il n’avait pas été un « père parfait ». Lui et sa femme Monique avait divorcé alors que les enfants étaient encore petits, à une époque où la garde partagée n’était pas aussi systématique. Il avait des « droits de visite », une fin-de-semaine sur deux, et durant les vacances estivales et à Noël. Mais bien des fois une urgence se déclarait la fin-de-semaine et il devait faire garder les enfants ou encore les ramener, honteusement, chez leur mère. Heureusement qu’avec l’âge ils avaient pu se garder tous seuls et Roxanne la grande sœur s’occupait très bien de ses deux jeunes frères, Alexandre et Xavier. Ce n’était pas lui qui avait choisi les noms de ses enfants mais Monique. Ils s’étaient aperçu qu’ils avaient chacun un « x » dans leur nom et cela leur plaisait beaucoup. Quand ils lui faisaient une carte d’anniversaire ou pour la fête des pères, ils s’amusaient à signer « X X X » et c’était à la fois comme une conjuration, un code mystérieux, secret, presque inquiétant, qui lui seul aurait pu déchiffrer et résoudre, et à la fois trois becs de complices adorables qui lui étaient destinés, rien qu’à lui.
L’adaptation de Roxanne à son nouveau  poste n’avait été facile. Tout d’abord, c’était une femme; ça n’avait pas beaucoup d’importance pour les autres policiers – les mentalités changeaient tranquillement dans la police – mais cela avait intrigué bien des gens. Ils ne savaient pas trop comment réagir, surtout les hommes !, devant une femme, une jeune femme de surcroît, d’un mètre soixante-dix avec une queue de cheval qui représentait l’autorité en matière policière et pénale. Bien des victimes demandaient à témoigner devant une « vraie police ».
Ensuite, le fait qu’elle soit jeune, trente-et-un ans, n’arrangeait pas les choses. Elle faisait plus jeune que son âge avec un visage poupon, une personne si douce qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. On ne la prenait pas toujours au sérieux. Mais elle était habituée, et savait fort bien comment surmonter l’impression qu’elle laissait et puis, à force, son sérieux et efficacité avaient fini par convaincre la population.
Enfin, tous les deux son père et elle avaient appréhendé le fait de travailler ensemble dans le même poste régional de la SQ. Ils n’étaient complètement opposés mais ils étaient quand même de deux générations différentes. En fait, qu’ils se connaissaient peu l’un l’autre, Paul ayant été un père absent, et Roxanne une fille déterminée qui ne lui avait pas demandé ni sa permission ni ses conseils pour faire carrière, les avait sans doute beaucoup aidés, plus qui ne le croyaient. Cela leur avait évité bien des aprioris. Ils s’étaient mutuellement découverts. Paul la regardait travailler avec une certaine admiration bien dissimulée et était fréquemment surpris de sa vivacité d’esprit et de son intuition. De l’autre côté, Roxanne s’était bien promis de ne jamais être la copie de son père et pourtant elle avait trouvé que, par rapport aux autres hommes de sa génération qu’elle avait côtoyés ces dernières il était loin d’être le plus stupide et sans le lui dire elle apprenait beaucoup en l’observant et profitait grandement de son expérience.
Ce dimanche matin-là était le dimanche des Rameaux mais ça ne voulait absolument rien dire à Paul Quesnel. Il n’est jamais allé à l’église, sauf pour se marier, et ce n’est pas une expérience qui l’aura marqué. Ses enfants ne sont pas baptisés et ils s’en portent très bien. Il était chez lui dans sa maison entre Papineauville et Plaisance en train de prendre son premier café de la journée. Il avait trouvé cette maison une dizaine d’années auparavant et il l’avait achetée, avec les bâtiments de ferme, du fils d’un vieil homme qui venait de mourir. Les enfants n’en voulaient croyant que ce n’était qu’une ruine. C’est vrai qu’il avait du faire une bien des rénovations, du sous-sol au grenier en passant par les fenêtres et les galeries, mais tranquillement la maison était devenue très habitable et très confortable. Et la vue imprenable qu’il avait sur l’Outaouais, il ne s’en lassait pas; il pouvait voir l’Ontario de l’autre côté sur une vingtaine de kilomètres  de  Autre avantage : elle était située à une minute de la nouvelle autoroute 50. De là il pouvait rouler vers l’ouest, attraper l’autoroute 5 vers le nord qui se poursuivait en route 105 jusqu’à Grand-Remous. Là il faisait halte pour boire un café et faire le plein d’essence. De Grand-Remous, si la route était belle et s’il roulait bien, il était à Rouyn en trois heures.
