mardi 31 mars 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

13

Après les interrogatoires, Paul et Roxanne sortent de la salle communautaire pour rejoindre les autres policiers afin d’aller manger. Mais, sur le seuil, un homme âgé, à l’allure décontractée, les accoste subitement, comme s’il les attendait.
-D’habitude, Noyan est un petit village sans histoire !! Bonjour, je me présente, je suis Simon Abel, le maire de Noyan.
-Bonjour monsieur Abel.
-Bonjour.
-Ben oui, on m’a téléphoné pour me dire qu’il y avait eu un accident au presbytère. Quand j’ai vu les lumières de la police, hey, deux voitures ! pis ensuite une ambulance, là j’me suis dit qu’il y avait du se passer quelque chose de grave. Qu’est-ce que vous pouvez me dire ?
-On n’en sait probablement pas beaucoup plus que vous : le pasteur est bien mal tombé dans son escalier et il a été conduit à l’hôpital de Buckingham. Qu’est-ce que vous, vous pouvez nous dire qui pourrait nous aider ?
-Vous dire ? Mais sur quoi ?
-Bien, sur Noyan, sur ses habitants, sur leur façon de vivre…
-Bah, j’sais pas trop. Les Noyannais, c’est des gens  sans trop d’histoire. On n’est pas ben ben riches. Ben des jeunes sont partis vivre en ville. Il n’y a pas beaucoup de divertissements. On fait c’qu’on peut avec la plage aménagée, nos clubs de sport, baseball et soccer l’été, pis le hockey l’hiver. L’été, on a un peu de touristes qui passent à cause de la base de plein air Du fond des bois vers Pointe-à-la-Croix et le Club de chasse de Brookhill; c’est de plus en plus populaire. Des fois, c’est un peu plus olé-olé du côté de chez Lemay, le vendredi soir par exemple…
-Qu’est-ce que vous voulez dire ?
-Ben, j’sais pas trop. Il y a grandes distractions pour le monde ici, pis certaines personnes s’ennuient; alors qu’on a s’ennuie on boit un peu, pis des fois avec l’alcool, on finit par parler fort. Jean-Claude, le propriétaire du bar, doit ben appeler la police une ou deux fois chaque été; mais là au presbytère, je ne sais pas trop quoi penser. Je ne connaissais pas trop le pasteur Saint-Cyr. Moi, je ne fais pas partie de ses ouailles, comme on dit; premièrement j’suis catholique, pis de toute façon moi, je ne vais pas à l’église. Tout ce que je peux dire c’est que les gens avaient l’air de l’apprécier. C’est ben malheureux ce qu’il lui ait arrivé.
-Qu’est-ce que vous pensez de lui ?
- Bah, j’sais pas trop. J’pense qu’on s’est parlé une ou deux fois seulement depuis qu’il est arrivé à Noyan. Comme j’ai dit, les gens semblaient l’apprécier.
-Vous avez l’air jeune pour être maire du village !
- Ben, j’sais pas trop. J’ai quand même trente-neuf ans. Mon père avait été maire avant moi pendant vingt-six ans, mais il y a trois ans, il a finalement pris sa retraite, pis personne d’autre voulait se présenter. Alors moi j’ai dit oui, pis je lui ai succédé.
-Je suppose que vous connaissez pas mal tout le monde à Noyan.
-Oui, pas mal. C’est mon rôle après tout !... Il faut ben ! Pis vous vous avez rencontré le monde que vous vouliez ?
-Deux personnes.
-Oui, j’sais, Bertrand Joliat, pis Laurent Groulx. Lui, par exemple, il connaît pas mal tout le monde !
-Comment ça ?
- Ben, j’sais pas trop; d’abord, il est plus vieux que moi, mais c’est surtout qu’il il brasse des grosses affaires. C’est lui le propriétaire du garage, pis quand le gouvernement a refait la route il y a une quinzaine d’années, le nouveau trajet passait pas mal sur le terrain du garage, ce qui fait qu’il a gagné le Jack pot ! Ensuite, il a fait construire des chalets tout autour du lac sur des terrains qu’il avait achetés. Le chemin du Lac au bout du chemin Paradis, c’est tout à lui ça. Il loue les chalets l’été; pis il a construit plusieurs autres maisons dans le nouveau développement sur le chemin Vinoy. Chaque mois il collecte des loyers.
-Monsieur Abel, pouvez-vous nous conseillez un restaurant où on pourrait aller manger.
-Il y a trois restaurants à Noyan en plus de bar chez Lemay : un bon, un moyen et un autre. De quoi avez-vous envie ?
C’est Arianne qui répond :
-Ben, j’sais pas trop !… L’heure des brunchs doit être finie. Essayons celui qui est le plus familial.
-Alors, allez donc À la grosse marmite, vous aurez ben du choix.
-À très bientôt monsieur Abel.


