lundi 31 août 2015

Les flammes de l’enfer

5

                Après avoir mis le feu à la dernière maison, celle d’Henri Trudel, et avoir contemplé l’incendie pendant quelques minutes, il avait roulé un long moment dans la nuit, à toute vitesse sur sa moto. Il lui fallait fuir. Il s’était d’abord rendu jusqu’au bout du chemin Brookdale, environ une quinzaine de kilomètres plus loin jusqu’à l’embranchement aux quatre routes de Pine Hill. Il savait qu’il ne pouvait se diriger vers le sud, à droite. Le chemin se rendait jusqu’à Kilmar, puis longeait la Rouge jusqu’à son embouchure, ce qui l’éloignait bien trop de Noyan. Il devait prendre vers le nord, un chemin en gravier qui débouchait au Lac-des-Sables, tout à fait convenable pour une moto. Mais Lac-des-Sables n’était pas sa destination; ça le mettait encore un peu trop loin. Il devait revenir chez lui, à Noyan, le plus vite possible. Il avait donc décidé de couper donc à travers bois, en prenant un sentier qu’il avait découvert récemment; ce n’était qu’une piste tracée par les chevreuils à travers la forêt. Il s’y était engagé prudemment. Son phare avant allumé, il roulait à faible allure; il devait éviter les branches basses et les broussailles. Les épines lui griffaient le visage; ses roues dérapaient parfois. Plusieurs fois, il avait dû poser le pied par terre. Une fois, il s’était embourbé et son moteur s’était noyé; il avait dû tirer sa moto, la remettre sur le sentier pour ensuite redémarrer. Il s’était à trembler quelque peu; tout ça lui prenait plus de temps que prévu.
Finalement, il avait réussi à aller jusqu’au bout du sentier et s’était retrouvé sur le chemin Sénéchal, aux limites du village de Saint-Camille, mais aussi tout près de Noyan. Dans quelques minutes il serait chez lui.
À l’entrée du village, il arrête son moteur. En passant par l’arrière, il n’aura que quelques mètres à faire pour arriver chez lui, mais il vaut mieux continuer à pieds pour ne pas attirer l’attention. Il pousse sa moto sans faire de bruit le long de la route. Il perçoit toute l’agitation qui perturbe le village. Bien des gens guettent aux fenêtres ou s’interpellent d’un perron à l’autre. Comme il n’y a pas de service de pompiers, on a dû faire appel à ceux de Lac-des-Sables, mais ça ne servira à rien : les chalets se consumeront sans qu’ils puissent y faire quoi que ce soit. Il traverse le village le plus discrètement possible, évitant de se faire voir. Plus que quelques pas et il pourra ranger sa moto et aller se coucher. Mais monsieur Doyon, le pasteur, dressé comme une vigie sur le parvis de l’église, en essayant de comprendre ce qui se passe, le voit. Il connaît bien le pasteur Doyan. Il y a quelques années, celui-ci l’a beaucoup aidé. Il avait terminé son école primaire de peine et de misère, et les débuts de son secondaire avaient été extrêmement difficiles. Il avait été toujours été un enfant solitaire et les autres jeunes de l’école se sont mis à se moquer de lui, de son allure, de sa façon de parler; ils se moquaient de lui parce qu’il était différent. Après une semaine, il avait refusé d’y retourner. Le pasteur Doyon était venu parler à sa mère : il le prendrait sous son aile. Pendant que madame Doyon lui avait patiemment donné des leçons particulières adaptées à ses capacités, le pasteur lui a fait suivre un cours de catéchisme à sa mesure. Plusieurs nuits, ils l’avaient gardé à coucher au presbytère. Grâce à eux, il avait fini par apprendre à lire, à écrire et à compter. Le jour de sa confirmation, il avait lu le passage de l’évangile devant toute la communauté.
Puis il a commencé à travailler, tout d’abord comme plongeur au restaurant, puis comme aide-cuisinier. Il avait gagné un peu d’argent; il en donnait une partie à sa mère et avec le reste il s’était acheté ce dont il rêvait depuis des années : une moto ! Chez un concessionnaire de Montebello, il avait trouvé une kawa 500 de couleur verte, juste ce qu’il lui fallait. Une vraie merveille ! Il aimait écouter le ronronnement du moteur; et il aimait aussi le faire rugir. Bien des gens du village, il le savait, le regardait avec jalousie. Et depuis, il parcourait inlassablement les routes de la région, du matin au soir. Il avait négligé son emploi, et après un incident – un début d’incendie – dans la cuisine, il l’avait quitté. Le pasteur Doyon, bien sûr, n’avait pas abandonné et essayé de le replacer quelque aprt. De l’autre côté du chemin, dans l’ombre des arbres, il l’avait vu.