Paul se sentait en bonne santé, ne forme; il savait qu’il buvait trop de café; il devrait diminuer. Ça faisait partie de ses bonnes résolutions chaque année (heureusement qu’il n’a jamais commencé à fumer), mais il ne savait pas comment faire. Il s’était récemment acheté une nouvelle machine Nespresso, qui faisait le café à partir de dosettes. On pouvait mettre toutes les saveurs possibles et imaginables : capuccino, noisette, vanille française, latte machiato, irish coffee, viennois, colombien, praline aux pacanes, citrouille et épices, green moutain à la cannelle, riche, corsé, mélange nantucket…
De sa fenêtre il voit les eaux l’Outaouais qui coule. Aujourd’hui il va faire un peu de ménage dehors. L’hiver est bel et bien terminé et il doit ramasser les branches cassées sur le terrain, passer le râteau pour bruler les feuilles de l’automne dernier; retourner la terre du potager. Sortir et installer le tuyau d’arrosage. Son téléphone cellulaire se met à sonner. Il n’est même pas onze heures. Il voit s’afficher le numéro de Roxanne; il sait que c’est elle qui est de garde au poste, mais elle ne l’appellerait chez qu’en cas d’urgence. De vraie urgence.
-Oui, allo ?

-Papa ?... C’est moi; je crois que je vais avoir besoin de toi. 

lundi 5 janvier 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

            (Avertissement : Ce chapitre a été écrit sous le coup de l’inspiration sans révision ni correction. Veuillez donc faire preuve d’indulgence pour les fautes et les erreurs de frappe.)

1

                Au milieu du 19e siècle, pratiquement tout l’espace le long du Saint-Laurent, tant sur sa rive sud qu’au nord, avait été colonisé. Les forêts avaient disparues, le territoire avait été défriché, les plaines labourées puis ensemencées; les récoltes étaient bonnes. De vastes seigneuries comme celles de Joly de Lotbinière du côté sud ou celle de Berthier au nord permettaient de répondre aux besoins alimentaires de populations entières.
                Le problème était que la population continuait de s’accroître, et l’espace vital commençait à manquer. Sur la rive sud on ne pouvait pas aller beaucoup plus loin. Non seulement il n’y restait plus beaucoup de terre en friche, mais un grand nombre de familles « loyalistes » (c'est-à-dire fidèles à la couronne britannique) étaient venues des colonies du sud s’installer dans ce qui s’appelait alors les « Eastern Townships » sur des terres que leur avait généreusement et magnanimement octroyées le roi George III, troisième monarque de la famille de Hanovre, à la suite de l’indépendance des treize colonies, connues maintenant sous le nom des « États-Unis d’Amérique ». Ces Loyalistes étaient venus se réfugier juste au-delà de la frontière dans l’espérance inébranlable de pouvoir revenir et de reprendre possession de leurs biens mobiliers et immobiliers, très bientôt et le plus tôt possible. Mais ce retour ne se fera jamais. Il y avait donc toute une population anglophone qui occupait et dominait l’espace dans toute la région sud du fleuve géant jusqu’à la nouvelle frontière.
                Pour résoudre le problème du manque d’es pace et de terres, le gouvernement du Haut-Canada avait donc ouvert le « Nord », une immense région toute en hautes collines et en rivières : les Laurentides, qu’on nommait de manière beaucoup plus imagée « Les Pays d’en haut ». On enverra dans cette nature sauvage et vierge d’une beauté saisissante dans ce « neigeux désert où vous vous entêtez à semer des villages » comme le chantera un siècle plus tard, le grand poète parmi les grands, des générations de petites gens harnacher les cours d’eau et dompter la terre et devenir agriculteurs de pères en fils (et les femmes et les filles suivaient). Hélas, c’était une terre tout-à-fait impropre à la culture, ingrate et improductive, pauvre en nutriment et richissime en cailloux de toutes tailles, qui étaient d’ailleurs parmi les plus vieux de la terre.