Comme il n’était plus indispensable que les agents Gazaille et Petitclerc restent sur place, Roxanne les avait renvoyés au poste à Papineauville. L’agent Turgeon, Félix de son prénom, resterait sur place, pendant qu’elle et son père allaient manger.  
                À l’origine, « La Petite Marmite » était un restaurant spécialisé dans la gastronomie suisse. Il y a une vingtaine d’années, un jeune couple, sans enfant, Jean-Claude Rochat et sa femme Emmanuelle, étaient venus ouvrir un nouveau restaurant à Noyan. Ils avaient racheté une vieille grange, et l’avaient aménagée, mais la cuisine suisse… Il faut croire que les origines européennes de la moitié des habitants ne se percevaient plus dans leur sens gustatif. Les Rocaht étaient reparti et le restaurant avait été racheté par Armand Pinard et le nom avait été changé en « La grosse marmite ». L’hiver, il servait de relais (très populaires) pour les motoneigistes en route vers Mont-Laurier. L’été, c’était un restaurant familial avec un parc pour enfants dehors, avec balançoires et des dinosaures gonflables; il y avait des tables sur la terrasse.
                À cette heure-ci, le restaurant est à moitié vide, mais leur arrivée, tous les regards des clients se tournent vers eux. Certains membres du personnel, derrière le comptoir, se font du coude. Une jeune serveuse vient leur porter le menu.
                -Un café ?
                -Oui, merci.
                -Pas pour moi. Je prendrais plutôt de l’eau.
                -Très bien; j’vous apporte ça.
                -Quoi ? Le café te rend nerveux ? demande Roxanne à son père.
-Non… J’essaye de diminuer ma consommation de café parce que ma vessie est sur la voie de l’indépendance totale.
Roxane hésite entre sourire et faire la moue, comprenant bien la pas très subtile allusion politique de son père.
Paul prend un Club sandwich; Roxanne une salade de thon.
La serveuse revient avec les plats.
-C’est la première fois que la police vient manger ici.
-Tu sais, la police a des espions partout ! On avait entendu parler de l’excellent service et des serveuses qui sont super-fines.
-Oh ! vous… vous faites des farces.
Un jeune homme en tablier, probablement un plongeur, s’approche en les interrompant.
-Bonjour, la police ! Pis, avez-vous trouvé des indices ? Des empreintes digitales ? Des objets compromettants ? Du rouge à lèvres sur un verre ?
-Je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
-Ouais, c’était un secret pour personne que le pasteur aimait bien les femmes.
-Denis, arrête ! Tu sais pas d’quoi tu parles.
-Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Allez le demander aux jumelles Godin. Pis à la veuve Demeritt ! Pis allez voir la coiffeuse Sonia; pis la maitresse d’école, celle des premières années ! Y’était ben intéressé. Pis Michelin; pis Jess…
-Denis arrête, j’t’es dit !
La serveuse a mis sa met sur la bouche du jeune homme.
-Je sais c’que dit ! reprend-il en se dégageant. Même toé, Vanessa, il t’faisait toujours de l’œil quand il venait manger ici ! Pis t’haïssait pas ça, Hein ?
-C’est même pas vrai, il était gentil avec tout le monde. Oh ! et pis va donc vider tes tables. Excusez-le ! Il déparle. J’sais pas ce qu’il lui a pris !
-C’est pas grave.
-Ben, excusez-moi. J’dois aller m’occuper des autres tables.

                Pas loin de là, un homme est assis à une autre table. Quand il a vu entrer les deux agents, il s’est arrêté de manger, la fourchette entre les lèvres. Il écoute très attentivement et essaye d’entendre ce qui ce dit dans cette conversation, tout en se faisant tout petit pour rester caché de la vue de Paul et de sa fille. À la vue de la police, il s’est senti nerveux, et sa nervosité a  redoublé quand il a entendu mentionner le nom de sa fille. Qu’est-ce qu’ils cherchent ? Qu’est-ce qu’ils ont découvert ? Et qu’est-ce qu’ils savent à propos de l’accident ? Est-ce qu’ils vont remonter jusqu’à moi ?

                -Excellent, ce club-sandwich, vous féliciterez le chef de ma part.
                -J’y manquerai pas. Oh ! Merci pour le pourboire !
                -C’était mérité… Au revoir, Vanessa.

                Revenus au presbytère, ils ont envoyés Turgeon manger à son tour.
-Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
                -Je dois apporter l’ordi et le téléphone à Yannick pour qu’il en fasse le ménage. Et toi ?
                -Moi, en attendant le retour de Turgeon, je vais commencer mon rapport; et ensuite je crois que je vais aller faire un tour à l’hôpital, voir si je ne peux en apprendre un peu plus.
                -Oui, bonne idée. Tu m’appelleras s’il y a du nouveau.
                -À plus tard, papa.
                Elle lui envoie un petit bec de la main, et lui, il lui fait un clin d’œil.