-C’est toi, Ti-Gus ?
Tout le monde au village l’appelait Ti-Gus, même ses professeurs, même sa mère. Son père était parti quand il était encore bébé gagner sa vie aux États-Unis, quelque part dans le Montana. Il ne l’avait jamais vu. Une fois quand il avait douze ou treize ans, sa mère lui avait montré une vieille photo un peu embrouillée, d’un homme qui fumait une pipe près d’un feu de camp. C’était lui ton père, avait-elle dit, et aussitôt, sous ses yeux totalement décontenancés, elle avait jeté la photo dans le poêle.
-C’est toi, Ti-Gus ? Est-ce que tu sais ce qui se passe ?
-J’sais pas, m’sieur Doyon… J’pense qu’il y a un feu dans le rang Brookdale, mais j’sais rien d’autre.
-Es-tu allé voir ?
-Non, non ! J’ai rien vu !
-Qu’est-ce que tu fais là à cette heure-ci ?
Le pasteur connaissait sa passion qui allait jusqu’à la griserie pour la vitesse et pour le bruit des moteurs. Il ne le décourageait pas, mais il essayait de lui trouver quelque chose d’autre à faire pour occuper ses journées. Il lui disait de faire attention, d’être prudent, de ne pas aller trop vite, de ne pas passer à travers champs, de ne pas rouler la nuit à pleins gaz.
-J’étais parti… faire un tour… mais j’ai manqué d’gaz. C’est ça, j’ai manqué d’gaz, c’est pour ça qu’il faut que j’pousse !...
Le pasteur Doyon le regarde dubitatif.
-Rentre vite chez ta mère Ti-Gus; je pense que c’est mieux pour toi.
Il est rentré chez lui sans demander son reste. Tiens, sa mère aussi est sur le balcon à guetter l’horizon et essayer de comprendre ce qui se passe.
Il va lentement ranger sa moto dans le semi-garage et rentre dans la maison en passant devant elle sans lui adresser la parole. Sa mère non plus ne dit rien, mais elle aussi semble le regarder d’une drôle de façon.
Il se couche en enlevant simplement ses vêtements et en les laissant choir sur le plancher, mais il ne dormira pas beaucoup cette nuit-là. Il tourne et retourne. Toute la nuit il perçoit la confusion; il entend distinctement et tout à la fois, les cris, les appels, les ordres des pompiers, les sirènes, le bois qui flambe, les exclamations, les clameurs, les interjections, les hurlements, les jurons, les vociférations. Toute la nuit, il voit les flammes des brasiers qui montent qui montent dans le ciel de la nuit. Il les voit tellement qu’il a chaud, il est en nage. Il se lève, il va boire un peu d’eau. Sa mère est partie se coucher, tant mieux.
Il a fini par s’endormir car lorsqu’il ouvre les yeux, c’est le matin. Tout de suite il se dit qu’il pourrait aller prendre sa moto et aller voir, mais il hésite. Il sait qu’il ne devrait pas y aller, mais c’est plus fort que lui. Il doit aller voir. Il pourrait partir, et dans quelques minutes à peine il serait là-bas; c’est encore le temps. Il se prend un muffin aux bananes qui sa mère a fait la veille. Il boit une gorgée de lait à même le pichet. Il sort.
Il prend le guidon de sa moto de ses deux mains. Il lui faudra la nettoyer, enlever les traces de boues, les feuilles qui y sont accrochées. Il roulera lentement bien sûr. Le village dort encore, il ne fait pas les réveiller. Dès la route principale, il verra les dernières volutes s’élever dans le ciel de l’aube rose. Il n’ira pas trop loin; il ne s’approchera pas de trop près. Oui, tout a brûlé sur le chemin Brookdale. Le premier chalet puis le deuxième, le troisième... C’est un paysage de désolation, de dévastation, de saccage. Les maisons sont carbonisées, quelques poutres qui fument encore. Il va pour s’élancer.
-Ti-Gus ! Rentre à la maison !
Sa mère lui dit qu’on a trouvé le corps d’Henri Trudel carbonisé dans les décombres de sa maison. Il rentre et va s’allonger sur son lit, médusé, désemparé.

