lundi 23 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 21

-Ça vous en bouche un coin, hein, jeunes femmes ? En fait, au début je ne savais pas qu’il était noyé. Quand je l’ai vu étendu sur le ventre tout le haut du corps dans l’eau, il était en simple maillot de bain, je me suis précipité pour l’en sortir. Il semblait peser une tonne. Je l’ai soulevé par les bras et je l’ai sorti de l’eau. J’ai déposé son corps inerte sur le sable et j’ai commencé des exercices de réanimation. J’avais suivi au fil des ans quelques cours de secourisme, mais c’est la première que j’allais utiliser les techniques de réanimation. Je lui ai fait des compression de la poitrine, des massages cardiaques, la respiration artificielle. Mais j’ai dû me rendre à la terrible évidence, Leonard était mort noyé…
« Quand je me suis tourné vers eux, les garçons, je veux dire les deux moniteurs Matthieu et Marc, m’ont dit que Harold avait essayé de poursuivre le petit Luc, qu’il avait glissé sur les roches mouillées et qu’il s’était assommé. Ils étaient comme terrorisés; ça se comprenait. Il me fallait penser vite. J’ai dit à Matthieu et à Marc de repartir rejoindre le groupe sur la plage avec Luc et je leur ai fait promettre de ne rien dire à personne, que j’allais m’en occuper de tout. Alors, j’ai caché le corps de Leonard dans le boisé. L’herbe était haute en ce début du mois d’août, et puis j’ai mis des branches mortes dessus. Il était invisible. Il faudrait vraiment que quelqu’un cherche vraiment pour le trouver. Le soir on est tous reparti de Lac-des-Sables dans les voitures des paroissiens de Noyan qui étaient venus nous chercher. J’avais l’impression que les garçons n’avaient pas parlé, comme je le leur avaient demandé. Le soir durant la cérémonie du drapeau en réponse à la question que les campeurs se posaient, j’ai dit qu’il n’y aurait pas d’histoire ce soir parce que Leonard avait dû partir en ville pour une urgence et que j’espérais qu’il serait de retour avant la fin du camp. Ça a calmé les choses. J’ai fait comprendre aux garçons qu’ils devaient continuer à garder le silence.
« Plus tard, durant la nuit, je suis revenu, seul, de Noyan, chercher le corps. Je ne savais pas trop quoi faire, mais en arrivant à Lac-des-Sables, soudain j’ai vu les enseignes qui annonçaient le chantier de la nouvelle route. J’ai arrêté la voiture près de là et sans me faire voir, je suis allé discrètement chercher le corps. J’avais pris une couverture dans laquelle je l’ai enveloppé. Je l’ai porté jusqu’au chantier; je l’ai déballé et je l’ai jeté dans le premier trou que j’ai trouvé et j’ai fait tomber quelques pierres dessus. Il faisait noir, c’était en pleine nuit, je ne voyais pas très bien s’il était entièrement recouvert, mais j’ai jugé que ça devait être suffisant. Et vite je suis reparti. Quelques jours plus tard, je me suis dit que les ouvriers devaient revenir le lundi, matin et qu’ils pourraient le trouver, mais sur le coup je n’y ai pas pensé.
Les deux jeunes femmes échangent un regard plein de points d’exclamation, d’interrogation et de suspension tout à la fois. Isabelle s’aventure.
-Est-ce que vous nous dites la vérité, monsieur Dumas ? Toute la vérité ?
Monsieur Dumas tourne lentement la tête vers elle comme s’il venait de découvrir sa présence. Il la fixe de ses yeux mi-clos un très long moment. C’est Roxanne finalement qui brise le silence.
-Monsieur Dumas, vous n’avez pas appelé la police ?
-Bien sûr que non. Qu’est-ce que vous croyez !
-Et vous n’avez pas déclaré sa disparition ? Il n’y a pas eu d’avis de recherche ?