lundi 23 mars 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

12

À l’hôpital de Buckingham, l’après-midi de ce dimanche des Rameaux s’était écoulée si lentement qu’on aurait pu croire que le temps s’était arrêté.
Quand Nancy était arrivée à l’urgence dix minutes après l’ambulance, une dizaine de personnes se trouvaient dans la salle d’attente; il y avait une jeune mère avec deux enfants qui reniflaient, un homme qui se tenait le poignet, un couple de personnes âgées, mais tout le personnel était rassemblé autour de Sébastien. Après bien des explications avec l’infirmière chef, Nancy avait fini par obtenir quelques informations. Son état était grave; non seulement il avait une fracture de la cervicale, mais il y avait eu une hémorragie à l’intérieur de sa boite crânienne. Ça c’était le plus grave. Dès l’arrivée de l’ambulance, l’équipe d’urgence s’était immédiatement affairée autour de lui; l’important pour l’immédiat, était de stabiliser ses signes vitaux.
Pendant toute la durée des examens de Sébastien à l’urgence, Nancy était restée dans la salle d’attente essayant de comprendre ce que pouvait bien se passer d’après les allées et venus du personnel. Elle entendait des ordres et des contre-ordres, elle percevait les bip bip des moniteurs sans savoir si c’était bon signe.
Urgentologue, traumatologue, neurologue se et autres spécialistes relaient. Après presque trois quart de fiévreux examens, on  juge qu’il faut l’opérer d’urgence. Nancy voit le rideau s’écarter; un infirmier pousse la civière où Sébastien est étendu, inerte. Il est intubé, il a un soluté dans le bras, un cathéter dans la poitrine, il a un masque à oxygène.
-Qu’est-ce qui se passe ? Où est-ce qu’on l’amène ?
-Au bloc opératoire; on va essayer de diminue la pression sur son cerveau.
-Est-ce que je peux y aller ?
-Au bloc opératoire, non, mais il y a une salle d’attente sur l’étage à côté de la salle de réveil.
Il faut appeler le chirurgien de garde. Il habite à Gatineau. Il dira qu’il arrive dans une heure.
Nancy se fait indiquer l’ascenseur et monte au deuxième étage dans la salle d’attente; il y a quelques chaises, un divan, une petite table avec des revues, de grandes fenêtres qui donne sur l’Outaouais. La salle est vide; il n’y a personne d’autre qu’elle. À l’autre bout du couloir, elle voit du mouvement : c’est le chirurgien qui arrive. L’équipe est prête.
Elle n’a rien apporté pour passer le temps et ne sent pas capable d’ouvrir Châtelaine ou Maazine Véro.
Les yeux sont humides Nancy se met à penser à son amoureux. Elle pense à ces si beaux moments qu’ils ont passés ensemble. On dirait que tous ces moments étaient aussi beaux les uns que les autres. Elle pense à cette journée de décembre quand ils ont marché quatre dans la propriété de son père. Ils avaient chaussé les raquettes et marché dans les bois. La neige était immaculée et brillait de milliards d’éclats. Tout baigné dans un grand silence blanc. Ils avaient vu toutes sortes de traces qu’elle avait identifiées pour lui : des lièvres, un renard, un chevreuil. Sur le retour, ils avaient vu une bande des cerfs de Virginie, des femelles avec leurs petits.
Puis à son tour, il lui avait fait découvrir Montréal. Ils étaient partis tôt le samedi matin et ils étaient allés sur le Mont-Royal, ils avaient marché dans le Vieux-Montréal où il n’y avait pas de touristes. Il lui avait montrée campus de l’Université McGill où il avait étudié il y a tout juste deux ans. Il l’avait amenée au cinéma; ils avaient vu le film de l’heure Mommy, mais ils n’avaient pas aimé ça. Ils avaient terminé la journée par un concert de l’orchestre Métropolitain la Maison symphonique dirigé par un jeune chef dynamique, du Brahms, du Schubert, de Rismky-Korzakov.
Elle aimait ses yeux, elle aimait son sourire, elle aimait sa spontanéité.
Elle n’était presque jamais sortie de son village sauf pour aller étudier à Gatineau, et une fois à New-York pour une fin-de-semaine avec deux amies, et lui il était allé au Mexique, en Europe, en Afrique, en Palestine. Chez lui, ils avaient regardé ses photos de voyage. Ça la faisait rêver. En automne, on partira : on ira en France, en Belgique, en Hollande, en Allemagne…  Et tous les livres qu’il avait. Elle s’aperçoit qu’elle a faim. Elle va se prendre un sandwich et un café aux machines distributrices du rez-de-chaussée et elle remonte vite au deuxième étage.
Les quelques fois où elle était allée chez lui, c’est lui qui avait fait la cuisine. Il adorait ça. Pour lui, c’était tout un art. Il se mettait un tablier rouge; il avait un livre et il suivait les directives à sa façon. Il lui faisait du veau méditerranéen, de la soupe aux lentilles et tofu, des légumes au miel; et elle aimait surtout ses hors d’œuvres des petites bouchées fines et délicieuses qui fondaient dans la bouche.
Quand elle allait chez lui, elle faisait attention. Elle ne prenait pas sa voiture, elle venait à pieds. Ils ne se cachaient pas, mais ça les ravissait de garder leurs amours secrètes.
Quand il venait chez elle, c’était la même chose. Du chemin Paradis, il fallait prendre une longue allée sous les arbres pour se rendre à sa maison et Sébastien se stationnait, tout au fond pour que personne ne voit sa voiture. Sa maison donnait sur le lac et il se promettait bien de venir se baigner en été. Quand ils étaient assis sur sa galerie à siroter un chocolat chaud, personne ne pouvait le voir. C’était leur havre d’amour et de quiétude.
Il lui racontait qu’il avait toujours voulu aider les gens; il s’était toujours senti l’âme altruiste. Il lui faisait découvrir un autre monde, un univers fascinant de compassion, de solidarité, de bienveillance, de bonté. Il lui racontait ces grands espoirs et ces petites misères. Comment le Conseil avait décidé sans lui de réduire son poste de temps-plein à un demi-temps pour des raisons de compressions budgétaires. Il admettait que oui il y avait des problèmes budgétaires, mais qu’il avait un contrat de trois ans, que ça ne se faisait pas comme ça, qu’il fallait passer par le consistoire. Les réunions deux ou trois dernières réunions, ça avait bardé. Laurent Groulx ne décolérait pas. Il enrageait de ne pouvoir le contrôler. Sébastien ne savait pas s’il pouvait rester dans ses conditions. Ça devenait trop difficile et elle le comprenait. Ce ne sont pas des gens faciles; ils ont une mentalité d’assiégés.
Ils avaient ri comme des fous quand il lui avait raconté sa nuit folle chez les jumelles Demerrit. Il est vraiment un bon conteur, il changeait d’intonation, il faisait des mimiques. Il adorait rire de lui. Il avait été leur rendre visite, là-bas dans le rang des falaises, et une tempête s’était déclarée, on était à la fin novembre. Il avait essayé de sortir mais avait du s’arrêter et était revenu. Elles l’avaient nourri, bichonné, aux petits soins avec lui, à qui se pâmerait le plus. Il avait dormi dans le salon. L’une était descendue pour alimenter le foyer elle s’était assise au bord du divan et lui avait raconté sa vie. L’autre quelques minutes plus tard, pour vérifier une fenêtre mal fermée, et s’était assise par terre. Il leur avait pris la main, et c’est de là que la rumeur était partie. Le lendemain, en fin d’après-midi, le chemin avait dégagé et il était reparti.
Nancy regarde les murs de couleur indéfini. Elle s’approche des fenêtres et regarde dehors les eaux gonflées de la rivière. Elle entend les bruits coutumiers d’un hôpital, les appels au micro, les timbres sonores des ascenseurs, les chariots de la collation.
En fin d’après-midi, après son opération, Sébastien est amené aux soins intensifs; elle le voit passer, le visage si pâle. Elle sait qu’elle ne pourra repartir. Demain, elle commence à travailler à dix heures, mais elle compte passer la nuit à le veiller, même si elle ne peut rien faire. Elle repartira demain matin; elle ira prendre une douche rapide chez elle, se changera et rentrera au bureau. Elle reviendra dès qu’elle aura terminé, à quatre heures.
À ce moment, Nancy aperçoit  une jeune policière qui la regarde depuis un bon moment un peu plus loin dans le couloir. Ça doit faire quelques instants qu’elle l’observe.
La policière s’approche d’elle, la casquette à la main :