C’est vers la fin de l’après-midi du lendemain que la police viendra cogner à la porte.

lundi 24 août 2015

Les flammes de l’enfer

4

                Cette région frontière entre l’Outaouais et les Laurentides, est encore aujourd’hui demeurée en-dehors des circuits touristiques ou du développement commercial. Et ceci était particulièrement vrai pour Noyan, qui en tant que village protestant,  avait longtemps été tenu à l’écart par les autres villages de la région. Pendant des décennies on s’était regardés en chiens de faïence; ça n’allait pas jusqu’à l’hostilité et les menaces, mais on le regardait avec une sorte d’incompréhension, de perplexité, d’indifférence presque caricaturale.
Les choses avaient beaucoup changé depuis et les anciennes délimitations religieuses avaient disparu, mais Noyan était resté avec une sorte de complexe d’infériorité et une frilosité ambiante, alors que ses voisins avaient attrapé, même si c’était sur le tard, le virus du développement et des grands projets. Contrairement au Lac-des-Sables et à Notre-Dame-de-la-Croix, on n’avait pas eu de grands projets dont le but était d’attirer les touristes… et leur argent. Edmond Abel, le père du maire actuel Simon Abel, avait bien supervisé l’élaboration d’un grand jardin et d’un parterre fleuri autour de la mairie, bordé d’allées pour se promener, mais c’était surtout la population locale qui en profitait. Plusieurs des mariages récents y avaient été célébrés.
                Lac-des-Sables avait réussi à attirer des citadins de passages grâce aux magnifiques plages de sable fin autour de son lac. Déjà à l’époque de la coupe de bois, les responsables des chantiers avaient découvert le site et en avaient fait leur lieu privilégié de villégiature. Au fil des années et des générations, plusieurs enfants et amis s’étaient fait construire des chalets aux grandes baies vitrées autour du lac, surtout sur la partie est, la plus accessible. Un bon nombre de ces chalets avaient été transformés en fil des rénovations et des agrandissements en des maisons confortables habitables à l’année. Un, puis deux, puis trois hôtels avaient ouverts, augmentant d’avantage le nombre de visiteurs estivaux. La plage municipale qui autrefois s’étendait sur une bonne partie du lac, s’était considérablement réduite au fur et à mesure des acquisitions et du développement au détriment des plages privées.
La route 327 qui filait (presque) tout droit vers le nord en rejoignant les différents villages était la rue principale de Lac-des-Sables. Sinueuse  et toute en bosses, épousant les charmants tours et contours des rives du lac, elle ne permettait plus une libre circulation, surtout avec l’augmentation incessante du trafic automobile. On avait donc décidé de construire une toute nouvelle route qui, dans sa configuration plus rectiligne ne  passerait plus au centre dans le village mais qui le contournerait, le laissant de côté. Tout cet été là, une énorme machinerie de bulldozeurs, de pelles mécaniques, d’excavatrices, de foreuses, avait travaillé à construire la nouvelle route à travers les boisés. C’était certes une amélioration pour la circulation entre l’Outaouais et les Laurentides, mais bien des habitants se plaignaient de la poussière, du bruit, des détours, des dynamitages et de la perte de la beauté du site, et bien des commerçants s’interrogeaient, malgré les formidables profits du moment, à savoir si le fait que la route évitait complètement le village était ou non, à long terme, une bonne nouvelle pour l’économie du village…
Notre-Dame-de-la-Croix, le village au sud de Noyan, fêtait cette année le trentième-cinquième anniversaire de son « Festival de la patate ». Par une particularité de l’évolution de la vallée glaciaire une terre noire et fertile, excellente pour la culture des pommes de terre, avaient recouvert le coin sur des kilomètres carrés. Toute l’économie du village dépendait de la culture de ce tubercule. En été, les champs de cette petite plante aux feuilles vert mât, s’étendait à perte de vue. On en était venu bien sûr, à rendre un véritable culte à ce légume et on avait institué, à la mi-août, à la fin des récoltes, le Festival de la Patate.
Avec le temps, le Festival avait mal vieilli avec ses décors en carton-pâte, ses manèges brinquebalants, ses stands de tir à la carabine sur des ballons de toutes les couleurs, ses ventes d’artisanat local. La municipalité avait demandé à un entrepreneur en spectacle de le renouveler, le revamper, le rajeunir. Et l’entrepreneur avait proposé une formule vraiment moderne, une peu surprenante pour les gens du coin, mais qui avait attirait toute une nouvelle clientèle de motocyclistes et de caravaniers, qui étaient venus par centaine : un véritable succès ! Un grand chapiteau avait été dressé et les festivaliers avaient eu droit à un spectacle western par soir, des activités d’aérobie, des compétions d’hommes forts, des démonstrations de tracteurs à six et à huit roues, des tirs au « rayon laser », des dégustations d’une gastronomie parmentière nouveau genre, sans que ne soit abandonné l’indélogeable poutine aux mille saveurs, quand même !
On trouvait à Notre-Dame-de-la-Croix aussi le club de golf L’Oasis, (c’était le club de golf dont était membre Laurent Groulx, le président de Conseil de paroisse de Noyan et qui avait été impliqué dans la mort du pasteur Sébastien Saint-Cyr). Les propriétaires avaient dû déboiser une assez grande surface de forêts, niveler le terrain, dessiner et aménager le circuit, construire le stationnement et les bâtiments d’accueil avec vestiaires et l’inévitable bar du dix-neuvième trou. Mais l’investissement en avait certes valu la peine : le club de golf de dix-huit trous l’Oasis était le seul de la région, et il était donc très couru par tous les hommes d’affaires, les professionnels, les arrivistes en tous genres des municipalités environnantes.
Depuis une dizaine d’années, une nouvelle attraction avait vu le jour à Notre-Dame-de-la-Croix, plus au nord sur la route en s’en allant vers Noyan : un club de pêche et de villégiature familiale le Club Natura. Des promoteurs avaient vu le potentiel qu’on pouvait tirer du Lac Farmer. Ils l’avaient acheté, ainsi que tout le territoire aux alentours. Puis, après s’être assuré qu’il était bien isolé et qu’aucun poisson ne pouvait y entre en grillageant tous les ruisseaux qui s’y jetaient ou qui en sortaient, on l’avait « nettoyé » en le vidant de tous poissons. Il suffit pour cela de déverser la quantité de produits chimiques nécessaires pour éliminer toutes les sortes de poissons indésirables : crapets-soleils, barbotes, mulets, carpes… Une fois le lac « stabilisé » on y avait mis à profusion des truites arc en ciel, mouchetées, dorées, que les amateurs adorent pêcher. La pourvoirie de pêche du Lac Farmer avait aussi été grand succès.
Les propriétaires avait agrandi la surface du parc qui s’étendait maintenant jusqu’aux limites sud de Noyan. Sentant la bonne affaire, ils avaient ainsi ajouté des activités familiales comme des tables de pique-nique, des pistes d’hébertisme et un mini-zoo d’animaux sauvages. Tout le long de  la route 327, on pouvait voir des affiches aux slogans accrocheurs : Le Parc Natura, « Cerfs » riche d’expérience ! Le Parc Natura, « Ratons » pas ça, ou encore Le Parc Natura, touj « ours » palpitant.
Ouvert dès le mois de mars, jusqu’à la fin octobre (c’est la fête de la Halloween qui terminait la saison), on songeait, après dix an, à garder le Parc Natura ouvert toute l’année. Des nombreuses activités hivernales étaient en cours de préparation.

On avait construit des chalets sur toute la rive est du lac où des groupes de quatre à six pêcheurs pouvaient rester toute une semaine sans être dérangés, une vingtaine au total qu’on ne pouvait atteindre qu’en 4 X 4 ou encore bateau. C’est dans les débris encore fumants du chalet numéro 15 qu’on avait retrouvé un corps calciné pour lequel le chef pompier Simoneau avait téléphoné à Paul Quesnel.

