samedi 12 décembre 2015


Les flammes de l’enfer

20

-Monsieur Doyon, pourquoi avez-vous retenu ces informations ? Pourquoi ne leur avez-vous rien dit ?
-À qui ?
-Aux policiers ?
-Mais personne n’est jamais venu nous interroger ni l’un ni l’autre. La police est venue au village, mais personne n’est venu nous poser des questions !
-Personne n’est venu vous interroger ? Alors que vous étiez comme son deuxième père et sa deuxième mère ?
-Non. Heureusement d’ailleurs. Je ne sais pas ce que j’aurai pu garder, dire ou taire.
Roxanne souligne : « Conserver des informations, ça s’appelle entrave à la justice. »
-Vous pourriez être accusé.
-…
-Et il y a eu mort d’homme !
-Ce que nous ne savez pas, c’est qu’Henri Trudel n’était pas un homme, c’était un tyran. Il terrorisait ses employés et leurs familles. À l’époque il était le directeur de l’usine de copeaux de bois à Turso et c’était terrible : des lock-out sauvages à répétition, des conflits de travail continuels, très durs; il venait venir des scabs au mépris de la loi; il ne faisait aucune concessions, le syndicat essayait juste de sauver les emplois, conserver les acquis et lui il leur faisait vivre un véritable enfer. Les conditions de vie de la population étaient extrêmement difficiles, il y a avait des divorces, des enfants perturbés. La communauté était traumatisée, divisée, au bord de l’éclatement, la violence était partout, la violence conjugale, des bagarres éclataient, vous ne pouvez pas vous imaginer; il y avait même eu deux suicides.
-L’aviez-vous rencontré ?
-Je l’avais souvent confronté quand il venait à Noyan, mais il ne voulait rien savoir; c’était un homme d’affaires impitoyable, redoutable, un requin, un rapace. Il ne respectait rien, sauf le profit. Il avait acheté sa maison sur le chemin Brookdale de quelqu’un qu’il avait lui-même ruiné, qui avait perdu son emploi à son usine et dont les biens avaient été liquidés. Il avait rénové l’ancienne maison, il avait fait creuser un puits, planter des arbres, pour lui c’était un investissement. Il venait passer ses fins de semaine l’été, rarement l’hiver. C’était l’endroit parfait pour faire la fête, des gros partys, c’était isolé; on mettait des tentes, il y avait des musiciens; il était loin de Turso, mais quand même on savait qui c’était; c’était son petit domaine. Trudel, ce n’était pas un homme, c’était un parasite social. Tout le monde le connaissait de réputation dans la région.
-Ti-Gus devait le savoir ?
-Oui, c’est sûr, mais cette nuit-là il n’était pas dans son état normal. Il avait perdu contact avec la réalité.
-Connaissez-vous ces fils ?
-Les fils Trudel ? Non, pas vraiment; seulement par les journaux.
-Vous ne les avez jamais vus ?
-Si, une fois. Ils sont venus à Noyan dans leurs grosses voitures quelques mois plus tard, et ils ont posé des questions à gauche et à droite, mais sans obtenir de réponse bien sûr; personne ne voulaient les aider, tout le monde s’est tu. Même si certaines personnes avaient des doutes sur Ti-Gus, c’est quand même un enfant de la place; et on préférait oublier. Alors ils sont repartis Gros-Jean comme devant.
-Comment auraient-ils retrouvé la trace de Ti-Gus ?
-Je ne sais pas, peut-être par hasard.
-Ça aussi vous auriez pu le dire à la police.
-Nous avons appris les choses au fur et à mesure, en faisant des recoupements, dit René Doyon.
Et sa femme rajoute : « Et nous en avons parlé beaucoup parlé ensemble. C’était un cas de conscience, ce n’était pas facile de nous taire, mais parler c’était condamner notre propre enfant ! Et parler de la visite des frères Trudel, c’était les condamner; il y avait déjà eu une victime, fallait-il en faire d’autre ? Où était la justice ? Ce que Ti-Gus avait fait était mal, c’est vrai, même s’il quand il l’a fait il ne le voulait pas tuer quelqu’un, mais fallait-il faire encore plus de mal ? Le défendre était notre choix, et défendre les autres était aussi notre choix. »
-Je crois que nous allons vous laisser. Sans doute nous reverrons-nous.
-Est-ce que je peux vous demander quelque chose à mon tour ?
-Oui.
-Viendriez-vous aux funérailles demain ?

