lundi 23 novembre 2015

Les flammes de l’enfer

16

-Je ne comprends pas, monsieur Sansregret. Pourquoi avoir déplacé la borne ? Il aurait suffi à ce moment de négocier avec les neveux héritiers.
-C’était risqué ! Et imprévisible ! Vous connaissez pas le monde des affaires, vous ! Ils auraient pu vouloir le gros prix, et on avait déjà investi gros, on avait emprunté beaucoup. On ne pouvait pas se permettre de faire des extras. Et un procès pouvait prendre des années. D’ailleurs, j’ai eu raison, ils ne sont jamais venus demander rien. Par après, je me suis dit qu’il y avait aussi le risque que la municipalité de Noyan s’en mêle !... Une fois la borne déplacée, j’ai voulu serrer la main du gars, mais il a dit : « Engagez-moi sur votre parc ». Il disait qu’il pouvait tout faire, pis il était malin. « J’veux pas être payé… Juste recevoir de l’argent pour ma moto, mon essence, mes assurances, pis mes dépenses ». C’est comme ça que je l’ai engagé, pour 150 dollars par semaine payé sous la table. Une fois par semaine, je lui remettais une enveloppe, pis personne ne s’en ai jamais aperçu. Je croyais qu’il ne resterait qu’un été, mais il a voulu rester, et je ne pouvais plus me débarrasser de lui, et puis c’est vrai qu’il faisait un sacré bon travail.
-Est-ce que vos deux autres associés sont au courant de cet arrangement ?
-Oui, pas dans tous les détails, mais en gros, oui.
-Et vous n’aviez pas peur que ça fasse des problèmes avec les autres employés.
-La plupart sont des employés saisonniers, des étudiants que font ça comme travail d’été; il y a peu d’employés permanents, même dans l’administration.
-OK. Maintenant, monsieur Sansregret, parlez-moi de l’incendie.
-L’incendie dans lequel Ti-Gus est mort !?
Martin Sansregret voudrait bien voulu se lever à nouveau, mais alors que Roxanne lève le doigt, il se rassit aussitôt.
-On se calme.
-Je sais rien ! J’ai rien à faire là-dedans ! J’trouve ça vraiment plate ! Pour lui, pis pour moi ! Tout ce que j’sais, c’est que comme d’habitude, il est parti manger son lunch dans un chalet. Je n’étais pas là à le surveiller tout le temps quand même. Il n’aimait pas se mêler aux autres employés, et encore moins aux visiteurs; et comme il le faisait souvent, il s’est reposé quelques instants. Il y a dû avoir une défaillance dans le système de chauffage; c’est sûr. Ça peut arriver. Il a dû faire une fausse manœuvre et puis le gaz s’est échappé sans qu’il s’en aperçoive et ça a dû l’asphyxier, et il n’a pas pu se réveiller quand le feu a pris. C’est comme ça que ça a dû se passer; c’est la seule explication ! Moi, je sais rien de plus !
-Et vous n’avez rien vu ni rien entendu ? J’ai un peu de peine à croire ça !
-Non, j’étais occupé à régler un problème qu’il y avait avec des réservations; je n’ai pas fait attention.
-Est-ce que Gustave Abel avait reçu des visiteurs récemment ? Par exemple, des gens qui le cherchaient ou qui auraient demander à lui parler qui lui auraient téléphoné ?
-Non, pas à ce que je sache. Ti-Gus n’aimait pas trop la compagnie des autres; ça m’étonnerait que des gens aient cherché à leur voir. Pour le téléphone, il faudrait demander à Céline; c’est elle qui répond aux appels durant le jour.
-Revenons au chalet, si vous le voulez bien monsieur Sansregret; comment pouvez-vous être sûr qu’il ne faisait que prendre son lunch et faire une sieste ?
-Je ne vois pas ce que voulez dire !?
-Vous ne vous rendiez pas aux chalets pour voir ce qu’il faisait ?
-Au début, je suis allé une fois, mais j’avais bien d’autres choses à faire.
-L’avez-vous surpris en train de prendre de la drogue ?
-De la drogue ??
Martin Sansregret lève les bras en l’air en signe de protestation.
-Qu’est-ce que vous me chantez là ? Tous les employés sont avertis que s’ils sont pris en train de prendre la drogue ou de de l’alcool sur les terrains du parc, ils seront renvoyés immédiatement. C’est le règlement. Ils n’ont même pas le droit de fumer, sauf dans la cuisine réservée au personnel. On est très strict là-dessus !...
-Et à vous, il ne vous en a jamais proposé ?
-À moi !? Bien sûr que non !
Paul alors intervient : « Bon, monsieur Sansregret, vous êtes considéré comme suspect dans cette affaire. Je vais vous demander d’aller vous présenter immédiatement au poste de la SQ de Papineauville afin de remplir un formulaire de contrôle de la personne. Je vais avertir mon personnel et on va vous attendre là-bas d’ici une heure. Aussi, jusqu’à nouvel ordre, je vous demanderais de ne pas quitter le Québec et de rester disponible pour des investigations supplémentaires.
-Mais… mais je vous ai tout dit ! J’sais rien d’autre !
-Je n’en suis pas si sûr.