-Là, j’ai dû faire preuve d’astuce. Ce qui m’a aidé, c’est que cette année-là, j’étais le président du Synode; j’avais été élu l’année d’avant et j’exerçais un mandat d’un an. À la fin de l’été, au moment du terme normal de son stage, j’ai écrit un faux rapport de stage que j’ai signé pour lui et que j’ai présenté au responsable des stages dans le Synode, en lui disant que son stage, à Leonard, s’était bien passé et qu’il était reparti en Colombie-Britannique. On se connaissait bien, tout le monde se connaît dans l’Église, et il me faisait confiance; il n’avait aucune raison de ne pas me croire : le rapport était établi dans les normes. Et ensuite, j’ai fait le contraire : j’ai rempli un autre faux rapport de stage que j’ai encore signé pour lui et que j’ai envoyé au Synode de Colombie-Britannique disant cette fois-ci que son stage s’était bien passé, mais tellement bien qu’il avait décidé de rester ici poursuivre ses études. Et, en tant que président du Synode, ça c’était infaillible, j’ai demandé qu’on m’envoie tout son dossier; ça se fait régulièrement. Personne au Synode de la Colombie-Britannique ne s’est demandé pourquoi c’était le président et non le directeur des stages qui faisait cette demande. Quand le dossier est arrivé, il m’était adressé et je l’ai tout simplement détruit. Il ne restait plus de traces de lui dans l’Église. Il y a eu deux lettres d’un dénommé Peter que j’ai aussi interceptées et auxquelles je n’ai jamais répondu.
-C’était un risque énorme. Et sa famille dans tout ça ? Elle aurait pu le rechercher ?
-Je crois que sa famille vivait en Ontario. Ils ont dû essayer de contacter le Synode de la Colombie-Britannique, ou peut-être que leurs lettres se sont perdues. Je ne sais pas… C’est vrai, pendant un certain temps j’étais pas mal nerveux. Mon travail ne s’en est pas trop ressenti, mais ça n’allait pas très bien dans mon couple. Finalement après trois ans ou à peu près, je me suis senti mieux; j’ai commencé à me dire que mon stratagème avait somme toute fonctionné, et que je ne serai pas inquiété. Le corps de Leonard avait été enterré dans le chantier de la nouvelle route de Lac-des-Sables et je n’en entendrais plus jamais parler.
-Jusqu’à aujourd’hui.
-Peut-être que votre patron vous donnera une médaille ! Ce que vous ne savez pas, jeunes femmes, c’est que rétrospectivement j’ai vraiment bien fait : j’ai littéralement sauvé l’Église ! Un mois plus tard, au mois d’août, c’était la réunion du Conseil général, c’est comme le gouvernement de l’Église. Le Conseil général a lieu tous les trois ans et en 1978, il avait lieu à London et la grosse grosse question à l’ordre du jour, c’était celle de l’admissibilité des personnes homosexuelles au ministère consacré ! C’est vrai, les pédophiles ne sont nécessairement des homosexuels, mais la question était loin de faire l’unanimité dans l’Église, et bien des gens dans et hors l’Église faisaient ce genre de rapprochements. Si j’avais averti la police, si on avait appris cette histoire-là par les médias, quel scandale ! C’en était fait : ça aurait retardé leur cause d’au moins dix ans…
Une jeune préposée s’approche et empoigne la chaise roulante.
-Monsieur Dumas, c’est l’heure du repas depuis un bon bout de temps ! Si vous continuer à faire du charme à ces deux jeunes femmes, il ne vous restera plus rien à manger ! Allez, dites au-revoir à vous admiratrices; je vous amène à au réfectoire.
-Oh, vous savez ce ne sont pas des admiratrices : elles sont venues pour m’arrêter ! lui répond monsieur Dumas. À mon âge ! À 92 ans ! Oh, et puis quand on y pense, si elle m’arrête ce serait simplement passer d’une prison à l’autre !

Roxanne sont sorties de la chambre commune de la maison de retraite. Elles marchent sans échanger un mot vers l’ascenseur, sous le choc; elles sont comme groggys par ce qu’elles viennent d’entendre. Une fois dehors, Roxanne dit d’une voix sourde à sa collègue : « Allons manger avant de repartir. Ça nous fera du bien. »

Une semaine plus tard, Roxanne et Paul sont attablés dans la salon de thé miniature de la bibliothèque de Juliette Sabourin. À leur retour au poste de la SQ de Papineauville, Roxanne et Isabelle avaient fait un compte-rendu de leur rencontre avec monsieur Gaston Dumas, le pasteur du camp Bethesda. Elles lui avaient formulé leur hypothèse.