                Le lendemain, Paul et Roxanne n’était aux funérailles de Gustave Abel à Notre-Dame-de-la-Croix, mais de retour à Gatineau, pour y interroger Daniel Pomerleau cette fois-ci avec un mandat du chef de police de la municipalité.
-Monsieur Daniel Pomerleau, nous avons une ou deux questions à vous poser.
-Qu’est-ce que j’ai fait ?
                -Vous avez fait récemment un séjour au Parc Natura et vous avez dit alors que vous étiez venu avec les frères Josh et Alvin Trudel; vous vous souvenez ?
-Oui, c’est ce que j’ai dit. C’est la vérité. Mais sont pas ici.
-Bien sûr, c’est la vérité. Mais ce n’est pas à eux qu’on veut parler pour l’instant, c’est à vous. Dites-nous, ça fait longtemps que vous les connaissez ?
-Une couple d’années; j’avais travaillé comme surveillant de chantier pour leur père à l’usine de Turso. Quand le père est mort, on a gardé contact.
-Est-ce que vous alliez souvent en expédition de pêche avec eux ?
-Non, c’était la première fois.
-Et l’expédition ne s’est pas passée comme vous le pensiez, n’est-ce pas ?
-Qu’est-ce que vous voulez dire ?
-C’est eux qui ont mis le feu au chalet sur le bord du lac, n’est-ce pas ? Et vous, vous avez surveillée les environs, c’est ça ?
-Je sais rien de ce que vous dites ?
L’inspecteur Loiselle de Gatineau intervient : « Monsieur Daniel Pomerleau, à partir de maintenant, vous êtes en état d’arrestation. Vous avez le droit de vous taire et de réclamer la présence d’un avocat. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous…
-Mais… mais… C’est pas moi ! C’est eux qui ont tout fait !

-C’est dont les frères Trudel, Josh et Alvin.
-Oui, c’est ça. Ça a leur a pris quelques années mais ils ont fini par retrouver Ti-Gus; par hasard; ils sont allés au Parc Natura l’année dernière et par hasard, ils l’ont vu. Probablement qu’ils ont étaient assez surpris de la voir; ils ne savaient pas trop quoi faire… Ils voulaient lui faire payer la mort de leur père, ou alors lui faire peur. Quand on l’a vu par hasard au Parc Natura, ils se sont dit : « On le tient. Il nous a volé notre père. Il a mis le feu à sa maison pis il a brûlé ! À l’époque, c’était des jeunes adultes qui sortaient de l’adolescence. Ça dû être terrible. Ils aimaient leur père, ils l’admiraient, même s’ils étaient sévère; il avait réussi. Ils ne comprenaient pas ce qui avait pu se passer, ils en voulaient à mort à celui qui leur avait enlevé leur père; ils voulaient le tuer. On ne sait pas exactement comment ils s’y sont mais avec le témoignage de Daniel Pomerleau on devrait arriver à les faire condamner. Ils sont actuellement en détention à Gatineau et seront formellement accusés de meurtre la semaine prochaine.