                La plupart de ces gens, célibataires ou couples, provenaient des familles trop nombreuses déjà établies le long de la vallée du Saint-Laurent. Mais d’autres avaient immigré des « vieux pays », de la France, de la Belgique, de la Suisse, de l’Irlande. Quelques mois avant l’année 1870, quelques-unes de ces familles d’immigrants attendaient patiemment sur les terrains du manoir de Montebello, domicile du seigneur de la Petite-Nation, Louis-Joseph Papineau, que le maître des lieux ait statué sur leur sort.
                Le père de Louis-Joseph, qui s’appelait Joseph, avait acquis la seigneurie, le long de la rivière Outaouais, en deux transactions en 1801, puis en 1803, du Séminaire de Québec à monseigneur de Laval en avait fait don en 1680. Les deux principales rivières de la seigneurie étaient la Petite-Nation et la rivière du Lièvre.
                Joseph Papineau avait fait construire, comme convenu, un moulin, puis une scierie, des habitations, des étables; un magasin général avait ouvert. Il avait engagé une centaine de bucheron de la Nouvelle-Angleterre dont une trentaine s’installera à demeure dans la région. Joseph vendit sa seigneurie à son fils Louis-Joseph en 1817, l’année du mariage de celui-ci. Cet homme de loi et d’ambition qui deviendra l’un des chefs de file de la Rébellion des Patriotes de 1837-38 poursuivit le développement de la seigneurie, particulièrement durant la dernière partie de son existence. Libéral, libre-penseur, visionnaire, il n’hésite pas à ouvrir ses terres à tous les hommes de bonne volonté, juifs, protestants, anglophones, au grand dam (et un peu par provocation) des curés catholiques et de leurs supérieurs.
                Ainsi, il a reçu des familles venues de loin et a écouté leurs doléances. D’origine huguenote, elles n’ont trouvé nulle place où s’installer; depuis leur arrivée dans le Nouveau-Monde, on n’a fait que les rejeter et les repousser toujours plus loin et avec toujours plus de hargne. Les temps étaient difficiles pour les minorités religieuses dans une France redevenue royaume avec Louis-Napoléon.
                Depuis quelque temps, Papineau désire établir un nouveau village à la limite extrême nord de sa seigneurie. Ces familles – elles sont cinq – qui ont fui les royales persécutions  vont lui en fournir et le prétexte et le moyen. Il les enverra donc défricher un nouveau territoire, planter de nouvelles cultures et faire progresser la civilisation à 40 kilomètres sur le bord d’un cours d’eau qui s’appellera bientôt la « Petite-Rouge » (en opposition avec la « Rouge » à l’Est la majestueuse rivière de tous les possibles dans laquelle elle se jette). Papineau veut mettre toutes les chances de son côté. C’est pour cela que doivent attendre les familles – les Dagenais, les Abel, les Demeritt, les Brouillet et les Joliat – sur les terrains du domaine : Papineau est en grande consultation avec son intendant. Il veut envoyer avec ces Huguenots au moins une demi-douzaine d’autres familles prêtes à tenter l’aventure.
Finalement, six autres jeunes couples partiront : Godin, Besson, Desjardins, Fournier et deux Groulx, les frères Jacques et Émile et leurs épouses. Ça leur prendra trois jours pour arriver à destination guidés par l’intendant, et quelques hommes d’escorte, qui s’est occupé des denrées, des bêtes ainsi que du transport des outils et des machines agricoles nécessaires à un établissement durable. Pour les Européens, c’est l’aboutissement d’une interminable odyssée; c’est l’arrivée tant attendue dans la Terre promise. Ils ne peuvent s’empêcher de chanter des psaumes au grand étonnement des « Canadiens ». « Que Dieu se montre seulement, Et l’on verra dans un moment… »
La toute première chose à faire est la construction des maisons, qui sont en fait plus des cabanes en bois rond de même que le défrichage des premiers terrains. La saison est trop avancée pour les semailles, mais on commence tout de même un jardin et au moins la terre sera prête pour le printemps prochain. On vivra sur les provisions fournies par le seigneur. On ne pourra jamais assez le remercier. Mais les colons ne pourront jamais le faire vraiment : Papineau mourra l’année suivante.