-Quel baratineur !
Paul et Roxanne se dirigeaient vers leurs véhicules.
-Bah, il en a raconté une bonne partie; sans doute l’essentiel.
-Oui, mais à sa façon. Son histoire au bout du lac de l’autre gugusse qui arrive à comme ça à brûle-pourpoint et qui lui déplace la borne d’arpentage juste au bon endroit, ça ne tient pas début. C’est trop arrangé avec le gars des vues. Il minimise son rôle. Pour moi, il devait plutôt être en train d’essayer d’arracher la borne par ses propres moyens, ça s’ajoute à tous ses autres traficotages, et Gustave a dû le surprendre, ou quelque chose comme ça. Alors pour ne pas qu’il le dénonce, il a dû lui offrir un emploi… payé au noir.
-Oui, surtout que ça concorderait avec le témoignage de la mère de Gustave : quand je suis allée la voir, elle a dit que son fils était revenu à la maison cette après-midi-là et lui avait annoncé qu’il s’était trouvé un emploi et qu’ensuite il était reparti avec ses outils.
-Oui, cette séquence a plus de sens… D’ailleurs il ne t’a pas contredite quand tu lui as demandé pourquoi avoir déplacé la borne. C’était bien formulé; bravo.
-Merci.
-C’est sûr qu’il n’a pas tout dit. Je me demande s’il n’y aurait pas eu par exemple, un autre épisode du même genre.
-À quoi penses-tu ?
-Je ne sais pas exactement, mais une chose est sûre c’est qu’à force de se promener continuellement, à parcourir toutes ces pistes au quotidien sur sa moto, Gustave a fini par connaître toute la région comme sa poche, le moindre recoin… et peut-être le moindre secret comme celui de la borne. Peut-être qu’il aurait vu quelque chose d’autre, qu’il aurait été témoin d’un événement qu’il n’aurait pas dû voir.
-Un événement qui concernerait le Parc Natura…
-Pas nécessairement. Peut-être que oui, mais, si je continue ton idée, que ça se serait passé récemment. Je ne sais pas mais il aurait pu voir un groupe d’hommes se consacrer à une sorte de trafic ou il aurait vu laboratoire secret, par exemple, de drogues justement; et, là mettons qu’on l’ait surpris et qu’il se soit enfui sans être rattrapé, mais « on » aurait découvert qu’il travaille au Parc Natura. T’imagine, quelle aubaine ! Ce n’est pas très compliqué par les « coupables » de s’inscrire comme clients et de l’éliminer en déguisant sa mort en accident.
-Dans ce cas, ce n’est pas Sansregret le coupable.
-Il a menti mais je ne crois pas qu’il soit impliqué directement dans la mort de Gustave. Tu crois vraiment qu’il a les capacités d’éliminer un « témoin » qui devenait gênant ?
-Non, moi non plus, je ne le crois pas directement coupable. Mais aurait-il commandé ou commandité l’incendie ? Il a posé plusieurs gestes répréhensibles et fait bien choses à la limite et même au-delà de la légalité, et ça vaudrait qu’on lui chauffe un peu les oreilles, mais je ne le crois pas mêlé ni à l’incendie, ni à la mort de Gustave. Ce n’est pas son genre. Il a peut-être vu quelque chose, mais je ne le crois pas coupable. Mais pour revenir à ton autre hypothèse, d’un ou des coupables venus de l’extérieur, il faudra éplucher la liste des clients des derniers jours.
-Oui; on aurait peut-être dû commencer par ça… On demandera accès aux fichiers de réservation.
Après un court moment, Paul ajoute : « N’empêche que j’aimerais bien aller fouiller dans les rapports comptables du Parc, je suis sûr que « cerfs riche en découverte » !
-Papa… Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?... Bon, viens manger, je crois que tu en as besoin. Moi, je meurs de faim et il est passé deux heures.
-Tu as apporté ton lunch ?
-Oui et puis j’en ai même pour toi : salade tomates, haricots, olives noires et cœurs de palmier. Et pour dessert, des tartelettes à la citrouille.
-Tu es… spéciale !
Paul cherche un meilleur mot pour complimenter celle qui est la prunelle de ses yeux, mais il n’en trouve pas. Alors il se contente de contempler son magnifique sourire, et dans ce magnifique après-midi de début d’automne où le vent fait doucement onduler la cime des grands conifères, il se sent soudain à mille lieues de tous les incendies, de tous meurtriers et de toutes les autres crapules de la terre.

-Allons tenir compagnie à Turgeon, histoire de s’assurer que tout va bien.

