Les petits enfants
Chapitre 17
En
début d’après-midi, Roxanne se rend de nouveau à Lac-des-Sables. D’après
les archives, il y avait deux motels-hôtels à l’époque, dont un seul est
toujours en opération aujourd’hui. La visite au motel « Chez Joe
Montferrand » qui ne paie pas trop de mine ne donne grand-chose. La jeune
femme à l’accueil n’était visiblement pas née en 1978 et elle n’a une idée où
pouvaient bien se trouver les anciens registres.
-Les
registres de 1978 ??
La
jeune femme regarde Roxanne comme si elle venait de la planète Mars.
-Nous
n’avons pas de registre, tout est informatisé !
Il
suggère à Roxanne de contacter le propriétaire actuel Tony Bibeau; mais comme
le motel a été vendu trois fois en trente ans, Roxanne ne se fait pas trop
d’illusion. Elle se doute que tout a été détruit au fur et à mesure des
changements de direction. Elle reprend la route et se rend à Pontneuf à une
quarantaine de kilomètres au nord-est de Lac-aux-Sables; c’est là que demeure
l’héritier des propriétaires de l’autre hôtel.
L’hôtel
« Chez nous, c’est chez vous » - c’était son nom - a longtemps été le
détour obligé à Lac-des-Sables, le lieu d’arrêt par excellence pour toute
personne séjournant quelque temps dans la région. Il avait ouvert une décennie
après la fondation officielle du village au début des années 1950. L’accueil
chaleureux et bon enfant de Francine et Bernard Bibeau, le couple qui en était propriétaire,
son ambiance festive, la qualité de la table et la beauté de la vue sur le lac qu’il
offrait, faisaient sa réputation. On se sentait vraiment chez soi; on se
sentait loin du monde, on y oubliait tout. C’était un must qu’on ne pouvait
manquer qui attirait une clientèle composée autant de riches Étatsuniens venus
chasser l’orignal que de simples familles de vacanciers. Il est vrai aussi que
Francine n’était pas une femme à dédaigner; elle aimait bien rire et elle
savait que sa poitrine généreuse moulée par dans des gaminets blancs ou jaunes
faisait tourner bien des regards innocemment concupiscents, le tout sous l’œil
complice et moqueur de Bernard. Il y avait une douzaine de chambres et l’hôtel
affichait souvent complet. Toute la clientèle se mêlait dans la salle à manger,
le soir, Bernard n’avait pas son pareil pour relater ou pour faire raconter les
exploits du jour des uns et des autres et tout le monde écoutait, commentait et
participait. La bière coulait abondamment et servait à délier les langues. Une
fois un homme de l’État de Washington avait raconté sa mésaventure devant un
ours aventureux; il avait dû grimper dans un arbre et y avait passé une bonne
partie de l’après-midi par peur de redescendre et de se retrouver face à son
ours. La salle entière s’était esclaffée devant son air piteux, et Francine et Bernard
n’avaient pu s’empêcher de rire eux non plus, et ni le personnel; on en avait
parler pendant tout l’été et même l’année d’après. Tous les jeunes du village
ou presque voulaient travailler l’été à l’hôtel « Chez nous, c’est chez
vous »; on y était rémunéré qu’au salaire minimum mais les pourboires étaient
spectaculaires.
Avec
les années, la clientèle avait graduellement changé; la chasse était devenue
moins populaire au profit des randonnées en motoneiges, et les motoneigistes
préféraient s’arrêter au « Rendez-vous du Nord » nouvellement établi
dans un autre coin du village. Et la nouvelle route avait fait mal aussi; le
long de celle-ci des établissements commerciaux avaient ouvert plus modernes
correspondants mieux aux nouveaux goûts de la clientèle. Francine et Bernard
vieillissaient aussi, ils le savaient; ils avaient moins d’énergie qu’avant et
Francine pouvait moins jouer de ses charmes. Ils avaient pris leur retraite;
ils avaient eu deux fils, Sammy et Jocelyn et aucun des deux ne voulaient ni ne
pouvaient prendre la relève. Ils auraient bien voulu vendre, mais pendant deux
ans, ils n’avaient reçu aucune offre intéressante parce que l’édifice demandait
trop de rénovations et trop d’innovations modernes. Ils avaient fini, la mort
dans l’âme, par céder leur hôtel mythique pour quelques dollars à la
municipalité qui l’avait déclaré monument patrimonial, le premier du genre dans
la région. Malheureusement, il sera rasé par un incendie une dizaine d’années
plus tard. Trois autres motels-hôtels avec beaucoup moins de cachet se sont ensuite
ajoutés au fil du temps à Lac-des-Sables.