-  Est-ce que vous êtes Nancy Fournier ? 

lundi 16 mars 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

11

                Laurent Groulx sortit de la Salle communautaire et referma la porte derrière lui. En descendant les quelques marches de l’escalier de ciment, il poussa alors un énorme soupir. Comme il était soulagé ! Le poids qu’il avait eu sur les épaules !! Finalement, il trouvait qu’il s’en bien tiré. Il avait réussi à démontrer aux policiers que la chute du pasteur Saint-Cyr était bien un accident. La tension avait été énorme au moment où ils l’avaient fait venir. Il devait faire attention à chacune de ses réponses, tout en ayant l’air naturel. En même temps qu’il savourait son soulagement, Laurent Groulx ne se sentait pas complètement à l’aise. La policière qui semblait être la responsable, était bien jeune pour l’inquiéter, mais le vieil inspecteur n’était pas un singe à qui on peut apprendre à faire des grimaces. Celui-ci, en le renvoyant, l’avait invité à garder contact avec lui… Oui, c’est ça, il faudra bien que je trouve une occasion pour lui parler de toutes les « aventures » de Sébastien Saint-Cyr, de toutes ses conquêtes : les jumelles Godin, la veuve DeMerriit, Suzanne Guimond la coiffeuse, Florence Anctil, la maîtresse d’école; pis Nancy !! la cerise sur l’sunday ! C’est une belle catin, celle-là … Mais, immédiatement Laurent Groulx se dit que c’était un terrain glissant. S’il commençait la litanie des « conquêtes », il faudrait qu’il parle de Micheline, la femme de Popeye, et là, ça pouvait devenir dangereux.
                Il y avait encore une vingtaine de personnes sur la place de l’église faisant cercle autour de Bertrand Joliat à qui on a du demander de raconter et de reraconter son interrogatoire en long et en large. Laurent Groulx entend celui-ci le héler.
                -Laurent !! Laurent !!
Il s’approche du groupe.
                -Alors qu’est-ce que t’en penses ?
                -Qu’est-ce que vous voulez que j’vous dises ?
                -J’comprends pas pourquoi la police poses toutes ces questions ?
                -Qu’est-ce qui vous ont demandé à vous ?
                -Ils voulaient savoir comment ça c’était passé. Moi, j’ai dit que c’était un accident. Ils voulaient savoir comment ça marche une église. Là-dessus, ils savaient pas grand-chose. Ils m’ont demandé de ce que j’avais fait hier. Ils m’ont demandé si j’avais remarqué quelque chose d’anormal. Mais… y avait rien d’anormal ce matin ? Avez-vous remarqué quelque chose nous autres ?
                -Non, non, mais c’est bizarre, déduit Maurice Besson le quincailler, on dirait qu’ils cherchent quelque chose.
                -Qu’est-ce qu’ils peuvent bien chercher ? Pis y avait d’anormal dans le presbytère non plus. Oh, pis moi, j’ai juste hâte qu’ils s’en aillent tous.
-Qu’est c’est qu’ils font faire asteure ?
Laurent Groulx malgré son désir de savoir ce que vont faire en effet les policiers n’a pas très envie de poursuivre cette discussion.
-En tout cas, j’suis vraiment fatigué. J’rentre chez nous.
Bertrand Joliat remarque : « En tout cas, il faudrait avoir une réunion d’urgence du Conseil de paroisse le plus vite possible.
                -Oui, dès demain matin, il faudrait convoquer les autres : Aline, Gerry, Jean-Jacques, Chantal et Daniel. Je suppose qu’Il faudra communiquer avec le consistoire, pis informer le synode aussi. J’sais pas ce qu’il faut faire dans ces cas-là; c’est jamais arrivé. C’est quoi la suite ? Est-ce qu’on va nous envoyé un intérim ? Je suppose qu’on va nous poser plein de questions.
                -Il faudrait appeler sa famille. Il doit bien avoir un numéro en cas d’urgence.
                -Oui, réponds Laurent Groulx déjà assis dans sa voiture. Si je me souviens bien, c’est ses parents qu’il faut appeler, on sait ben qu’il n’avait pas de femme dans sa vie…
Cette réflexion déclenche quelques ricanements convenus.
-…mais j’sais pas c’est à qui à l’faire. À la police ou à nous autres ?
                Laurent Groulx démarre sa voiture et fait un signe de la main. Il rentre chez lui; il a mal à la tête. Tout le village est en ébullition. Il passe devant une maison aux volets bleus près de la plage qu’il regarde avec des gros yeux. Il a très envie de s’y arrêter et d’aller parler à son neveu, mais sa femme doit être encore là. Elle ne doit partir pour aller trabailler chez Ben que vers 16h30. Il rage. Il dit entre ses dents :
-Non, mais qu’est c’est qu’il lui a pris de venir se promener comme une espèce d’imbécile à l’église ? N’importe qui aurait pu le voir !... Il faudra que je parle à() aussi.
À la maison, sa femme Lorraine a gardé son diner au chaud. Il lui raconte en gros ce qui s’est passé.
-Va donc te reposer maintenant. La journée n’est pas finie.
-Je l’sais. J’espère vraiment qu’ils vont bientôt s’en aller.