lundi 16 novembre 2015

Les flammes de l’enfer

15

Après sa conversation avec le maire Simon Abel, Paul avait rejoint sa fille qui l’attendait à Notre-Dame-de-la-Croix. Ils s’étaient donné rendez-vous en face de la nouvelle église à la sortie du village. L’ancienne église catholique avait brûlé il y avait une douzaine d’années et la paroisse n’avait bien sûr pas les fonds suffisants pour en construire une nouvelle. La communauté avait donc décidé de faire l’acquisition de l’ancien salon mortuaire alors vacant depuis que l’entrepreneur de pompes funèbres avait déménagé à Saint-Rémi dans un bâtiment beaucoup plus spacieux. L’ancien salon mortuaire avait été rénové et réaménagé et convenait bien aux besoin de la paroisse qui se réduisait maintenant à une vingtaine de personnes âgées. Le curé venait faire la messe une fois par mois. Les langues polissonnes n’avaient pas hésité pas à faire des liens entre l’usage premier du local et l’état de déclin de la communauté et sa mort prochaine. L’avenir allait d’ailleurs leur donner raison.
-Ce qu’il nous fait conclure, c’est que fort probablement c’était lui, Gustave Abel, ou Ti-Gus comme on l’appelle, qui avait mis le feu aux sept maisons. Pourquoi ? On ne le saura sans doute jamais. Malgré ce que dit son cousin, il devait être pyromane sur les bords. Ce qu’on sait par contre, c’est que l’enquête a été salement bâclée ! Si j’avais été là, ça aurait été différent. Je me souviens que le bureau régional de la SQ avait envoyé un enquêteur de Gatineau pour me remplacer. Sans doute qu’il ne voulait pas trop se compliquer la vie pendant ces six mois-là alors il n’est pas allé bien loin. Et moi quand je suis revenu, je n’ai pas pris le soin que j’aurais dû à lire son rapport.
-Toi et la paperasse…
-Je sais; si j’avais fait plus attention, je me serais sans doute aperçu de quelque d’incomplet. Mais bon, ce qui est fait est fait.
-Est-ce qu’on va rouvrir l’enquête ?
-C’est une bonne question… C’est fort possible; on verra ce qui va sortir de l’enquête sur la mort de Gustave Abel, et ensuite, oui, on pourra clore l’affaire. Et puis il y a le rôle de cet ancien pasteur, Doyon qu’il s’appelle; il faut aller le voir. C’était son deuxième père.
-Oui, il sait certainement quelque chose, peut-être Gustave s’est confié à lui, ou à sa femme…
-Il est maintenant à la retraite mais ça ne devrait pas être difficile de le retrouver.
-Alors maintenant, sus à Sansregret !
-Oui, tu vas me le te savonner sans peur et sans regret !
-Papa !!
-Excuse-moi, mais celle-là je voulais la faire depuis un bon bout de temps.
-En tout cas, c’est sûr qu’il détient une ou des clés de cette affaire.
-Oui… Quels étaient ses liens exacts avec le Gustave ? Est-ce qu’il le faisait chanter ?... Ça me semble dur à croire que ces deux-là aient eu une relation homosexuelle ?? et que Gustave en obtenait des faveurs ?
-Depuis quand se connaissaient-ils ? Comment ils se sont rencontrés ? Qui d’autre était au courant de leurs arrangements ? Et surtout, qu’est-ce qu’il sait exactement à propos de cet « accident » ? C’est ça qu’il faut savoir.
-Oui… Et s’il ne collabore pas, j’irai chercher un mandat d’arrestation, c’est sûr... Bon, allons-y. Passe en premier, je te suis.