-Bonjour,
je suis l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte, de la Sureté du Québec; j’aimerais
avoir des informations sur l’hôtel que possédaient vos parents.
Elle
regarde cet homme obèse, hirsute et débraillé, qui est venu paresseusement lui
répondre; il ne semble pas avoir pris sa douche depuis un bon bout de temps.
-Ils
sont morts, mon père il y a longtemps, pis ma mère il y a deux ans. En plus,
tout a brûlé, il y a au moins dix ans.
-Oui je le sais en 2005. Mais ce que je
cherche ce sont plutôt les archives, les anciens registres; savez-vous où je pourrais
les trouver ?
-Ils
ont fait quelque chose de pas correct…
-Non, pas
du tout, mais je fais une enquête sur un événement qui s’est passé à
Lac-des-Sables en 1978 et je cherche le plus d’information possible sur cette
époque, et j’ai pensé que les registres de l’hôtel « Chez nous, c’est chez
vous » pourrait m’aider.
-Moi, je
ne m’en suis jamais occupé. Quand, mes parents ont pris leur retraite, ils ont
essayaient de vendre l’hôtel, mais personne n’a voulu l’acheter; la bâtisse
était ben qu’trop maganée. La municipalité la pris pour le dixième de sa valeur,
avec la promesse de faire les réparations. C’était pas beaucoup. Mes parents
étaient vraiment découragés. Tout avait été vidé; ils ont fait une vente de feu
pour récupérer un peu d’argent, le mobilier, la coutellerie… Le pire, c’est que
quand ça a brûlé, c’est la municipalité qui a eu les assurances. Mon père était
vraiment découragé; il est mort pas longtemps après pis moé, je me suis occupé
de ma mère qui faisait du Alzheimer. Elle est morte il y deux ans.
-Est-ce
que je peux entrer ?
Jocelyn
Bibeau cède de mauvaise grâce. La maison est sens dessus dessous, tout est
disposé pêle-mêle.
-Vous
vivez seul ?
-Oui;
j’ai un frère à… Kingston, mais on ne se voit pas souvent.
Roxanne
sait que son frère Sammy est interné au pénitencier fédéral de Kingston pour
trafic de stupéfiant et elle se demande bien pourquoi Jocelyn Bibeau n’en parle
pas. On verra plus tard. Je ne suis pas
venue pour ça.
-Avec
l’argent qui leur restait ils ont acheté cette maison, loin de Lac-des-Sables.
Ils voulaient plus rien savoir de ça. Ils avaient pas une grosse pension, même
s’ils ont travaillé toute leur vie. Pis moé, je me suis occupé de ma mère quand
mon père est mort.
-Vos
parents quand ils ont déménagé ici, ils n’ont rien gardé de l’hôtel ? Ils
n’avaient pas de chemises, des dossiers, des boites ?
-Non rien,
ils voulaient tourner la page… Ah oui, il y a un gros coffre dans le grenier où
ils ont mis des affaires. Je sais pas quoi; je ne l’ai jamais ouvert.
-Est-ce
qu’on peut aller voir ?
Un
escalier en colimaçon mène au grenier, tout aussi encombré que le reste de la
maison : des veilles chaises, des meubles, des couvertures, des boites,
des outils.
Jocelyn
Bibeau désigne un coin : « C’est là. »
Roxanne
aperçoit une grosse malle qui disparaît presque sous des amas de vieilleries.
-On va
la dégager, dit-elle; et elle se met à déplacer les objets les uns après les
autres. Jocelyn Bibeau les dépose négligemment n’importe où.
La malle
à découvert, Roxanne s’agenouille.
-Elle
est barrée.
-Ça
s’peut, moi je l’ai jamais ouverte.