lundi 17 août 2015

Les flammes de l’enfer

3

                Assis à son bureau, au poste de la Sureté du Québec à Papineauville, en cette fin d’après-midi, Paul Quesnel faisait le bilan de l’été qui se terminait. Il estimait que son équipe avait bien travaillé; ce n’était pas une grande surprise, non, car avec les années il avait réussi à instituer un bon climat de travail et maintenir un haut niveau de motivation, et ses agents et officiers avaient adhéré à sa méthode. Il ne voulait pas être excessivement exigeant avec son équipe; il essayait juste de tirer le meilleur de chacun « et de chacune ».
L’été était toujours une saison un peu plus compliquée. Plusieurs de ses agents, particulièrement ceux qui avaient des enfants d’âge scolaire, prenaient leur congé, leurs vacances. C’était toujours un casse-tête pour avoir des effectifs en nombre suffisants pour que le travail se fasse de façon adéquate. Lui, il préférait, depuis plusieurs années, prendre ses vacances en automne, durant la saison morte. Il pouvait profiter des réductions bien sûr sur les réservations, mais il a avait aussi la possibilité de pouvoir visiter des endroits touristiques sans touristes; c’était pour Paul un plaisir inégalé. Il aimait beaucoup visiter les lieux chargés d’histoire. Il y a deux ans, il avait fait Venise et l’Italie du nord : Padoue, Verone, Milan, Turin, pour finir avec Gênes; il avait à peine entr’aperçu la Toscane aux paysages à couper le souffle et il s’était promis d’y retourner un jour. Et l’année dernière, ça avait été Versailles et les châteaux de la Loire (il aimait beaucoup Paris, mais comme il y était déjà deux fois, il voulait voir autre chose de la France) : Sully-sur-Loire, La-Ferté-Saint-Aubin, Chambord, Beauregard, Chaumont, et ainsi de suite jusqu’à Angers.  À la fin toute fin, il était remonté jusqu’en Normandie pour passer deux jours au Mont Saint-Michel qui l’avait grandement impressionné. Cette année, il avait déjà son billet d’avion pour la Chine. Il s’était fait un itinéraire à partir de Beijing.
En plus de jongler avec l’horaire des congés, Paul devait s’occuper des stagiaires. Chaque été l’École de police de Nicolet lui en envoyait un ou deux qu’il jumelait avec l’un et l’autre de ses agents dans les équipes de patrouilles. Paul devait remplir un rapport de stage avec évaluation, bilan et commentaires; c’était ce qu’il était en train de faire : finaliser le rapport de stage de d’Olivier Jean-Jacques… un jeune homme d’une famille d’origine haïtienne qui avait passé quatre mois dans son équipe. Un policier noir dans la police de Papineauville ! C’était bien la première fois que ça arrivait ! Ça avait fait sensation, il faut le dire. Paul était toujours étonné de la somme effarante de papier qu’il devait noircir, de formulaires à remplir, de rapport à écrire, de documents à contresigner, qu’il y avait dans le monde de la police; sans compter les autres nombreuses heures qu’il devait passer devant l’écran de son ordinateur à lire d’autre rapports, d’autres directives.
Et puis, en été, il y avait toujours plus de touristes dans la région, des gens qui ne connaissaient pas toujours bien les routes, ce qui causaient plus d’accident; il y avait plus de fêtes de famille avec leur lot de gens qui boivent plus que raisonnablement et dont les esprits s’échauffent au soleil. Plus de jeunes désœuvrés aussi après la fin des classes; ils ne commentaient pas des crimes très grave, mais le nombre d’infractions, de violations de domiciles, d’actes de vandalisme, augmentait considérablement sans qu’on puisse tout résoudre.
Et cette année, il y avait eu ce crime commis dans le presbytère de Noyan, une violente attaque qui avait causé la mort du pasteur. Ce qui avait passablement perturbé la petite communauté. Après à peine quatre jours, (Ça s’est vraiment bien passé; on s’en est bien tiré, Roxanne et moi), on avait procédé à l’arrestation de trois suspects; après l’examen de faits, le coroner avait porté des accusations d’homicide involontaire au premier et de complicité et de non-assistance à une personne en danger aux deux autres.
Après l’enquête et la résolution du crime commis contre le pasteur de Noyan, Paul Quesnel avait décidé de mettre sa fille en congé. Cette enquête avait été plus éprouvante pour elle que pour lui, elle avait commis une faute professionnelle, qui avait eu heureusement peu de conséquences, mais surtout il voulait lui accorder du temps pour essayer de replacer son couple sur la bonne voie. Roxanne s’investissait beaucoup dans son travail, et cette enquête avait provoqué le départ de son conjoint Fabio. Paul ne se sentait pas directement responsable, mais quand même, il aimait sa fille (et était très fière d’elle) et ça lui faisait quelque chose. Il savait parfaitement ce que la vie de policier pouvait exiger d’un couple.