Juste avant le dernier tournant, Paul voit l’annonce : « Le Parc Natura, “cerfs” riche en découvertes ». Oui, aujourd’hui, ça se pourrait bien qu’on fasse pas mal de découvertes. Les deux voitures franchissent le cordon de sécurité l’une derrière l’autre. Le stationnement est vide; le Parc a l’air désert. Tout est silencieux : la clientèle est absente et seul le personnel essentiel est sur place. On n’entend même pas les oiseaux comme s’ils avaient compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. Pendant que Roxanne descend et se dirige vers l’accueil, Paul reste un peu en retrait. Aussitôt, Martin Sansregret sort du bâtiment de l’administration et accourt vers elle souriant comme un jouvenceau.
-J’vous gage que vous venez me dire que vous avez terminé votre enquête ! Est-ce que je vais pouvoir rouvrir le Parc ?
-On avance bien, monsieur Sansregret, mais on n’a pas encore tout à fait terminé.
-Ah non !? Comment ça ?
-Je vais avoir besoin de vous; vous allez nous aider.
-Moi ?? Mais je n’vois pas ce que je pourrais faire !?
-J’ai besoin de me faire confirmer quelques petits détails pour mettre fin à l’enquête; auriez-vous un endroit tranquille où on peut discuter sans être dérangés ?
-On peut aller dans mon bureau; c’est le meilleur endroit pour jaser.
-Je suppose que l’inspecteur Quesnel, que vous connaissez déjà, peut venir avec nous. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, n’est-ce pas ?
-Non, non… Non, non… Pas d’problème.
-Très bien. Alors allons-y.
Le bureau de Martin Sansregret n’est pas très grand, mais il est avantageusement mis en valeur semble grâce aux immenses baies vitrées qui donne sur une partie de la forêt qui lui donne un air plus spacieux. Sur le mur sont accrochés quelques « trophées » de chasse : des têtes empaillées d’un renard, d’un coyote et d’un cerfs de Virginie. Il y a aussi en face quelques étagères de livres et de revues, et, en-dessous, un petit bar avec quelques bouteilles d’alcool : whisky, porto, Grand Marnier… L’ameublement est bien choisi. Le dessus du bureau est vide de tout papier; s’y trouvent seulement un ordinateur, une tablette et un téléphone. Martin Sansregret s’assoit en terrain conquis sur son fauteuil de cuir et regarde en souriant Roxanne qui s’installe à son tour en face de lui. Elle a attaché ses cheveux en queue de cheval, ce qui la rajeunit. Paul remarque d’un mauvais œil que le propriétaire du lieu ne reste pas insensible à léger maquillage, son allure sportive, son uniforme impeccable... Mais Roxanne ne laisse pas le temps à Martin Sansregret de trop la lorgner, car sitôt assise dans son fauteuil, elle le tance.
-Monsieur Sansregret, il y a vraiment une grosse question que me chicote : quels étaient vos liens avec Gustave Abel ?
Le propriétaire du Parc Natura, piqué au vif, bondit comme un clown qui sortirait subitement de sa boite. Paul se fait la remarque qu’il prend la même teinte cramoisie.
-Mes liens, mes liens ?? Mais c’était mon employé, qu’est-ce que je peux vous dire de plus ?! 
- Assoyez-vous, monsieur Sansregret. Je n’irai pas par quatre chemins, il y a plusieurs détails et des détails intrigants auxquels je ne trouve pas d’explication. Par exemple, pourquoi Gustave Abel n’était pas sur la liste de paye du Parc Natura comme les autres employés ?
-Qui vous a dit ça ?
-Répondez à ma question, s’il-vous-plaît.
-Parce que c’est ça qu’il voulait ! Il ne voulait pas le déclarer; sa mère était sur le bien-être et à deux ils recevaient pas mal. Il voulait pas que ça impacte sur son bien-être.
-Et c’est lui qui vous l’aurait demandé ?
-Oui, c’est lui. J’vous l’jure.
-Pas besoin de jurer monsieur Sansregret, je veux juste la vérité. Mais vous savez quoi, je vous crois plus malin que ça; vous saviez que c’est illégal. Qu’est-ce que vous auriez fait si tous vous employés auraient formulé la même demande ? On ne gère pas un parc de deivertissement comme le vôtre n’importe comment. Vous preniez un risque en faisant ça, et vous l’auriez fait juste pour satisfaire un pauvre gars qui ne voulait pas voir son bien-être coupé ?
-Oui, oui, c’est ça.
-Pourquoi dans ce cas, ici au Parc même, il avait droit à un traitement de faveur ?
-Quel traitement de faveur ?
-Pourquoi n’avait-il pas d’horaire fixe ? Pourquoi pouvait-il entrer et partir aux heures qu’il voulait ? Pourquoi pouvait-il faire la sieste dans un chalet sur l’heure du midi ? Dans un chalet destiné à la clientèle par-dessus le marché ?
-Qui vous a dit ça ?
-Ça n’a pas d’importance, répondez aux questions.
-Il était l’homme à tout faire, il commençait tôt…
Roxanne l’interrompt.
-Monsieur Sansregret, je ne veux plus de vos boniments. Si vous voulez vraiment que votre Parc ait la moindre chance, je souligne deux fois la moindre chance, de rouvrir un jour, vous devez arrêter de me raconter des histoires et commencer à dire la vérité. Il y a eu mort d’homme et votre attitude est très suspecte. Et j’avoue que là, je suis en train d’atteindre mes limites.
-Je n’ai rien fait de mal; je n’ai rien à faire avec le feu.
-Répondez à mes questions. Quels étaient vos liens avec Gustave Abel ? Qui était-il pour vous ? Comment l’avez-vous rencontré ?
-Au tout début, quand on faisait l’exploration pour construire ce parc, on croyait bien avoir trouvé l’endroit idéal ici à Notre-Dame-de-la-Croix : un territoire assez vaste inutilisé avec différentes sortes de terrains, une rivière, un lac. C’était parfait, et on avait commencé à faire les démarches pour l’acquérir. Mais le lac causait une certaine difficulté, car la pointe nord-est touchait à un terrain qui se situait dans la municipalité de Noyan, et qui plus est si ce voisin avait un droit acquis d’utilisation du lac et qu’il était un tant soit peu malcommode, il aurait pu utiliser sa close de premier utilisateur et interdire toute navigation, de même que la pêche sur le lac. Une grande partie de notre plan de développement tombait à l’eau. Je m’étais rendu au bout du lac et j’en étais là dans mes réflexions, quand j’ai entendu un moteur de moto. J’ai vu arriver cet espèce d’agrès sur sa moto comme une sorte de cow-boy masqué. Il s’est arrêté; il a enlevé son casque, pis il a dit : « C’est le lac Farmer », juste comme ça. Moi, je n’disais rien. Il avait l’air de bien connaître la place. « Pis ça, c’est la terre à Dagenais. » Là, j’ai dit : « Pardon ? », et il m’a raconté que le vieux Dagenais était mort depuis plusieurs années et que ses descendants, des neveux qui habitaient en ville, ne s’occupaient pas de son ancienne ferme maintenant abandonnée, et encore moins du terrain. « Venez, il m’a dit, j’vais vous monter quelque chose. » Il m’a fait marcher dans les aulnages pendant quelques minutes; et entre quelques broussailles qu’il a écartées il m’a montré un pieu en métal enfoncé dans le sol avec la tête peinte en rouge : c’était la borne d’arpentage. Il suffisait de la déplacer d’une vingtaine de pieds et le tour était joué; nous devenions propriétaires de tout le lac. Et c’est ce qu’il a fait. Il m’a dit d’attendre et il est allé chercher ses outils; ça a pris une demi-heure à peu près, moi je l’ai attendu sur place. Ensuite il a déterré le pieu et l’a replanté un peu plus loin juste au-delà des limites du lac. J’ai pensé vite; je me suis dit que même si les héritiers Dagenais nous faisaient un procès, ça prendrait des années avant qu’on puisse déterminer le véritable arpentage et qu’alors on aurait eu le temps de terminer l’aménagement. Et une fois l’aménagement terminé, ce serait dur de revenir en arrière; je me disais qu’on aurait à offrir un dédommagement aux héritiers sans plus.