-Et ça se termine ici.
Les flammes de l’enfer

19

En ce vendredi matin, Paul se réveille de fort bonne humeur. Hier soir, il s’est enfermé dans son bureau et il s’est mis à la tâche. Il s’était commandé un repas de poulet d’une des  rôtisseries de Papineauville – il avait attendu que sa fille ait quitté le poste de police pour repartir chez elle, elle lui avait dit au revoir d’un petit signe de la main – et il s’était appliqué à terminer le rapport de stage d’Olivier Jean-Jacques. Il avait eu beaucoup de choses à souligner : son sens de l’observation, son sens de l’intuition et de déduction; comment il s’était parfaitement bien intégré à l’équipe, comment il comprenait vite et comment il accomplissait bien les tâches qui lui été demandées… Comme il faut toujours mettre dans un rapport de stage des observations sur ce qui « peut être amélioré », Paul avait écrit vaguement quelque chose sur sa condition physique et sur ses routines personnelles, convaincu que ce n’était que des détails.
Après s’être rasé et habillé, il se sert une tasse de café sur sa nouvelle machine à dosette que ses enfants, sa fille Roxanne et son fils Xavier lui avaient offerte l’été dernier (son fils Alexandre quoi vit en Alberta n’était pas venu au Québec cette année). Il choisit « Mélange corsé », qui lui semble tout à fait approprié pour aujourd’hui. Il déjeune d’un jus d’oranges et de rôties. Il prend le journal et écoute la radio en même temps. Il aimait bien prendre ses petits déjeuners avec sa femme Monique; c’était une femme instruite qui enseignait l’histoire au CEGEP, et ils pouvaient parler ensemble d’une foule de sujets autres que les enquêtes policières. Sans doute que Roxanne et dans une certaine mesure son fils Xavier qui habite en Abitibi, à six heures de routes, aimeraient bien qu’il se trouve une nouvelle compagne; et sans doute lui aussi aimerait bien, mais à la  vérité il ne sait pas trop comment faire. Mettre une annonce dans les journaux ? Il faudrait qu’il dise d’emblée qu’il est chef de police, de quoi faire fuir toutes les femmes de 17 à 77 ans cinquante kilomètres à la ronde. Socialiser ? Mais aller où ? Dans les soirées ?… Il n’y avait pas beaucoup de femmes célibataires dans la SQ, et encore moins de sa génération. S’inscrire à un cours de danse ? De peinture? D’observation des papillons ? Il avait bien suivi des sessions pour apprendre l’espagnol, ce qu’il avait apprécié, mais la majorité des gens étaient des couples uniquement intéressés à apprendre un espagnol de base pour faire des voyages dans le Sud.
Et puis trop de gens le connaissez à Papineauville; il faudrait que ce soit une femme d’ailleurs, comme de Gatineau par exemple, là où il se préparait à aller pour rencontrer le pasteur à la retraite René Doyon. Son nom était revenu plusieurs fois dans l’enquête sur l’incendie mortel du Parc Natura; et Paul trouvait que son rôle, son rôle dans la nuit des sept incendies du chemin Brookdale à Noyan il y a quelques années, n’était pas clair. Il avait un lien certain en les deux événements, et Paul pensait que le pasteur Doyon le connaissait. Que savait-il de cette nuit il y a sept ans la nuit des incendies ? Avait-il soupçonné Gustave, pour il avait de l’attachement ? Ou pire, avait-il essayé de le protéger ? Quels étaient ses liens avec sa mère ?
Paul ne lui a pas téléphoné pour prendre rendez-vous. Il préfère voir ses réactions immédiates, sur le coup, ce qui peut lui en apprendre beaucoup. Gatineau, ce n’est pas sa juridiction, mais il ne s’agit pas d’une accusation comme telle, simplement d’une visite exploratoire. Il a averti le chef de la police de Gatineau pour lui faire part de sa démarche en lui disant bien sûr qu’il le tiendra informé des suites de son enquête. Paul lui aussi parlé de Daniel Pomerleau qui habite à Gatineau, qui sera probablement le prochain à qui il rendra visite, de même que des frères Trudel, l’un qui demeure aussi à Gatineau et l’autre à Chatham un peu plus au nord.
Juste au moment au où il met la main sur la poignée, il a une intuition.
Il revient téléphoner à sa fille Roxanne. Il l’appelle sur son cellulaire.
-Oui, Roxanne, c’est moi; tu es route pour Papineauville, je suppose ? Écoute, viens me rejoindre à Gaitneau chez le pasteur Doyon. Je te donne son adresse, c’est sur la rue Daniel-Gosselin. Si tu arrives avant moi, attends-moi, d’accord ?