Vers 17h00, Laurent Groulx, après une petite sieste durant laquelle il aura davantage réfléchi que dormi,  sortira de chez lui; il reprendra sa voiture et se dirigera vers la maison aux volets bleus, la maison de son neveu, Popeye. Il stationne à côté du gros 4 par 4; un imposant berger allemand aboie au bout de sa laisse.
-Tais-toi, champion !
Laurent Groulx rentre par la porte arrière comme s’il était chez lui. Popeye est devant la télévision.
-Mon oncle ! Enfin ! Qu’est-ce qui… ?
Mais Bertrand Groulx lui coupe abruptement la parole.
-Pose pas d’questions ! C’est pas l’temps. Éteints ça, pis là tu vas m »écouter. Non, mais peux-tu ben m’dire qu’est c’est qui t’est passé par ls tête ? Qu’est c’est qu’il t’as pris de venir te promener comme ça comme un imbécile ?
-Mais, mon oncle, tout le village était là, c’était normal…
-Ouais, pis tout le village peut faire le rapprochement aussi ! T’sais, les gens sont pas fous. Depuis deux semaines que tu vantes partout dans l’village d’avoir mis le pasteur à sa place quand il est venu voir ta femme ! Depuis deux semaines que tu vantes que tu la fait repartir sans demander son reste ! "Pis là, j’y dis que moi j’étais sont mari !" C’est comique, hein ? Les gens vont faire un plus un !
-Penses-tu, mon oncle ?
-Ben, qu’est-ce tu penses ! Maudit qu’t’as pas d’jugeotte des fois !
-De toute façon, j’ai rien fait !
-Ça change rien ! Si quelqu’un s’ouvre la trappe, pis s’ils découvrent que t’étais au presbytère hier soir, on est tous dans un beau pétrin !...
Popeye reste un peu sonné.
-Qu’est c’est qu’on va faire d’abord !
Laurent Groulx regarde son neveu; il s’est un peu calmé.
-Bon, cette après-midi j’ai pris l’temps de réfléchir. Vaut mieux pas prendre de risque. Pour l’instant la police pense que c’est un accident. Il faut qu’ça reste comme ça. Il faut pas qu’ils entendent parler de  ta chicane avec lui, pis des menaces que tu lui a faites. Toi, tu vas parler à Micheline pis tu vas lui dire de tenir ça mort. J’pense pas que la police viendra lui poser des questions, mais si jamais ils arrivent à elle, il faut qu’elle dise que quand le pasteur est venu icitte, y’a pas eu de chicane. Toute c’est bien passé. Oui, t’as dit que c’était toi le mari, mais tu l’as dit parce que c’est la vérité, pas pour provoquer l’autre. As-tu compris ?
-Oui, j’pense; il faut qu’elle dise que toutte s’est bien passé.
-Bon, pis toi, il faut que tu dises la même chose. Si jamais t’as affaire à la police, tu leur diras que t’as fait le fanfaron, mais que c’était juste pour te vanter; qu’il y avait rien de vrai là-dedans.
-Mais pourquoi  pas juste dire, qu’y s’est passé ? Qu’y est jamais venu chez nous ?
-Réfléchis donc, Lucien ! Tout le monde le sait qu’y venu chez vous; si tu racontes un mensonge, ça sera pire !
-OK, OK.
Quand son oncle l’appelait par son vrai nom, c’est sûr qu’il n’était pas de bonne humeur.
-Pis, il faut jamais dire qu’on était là samedi soir. Si quelqu’un te pose une question ou te dit quelque chose, tu dis que tu sais rien, que t’étais chez vous à regarder la partie de hockey.
-OK, j’ai compris, mon oncle.

-Bon, bon; j’pense que tout va bien aller. Moi, il faut maintenant que j’aille parler à Raymond pour qu’il dise la même chose.