-Peut-être les deux jeunes garçons, Matthieu et Marc, l’avaient-ils "aidé" à se noyer ? C’est possible ! Peut-être l’avaient-ils surpris sur le fait en train d’abuser du petit Luc… Peut-être que c’en était trop pour eux; qu’ils en avaient eu assez… Il ne faut pas oublier que probablement ça faisait plusieurs semaines qu’ils le voyaient aller.
-Oui, peut-être.
-Et les enfants devaient se parler entre eux, c’est sûr. Quand les deux moniteurs l’ont surpris avec un des petits, peut-être qu’ils se sont battus, les deux moniteurs et Leonard; ils devraient être enragés. Ce Leonard a effectivement peut-être glissé dans l’eau dans la bagarre et ils l’y ont maintenu… pour se venger…
-Peut-être aussi monsieur Dumas voulait tout prendre sur pour protéger les deux garçons. Peut-être, quand il a alors compris qui était ce Leonard Bishop, il s’est senti coupable de ne pas l’avoir démasqué; coupable de tout le mal qu’il avait fait subir aux enfants de son camp, ses enfants.
-Oui; les garçons ne devaient pas être aussi innocents qu’il le dit. Mais comment les retrouver ? Il ne les dénoncera pas, c’est certain. Ils ne dira jamais leur noms.
Finalement, Paul décidera de ne pas porter d’accusation se disant que de toute façon les délais de prescription étaient échus depuis longtemps. Il a fermé le dossier en écrivant en gros : AFFAIRE CLASSÉE. Il se chargera de rejoindre les deniers membres de sa famille, deux frères dont l’un habite encore à Surrey en banlieue de Vancouver, et l’autre a déménagé à l’Île-du-Prince-Édouard.
Roxanne l’a convaincu de venir avec elle remercier Juliette de son aide inestimable et de son apport essentiel dans la résolution de cette affaire.
-Et bien, je ne me serais jamais attendu à ça ! dit-elle, tant pour leur visite que pour leurs révélations.
Soudain, le téléphone cellulaire de Roxanne sonne.
-Excusez-moi...
Elle se déplace un peu à l’écart. « Quoi ?... Tu es sûre ?... Maintenant ?... Mais je suis avec mon père et Juliette Sabourin ! Je ne peux pas partir maintenant ?... Ça va; ça va. Je vais voir ce que je peux faire.
Elle raccroche et s’approche d’un air piteux des deux autres.
-Et bien c’est vraiment embêtant. C’était Isabelle qui vient de me téléphoner. C’est vrai ! Elle me dit qu’il faut absolument qu’elle me parle : qu’elle a de nouvelles informations sur l’affaire du chantier ! Elle a retrouvé des anciens ouvriers. Je dois y aller ! Je suis obligée de vous quitter. Merci encore pour tout, Juliette. J’espère qu’on se reverra. À plus tard, papa !
Elle s’empresse de disparaître et de s’engouffrer dans sa voiture laissant Juliette et Paul un peu interloqués. Paul est pris d’un fou rire, comme il se doit irrépressible, imité par Juliette.
Entre deux quintes de rire, elle lui demande :
-Je vous sers encore un peu de thé ?
-Je crois qu’il le faut.





La semaine prochaine : Trahisons.

lundi 16 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 20

-Monsieur Dumas ?
Roxanne se penche vers un vieillard assis dans une chaise roulante dans laquelle il est sanglé; à moitié endormi, il contemple le plancher, les yeux mi-clos, un léger filet de bave pendouillant sur le menton.
-Monsieur Gaston Dumas, je m’appelle Roxanne Quesnel-Ayotte, je suis officière de la Sureté du Québec, et voici ma collègue Isabelle Dusmenil. Nous aimerions vous poser quelques questions. M’entendez-vous ?
Après la conversation avec Juliette Sabourin sur la rue Principale de Lac-des-Sables, Roxanne et Paul s’étaient rendus chez Jocelyn Bibeau à Pontneuf comme convenu pour un interrogatoire en règle. Roxanne avait pris prétexte de lui rapporter les dossiers concernant l’occupation de l’hôtel « Chez vous, c’est vous » pour effectuer une deuxième visite. Mais leur visite ne s’était pas bien passée, Jocelyn Bibeau étant dans un mauvais jour, ou peut-être l’avaient-ils trouvé dans son état habituel et que c’est Roxanne qui avait été chanceuse la première fois de l’attraper à un bon moment ?