Ils sonnent. La maison est jolie sans être grandiloquente. Il y a un sous-sol et un étage. Elle bordée d’arbres des deux côtés. Une agréable maison pour prendre sa retraite, pense Paul. Un homme bien mis, rasé de près vient leur répondre.
-Monsieur René Doyon ?
-Oui, c’est moi.
Paul lui montre sa carte.
-Bonjour, je suis l’inspecteur Paul Quesnel de la Sureté du Québec et voici l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte; est-ce que nous pourrions vous parler quelques instants ?
-À moi ?... Oui; entrez.
Sa femme vient les rejoindre.
-Aline, ce sont deux officiers de police.
-Je vois. Entrez, assoyez-vous.
-Merci. Monsieur Doyon vous avez été pasteur de l’église protestante de Noyan. Je voudrais vous parler de Gustave Abel.
-Oui, j’avais appris sa mort par les nouvelles et j’ai aussitôt appelé sa mère. C’est moi qui vais faire les funérailles, dans l’église catholique de Notre Dame de la Croix, j’ai demandé la permission au curé Baulne. C’est mieux ainsi.
-Pendant combien de temps avez-vous été pasteur à Noyan ?
-Pendant seize ans. Je suis arrivé au début des années ’90; la paroisse était dans un état lamentable. J’ai fait de mon mieux pour la raplomber; je mis sur pied un groupe de jeunes, un groupe de femmes...
-Vous étiez très lié à madame Cournoyer.
-Pas dans le sens que vous pourriez l’entendre !
-Elle n’était pas de Noyan.
-Non, elle venait de l’Ontario.
-Parlez-moi de son fils.
La femme du pasteur intervient : « Nous l’avons beaucoup aidé. Vous savez nous n’avons pas pu avoir d’enfants et nous nous sommes attachés à lui; nous le considérions presque comme notre fils. Comme il avait toutes sortes de difficultés à l’école tant académiques que de comportement, je luis ai fait la classe chez nous pendant des années; il écoutait très bien. Il voulait apprendre. Nous étions très fiers de lui.
-Parlez-moi de cette nuit il y a huit ans lorsque sept chalets ont brûlé sur le chemin Brookdale.
-Ce soir-là il est revenu sur sa moto, en plein milieu de la nuit; l’alerte avait déjà été donnée. Il avait les cheveux en bataille, il sentait… le bois à plein nez. Je lui ai dit d’aller chez lui. Quand la police est arrivée je pensais bien que c’était pour l’arrêter.
Roxanne intervient : « Madame Cournoyer nous a dit qu’ensuite vous qui leur avez proposé de déménager.
-En fait, elle voulait partir, elle voulait retourner en Ontario d’où elle venait, mais je ne croyais pas que c’était une bonne idée pour Ti-Gus; il aurait pu se retrouver sous l’influence de personnes mal intentionnées et aurait pu mal tourner. Et puis il ne parlait pas anglais; les choses avaient bien changé en quinze ans, sa région s’était considérablement anglicisée. Je lui ai conseillé de s’installer à Notre-Dame-de-la-Croix, c’était hors de Noyan, et nous pouvions continuer à veiller sur Ti-Gus. Et elle a accepté.
-Et vous l’avez aidée à trouver une maison, à s’installer.
-Oui, de toute façon ça serait arrivé un jour ou l’autre. Bessie ne s’était jamais habituée à Noyan. Elle y était malheureuse. Son mari l’avait quittée et elle s’est retrouvée seule avec un enfant. C’était la meilleure chose à faire.
-Revenons à cette nuit des incendies monsieur Doyon. Vous avez dit qu’en voyant la police arriver, vous pensiez que c’était pour arrêter Ti-Gus. Pourquoi ? Vous le croyiez coupable ?
-C’est-à-dire que…
-Il ne sert plus à rien de la protéger maintenant, il est mort, et tout ce que vous pourrez nous dire pourra nous aider à élucider sa mort.
-Oui, probablement que c’était lui… J’étais hors de moi; je ne pouvais pas le croire ! Je suis allé chez eux dès le lendemain, nous en avions parlé une bonne partie de la nuit Aline et moi, à savoir ce que nous devions faire, et je suis allé lui dire que c’était mal ce qu’il avait fait ! Je lui ai demandé pourquoi, pourquoi ? Mais il ne le savait pas lui-même, il ne pouvait rien me dire.
Roxanne demande : « Est-ce qu’il était pyromane ? »
La femme réagit : « Non, non; c’était un gentil garçon. Il avait une fascination pour tout ce qui brillait, c’est vrai, comme les chandelles, les lumières de Noël, les montres fluorescentes, mais il n’était pas dérangé, si c’est cela que vous voulez nous entendre dire… »
-Pardonnez-moi madame, nous voulons juste que vous nous disiez la vérité.
Le pasteur Doyon reprend : « Quelques semaine auparavant les jeunes hommes du village lui ont joué un mauvais tour. Il avait une moto, avec laquelle il se promenait partout, et elle faisait beaucoup de bruit, alors ils ont, en cachette, saboté son moteur et quand il a fait démarrer sa moto, le moteur a pris feu. Les gens sont méchants. Il n’a pas été blessé mais il y avait des réparations majeures à faire.  
-Et ça aurait l’élément déclencheur ?
-Je ne sais pas… Oui, c’est possible.
-Dites-moi une chose; d’accord Ti-Gus était en colère et il a voulu se venger en mettant le feu à des maisons du chemin Brookdale, mais comme vous dite, madame, il n’était pas dérangé, il a choisi des maisons ou des chalets inhabités. Sauf pour la maison de monsieur Trudel; il n’a pas vu qu’il était là ?
-Il faut croire que non, les lumières étaient toutes éteintes…
-Oui, on vous écoute…
-En fait, il y a eu un malheureux concours de circonstances. Ce vendredi-là en s’en venant de Turso à Noyan, Henri Trudel avait reçu une pierre dans qui avait percé le radiateur de sa voiture; il avait pu se rendre jusqu’au village mais il avait laissé sa voiture au garage. Un employé du garage était venu le reconduire; donc il était présent dans la maison, mais pas la voiture : c’est ce qui a trompé Ti-Gus : monsieur Trudel devait dormir et quand il n’a pas vu la voiture il a cru qu’il n’y avait personne.