lundi 9 mars 2015

Le crime du dimanche des Rameaux
10

Le deuxième témoin que Roxanne fait entrer dans la salle communautaire est Laurent Groulx.
-C’est un accident j’vous dis.
-Prenez le temps de vous asseoir, monsieur Groulx, et dites-nous ce qui vous fait dire ça ?
-Quand je suis venu au presbytère avec monsieur Joliat, la porte était barrée. On a sonné, une fois deux fois, pas de réponse. Moi j’ai la clé. Alors j’ai ouvert la porte. Dedans, on a encore appelé le pasteur, mais personne n’a répondu. Ça s’comprend, il était tombé en bas de l’escalier dans le sous-sol, pis il était inconscient. J’ai demandé à Bertrand d’appeler vite vite l’ambulance… C’était terrible à voir !
-Vous dites que vous avez sorti vos clés; comme ça la porte était verrouillée ?
-Oui, c’est ça que j’vous ai dit. On a essayé d’ouvrir la porte Bertrand pis moi, mais c’était barré.
-La porte d’en avant était barrée, mais ça ne veut pas dire que celle d’en arrière l’était aussi.
-…Euh, c’est vrai, j’avais pas pensé à ça, mais pour moi c’est quand même un accident.
-Dites-moi, monsieur Groulx, est-ce que quelqu’un d’autre que vous a la clé du presbytère ?
-…C’est important ?
-Je ne sais pas. Sans doute que non, mais je demande comme ça.
-Ben… heu, Raymond, c’est le concierge, lui aussi a des clés mais ça change rien. Il fait son travail… mais vous savez, il ne faut pas trop lui en demander. C’est un bon gars, mais il est un peu « lent », mettons. Il n’a rien à voir là-dedans.
-C’est très possible; alors, quand vous avez ouvert la porte de presbytère, vous avez appelé le pasteur Saint-Cyr ?
-Oui, mais il pouvait pas répondre; il était tombé dans l’escalier.
-Quel est votre rôle dans l’église monsieur Groulx ? demande Paul d’en arrière.
Monsieur Groulx se retourne sur sa chaise et toise Paul comme s’il le voyait pour la première fois : «Moi ? Je suis le président du Conseil de paroisse.
-Qu’est-ce que ça fait un conseil de paroisse ?
-Le Conseil ? Ben, le conseil, c’est comme le bureau d’administration; on s’occupe des finances, des bâtiments, des événements spéciaux… les baptêmes, les mariages, les funérailles; il faut régler les problèmes quand ils arrivent.
-Il y a combien de membres ? Paul se déplace pour s’asseoir en face de lui.
-On est six membres; il y a un trésorier, un secrétaire, pis moi je suis le président, depuis maintenant treize ans.
-Pis vous, vous êtes le président; c’est un rôle important !
-Important ! Mettez-en ! Il faut voir à tout !
-Je suppose que le pasteur siège sur le conseil.
-Évidemment ! Ensemble on gère les affaires de l’église.
-Ça fait combien de temps que vous êtes président du conseil, monsieur Groulx ?
-Ça fait quatorze ans, pis avant ça j’ai été conseiller pendant six ans.
-Donc, monsieur Groulx, moi je ne connais pas bien ça alors vous allez m’aider
à comprendre. Vous êtes arrivé à l’église ce matin comme d’habitude, comme tous les dimanches matin… C’est ça ?
-Oui, c’est ça.
-Pis là, les gens arrivaient les uns après les autres pour la messe; à quelle heure elle est la messe ?
-Dans une église protestante, on dit pas une « messe », on dit plutôt un « culte » ou encore célébration.
-Un « culte » ? Bon ben, j’aurais appris quelque chose aujourd’hui, merci. Donc à quelle heure elle est le « culte » à l’église de Noyan ?
-À dix heures et demie.
-Donc les gens arrivaient, pis on était rendu proche dix heures et demie, mais le pasteur ne se montrait pas. Jusque là je ne me trompe pas ?
-Non, non c’est ça.
-Alors en votre qualité de président du conseil vous avez décidé d’aller sonner à la porte du presbytère.
-Oui, c’est ça que j’ai dit.
-Dites-moi une chose monsieur Groulx. Vous connaissez pas mal tout le monde dans la paroisse pis vous devez connaître leurs habitudes : est-ce qu’il y quelque chose qui vous a semblé bizarre ou différent ce matin ? Par exemple, est-ce qu’il y avait plus de monde, ou moins de monde que d’habitude ?
-Non, j’ai rien remarqué.
-Ça peut être juste un détail, comme une personne qui serait arrivé plus tôt que d’habitude ou quelqu’un qui vous a semblé un peu nerveux ? Prenez votre temps pour y penser.
-Non, non, j’ai rien vu d’anormal.
-Par exemple, tout à l’heure quand je suis arrivé, il y avait toute une foule autour de l’église. Auriez-vous vu ou entendu quelque chose qui vous aurez surpris ?
-Non, non, les gens parlaient de l’accident. Pis moi, j’avais autre chose à faire que d’écouter les gens.
-Ou mettons quelqu’un que vous auriez vu et qui n’aurait pas du être là ?
-Non, j’vous dis, j’ai pas fait attention pis tout était normal.
-Très bien… Juste en passant comme ça, monsieur Groulx, qu’est-ce que vous avez-fait hier, mettons vers l’heure du souper ?
-Moi ? L’après-midi, je suis allé jouer au golf à Notre-Dame-de-la-Croix, pis ensuite je suis rentré chez nous !
Roxanne reprend le déroulement de la matinée.
-Monsieur Groulx, je voudrais revenir à votre entrée dans le presbytère. Je crois que vous étiez avec monsieur Bertrand Joliat qui un membre du conseil. Pourquoi lui ?
-Ben, comme vous avez dit, c’est un conseiller; pis les autres étaient occupés. Aline Auclair, la trésorière, était là, mais comme c’est une femme, vous comprenez… J’ai préféré demander à Bertrand.
-C’est vous qui lui avez demandé de vous accompagner; pourquoi donc ?
-Ben, euh, c’est normal; je ne voulais pas y aller tout seul; je voulais un témoin en cas qu’il y aurait eu quelque chose, pis finalement j’ai bien fait après ce qui s’est passé.
-Oui, en effet c’est plus prudent. Et selon vos dires, une fois à l’intérieur, vous avez appelé, sans réponse, vous n’avez rien vu dans le salon ni dans la cuisine et vous avez vu le corps de Sébastien Saint-Cyr étendu inerte en bas de l’escalier du sous-sol ?
-C’est exactement ça !
-Et ni vous ni monsieur Joliat vous avez touché à quoique ce soit dans le presbytère ?
-Ben non, bien sûr que non !
-Alors finalement, vous avez dit à monsieur Joliat d’aller appeler le 911 tandis que vous restiez près du corps du pasteur, c’est ça ?
-Oui, c’est ça; je n’me sentais pas capable de le laisser tout seul. Alors j’ai dit à Bertrand : "C’t épouvantable ! Le pasteur St-Cyr est tombé en bas des escaliers. Vite va demander à quelqu’un d’appeler le 911, moi je vais rester ici." Pis j’suis resté jusqu’à ce que les ambulanciers arrivent. Quand ils l’ont vu, ils m’ont demandé de sortir et d’empêcher les gens d’entrer. Après ça, la police est arrivée; pis plus tard, je les ai vus sortir la civière. C’est vraiment épouvantable...
-Merci beaucoup, monsieur Groulx, dit Paul en lui serrant la main. Ce que vous nous avez dit va nous être très très utile, ça va beaucoup nous aider. Et je vous félicite pour votre travail. Bien sûr, je vous demande de ne pas vous éloigner trop dans les jours qui viennent, on aura probablement encore besoin de vous.
-OK, si vous voulez.
Au moment où Laurent Groulx met la main sur la porte, Paul l’interpelle :
-Oh ! Juste une dernière question monsieur Groulx : pensez-vous que quelqu’un dans la paroisse aurait pu en vouloir au pasteur pour une raison ou pour une autre ?
-Ben non, pantoute; tout le monde s’entendait bien avec lui.
-Merci; à bientôt.
Il sort.