Toujours est-il qu’il n’avait pas voulu leur ouvrir et que Paul avait dû hausser la voix pour qu’il les laisse entrer. Il avait brusquement pris les dossiers qui lui tendait Roxanne et les avait jetés sous la table sans autre forme de procès et, bien sûr, il n’avait répondu à aucune de leurs questions disant soit qu’il ne se souvenait de rien, soit qu’il était trop jeune, soit qu’il s’était trompé, soit tout simplement en gardant le silence.
Paul et Roxanne étaient repartis Gros-Jean-comme-devant. Cependant dans la voiture ils avaient jugé que la journée n’était pas complétement gâchée car l’information que leur avait partagé la bibliothécaire sur les camps des groupes protestants valait la peine d’être creusée. Ils pourraient toujours, s’il le valait obtenir un mandat pour faire comparaître Jocelyn en bonne et due forme. De retour au poste de la SQ à Papineauville, Roxanne s’était mise à la recherche des responsables des camps de jeunes protestants qui venaient à Lac-des-Sables trois ou quatre fois l’été faire une célébration dans leur église et profiter du lac et de la plage. Elle avait découvert que le fondateur, le pasteur qui avait construit l’Église au début des années 1950, sur un terrain offert par un certain monsieur Perron, était Charles Duclos un pasteur missionnaire itinérant qui s’occupait alors de toute la région : depuis Turso, Noyan, Lac-des-Sables, Grammond, La Minerve, Vendée, et même jusqu’à Mont-Laurier à presque de cent kilomètres. Cet élan missionnaire avait effectivement provoqué une petite vague de conversions de quelques familles à Lac-des-Sables, mais comme chaque famille ayant entre six et douze enfants, ça faisait beaucoup à la fois. Lorsque le pasteur Duclos avait pris sa retraite, l’église avait périclité, faute de continuité; ses successeurs avaient été des étudiants, des pasteurs intérimaires, des suppléants envoyés par le Consistoire. À cela s’ajoutaient l’éloignement, les enfants qui déménageaient en ville; on avait vite manquer d’argent pour entretenir l’église et on avait dû la fermer. Elle avait connu un regain de vie à la fin des années soixante lorsqu’un pasteur Gaston Dumas, de Montréal, s’était efforcé avec le pasteur de Noyan, de maximiser les ressources et l’environnement de la petite église de Lac-des-Sables. Il y amenait des jeunes de la ville qui campaient sous la tente sur les terrains de l’église de Noyan. L’expédition Lac-des-Sables était toujours l’un des moments forts des camps. La petite communauté restante préparait et parait l’église pour la venue de cette belle jeunesse dont un faisait une grande fête; après une célébration dans l’église, il y avait un pique-nique sur le terrain adjacent et les enfants passaient le reste de la journée dans et au bord du lac. Un après-midi de rêve pour ces jeunes des quartiers pauvres de la ville, comme Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri ou la Petite Bourgogne. Effectivement, 1978 avait été la dernière année de camp. C’était ce Gaston Dumas que Roxanne avait retrouvé dans un centre de soins de longue durée de l’Est de Montréal.
Elle et Isabelle étaient parties le matin pour le rencontrer. Elles étaient arrivées vers 11 heures. À l’accueil on leur avait indiqué un petit homme en survêtement assis dans une chaise roulante dans la salle commune.
-Si vous pouvez lui parler ? Ah oui, Il a encore toute sa tête ! Et il a un sens de l’humour… très particulier, vous verrez !

-Monsieur Dumas, m’entendez-vous ? Me comprenez-vous ? Je voudrais vous parler du camp Bethesda…
Le vieil homme relève légèrement la tête et ouvre les yeux; il observe avec intérêt les deux jeunes femmes pendants quelques instants; elle se tirent des chaises près de lui et s’assoient.
-Ça veut dire Maison de la miséricorde. On peut aussi dire Bethsaïda. C’était une piscine de Jérusalem qui avait cinq portiques, et dont les eaux miraculeuses s’agitaient sous l’action d’un ange.
-Vous étiez responsable de ce camp n’est-ce pas dans les années 1970 ?
-C’était il y a bien des années. Ça n’existe plus. Si vous voulez vous inscrire, il faudra en trouver un autre…
-C’était un camp à Noyan, n’est-ce pas ?