lundi 7 décembre 2015

Les flammes de l’enfer


18


Paul fronce les sourcils, ferme les yeux; il cherche.
-Quelqu’un a mentionné ce nom de Trudel, j’en suis sûr; mais qui ? et où ? et quand ? Ah, c’est rageant !
-Moi ça ne me dit rien… On pourrait consulter la liste des employés du parc, ça pourrait aider, suggère Roxanne.
-Oui, c’est une idée.
Olivier intervient : « Patron, je pense à quelque chose : ce n’était pas un des clients qu’on a interrogés la première fois, le jour du drame, ceux qui avaient un casier judiciaire ?
-Non… non…
Paul bondit de son siège et se met à arpenter son bureau.
-Mais oui, c’est ça!! C’est ça le lien ! Oui, tu as raison, c’est là que son nom est apparu ! Rappelle-toi, Olivier. Parmi les hommes qu’on a interrogés, en fait il y avait cinq hommes et une femme, il y en a un qui était venu accompagné de deux frères, les deux frères Trudel, tu te souviens ? Oui, les deux frères Trudel. Il a dit qu’ils avaient passé la journée à pêcher sur le lac et qu’ils avaient vaguement vu la fumée qui sortait des arbres, et aussi entendu des cris ou quelque chose du genre. Ce n’est qu’en accostant qu’ils auraient appris ce qui s’était passé. Ils n’étaient venus que pour la fin de semaine. C’était qui ? Retrouve-moi la liste de ces six personnes, vite ! Ou mieux, demande à Turgeon de venir avec la liste, c’est lui qui a fait la recherche  quand on est arrivés sur les lieux la première fois. Et si ça ne suffit pas, on téléphonera au Parc Natura pour avoir la liste complète des clients de cette dernière semaine. Il faut retrouver ces Trudel.
-Bien, patron; je m’y mets tout de suite.
-OK, papa, pendant qu’Olivier gratte cette piste, moi je vais quand même fouiller le dossier des jeunes qui avaient été interrogés il y a huit ans. Ça pourrait donner quelque chose d’intéressant. On ne sait jamais; il se pourrait que l’un, ou deux, d’entre eux aient voulu se venger. Accusés injustement, ils auraient voulu que le vrai coupable paye pour ses crimes; et comme la justice n’a rien fait, comme la police n’a arrêté personne, ils auront voulu  se faire justice eux-mêmes.
-Oui, tu as raison; ce n’est pas impossible. Vérifie aussi si l’un ou l’autre de ces noms se retrouve dans liste des clients inscrits au Parc Natura ces jours derniers. Remonte même au début de la saison. Ou alors dans la liste des employés, comme tu en as parlé tout à l’heure. On peut présumer sans trop se tromper qu’il y a de bonnes chances que le ou les coupables étaient déjà sur place, parmi les employés ou la clientèle. Il faut que quelqu’un ait mis le feu au chalet, puisqu’on sait que ce ne pouvait pas être accidentel.
-Et c’est difficile de déclencher un feu à distance.
-C’est bien tout ça; c’est très bien. On avance. On n’a encore rien de définitif, mais ce sont deux bonnes pistes, intéressantes.
-Sans compter les descendants Dagenais qui ont peut-être découvert l’entourloupette de la borne d’arpentage.
-Alors, trois bonnes pistes. Finalement, peut-être que ce Sansregret est moins impliqué qu’on le croit. Bon, je vous retiens une petite heure de plus aujourd’hui et après ça, je vous libère.
Et moi j’ai toujours ce rapport sur Olivier à terminer; il faut que je l’envoie demain au plus tard. Allons, je vais essayer de finir ça ce soir parce que demain risque d’être une journée passablement chargée.