Roxanne avait accepté ce congé et était partie à Montréal; et avec l’aide de quelques amis, elle facilement avait retrouvé Fabio. Il avait retrouvé un collectif d’artistes marginaux, autour duquel il avait gravité à son arrivée à Montréal, il y a huit ans. Le groupe qui se faisait appelé « L’Art-relève » (Roxanne trouvait le jeu de mots douteux) avait pignon sur rue sur Fullum… de biais avec le poste général de la Sureté du Québec et du pénitencier de Parthenais ! C’était une ancienne usine de coton (une « facterie ») juste assez transformée pour des artistes et des créateurs bohèmes, non-conformistes, indépendants, contestataires et originaux ! Dans les grandes salles immenses ou les minuscules ateliers individuels, on retrouvait de tout : artistes multimédias bien sûr, mais aussi, peintres, sculpteurs, graveurs, imagiers, modeleurs, qui travaillaient toutes sortes de matériel possible et imaginables : le papier, le bois, le fer, le plâtre, le cuivre, la broche, le métal, le béton, les plastiques, la céramique, les matériaux composites, les pièces d’ordinateurs, de bicyclettes, de vieux meubles; certains travaillaient à la spatule, d’autres au chalumeau, d’autres encore à la tronçonneuse. Tout l’édifice bourdonnait d’activité, jour et nuit, surtout la nuit. Roxanne sera frappée du gigantisme de certaines œuvres qui s’élevaient plus haut que deux étages. Certains artistes étaient leur œuvre elle-même, comme rester sans bouger au coin d’une rue pour dénoncer l’immobilisme culturel et de la société ambiante. Ou faire couler l’eau d’un tuyau et en dévier son cours pour symboliser la vacuité des aspirations modernes. Ou encore de faire des traces de mains mouillées sur un mur de la ville, tout de suite disparues, pour souligner ce qu’il a d’éphémère dans la destinée humaine.
On rentrait dans l’édifice par une petite porte dérobée, qui donnait sur des escaliers en métal qui grinçaient. Roxanne parcourait les salles et les étages, et elle devait s’avouer qu’elle était fascinée par ce qu’elle voyait. Elle avait trouvé Fabio en pleine discussion révolutionnaire avec deux ou trois autres locataires de la place. Il se sentait dans son élément, parfaitement à l’aise dans cet environnement un peu subversif, qui défendait à travers les arts de multiples causes sociales et où les pétitions circulaient autant que l’alcool. Et probablement un peu de drogue, mais sans doute pas trop, pensait Roxanne. Il habitait les lieux mêmes, comme quelques autres, s’étant fait une chambre d’un petit réduit, servant de gardien de nuit contre le vol et le vandalisme. Il n’avait pas de salaire bien sûr, mais il avait au moins un toit sur la tête, et en attendant il cherchait à se faire engager comme travailleur de rue par l’un des groupes militant du quartier. Ce qui était sûr c’est qu’il ne reviendrait pas à Saint-Aimé, où Roxanne habitait et où il l’avait suivie pendant trois ans. Roxanne avait pris une chambre dans un motel de banlieue et était restée trois semaines à Montréal, s’intéressant à ce qu’il faisait, à ses aspirations, écoutant ses discours passionnés sur les diverses formes artistiques et leur pouvoir évocateur. Elle ne pouvait s’empêcher de l’écouter.  Elle l’aimait toujours, et lui aussi l’aimait toujours. Mais accepterait-il à nouveau de venir s’encabaner au milieu de nulle part dans un désert culturel et artistique total ? Autant qu’elle accepterait probablement, elle, de dormir dans un cagibi de rien du tout. Après trois semaines, ils avaient  convenu de se séparer en bons termes, de rester « bons amis ». Ils iraient chez l’un et chez l’autre. Elle devait se faire une raison.
Roxanne avait ensuite pris ses vacances. Deux semaines en Jamaïque, une aubaine qu’elle avait trouvée sur un site de voyages en surfant sur la toile. Elle devait partir le lendemain; très bien c’est ce qui lui fallait. Elle avait laissé sa voiture dans le stationnement de l’aéroport et n’était partie qu’avec un sac de voyage. L’avion avait atterri à Kingston, l’une des capitales les plus violentes du monde, mais l’autobus venaient prendre les touristes pour Montego Bay directement à la sortie de l’aéroport. Malgré toute attente elle avait aimé ce lieu, cette très belle rivière en cascades, qu’on pouvait escalader, et qui se jetait dans la mer au milieu d’une magnifique plage de sable blanc et fin. Il ne faisait pas trop embêter par les vendeurs ambulants, sauf quelques mâles de l’endroit qui lui avaient des avances très peu subtiles, mais elle souriait intérieurement d’imaginer leurs têtes si elle dévoilait son métier. Elle avait pris un cours de plongée avec bobonne, et avait appris à descendre et remonter en palier, à contrôler sa respiration, puis avait passé deux heures de pur plaisir en haute mer. Elle s’était dit que ces vacances. Somme toute, lui faisaient du bien. Elle avait envoyé une carte postale à son père, une à sa mère et une troisième à Pascale, une amie du secondaire, sa meilleure amie.
De retour à Montréal, elle avait sauté dans sa voiture et était repartie directement vers l’Outaouais. À son arrivée, chez elle, à Saint-Aimé, un petit bouquet de fleurs l’attendait à la porte avec une carte de Fabio !
Paul pioche toujours sur le rapport d’évaluation de son stagiaire. Son téléphone sonne. C’est Jocelyne la réceptionniste.
-Patron ! C’est Jean-Claude Simoneau. Le chef des pompiers de Buckingham.
Paul le connaît bien. Il se devait de connaître les responsables de la sécurité, de la santé de sa région, les maires, les directeurs d’école, même les travailleuses sociales. Simoneau n’aurait pas appelé pour rien.
-Je le prends.
-Oui, Jean-Claude. Qu’est-ce qui se passe ?