-Oui, sur les terrains de l’église. On avait pas mal d’enfants; on faisait six semaines de camps, tout d’abord une semaine pour les grands, les futurs moniteurs et ensuite les plus jeunes. C’était des enfants de la ville, des enfants des familles pauvres qui ne pouvaient aller à la campagne. Pour eux, c’était extraordinaire; ils allaient de découvertes en découvertes.
-Vous en étiez le directeur, n’est-ce pas ?
-Mais oui; vous avez l’air de tout savoir !
-Non, je ne sais pas tout. Parlez-moi de l’année 1978, par exemple.
-Ç’a été la dernière année.
-Monsieur Dumas, parlez-moi du camp de 1978.
-Ensuite on l’a fermé.
-Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi avez-vous arrêté de faire des camps après 1978 ?
-Les petits enfants…
-Pardon ?
-C’est ça que vous voulez savoir non ? Il aimait trop les petits enfants.
-Qui ça ?
-Leonard Bishop. Vous ne l’avez pas trouvé ?
Paul et Roxanne échangent un regard.
-Vous en avez mis du temps, mais vous avez quand même fini par me retrouver. Je me demandais si la vérité n’éclaterait qu’au ciel !
-Qui était Leonard Bishop, monsieur Dumas ?
-C’était un étudiant en théologie de Vancouver. Il était en processus de formation pour devenir pasteur et il était venu faire un stage ici au Québec, paraît-il pour apprendre le français. Il voulait faire une immersion et français et il avait demandé de faire son stage au Québec. Tu parles ! Il venait chercher de la chair fraîche ! C’est ça qu’il voulait. Moi, j’avais souvent eu des stagiaires, c’était normal, ils doivent faire deux stages… À cette époque c’était deux stages; ensuite ça a été juste un, par mesure d’économie… Peut-être qu’aujourd’hui il ne faut plus rien faire du tout; tout change.
-Donc il était venu de Vancouver…
-Oui, il avait fait sa demande dans son Synode de la Colombie-Britannique et on avait reçu sa demande au Synode de Montréal-Ottawa, et moi j’avais déjà plusieurs années d’expérience. Alors on me l’a confié, surtout qu’il n’y avait pas beaucoup de superviseurs qualifiés qui parlaient français. Il est venu à mon église à Montréal, elle aussi est fermée maintenant, et puis au camp. Il apprenait vite. Il avait le sens de l’humour, les jeunes le trouvaient drôle, il avait le tour. Il était bon comédien : il racontait des histoires le soir et il imitait la voix de tous les personnages. Les enfants se moquaient de son accent, mais lui ça le faisait rire. Il connaissait plein de jeux. Il savait jouer de la guitare. Mais… mais derrière mon dos…
-Qu’est-ce qu’il faisait derrière votre dos ?
-Ils aimaient trop les petits enfants, les petits garçons surtout. Je me souviens de la toute première fois qu’il avait dû préparé une prédication, ça fait partie de leur apprentissage, il avait choisi de prêché sur ce passage de l’évangile, vous savez, quand les femmes amènent leurs enfants à Jésus et que les disciples les repoussent. Jésus leur dit : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez point, car le Royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent…. Et moi je n’ai rien compris, rien de rien ! Ça devait être plein de sous-entendus, mais je n’ai rien vu. Et comment j’aurais pu comprendre ?... Jamais je ne m’en serais douté !
-Qu’est-ce qui s’est passé au camp, monsieur Dumas, à Lac-des-Sables ?