Le lendemain, une certaine fébrilité était évidente dans la poste de Sureté du Québec de Papineauville.
-Tout d’abord, patron, il n’y avait aucun Trudel dans la liste des clients des dernières semaines. Ça ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas là.
-C’est vrai.
-Ce que j’ai obtenu, c’est la liste des réservations, c’est-à-dire où apparaissent les noms de toutes les personnes qui ont fait les réservations depuis le début de la saison; pas de Trudel. Parfois, le nom de la carte de crédit qui servit à payer pouvait différer de celui de la réservation, mais là non plus il n’y a pas de Trudel.
-Au moins, c’est clair.
-Et maintenant, les personnes qu’on a interrogées le premier jour, celles avec un casier judiciaire.
-Attend ! Donne-moi les noms dans l’ordre des interrogatoires que nous avons effectués; et un par un, ça va m’aider à me souvenir de ce qui s’est passé.
-La première, c’était Katia Frigon, condamnée pour fabrication de faux.
-Non, je m’en souviens, ce n’est pas la femme qui a parlé des frères Trudel.
-Ensuite Daniel Pomerleau, accusé pour vol à main armé.
-Ouais…
-Le troisième, c’était Benjamin Morissette accusé de trafic de drogue.
-Oui; il est maintenant un honnête citoyen; il était marié avec des enfants, il me semble.
-Puis Bernard Chicoine, accusé de violence conjugale...
-Continue.
-Ensuite Guy Chevalier, pour tentative d’extorsion.
-OK.
-Et le dernier Norbert Eaggleton, accusé d’attentat à la pudeur.
-Oui, c’est bien ça. Alors ton avis Olivier ?
-D’après moi, c’est Daniel Pomerleau.
-Tu as raison; son histoire de pêche toute la journée se tenait, mais à part eux trois, il n’y avait pas de témoin.
Roxanne qui n’avait rien dit manifeste son admiration : « Bravo, Olivier ! C’est excellent ! Tu as plus avancé que moi.
-Grand merci, Olivier. Tu sais… si jamais tu cherches un poste quand tu auras fini tes études, tu m’appelleras.
C’est ce que j’ai mis dans mon rapport.
-Merci parton. C’est vraiment gentil de votre part.
-Et toi Roxanne, qu’est-ce que ça a donné ?
-Ah, pas grand-chose. La piste Dagenais qui ne donnera probablement rien. Des descendants du père, deux des fils ont abandonné la ferme et ils sont partis vivre en ville, tous les deux à Montréal. L’un travaille comme chauffeur d’autobus et l’autre comme gérant d’épicerie. L’autre est resté à Noyan; il travaille à la station-service. Je vais le voir ce matin, mais aucun Dagenais n’apparaît dans la liste de la clientèle du Parc Natura.
-Et les propriétaires de maisons incendiées ?
-La piste des propriétaires ne donnera peut-être rien non plus. Les recherches sont un peu plus compliquées. Très peu d’entre eux habitent dans la région. Parfois le terrain a été vendu, ou alors ce sont les enfants qui en ont hérité. Ca prendra plus de temps. Je pense que je vais déléguer ces recherches.
-Oui, tu as raison; demande à Isabelle ou à Turgeon.
-Ou peut-être à Olivier !
-Mais c’est son dernier jour de travail !
-Ca ne fait patron; maintenant que j’ai commencé, je sais à peu près où chercher.
-Bon, très bien alors; mais en fin d’après-midi on te fait une petite fête, alors.
-Si vous voulez.
-Bon, on continue ce matin. Toi Roxanne, tu vas voir ce fils Dagenais.
-Et toi ?
-Moi, je me réserve une surprise !
-On peut savoir laquelle ?
-Je vais à Gatineau voir le pasteur Doyon.