lundi 9 novembre 2015


Les flammes de l’enfer

14

-Alors qu’est-ce que vous voulez savoir sur mon cousin Ti-Gus ?
-C’est votre cousin ?
-En fait, j’ai presque quinze ans de différence avec Ti-Gus, alors je ne les connais pas trop trop, mais c’est vrai, il était mon cousin au deuxième degré. Nos deux pères sont cousins; Benny, il s’appelait Benoît, mais tout le monde l’appelait Benny, le père de Ti-Gus, est mon oncle. Ce sont leurs deux pères qui étaient frères, mais le père de Benny est mort quand il était jeune dans un accident de la route, pis il a mal tourné. Ti-Gus n’a vraiment pas eu de chance. Son père, Benny, le cousin de mon père, c’était comme le mouton noir de la famille. Il avait arrêté l’école comme bien d’autres jeunes, pis il était parti travailler dans la coupe de bois. Comme il était bien bâti, il a vite fait beaucoup d’argent, mais il le dépensait tout de suite. Benny était bien travaillant, mais l’argent lui brûlait les doigts; il dépensait tout ce qu’il faisait à faire la fête, au bar, l’alcool et la drogue. Il allait faire la fête à Montebello, à Papineauville, à Grenville. C’est sans doute là qu’il a rencontré Cinthia, la mère de Ti-Gus. Il avait dû fanfaronner et elle avait dû être impressionnée. Elle venait de L’Orignal, pis travaillait comme waitress à Grenville. Toujours est-il qu’ils sont tombés en amour, pis qu’elle est venue vivre à Noyan. Benny avait une maison que son père lui avait donnée dans la rue Desjardins, qui longe magasin général et qui remonte ensuite par en arrière jusqu’au lac Raquette. Quand elle est tombée enceinte, ils se sont mariés mais ça n’a pas marché. Ils étaient tellement différents les deux; on dit que les contraires s’attirent, mais eux… disons qu’ils ne sont pas attirés longtemps. Même pas un an après la naissance de Ti-Gus, il s’est sauvé; il n’en pouvait plus. Déjà que leur couple allait comme-ci comme-ça, quand Ti-Gus est né, Benny a trouvé ça dur… Vous comprenez qu’avec une femme et un enfant il ne pouvait plus sortir autant, pis il devait avoir des revenus plus stables. Il pouvait plus jeter son argent pas les fenêtres; alors il s’est écœuré. Il a tout sacré là, pis il est parti en Alberta. J’étais jeune à l’époque j’avais quinze ou seize ans. Pour moi, c’était des histoires d’adultes. J’comprenais pas exactement ce qui se passait, pis disons que ça ne m’intéressait pas trop. Benny est parti dans l’ouest travailler en Alberta pour une compagnie d’extraction de pétrole. Il faisait de la grosse argent. Deux fois par année, pendant dix ans environ, il envoyait un mandat-poste à sa femme, à Bessie. Il pouvait pas faire de chèque, car il ne savait pas bien écrire. Moi j’ai commencé à vraiment remarquer à Ti-Gus quand il s’est acheté sa première moto. Il faisait des tours partout; il était vissé à sa moto, tout le temps, tout le temps; il allait partout. On l’entendait à toute heure du jour et de la nuit. Des fois, c’était trop. Alors il s’en allait faire des longs tours dans la région. Il montait à La Minerve, au Lac Simon, à Vendée, jusqu’à Mont-Laurier. Le seul qui pouvait le faire arrêter, qui pouvait le raisonner, c’était l’ancien pasteur, pas Sébastien Saint-Cyr, mais le pasteur Doyon. Je me souviens qu’à cette époque le pasteur Doyon pis sa femme l’avaient pris sous leur aile; ils n’avaient pas d’enfants, et ils s’en sont occupé comme leur fils. Sa femme lui faisait l’école, pis lui il le protégeait des moqueries des autres enfants. Lui, le pasteur Doyon, était très proche de sa mère, qui était toujours en dépression. Il a réussi à l’assagir, c’était pratiquement le seul qui pouvait le raisonner. Puis surtout, le pasteur lui avait appris à s’occuper, au début dans son jardin, il lui faisait tondre le gazon. Et puis comme il a vu qu’il était adroit de ses doigts, il lui faisait faire des petites réparations au presbytère, au cimetière. Pis ensuite, ils ont déménagé à Notre-Dame-de-la-Croix; je les ai un peu perdus de vue. Il venait des fois en moto dire bonjour au pasteur Doyon. Moi, j’ai commencé à m’impliquer dans la politique. Quand j’ai appris qu’il avait trouvé cet emploi d’homme à tout faire au Parc Natura, ça ne m’a pas étonné. Quand il veut Ti-Gus, il est capable. Même s’il est parti depuis quelques années, tout le monde est triste au village de ce qui lui est arrivé. C’est vraiment affreux mourir comme ça dans un feu. C’est sûr que je vais aller aux funérailles samedi.
-J’ai lu dans nos dossiers que Ti-Gus, comme tout le monde semble l’appeler, s’était fait interrogé par la police à cause d’un incendie.
-Je ne savais pas.
-Qu’est-ce qui s’est passé cette nuit-là ?
-C’est bien mystérieux… C’était il y a huit ans. Ce que je sais, c’est qu’il y a sept maisons de campagne, des chalets, qui ont brûlé sur le chemin Brookdale.
-Sept incendies dans la même nuit, ça ne pouvait pas être une coïncidence.
-Non, c’est sûr. La police n’a jamais trouvé le ou les coupables.
-Hmm… Ça a dû jaser au village.
-C’est sûr que tout le monde en a parlé ! Imaginez ! Sept maisons d’un coup ! C’était mon père qui était maire à l’époque et il a dû faire pas mal de « résolution de crise ». Tout le village était en ébullition ! On a bien essayé, mais on n’a jamais trouvé les coupables. Certains pensent que c’était des bums de Saint-Émile ou de Brébeuf. C’est des places bien plus dures qu’ici.
-Mais Ti-Gus a été soupçonné…
-En fait, le bruit a couru qu’on avait entendu sa moto cette nuit-là, comme s’il revenait de Saint-Émile justement.
-Mais Saint-Émile, ce n’est pas dans la même direction que le chemin Brookdale.
-J’sais ben; cette accusation ne tenait pas debout… Il n’a pas été inculpé parce qu’il était chez lui tout ce temps-là.
-Pensez-vous qu’il a pu avoir quelque chose à voir avec ça ?
-Je ne me suis jamais posé la question.
-Alors je vous la pose.
-J’sais pas.
-Vous savez, tout ce que pourrez me dire pourra m’aider à trouver le ou les coupables de sa mort.
-…
-Vous comprenez ?
-Oui, j’comprends.
-Pourquoi Ti-Gus a été interrogé par la police ?
-Ti-Gus était fasciné par les moteurs; tout ce qui pétait, qui pétaradait; tout ce qui faisait des étincelles, des flammèches, ça le fascinait; c’était sa passion. Les brûleurs, les torches à souder, tout ça. C’est lui qui s’occupait des feux d’artifice à la Saint-Jean, il était vraiment bon. On pouvait avait des raisons de le soupçonner. Il y a bien des gens qui étaient prêts à croire que c’était lui, pis qui ont été pas mal agressifs.
-Est-ce que c’était un pyromane ?
-Non, non; bien sûr que non !…
-Monsieur Abel, est-ce que c’est lui qui a mis le feu aux sept maisons ?
-C’est possible… mais honnêtement, je ne le crois pas.