Paul et Roxanne se regardent.
-Il a menti.
-Oui, je sais, pas en tout mais en bonne partie.
-Il a quelque chose à cacher.
-Viens, on va aller casser la croûte; je commence à avoir faim… quelle heure il est ? Presque deux heures déjà !
-Il faudrait aussi envoyer les autres se restaurer aussi.

-C’est vrai.

lundi 2 mars 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

9

Pendant quelques instants, Paul fait rouler dans ses doigts les petits et très fins éclats de bois brillants. Il les approche de ses yeux.
« Qu’est-ce que c’est ?
-Je t’explique. Quand je suis arrivée, les paramédics étaient déjà là et essayaient de ranimer le blessé; il était gravement blessé. Il était étendu dans la flaque de sang que tu vois en bas de l’escalier et en plus sa guitare gisait à côté de lui toute brisée, à peu près comme tu la vois maintenant, même si les ambulanciers l’ont déplacée pour avoir plus d’espace. On pouvait facilement croire qu’il était tombé avec sa guitare, par exemple en trébuchant en haut de l’escalier, et qu’elle s’était cassée dans sa chute. Mais ça, ce que tu tiens là, ce sont des éclats de bois de la caisse de résonnance de la guitare, qui sont en haut de l’escalier. Ils sont comme dissimulés dans le tapis. Ce n’est qu’en remontant d’en bas que j’ai pu les voir dans le bourres du tapis, quand j’ai eu les yeux au même niveau que le sol.
-Ce qui veut dire ?
-Ce qui veut dire, dit Roxanne en se relevant et en montrant successivement le haut et la bas de l’escalier, que quelqu’un a frappé la guitare sur poteau de la rampe – tu vois, on voit petite une petite marque dans le bois – dans le but de la briser puis cette personne l’a jetée en bas dans le sous-sol; ce qui veut dire que cette personne a jeté la guitare en bas de l’escalier probablement après l’avoir poussé, lui.
-Ça se tient…
Le père et la fille restent silencieux quelques instants.
« Qu’est-ce que tu as trouvé d’autre ?
-Il y a eu un témoin !...
-Un témoin ?!
-Oui, un petit chat…
-Un petit chat ?!...
Roxanne est partie déjà dans la cuisine chercher le chaton de Sébastien Saint-Cyr. Repu, il se laisse prendre et se met même à ronronner. Roxanne le présente à son père avec un petit sourire moqueur.
« Je te présente Témoin.
-Et bien, à moins d’apprendre le langage des chats, ce n’est pas ton « Témoin » qui va nous éclairer beaucoup.
-Attends, il y a autre chose.
Roxanne redevient sérieuse. Toujours avec le chaton dans les mains, elle descend au sous-sol en faisant signe à Paul de la suivre.
-Regarde sur le lutrin… Il était en train de composer une chanson pour une certaine Nancy, sa blonde ? sa fille ? une amie ? une « Nancy » qui n’existe pas ? Toujours est-il que c’était hier tout juste après souper. Il était en bas en train de composer et on a sonné à la porte; il est monté en gardant sa guitare à la main pour aller répondre. Là il y a eu discussion peut-être même altercation et « on » lui a pris sa guitare et « on » l’a frappée sur le poteau de la rampe, peut-être a-t-il cherché à s’interposer; puis « on » l’a poussé dans l’escalier et « on » a jeté la guitare en bas. Enfin, ce ou ces visiteurs sont repartis et l’ont laissé tout seul.
-Ça se tient, mais tu vas peut-être un peu vite, Roxanne. Il faut commencer par interroger les témoins…
-Mais il n’y a pas de témoins !
-Il faut interroger ceux qui l’ont trouvé ce matin.
-Ça va nous prendre un centre de crise.
-Oui… Et il faut aussi chercher ce qui pourrait nous mettre sur une piste. Paul pointe vers le bureau : « Il prendre faut son ordinateur et son téléphone cellulaire et les apporter à Yannick pour qu’il en fasse l’examen. Il y a peut-être aussi un agenda dans ses affaires où il notait ses rendez-vous. »
-Je vais trouver un endroit pour les interrogatoires.
-Bien, et moi je m’occupe de ramasser les appareils.
Pendant que Roxanne remonte les escaliers, Paul regarde l’ordinateur : il est sur le mode « Veille ». Il sort une paire de gants en plastique de sa poche et les enfile. Il éteint le portable, le ferme et le débranche. Il prend aussi le cellulaire sur le bureau. Il cherche ça et là pendant quelques instants, mais ne trouve rien d’autre d’intéressant; puis, il fait quelques pas dans le sous-sol. Machinalement, il vérifie la porte : elle est verrouillée de l’intérieur. En haut de l’escalier, il vérifie aussi la porte arrière : elle est aussi verrouillée de l’intérieur.