mardi 1 décembre 2015

Les flammes de l’enfer

17

La route pour revenir de Notre-Dame-de-la-Croix à Papineauvilleest sinueuse, vallonnée, bordée de grands arbres de chaque côté; Paul la connaît bien. Même si l’automne est un peu en retard on aura droit à de belles couleurs de l’automne.Ça me fait penser qu’il faut que je finisse d’arranger le jardin.Par radio, Paul demande les dernières nouvelles : un accident mineur sur la 148, un acte de vandalisme dans le petit cimetière de Ripon, une fugue signalée à la polyvalente de Papineauville, un incendie dans le rang Morin à Fasset. Je commence à en avoir ma claque des incendies !...Bon, récapitulons : on n’en a pas la preuve définitive, mais c’est sûr que Gustave, Ti-Gus, a mis le feu à huit chalets et maisons de campagne sur le cheminBrookdale il y a huit ans et c’est à peu près sûr que sa mort est reliée à cette série d’incendies. Mais alors,comment ? Quel est le lien entre les incendies d’il y a huit ans et celui de cette semaine ? Et pourquoi maintenant, pourquoi huit ans plus tard ? Et pourquoi au Parc Natura ?... Il nous manque un chaînon à quelque part. Par où chercher ? Peut-être qu’on n’a pas assez creusé la piste des autres employés.
Roxanne qui le suit réfléchit elle aussi intensément. En fait, peut-être que j’aurais pu pousser d’avantage cette question de drogue. Sansregret a réagi très rapidement; trop ?Il a répondu quant à la consommation dans son parc, mais est-ce que ce serait que ça Gustave aurait découvert ? Il connaît tous les secrets de la région il ne faut pas l’oublier; aurait-il découvert, lors de l’une balades en moto, une plantation de marijuana illicite sur les terrains du Parc Natura ? Est-ce que c’est avec ça qu’il faisait chanter Sansregret? Au prochain interrogatoire il faudra tirer sur ce fil... Mais de ce que nous avons appris de Gustave, ce ne serait pas son genre de faire chanter quelqu’un. Et puis ni papa ni moi nous croyons Sansregret directement coupable de la mort de Gustave… J’y pense… est-ce que ça pourrait être un autre employé ?
À l’entrée de la Papineauville,Paul, obéissant aux signaux, ralentit. La route est réduite à une voie avec circulation en alternance. Elle est en complète réfaction parce que la municipalité a autorisé l’agrandissement du centre d’achats; on va en doubler la superficie, et il y aura un plus grand stationnement, une nouvelle configuration de la route. L’épicerie sera plus grande et de nouveaux établissements commerciaux vont s’établir. Heureusement que Papineauville est trop petite pour le Wallmart et les Costo de ce monde.
À leur arrivée au poste de police, Roxanne et Paul sont accueillis par Simon-Pierre Courtemanche, un petit homme à moustache, lunettes et petit bedon d’une quarantaine d’années, le journaliste des faits divers d’Au courant, l’hebdomadaire de la région de l’Outaouais. Paul le connaît bien; il fait son travail honnêtement, cherchant autant que possible à bien informer son public sans pour cela harceler outre-mesure les autorités. C’est un passionné des réseaux sociaux. Il se vante d’avoir 2 000 amis sur son compte Facebook.
-Alors, vous revenez à deux du Parc Natura ! Est-ce que le Sansregret a craché le morceau ? Est-ce qu’il va y avoir des accusations ? Il va être mis en garde à vue ?
-Peux-tu t’en occuper Roxanne ?
Mais cette dernière s’esquive subrepticement : « Inspecteur Quesnel, c’est vous le patron ! » laissant son père un peu déconfit.
-En fait, oui, on arrive du Parc Natura et oui, nous avons interrogé monsieur Sansregret, si vous voulez tout savoir monsieur Courtemanche. Mais pour l’instant non, il n’y a pas d’accusations de portées et monsieur Sansregret est un témoin et non pas un suspect.
-Mais il y a eu mort d’homme; est-ce qu’il s’agit d’un homicide ?
-Je répète ce que j’ai déjà dit, c’est que l’incendie dans lequel est mort Auguste Abel de Noyan est suspect, mais pour l’instant nous ne pouvons confirmer ni dans un sens ni dans l’autre. Nous ne croyons pas que c’est simplement un accident, mais de là à conclure que c’est un homicide, il y a un pas…
-Quel est le rôle de Martin Sansregret ?
-Je ne sais pas.
-Monsieur l’inspecteur !
-Honnêtement, je ne sais pas exactement. C’est lui le directeur et l’un des propriétaires du Parc Natura. Son témoignage est important.
-Avez-vous d’autre suspects en vue ?
-Pour l’instant, il n’y aucun suspect en vue.
-Qu’avez-vous appris sur la victime, Gustave Abel ?
-C’était un gars sans histoire. Il était natif de Noyan et il a déménagé à Notre-Dame-de-la-Croix il y quelques années avec sa mère avec qui il vit seul. D’après ce qu’on m’a dit, il travaillait au Parc Natura depuis l’ouverture.
-Quelles étaient ses fonctions ?
-Il était un homme à tout faire; diverses personnes ont confirmé qu’il était très habile de ses mains.
-Est-ce que le Parc Natura va rester fermé longtemps ?
-Je ne sais pas. Au moins jusqu’à la conclusion de l’enquête.