-Une histoire de feux, madame Cournoyer ? Parlez-moi s’en donc…
-…
-Vous ne voulez pas en parler ?
-J’peux pas en parler !
-Vous ne pouvez pas en parler ? Pourquoi donc ?
-J’ai pas le droit, c’est comme ça !
-C’est après ça que vous avez déménagé de Noyan pis que vous êtes allés vivre à Notre-Dame-de-la-Croix ?
-Oui, c’est ça.
-Ça vous faisait de la peine de partir de Noyan.
-C’était toutes des malfrats.
-Comment ça c’est passer votre déménagement ? Avez-vous eu de l’aide ?
-C’est le pasteur Doyon qui nous a aidé. C’est lui qui nous a dit que c’était mieux qu’on déménage. Il nous a trouvé une maison, celle-là; il nous a aidés à vendre la maison à Noyan, pis on a déménagé. On n’avait pas grand-chose, juste notre linge, pis deux lits, pis deux bureaux; pis la moto de Ti-Gus. Quand il est parti, il a fait tout le tout le tour du village avec le plus de bruit possible, pis il a embrayé et le v’là parti pour Notre-Dame.
-Qu’est-ce que vous avez fait alors ?
-Rien !
-Rien ?
-Non, rien; moi j’peux pas travailler pis, lui il faisait des tours en moto. On recevait du bien-être.
-L’avez-vous dit à son père ?
-Ça servait à rien. Il avait arrêté d’envoyer de l’argent, depuis une couple d’années. J’voulais plus rien savoir de lui. Il nous a abandonnés quand Ti-Gus avait pas un an, pis je l’ai jamais revu. Pis j’pense que c’est mieux comme ça.
-Vous avez dit que c’est le pasteur Doyon qui vous avez proposé de déménager à Notre-Dame-de-la-Croix. Pourquoi ?
-Ben… il trouvait que c’était mieux qu’on parte de Noyan. C’est toute des malfrats. Après cette histoire de feux, il y a ben du monde qui ont commencé à accuser Ti-Gus, même s’il n’avait rien à faire là-d’dans. On m’a même insultée ! J’pouvais pus sortir de chez nous. Moi, je s’rais bien retourné à L’Orignal, mais le pasteur Doyon, voulait garder un œil sur Ti-Gus. Alors, il nous a trouvé cette maison-là.
-Comment est-ce que Ti-Gus s’est trouvé ce travail au Parc Natura ?
-J’sais pas; il est revenu un jour d’un tour de moto, pis il m’a dit qu’il allait faire des travaux au Parc Natura; il a pris ses outils, pis le v’là reparti. Il était bon de ces mains. Il pouvait faire n’importe quoi. Tous les jours, l’été, il travaillait là, même des fois les fins de semaine. Il faisait d’l’argent; ça m’aidait à payer le ménage. Pis en plus…
-Pis en plus c’était pas déclaré, c’est ça ?
-Ben là, j’sais pas si j’dois vous dire ça…. Vous êtes d’la police.
-Je ne fais pas partie des inspecteurs du bien-être social; ce n’est pas mon domaine… Madame Cournoyer, je vous ai posé la même question l’autre fois, et c’est très important. Est-ce que votre fils avait des ennemis ? Est-ce que quelqu’un avait des raisons de lui en vouloir ?
-La réponse est la même : non; il allait travailler, pis c’est toute. Je l’ai jamais vu avec d’autres personnes. Il s’est jamais mis dans le trouble.
-Est-ce qu’il pouvait vous cacher quelque chose, comme faire du trafic, pis que vous ne le saviez pas ?
-J’vous dit que Ti-Gus s’était pas mis dans l’trouble. Comprenez-vous ?