Il sort et demande à l’agent Turgeon de lui apporter une valise à récupération. Il y place l’ordinateur et le téléphone. Se dirigeant vers sa voiture pour aller y déposer la valise, il voit sa fille négocier avec un homme qui a l’air assez agité. Bien des gens sont partis, mais d’autres arrivent et repartent, si bien qu’il y en a toujours une vingtaine autour des lieux. Roxanne s’approche de lui.
« Les interrogatoires peuvent avoir lieu dans la salle communautaire.
-Bien.
-Il y a deux personnes qui sont entrés dans le presbytère et ont trouvé le pasteur. Je crois qu’on devrait commencer par monsieur Bertrand Joliat.
La salle communautaire de l’autre côté de l’église; de face, le presbytère est à droite et la salle à gauche. Elle sert surtout pour la fête du village en juillet, aux danses du samedi soir, aux rencontres du Club de cartes, aux soupers-spaghetti de financement. Il y a deux machines distributrices, un comptoir mobile, des hauts parleurs. Des chaises et des tables pliées sont empilées le long des murs. Tout l’arrière de la salle est occupé par une estrade. Trois chaises ont été disposées en demi-cercle dans un coin.
Monsieur Joliat entre un peu beaucoup intimidé.
-Assoyez-vous, dit Roxanne qui s’assoit en face lui. Paul reste debout et va se placer hors du champ de vision de monsieur. Je m’appelle Roxanne Quesnel-Dumont, officière de la Sureté du Québec, et voici l’inspecteur Paul. Nous aimerions vous poser quelques questions sur ce qui s’est passé ce matin. On veut juste essayer de bien comprendre le déroulement des événements. Ça va ?
-Oui, oui…
-Racontez-nous ce que vous savez.
-Et bien, c’est simple. Ce matin quand je suis arrivé à l’église…
-C’était vers quelle heure ?
-Vers 10h20 à peu près, le culte commence à 10h30.
-C’est bon, vous pouvez continuer.
-Bon, quand je suis arrivé avec ma femme, le pasteur Saint-Cyr n’était pas encore dans l’église. C’est assez spécial parce que d’habitude il arrive toujours à l’avance. Personne ne savait pourquoi. Tout le monde se posait des questions. Pis là, vers 10h30, Laurent, j’veux dire Laurent Groulx, c’est le président du Conseil de paroisse, pis moi j’suis un conseiller. Alors il me dit qu’il faut aller voir et il me dit de venir avec lui. J’ai dit oui, y’avait vraiment quelque chose qui marchait pas. On est allés au presbytère, pis là Laurent a sonné. Il a cogné aussi. Comme personne ne répondait, il a sorti sa clé et ouvert la porte…
-Laurent Groulx  a la clé du presbytère ? demande abruptement Paul
Bertrand Joliat se retourne un peu décontenancé.
-Ben oui, c’est normal. C’est lui le président du Conseil. Il a la clé de l’église aussi.
-Est-ce que quelqu’un d’autre a les clés ?
-Ben oui, Raymond, Raymond Besson.
-Et pourquoi ?
-C’est lui qui s’occupe de l’église, c’est l’homme d’entretien. Il est très fiable.
Roxanne intervient : « Qu’est-ce que vous avez fait une fois dans le presbytère ?
-Laurent a crié pour appeler le pasteur… On entendait rien. Pis toute de suite on l’a vu en bas de l’escalier tout affalé sur le plancher du sous-sol. On est vite descendu, mais on n’a pas voulu le toucher. On était sous l’choc… Je suis encore sous l’choc !...
-Et ensuite ? Qui a appelé les secours ?
-On était comme figés. Là, Laurent m’a dit que lui allait rester avec lui pis d’aller demander à quelqu’un d’appeler l’ambulance… J’suis sorti à l’épouvante, pis j’ai dit qu’il fallait appeler une ambulance.
-Qui a téléphoné au 911 ?
-C’est le jeune Odette Cusson, elle a toujours son téléphone cellulaire avec elle. Là tout le monde s’est mis à poser des questions, à s’agiter, à crier, même à brailler. Tout le monde me demandait ce qui s’était passé, mais moi j’pouvais juste dire c’que j’avais vu : le pasteur en bas de l’escalier du sous-sol dans une mare de sang. J’ai dû répéter ça au moins vingt fois. Quand les ambulanciers sont arrivés, j’étais encore de raconter. Ils nous ont demandé où aller pis moi je les ai amenés au presbytère. Là, ils m’ont dit empêcher le monde d’entrer, mais la police est arrivée tout de suite après.
-Merci beaucoup monsieur Joliat de votre collaboration. Ça nous est très utile. Vous pouvez rentrer chez vous et aller vous reposer. Je vous demande seulement de ne pas quitter le village ces prochains jours; on aura peut-être encore besoin de vous.
Monsieur Joliat se lève et se dirige vers la porte.
Soudain, Roxanne l’interpelle : « Dites-moi, monsieur Joliat, une dernière question : connaissez-vous Nancy ? »

-Nancy Fournier ? Bien sûr ! Tout le monde la connaît, c’est la secrétaire de la municipalité. Elle était même là ce matin.