-Écoute Quesnel, amène-toi; je vais avoir besoin de toi. On a répondu à un appel d’urgence aujourd’hui. On a trouvait un cadavre complètement calciné.

lundi 10 août 2015

Les flammes de l’enfer
David Fines

1

                Les yeux écarquillés, il contemplait, surexcité, le brasier.
Il regardait les flammes s’élever dans le ciel d’encre tout étoilé avec une fascination sans borne. Il en voyait des rouges, des grenat, des orange, des jaunes, des vertes, des bleues, des presque blanches. C’était un bouquet de couleurs brillantes, de teintes lumineuses, de chatoiements tout en nuances cristallines, qui se bousculaient, qui se torsadaient, qui se modifiaient, se transformaient continuellement, inlassablement; une effervescence de mouvements, de lancées, de volutes, qui l’éblouissait, qui l’hypnotisait littéralement. À genoux à même le sol, il en frissonnait d’extase. Il jouissait des frissonnements qu’il sentait lui courir sur le dos et le ventre. Il n’y avait aucune limite à son excitation; il trépidait.
C’était à la fois un feu d’artifice, un feu de joie et un bûcher de sorcières. C’était un spectacle éblouissant, féérique, magique, surnaturel, dont il sentait les forces occultes vibrer, les mystères s’exprimer, les maléfices, instantanément libérés, remplir l’univers. C’était comme s’il avait libéré les énergies les plus secrètes, inconnues, celles de la matière même, enfouies au plus profond de la substance. C’était à la fois le début de l’univers que la fin du monde. Un incandescent théâtre, prodigieux, fantastique, incontrôlable, et c’était lui qui en était l’auteur.
Il avait toujours aimait le feu, ses flammes, sa chaleur, son énergie, ses étincelles, ses bruits, sa fumée, son odeur… Il devrait dire ses odeurs, l’odeur était toujours nouvelle, toujours différente; car comme il devrait les feux, car aucun feu n’était semblable à l’autre, chaque feu était unique, chaque incendie était nouveau, était un recommencement, était à découvrir : petits, grands, intenses, forts, rapides, puissants, rugissant, couvant sous les cendres… Il ne s’en lassait pas.
Cette envie avait commencé quand son père brûlait des tas de feuilles mortes et qu’il l’avait imité. Puis, ça avait été des tas de branches qu’il avait allumé, des planches, des rondins, puis d’autres choses encore, des cabanes qu’il construisait en une semaine puis auxquelles il mettait le feu et qui se consumaient en une heure à peine.
Cette nuit-là, c’était son apothéose. Il avait allumé sept incendies. Celui-là, le plus beau de tous, était le septième.
                Les poutres de la maison flambaient intensément, les clous se fendaient, les vitres éclataient, les tôles de toit, chauffées au rouge, se disloquaient. Le mur d’avant était tout près de s’écrouler. Il savait qu’il ne devait pas rester, qu’il ne devait pas regarder, mais c’était plus fort que lui : il ne pouvait détacher ses yeux sur ce spectacle grandiose, solennel. Il savait que les gens pouvaient venir, et qu’ils allaient venir. Il devait enfourcher sa moto et déguerpir, au plus vite. Mais c’était impossible. Il restait là à demi-caché dans les sous-bois, les yeux rivés sur la maison de bois qui brûlait d’un feu d’enfer. Celle-ci avait été facile, cette vieille maison de ferme tout en bois, en bois devenu sec avec les années, avec ses meubles en bois, ses escaliers de bois. Elle avait pris d’un seul coup; une flamme de briquet, un peu de papier, un peu de petit bois. La galerie s’était mise à flamber immédiatement. Wououff, tout s’était embrasé !! Et maintenant les immenses et majestueuses flammes s’élevaient dans les airs, dans le ciel noir de la nuit, toujours plus haut, les étincelles jaillissaient plus haut que les étoiles, les tisons retombaient en d’harmonieuse courbes autour du brasier. Il lui semblait que ses flammes allaient jusqu’à rejoindre les flamboiements éternels des étoiles, allaient alimenter les astres au cœur de galaxies, tout là-haut aux confins de l’univers, et qu’alors elles s’unissaient, se mariaient en brûlant les unes et les autres de concert.
                Il avait longuement préparé cette nuit magique, fantasmagorique. Il avait bien planifié son grand-œuvre. Il avait longtemps désiré ces moments. Et ça y était ! Maintenant il pouvait les vivre tout son saoul. Il sentait une sorte de sourde folie monter en lui, le pénétrer, s’irradier intrusive en son esprit. Pour se préparer, il avait plusieurs fois fait l’aller-retour sur le rang Brookdale, d’un bout à l’autre, depuis le village jusqu’à l’embranchement de Pine Hill. Il avait pris le temps même d’explorer chacun des petits chemins qui en partaient, à l’affut, aux aguets, à la recherche des cibles idéales. Il avait judicieusement choisi six habitations, de chalets inoccupés en cette saison d’automne, et selon son plan élaboré point par point, il y avait mis le feu l’un après l’autre. Il lui avait été facile de repérer, pour chaque bâtiment, l’endroit parfait pour allumer son feu et provoquer l’incendie, pour la meilleure combustion, pour que tout brûle et se consume : un réservoir de pétrole à l’arrière, une boîte électrique, un tas de déchets, un amoncellement de vieilles planches. Il lui fallait faire vite, il voulait faire vite, et il avait fait vite, allant de l’un à l’autre sur sa moto. Il se désolait de ne pourvoir être sur place en six lieux à la fois. Il en rageait presque. Mais il le savait, c’était impossible.
                Il avait accompli sa tâche; les six habitations brûlaient formidablement en illuminant la nuit étoilée de mille feux. Et soudain, en partant, en s’en retournant dans sa retraite, il avait aperçu de son œil droit la vieille maison de ferme, un peu en retrait, qu’il avait éliminée parce qu’elle était occupée. Il avait vu quelque chose qui lui offrait toutes les tentations : la voiture du propriétaire n’était pas à sa place le long de la maison, le vieux monsieur Trudel était parti ! La voie était libre, toute grande ouverte.
Il n’avait pas résisté; il ne pouvait pas résister. Il n’avait plus de carburant, mais c’était un détail insignifiant dont il se moquait et qui ne faisait que l’exciter davantage. Fébrilement, il avait sorti son briquet, avait amassé quelques brindilles et, bénédiction des dieux ! avait trouvé un vieux papier mouchoir qu’il avait humecté d’un peu de l’essence de sa moto; c’était suffisant. Le feu avait pris sous la galerie, et, rapidement, s’était propagé à toute la veille maison en bois. Le feu était encore plus beau que les autres, encore plus grand, encore plus coloré, encore plus chaud, encore plus brillant dans la nuit. Il ne pouvait en détacher les yeux…
Il devait partir, même s’il ne le voulait pas. Il ne s’était que trop attardé. Au loin, il lui semblait entendre les premières clameurs, des cris, des exclamations, des appels, des klaxons. Les secours s’organisaient. Les pompiers du village et sans doute même ceux des villages voisins, allaient arriver, même s’ils ne pourraient faire grand-chose. D’ici qu’ils arrivent jusqu’ici, il serait loin. Peut-être reviendrait-il leur prêter main forte. Ouais, c’est ça. Il sortit de sa semi-cachette. Il était en nage. La chaleur était suffocante, juste à souhait. Pendant quelques instants, il craignit que les flammes de l’incendie s’accrochent aux grands pins qui entouraient la maison. Non, non, il ne faut pas que toute la forêt brûle! Les aiguilles des longues branches les plus proches avaient roussi.
Il enfourcha sa moto. Il n’avait laissé aucune trace. Il jeta un dernier long regard au brasier et d’un mouvement du pied déterminé sur le démarreur, il fit partir le moteur. Il effectua un demi-tour et, tous feux éteints, disparut dans la nuit.