-Je vous comprends madame Cournoyer et je vous crois.

lundi 2 novembre 2015

Les flammes de l’enfer

13

-Et quelles sont ces deux autres personnes qui méritent aussi qu’on leur fasse une petite visite?
-C’est sûr qu’il faut aller questionner et peut-être même sermonner un peu ce monsieur Sansregret; et il sera peut-être utile d’avoir la version des deux autres actionnaires du parc... L’autre c’est Simon Abel, le maire de Noyan. Ce Gustave Abel est né à Noyan, il pourra certainement fournir des informations importantes sur le personnage. Il a assez bien collaboré durant notre enquête là-bas en début d’été.
-Je veux aller avec toi voir Sansregret.
-D’accord… Mais là, je pense qu’on en a assez pour aujourd’hui. La journée a été somme toute fructueuse. Merci Olivier, je te libère.
-De rien, patron. À demain.
Une fois seuls, Roxanne se tourne vers son père :
-Tu n’as pas l’air pressé de partir ?
-Non… En fait, j’ai ce foutu rapport sur le stage d’Oliver à terminer; il faut que j’envoie ça à Nicolet avant la semaine prochaine.
-Pourtant, il vient de donner bien du matériel des choses à raconter dans ton rapport.
-Oui, c’est bien ça le problème; c’est plus simple quand ce n’est pas compliqué : on écrit que tout s’est bien passé et c’est tout. Mais là, avec ce qu’il a fait ces derniers jours, il va falloir que je fasse un vrai rapport étoffé et tout.
-Depuis tout ce temps, tu ne t’es jamais habitué à la paperasserie !
-Ça a l’air que non. Allez, va-t-en toi aussi. On se revoit demain.
-D’accord, je file.
Roxanne fait la bise à son père et s’échappe. Paul reste quelques instants à regarder la porte.
-Sacrée petite bonne femme ! C’est elle qui pourrait faire des rapports sur moi. Elle me mettra à la retraite d’ici peu que ça ne m’étonnerait même pas…

Le lendemain, Paul et sa fille se retrouvent dans le stationnement du poste de la SQ de Papineauville.
-Je ne suis pas retourné à Noyan depuis cette histoire de crime du dimanche des Rameaux; ça va faire un peu drôle... Quand je pense que finalement c’était un stupide accident qui mal tourné et qui aurait pu être évité, et dans lequel ce pauvre pasteur est mort.
-Oui, une bête histoire de malentendu, de rivalité, d’envie, de jalousie morbide et de suffisance stupide. Ça a mis la communauté tout à l’envers.
-Ça semble s’être calmé... Je me demande si la communauté a reçu son nouveau pasteur.
-Ça m’étonnerait, ce genre de choses prennent du temps il me semble.
-Surtout que les volontaires ne doivent pas se bousculer au portillon, dans une paroisse où le pasteur s’est fait trucider. Bon, allons-y. Je te retrouve à Notre-Dame-de-la-Croix quand j’ai fini pour aller faire notre visite à Sansregret.
-Oui, ça me va.