Après les maisons, on veut bâtir les bâtiments communs, ce n’est pas la matière première qui manque : des entrepôts, un poste de commerce, une salle commune, puis une école, une église…
Une église ? La construction d’une chapelle fait naître une certaine perplexité dans la communauté. Si les couples catholiques-romains sont en plus grand nombre, les protestants, du fait de leurs progénitures sont bien plus nombreux en nombre d’individus. Une église catholique serait logique disent les uns; un temple protestant va de soi, rétorquent les autres. On n’en vient pas aux coups, mais l’acrimonie est au cœur de chacun. Si bien que pour éviter que la zizanie vienne tuer dans l’œuf cette tentative de cohabitation et d’installation, on s’accorde finalement qu’on construira une église au premier religieux qui leur rendra visite.
Et au printemps suivant, averti de cette possibilité de nouvel établissement, l’évêque de Québec envoie un prêtre dans ce petit hameau du nord de la Petite-Nation. Ça tombe bien, une petite fille est née en mars, premier enfant d’Émile Groulx et de sa femme Azélie. Les parents veulent la nommer Julie, du nom de la femme de leur maître Louis-Joseph. Le curé célèbre sa première messe et cérémonie de baptême en plein air sous un soleil radieux de cette fin juin. Il gesticule à qui mieux-mieux pour se débarrasser des moucherons et mouches noires qui le déconcentrent et déconcertent tout à la fois, et empêtré dans ses oripeaux sacerdotaux, il fait penser, aux yeux de ses ouailles, à un cocasse épouvantail.
Le pauvre curé, enragé et rendu fou par les bestioles de tous genres qui l’ont dévoré une bonne partie l’été, se sentira obligé de repartir avec armes et bagages avec le retour de l’un des convois de ravitaillement. Même s’ils partagent la mine déconfite de leurs compagnons papistes, les huguenots ne se réjouissent pas moins de ce départ imprévu.
L’hiver passe. Et le printemps revient sans que ne revienne quelque religieux que ce soit. Puis, au milieu de l’été, survient un être bizarre : un grand homme efflanqué portant une hotte – il a fait tout le voyage depuis Montebello à pied avec sa hotte sur son dos –, et dans cette hotte des livres ! Mais pas n’importe quels livres : des Bibles ! C’est un « colporteur » de la Mission évangélique canadienne-française, un protestant. S’il reste on lui bâtira une église… et prêchant et évangélisant, il reste.
Quelques années plus tard, en 1875, quand est venu le temps de trouver un nom pour ce nouveau village, qui comptait alors quatre-vingt personnes – à  majorité protestantes, plusieurs s’étaient convertis et les autres non – certains des plus fervents voulaient le baptiser « la Nouvelle-Genève »… pour se raviser en optant plus modestement pour Noyan, du nom de la ville natale de Jean Calvin en Picardie, le grand réformateur français.
Ce qui fait Noyan a eu son église protestante sans que n’y soit jamais construit d’église catholique de son histoire (c’est d’ailleurs la seule municipalité du Québec de ce genre) entouré des plusieurs villages catholiques : Notre-Dame-de-la Croix, Pierreville, Saint-Julien… Et Noyan peut s’enorgueillir de toute une lignée quasi-ininterrompue de pasteurs, fervents et enflammés, qui ont fait vibrer les murs de bois et les vitraux de son église.
Sébastien Saint-Cyr était le dernier en liste, quelque cent quarante ans plus tard. À la fin de ses études et après son ordination dans l’Église unie, on lui a proposé d’aller occuper le poste de pasteur à Noyan.

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Moins d’un an après le début de son ministère, le matin du dimanche des Rameaux, on a retrouvé Sébastien Saint-Cyr sans vie dans son presbytère, lourdement affalé par terre comme s’il avait été jeté au bas de l’escalier qui mène au sous-sol.