2
               
                Cette région où se rejoignent et se confondent les Basses-Laurentides et la vallée de l’Outaouais est longtemps demeurée en dehors des routes commerciales et des circuits touristiques, et même aujourd’hui on la frôle, sans s’en apercevoir, au nord et à l’est en allant dans les centres de ski populaires des « Laurentides » et au sud et à l’ouest en fréquentant les nombreux sentiers de marche du Parc de la Gatineau. Il est vrai qu’à part la forêt, la région offre très peu de ressources.
Vers le milieu du 19e siècle, alors que les vastes et florissantes forêts de la vallée du Saint-Laurent s’épuisaient, les compagnies de coupe, appartenant bien sûr aux hommes d’affaires anglophones de Montréal et d’Ottawa, s’en étaient venues en flairer le potentiel économique. Ce potentiel ayant été jugé convenable, on avait exploité les forêts pendant quelques décennies. On avait coupé tout d’abord érables, bouleaux, merisiers, hêtres bouleaux jaunes, ormes, feuillus à haute densité, puis les autres espèces, noyers, peupliers, saules, tilleuls et trembles, à faible densité, enfin les résineux, cèdres, cyprès, épinettes, pins, sapins, pruches. Puis les compagnies forestières étaient reparties, bénéfices en poche, sans savoir rien apporter à l’économie locale. Il ne reste de cette époque que l’usine de fabrication d’allumettes à partir de copeaux de bois de Turso, et de nombreuses traces dans la toponymie.
                Les rivières étant de trop faible débit pour transporter, les billots jusqu’aux moulins, on avait surtout utilisé les charrettes (ou les traîneaux) à chevaux, puis les camions. C’est ainsi que s’était constitué tout un réseau tentaculaire de petites routes et de chemins sans issue, dont plusieurs étaient devenus impraticables avec les années. Toutes ces routes avaient des appellations anglaises : Riverside, Pine Hill, Brookdale. C’était des routes tracées à la hâte pour les charriots et/ou les camions, tout en zigzags, en détours et en crochets. On procédait ainsi : une petite équipe venait faire une évaluation du d’une colline ou d’une vallée et quand ça on valait la peine, un contremaître était nommé pour établir un chantier de coupe. Il engageait des bucherons, et il leur faisait défricher le chemin à la force du bras et de la hache. Ce nouveau chemin alors, le plus souvent, prenait le nom du chef de chantier : Thompson, Elliott, Barnaby, Nelson, O’Connor.
                Le chemin Brookdale était le chemin qui s’avançait le plus à l’intérieur des terres. Il serpentait sur plus de vingt-cinq milles (comme on comptait les distances à l’époque); il enjambait six fois la Petite rivière Rouge, par des ponts en bois, puis plus tard en béton. Les eaux en étaient vraiment rougeâtres à cause des particules de fer qu’elle contenait et qui rouillaient. Au printemps, elle descendait rapidement en cascades bruyantes; en été, son débit diminuait de moitié et les pêcheurs patients pouvaient prendre quelques truites paresseuses. Le chemin Brookdale épousait les collines, il contournait les rochers. Certaines sections, bordées de boisés épais, demeuraient dans l’ombre toute la journée. Les paysages des alentours étaient alternativement verts au printemps, jaunes en été, multicolores en automne et d’un blanc immaculé en hiver, probablement la belle saison. Il allait se terminer au croisement de Pine Hill. Là, en prenant à gauche, on redescendait aussi laborieusement qu’on était venu vers les autres villages de la vallée glacière, jusqu’au Lac-au-Sable. C’était un village plus grand que Noyan, surtout couru pour son magnifique lac entouré de forêts de feuillus et sa toute aussi belle plage de sable fin. Le lac sur toute sa partie est était peu profond. Il descendait très tranquillement et on avait encore pieds à plus de trois cents mètres de la plage. Un délice pour les enfants et les jeunes. Un lieu idéal (si on oubliait les mouches noires) pour les camps de vacances. Au milieu du siècle dernier, le pasteur et la communauté de l’église de Noyan y avaient construit pour cela quelques cabanes en rondins pour permettre aux enfants de la campagne et de la ville de se côtoyer dans un environnement sain et agréable. Mais, au milieu des années soixante-dix, il y avait eu un étrange accident et le camp avait été fermé.
                Si on continuait tout droit à l’embranchement de Pine Hill, on n’allait pas bien loin. Le chemin se terminait en cul-de-sac au bout d’un kilomètre à peine. À cause d’un terrain marécageux, la forêt changeait; sans grande valeur commerciale on n’y avait pas pratiqué de coupes.
                À droite, cependant, on redescendait vers le sud et avec bien des lacets et des courbes des montées et des descentes au milieu d’un décor sauvage et pittoresque, on rejoignait quelques hameaux et lieux-dits isolés. Puis, après la ligne de partage des eaux, on redescendait rapidement vers la vallée de l’impétueuse Rouge (la Grande Rouge comme on disait) qui allait se jeter presque quarante kilomètres plus au sud dans l’Outaouais aux abords du village de Pointe-aux-Chênes. Plusieurs centres de plein-air y avaient pignon sur rue, principalement pour offrir, particulièrement au printemps, aux amateurs de sensations fortes la descente de la rivière en rafting.
Le chemin Brookdale avait longtemps été une route de gravelle, toute juste large pour permettre à un camion de circuler. Pour que, au temps de la coupe de bois, deux véhicules puissent se croiser, on avait aménagé un élargissement à certains endroits.