-Il y
a peut-être un trésor !
La remarque
de Roxanne ne fait pas ni rire ni sourire son interlocuteur.
-Elle
est très lourde comment l’a-t-on montée jusqu’ici ?
-Probablement
que mes parents l’ont remplie au fur et à mesure.
-Je
cherche l’année 1978.
-C’est
mon père qui s’occupait de la comptabilité.
-Je
peux supposer que vous aviez dix ou douze ans en 1978.
Elle
sait qu’il est né en 1966 et son frère ainé deux ans auparavant.
-Quand
mes parents avaient l’hôtel, tout le monde me connaissais, je pouvais aller partout.
Je connaissais tous les racoins.
-Dites-moi
une chose monsieur Bibeau. Est-ce que vos parents vous auraient parlé d’un
homme qui serait parti en catimini sans payer ?
-Bien
des gens partaient tôt le matin; ils laissent la clé sur la table de lit ou au
comptoir d’entrée et on ne les voit plus. Il y a plein de gens qui vont
ça. Peut-être moins à l’hôtel parce que c’était familial. Des gens qui sont partis
sans payer ? Je ne sais pas; il fallait payer d’avance, mais on sait jamais. Partir
sans payer, ça me surprendrait.
-Est-ce
qu’il y a déjà eu un vol ?
-Les
gens pouvaient partir avec des serviettes, des savons, même des draps, mais pas
beaucoup; mes parents étaient quand même très respectés et quand ça arrivait,
par exemple, un drap qui manquait, le client était barré à jamais.
-Savez-vous
si il y aurait eu un cambriolage…
-Un
cambriolage ?! Non, il n’y jamais eu de cambriolage.
-Est-ce
qu’il y avait des bagarres ? Ou alors des événements extraordinaires ?
-Il y
avait des chasseurs qui se vantaient pas mal et d’autres qui avaient un peu
trop pu qui pouvaient se crier des noms, mais des batailles, non, j’en ai
jamais vu.
En
entamant sa descente, Jocelyn Bibeau repète : « Non, jamais… »
-Est-ce
qu’il y aurait eu quelqu’un qui serait parti en laissant toutes ses affaires,
qui aurait disparu en laisser ses bagages ?
-Bien
des gens oubliaient des affaires, bien du monde, des brosses à temps, des chaussures
des sous-vêtement, des couteaux, des sacs de voyage; mais tous les bagages, je
n’en ai pas entendu parler…. Attendez, je me souviens une fois, c’était au
milieu de 1977 ou 1978, quelque chose comme ça; je ne suis pas sûr. Mais une
fois, un groupe de chasseur était parti toute l’après-midi dans la région du
Mont Dufresne, peut-être, je m’en souviens pas, et ils devaient revenir pour le
souper; ils devaient être quatre ou cinq. Et le soir, ils ne sont pas rentrés.
Maintenant, ça me revient, j’avais complétement oublié ça.
-Oui,
vous vous souvenez de quoi ?
-Il
arrivait souvent que les soirées se prolongent; mon père aimait ça compter des
histoires; moi j’étais tanné de l’entendre alors je passais mes soirées au lac.
Là, ils sont rentrés plus tard que prévu. Quand je suis revenu, j’ai vu que mon
père les attendait encore. Moi il m’a pas vu, mais les chasseurs sont arrivés
au milieu de la nuit; c’était vendredi ou samedi soir. Quand ils sont rentrés,
ils ont eu une grosse chicane avec mon père, ça m’a réveillé, mais je
comprenais pas vraiment; j’entendais juste : « C’est pas d’notre
faute ! C’est pas d’notre faute ! » Mon père était vraiment en
maudit. Le lendemain, ils étaient partis… Ah oui, ils disaient qu’ils étaient
tombés dans l’eau, que le courant les avait emportés… Quelque chose comme ça.
-Est-ce
que c’est possible qu’ils soient partis cinq et qu’ils soient revenus quatre ?
-Je ne
peux pas dire. Ça me paraît dur à croire. Quand je me suis levé le matin, ils
n’étaient plus là. Ça devait être en ‘77 ou ‘78, peut-être après les Olympiques
en tout cas.