Paul s’engouffre dans sa voiture et roule vers Noyan. L’automne s’en vient; il me semble que chaque jour les arbres prennent toujours plus de couleurs, et avec les nuits qui sont quand même fraîches, ça va changer vite.
Paul doit ralentir quand il aperçoit les feux clignotants : c’est un véhicule d’urgence qui suit une énorme remorque transportant une rétroclaveuse et qui prévient les automobilistes du déplacement de ce lourd convoi.
 -Qu’est-ce que c’est qu’ça ? lance-t-il par la fenêtre.
-C’est de la machinerie qui doit venir de Gatineau, répond l’autre chauffeur, et qui se rend au chantier de la route de Lac-des-Sables. On est en train d’y refaire la route.
-Mais elle n’a pas déjà été refaite cette route ? On évite complétement le village maintenant !
-Oui, mais ça, ça date de plus de trente ans. Vous pensez pas, ricane l’homme, qu’à cet âge-là on ait besoin de lui refaire une beauté ?
-Ouais, sans doute…
À l’entrée de Noyan, Paul ralentit par pure habitude : rouler lentement dans une agglomération permet de mieux se faire voir et de mieux observer les alentours. Il s’arrête devant les bureaux de la municipalité. Paul sort de sa voiture et pénètre dans le bâtiment.
Une jeune fille très et même trop maquillée est assise au bureau de la réception. Sans doute la remplaçante de… comment s’appelait-elle encore ? Ah oui, Nancy Fournier, l’ancienne secrétaire de la municipalité, une femme de grande qualité. Après l’enquête, écœurée, elle a tout quitté; elle a vendu sa maison et a quitté le village. On n’est pas près de la revoir. Je me demande où elle est rendue ? Peut-être que Roxanne le sait; il y avait eu une spontanément une certaine complicité entre les deux, peut-être même un peu trop…
-Vous êtes sans doute l’inspecteur Quesnel ?
-Oui, j’ai rendez-vous avec le maire Abel.
-Oui, il vous attend. Je vais vous montrer. C’est cette porte-là à gauche.
-Bonjour inspecteur !
-Bonjour monsieur Abel. Si je viens vous voir aujourd’hui…
-Je crois savoir, c’est au sujet de mon neveu Gustave.
-Oui, c’est ça, bien deviné, mais je ne savais pas que c’était votre neveu.
-Oh, je n’ai pas deviné… Mais entrez donc dans mon bureau. Voulez-vous une tasse de café ?
-Non merci, ça va; j’essaye d’en boire moins.

Roxanne arrête la voiture devant la petite maison bien peinte de madame Cournoyer. Comme il fait jour, elle voit les boites et les meubles qui traînent dans la cour dans le même désordre que lorsqu’elle est venue avant-hier annoncée à cette pauvre femme la mort de son fils. Le grand garage est fermé, la moto rentrée. Elle cogne.
-Madame Cournoyer ?...
Pas de réponse, mais Roxanne entend un léger mouvement à l’intérieur.
-Madame Cournoyer ? Je suis l’officier de police Roxanne Quesnel… de la Sureté du Québec. C’est moi qui suis venue vous voir il y a deux jours. Je suis venue aujourd’hui parce que je dois vous parler sur la mort de votre fils Gustave.
-J’ai rien à dire.
-J’ai quelques questions à vous poser.
-Je sais pas ce que vous voulez
La porte reste fermée. Roxanne doit se pencher légèrement pour parler à son interlocutrice à travers la porte.
-Madame Cournoyer, il se peut que l’incendie dans lequel votre fils a perdu la vie ne soit pas accidentel.
-…
-Madame Cournoyer ?
-Qu’est-ce que ça change ? Ça change rien pour moi.
-Madame Cournoyer, j’ai des questions à vous poser et c’est important. Ne m’obligez pas à demander un mandat et à vous forcer à vernir au poste pour répondre à nos questions. Si tout va bien, je ne viendrais plus vous embêter... Ça va prendre juste quelques minutes.
-J’veux pas.
-Madame Cournoyer, moi non plus ça ne me tente pas, mais je suis obligée. Si vous ne voulez pas que je rentre chez vous, sortez deux chaises et on va s’assoir sur la galerie.
Au bout de quelques instants, elle entend le bruit de meubles qu’on déplace. La porte s’ouvre et une femme toute ébouriffée en jaquette en pantoufles, sort trainant une chaise.
-OK, madame Cournoyer, on va s’assoir sur la galerie.
En prenant la chaise, Roxanne jette un regard vers le petit intérieur plus ou moins entretenu, une table, un vieux fauteuil, un téléviseur allumé. La femme attrape une autre chaise et vient s’installer à côté de Roxanne.
-Parlez-moi de votre fils madame Cournoyer.
-Qu’est-ce vous voulez savoir sur Ti-Gus ? J’vous ai tout dit la dernière fois.
-C’était un bon garçon je suppose ?
-C’était un garçon ni bon ni moins bon que les autres.
-Est-ce que vous avez toujours habité à Notre-Dame
Pas de réponse.
-Je sais que Gustave est né à Noyan… Je suppose qu’ils n’ont pas été fins avec vous à Noyan?
-C’était des malfrats ! Toutes ! C’était toutes de malfrats. Y’en avait juste un de bon, c’était le pasteur Doyon.
-Pourquoi vous dites ça ?
-Parce que c’est comme ça…
-Il était fin avec vous pis Ti-Gus c’est ça ?
-Oui, c’est ça.
-Il s’est occupé de Ti-Gus quand son père est parti ?
-Non, après... Au début, y’était bébé; ma belle-mère venait m’aider. Mais après ça, quand elle est morte, il avait six ans, le pasteur Doyon et sa femme ont bien pris soin de lui.
On y arrive.
-Il pouvait pas aller à l’école parce qu’il était pas capable de suivre. Alors sa femme lui a appris à lire et à compter; elle lui donnait des biscuits faits maison pis il m’en rapportait. Pis le pasteur Doyon lui a montré comment réparer les choses, avec le marteau, les tournevis; Ti-Gus est devenu très bon. Pis il lui a fait faire son catéchisme; Ti-Gus a fait sa confirmation avec les autres… Le pasteur Doyon savait le contrôler. Pis il y a cette histoire de feux.

-Une histoire de feux, madame Cournoyer ? Parlez-moi s’en donc…