Dans les années soixante, lors de l’importante rénovation de la route de Montebello à Noyan, un premier tronçon avait été asphalté, un demi-kilomètre jusqu’au premier pont sur la Petite Rouge. Quelques trente ans plus tard, une autre portion de trois kilomètres, jusqu’au deuxième pont qu’on avait entièrement reconstruit pour l’occasion, avait été asphaltée. Puis enfin un autre vingt ans plus tard, un peu avant l’an 2000, le Gouvernement – on ne savait pas trop lequel – avait décidé de tout faire jusqu’à l’embranchement de Pine Hill. Le chemin Brookdale était devenu beaucoup plus rapide et rectiligne, mais il avait perdu beaucoup de son charme et de ses mystères.
                À la fin de la période d’exploitation forestière, quelques ex-bucherons libérés avaient acheté à petit prix une terre pour devenir agriculteurs en épousant une fille du coin; mais c’était des terres de roches, improductives, à peine suffisamment fertiles pour faire du fourrage. Les familles vivaient en autarcie; elles arrivaient à ne pas mourir de faim en entretenant un jardin avec force fumier et autres déchets domestiques. La pêche et la chasse ajoutaient du gibier et du poisson à l’alimentation quotidienne. Les gens étaient soit pauvres soit très pauvres; et ils devaient travailler dur, très dur, de l’aube au crépuscule. Plusieurs familles avaient vivoté ainsi quelques temps, avant d’abandonner et partir en ville.
Le dernier, un certain Paul Blanc, était parti au milieu des labours. C’est son père, Herménégilde Blanc qui avait acheté, avec son petit pécule accumulé dans les coupes de bois, et défriché cette terre du chemin Brookdale. Il avait compté jusqu’à une dizaine de vaches, un cochon, des poules. En plus de la grande maison familiale, il y avait sur son terrain, une première grange pour les outils, les instruments oratoires, le bois; puis une étable, une porcherie, un autre grange pour le foin et enfin, de l’autre côté, un hangar pour ranger les véhicules, tous construits en bois. Lui et sa femme, Georgette avec eu neuf enfants; même chez les protestants, il y avait des familles nombreuses, à la seule différence que l’éducation étant davantage considérée, tous les enfants avaient au moins atteint la fin du primaire à l’école de Noyan.
Mais les enfants étaient tous partis les uns après les autres. Seul l’un des fils, Paul, avait voulu reprendre la ferme, avec l’une de ses sœurs Mariette, qui était veuve avec deux enfants; son homme Hubert, avait été tué par un cheval emballé. La ferme aurait pu être plus productive si elle avait été plus grande et si elle avait été dotée de machinerie plus moderne. Mais Paul pratiquait une agriculture selon modèle artisanal. Pour charger sa charrette de foin en vrac, charrette tirée par des chevaux, il se servait encore du chargeur de son père qui datait du 19e siècle. La traite des vaches se faisait bien sûr manuellement. Il n’avait pas senti le besoin d’acheter même une centrifugeuse pour séparer le lait de la crème; d’ailleurs, malgré l’électrification des derniers rangs à la fin des années 1940, il n’avait pas l’électricité sur sa ferme, ni l’eau courante. Il y a avait une pompe manuelle dans la maison pour le besoin du ménage et pour la ferme on allait chercher l’eau au puits. On s’éclairait avec des lampes à pétrole et les toilettes étaient des bécosses adossées à la grange. Le Gouvernement provincial avait implanté une réforme des méthodes agricoles dans les années 1960, qui interdisait aux agriculteurs, par exemple, par mesures d’hygiène, de vendre leur lait dans des bidons directement à la beurrerie du village; ils devaient s’équiper de trayeuses électriques modernes et entreposer le lait dans des contenants stérilisés et réfrigérés. L’agriculture industrielle était née. Mais Paul Blanc en était restait à la marge. Il s’était longuement penché sur l’achat d’un tracteur, mais à la fin il s’était dit que ça n’en valait pas la peine.
Il avait terminé de labourer son champs, un peu en arrière de sa maison. Il avait rentré son cheval fourbu, cette brave bête, avait rangé sa charrue; il avait fait la traite du soir. Et il était rentré dans sa maison. Au moment où il franchissait le seuil, il s’était fait, tout bêtement, un tour de rein. Ce n’était pas le premier. Paul avait toujours « dur à son corps ». Il avait eu deux doigts arrachés, des pieds écrasés par les sabots, des durillons aux mains. Mais ce dernier bobo, avait été de trop. Le lendemain, alors qu’elle préparait l’omelette et le café du matin, il avait annoncé à sa sœur qu’ils partaient. Ils avaient fait un ballot de leurs affaires; Paul avait attelé, tout mis dans la carriole, avait donné ses quatre vaches à George Groulx, un agriculteur du village et était partir seul mourir quelque part. Mariette était partie à Buckingham où vivaient déjà ses deux fils. Pendant plusieurs années, les gens qui passaient par le chemin Brookdale pouvaient voir, en levant la tête par-dessus le faîte des arbres, son champ labouré demeurer là, tout seul, comme une relique, affrontant toutes les intempéries, graduellement se faire envahir par les broussailleux; puis par les peupliers et les bouleaux.
                La terre de Paul Blanc, comme plusieurs de ces anciennes terres avaient été rachetées par des citadins qui s’étaient fait construire des chalets pour venir y passer l’été. Deux ou trois seulement y  avaient une maison habitable à l’année. Ils s’étaient fait raccorder aux poteaux du réseau électrique, et ils avaient installé des pompes qui leur fournissaient l’une des eaux les plus fraîches et les plus pures du pays. Ils se trouvaient en pleine nature, la tranquillité, dans le calme, la paix, le silence, le chant des oiseaux. Il y avait des lacs pour pêcher; et pour les amateurs de chasse des boisées en suffisance. La terre de Paul avait changé deux fois de mains, avant, dans les années 1980, être acquise par un certain Henri Trudel, un homme d’affaire de Gatineau.