Après en avoir terminé avec le journaliste, Paul se dirige d’un pas décidé vers son bureau, mais Jocelyne l’accoste :
-C’était qui cette espèce d’énergumène ?
-Qui ça ?
-L’espèce de sans allure que vous nous avez envoyé, patron ? Énervé comme ça s’peut pas, les baguettes en l’air ! Il ne fallait pas le prendre à rebrousse-poil. Il voulait tout faire à toute vitesse. On a dû recommencer laprise d’empreintes deux fois tellement il bougeait. Puis il parlait fort.
-Est-ce qu’il s’est mal comporté, est-ce qu’il t’a manqué de respect ?
-Non, non, pas vraiment; mais c’était tout un numéro, une vraiepaquet de nerfs : il ne tenait pas en place; stressé, énervé, crispé comme ça s’peut pas.
-Hmm… Comme s’il avait des choses à cacher ?
-J’sais pas trop. Plutôt comme très emmerdé d’être là. C’est quelqu’un qui n’a pas l’habitude de se faire donner des ordres. Et puis, qui n’a pas de temps à perdre.
-Merci Jocelyne. Je suis désolé pour toi. Est-ce qu’il y des messages ?
-Tout est sûr votre bureau. Rien d’urgent.
Paul s’assoit à son bureau. Il en lève sa veste. Il ferme les yeux. Il sent qu’ils ont progressé aujourd’hui, mais il n’y a toujours pas de piste sérieuse.
-Patron, avez-vous quelques instants ?
Roxanne et Olivier apparaissent à sa porte. Paul fait des gros yeux à sa fille qui se cache derrière Olivier, mais elle se contente de sourire.
-Oui, bien sûr; entre Olivier.
Ils s’installent en face de lui. Roxanne encourage son jeune collègue.
-Vas-y Olivier, raconte-lui ce que tu as trouvé et que tu m’as partagé. Écoute papa, ça va t’intéresser.
-En fait, j’ai trouvé d’autres renseignements sur la série d’incendies à Noyan d’il ya huit ans. J’ai fouillé un peu et j’ai trouvé le nom et les adresses des autres suspects, ceux qui à l’époque avaient été interrogés par la police; ils étaient six, six jeunes hommes : Marc Guidon, Johnny Willburn et Éric Dagenaistous trois de Noyanet ensuite les frères Stéphane et Yvan Fortin de Saint-Émile-de-Norfolk.
-Répète ça; tu as bien dit Éric Dagenaisde Noyan?
-Oui, Éric Dagenais; vous le connaissez ?
-Non, non, mais imagine-toi que depuis cematin, il y a le nom d’un monsieur Dagenaisde Noyan quiest apparu dans cette histoire; son nom est mêlé àla construction du Parc Natura. Il est décédé depuis longtemps, mais il était fermier et son ancienne terre jouxte le Parc, et il y aurait eu une borne d’arpentage qui aurait déplacée ou quelque chose comme ça. Il faudrait voir s’il n’y a pas un lien entre le propriétaire de cette terre-làet ce jeune Dagenais, Éric.Ce pourrait être un petit-neveu ou un arrière-cousinqui aurait découvert l’entourloupette de la borne, peut-être, et qui aurait voulu se venger ?…
-Déjà frustré d’avoir été faussement accusé ou du moins soupçonné d’avoir mis le feu, il aurait voulu se venger, et d’autant plus quand il découvre le traficotage de bornes, d’avoir en plus été dépossédé de ce qui lui revenait : un droit acquis sur le lac.
-Exactement. C’est peut-être ça le lien entre les deux événements ! Peut-être au début, il ne savait pas qui avait allumé sur le chemin Brookdale, mais quand il apprend d’une façon ou d’un autre que c’est le même individu qui lui a causé du tort deux fois, c’en est trop.
-Il faudrait voir s’il était sur place au Parc Natura, le jour de la mort de Gustave.
-Je crois que Turgeon pourrait avoir cette information. Je ne savais pas trop par où commencer, alors il a passé au crible la liste de clients présents pour me donner le nom de ceux qui avaient déjà un carnet judiciaire.
-Et patron, j’ai aussi le nom des propriétaires des sept maisons qui ont cramé sur le même rang :Laurent Leblanc, Théodore Groulx, Guillaume Godin, RenhartHoslter, Peter Smythe, Paul Buckannon;tous des hommes, trois d’entre eux sont de Noyan, les autres viennent de Laval, Saint-Ephrem en Ontario et Buckingham…
Olivier marque une pause.
-Continue.
-Et j’ai trouvé le nom que celui de la personne qui est décédée dans l’incendie de sa maison : un certain monsieur Henri Trudel qui n’était pas de Noyan mais de Turso.
-Trudel, Trudel… ce nom-là me dit quelque chose… Où est-ce que j’ai entendu ce nom-là ?...     
-Récemment ?
-Oui, c’est jours-ci.
-Au Parc Natura ?
-Oui, probablement.
-Ce n’est pas l’un des trois propriétaires en tout cas.
-Non, je sais. Mais quelqu’un a mentionné ce nom, j’en suis sûr.