-Je ne m’en suis jamais aperçu, non pas du tout; il était habile, il faisait ça dans les bois, on avait un immense terrain, sous l’eau, peut-être même dans les tentes, toujours en cachette; un vrai terrain de jeu. Au début c’était des chatouilles, puis de petites caresses, il les prenait par le cou, par le bras, par les épaules; il leur pinçait la joue. Ceux qui résistaient ils devait les laisser tranquilles, les autres ça allait plus loin… Il avait le choix ! Et puis les enfants partaient après deux semaines, ni vu ni connu. C’était un prédateur; il savait capturer ses proies : il leur faisait des petits gentillesses, il leur donnait des privilèges en échange d’attouchements, ils agressait les plus faibles. Et un puis un jour à Lac-des-Sables…
-Oui… à Lac-des-Sables…

-C’était notre troisième sortie de l’été à Lac-des-Sables, c’était la dernière semaine du camp. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé; je me suis toujours dit que ça devait être un accident. Mais l’un des moniteurs, appelons-le… appelons-le Matthieu, est venu me chercher en courant presque me disant de venir vite, que c’était urgent, sans avertir les autres. Dans un des coins de la plage, caché par un petit bosquet, il y avait un autre moniteur, disons Marc et un des petits, on va dire Luc qui pleurait, qui reniflait et Marc essayait de le consoler. Et dans l’eau, couché sur le ventre, les pieds sur sortis, le corps de Leonard gisait, noyé…

lundi 9 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 19

                Pour Roxanne, la réunion « au sommet » qui a lieu ce matin dans le bureau de son père Paul Quesnel, chef du poste de la Sureté du Québec, pourrait bien être déterminante dans l’enquête qu’elle mène, avec sa collègue Isabelle Dumesnil; une enquête dans laquelle elles tâchent de découvrir l’identité de la personne dont on a récemment découvert les restes à Lac-des-Sables. Son corps avait été jeté dans une excavation du chantier de construction d’une nouvelle route et avait ensuite été enterré. Le corps est resté là pendant quarante ans et on en a découvert, par hasard, le squelette lors de travaux de réfection de la route. Une enquête qui sert à découvrir son identité certes, mais aussi les circonstances de sa mort.
                Après avoir écouté attentivement les rapports de ses deux enquêteuses, Paul réfléchit quelques instants.
                -Vous avez bien travaillé... Oui, c’est bien. Nous avons plusieurs certitudes… et quelques pistes. Nous savons que la personne dont on a retrouvé les restes était un homme adulte; nous savons aussi qu’il était déjà mort quand son corps a été jeté dans ce trou de chantier et enterré par la suite. Donc, on a sans doute voulu dissimuler quelque chose : une mort accidentelle ou un crime. Ce qui est étrange c’est que quoi qu’il soit arrivé, il semble qu’un tel crime ou qu’un tel accident n’ait laissé aucun souvenir dans la mémoire des gens. C’est difficile à comprendre… Parmi les quelques informations que nous avons reçues de façon anonyme, aucune ne parlait de règlement de compte ou de mort brutale qui aurait eu lieu à cette époque... Il ne semble pas que c’était un village avec un haut niveau de violence; certes on y retrouvait de la petite criminalité – larcins, drogues – mais rien de ce type-là : jamais dans les annales du village n’est mentionné quelque crime violent que ce soit. Donc, il ne semble pas que ce soit un crime relié au trafic de drogues. Cependant, il ne faut rien négliger; il nous faut aller jusqu’au bout de cette piste. Les deux trafiquants notoires de cette époque, Dominique Dompierre et Michel Sabourin, seront faciles retrouver; ça ne donnera peut-être rien, mais il faut aller voir. Isabelle, est-ce que tu peux t’en occuper ?
                -Oui, bien sûr, dit Isabelle.
                -Ça te changera de l’étude des dossiers et des archives. Rien non plus ne nous laisse supposer aussi que cette mort pourrait être reliée à l’attribution du contrat de la route, ni avec le chantier même. Quand tu en auras fini avec les deux vendeurs de drogue, on essaiera de retrouver un ou deux ouvriers de cette époque.
                -Et moi, qu’est-ce que je fais ?
                -L’autre hypothèse qu’il faut examiner est celle d’un accident : il y aurait eu un malencontreux accident, une noyade par exemple, et pour s’éviter des ennuis on aurait se serait débarrasser du cadavre ? C’est la piste que tu vas creuser.
                -Mais si c’était un accident pourquoi vouloir le dissimuler ? Même si on voulait cacher quelque chose, il n’y a aucun témoignage qui vient l’appuyer. Il y aurait eu un accident mortel et on aurait jeté le cadavre dans un trou et personne ne s’en serait souvenu ? C’est dur à croire. C’est comme s’il était tombé du ciel !
                -Ce que tu dis est vrai, mais en même temps on n’a pas fait le tour de toutes les personnes âgées du village; s’il y a eu dissimulation, c’est à peu près sûr que quelqu’un sait quelque chose. Et peut-être qu’il y a quelqu’un qui ne veut pas parler !
Isabelle intervient :
-Mais peut-être que ce "quelqu’un" n’est plus au village ! Il faudrait chercher dans les maisons de retraite, dans les foyers pour personne âgées !
-Très juste ! Tu vois Roxanne que tu as du pain sur la planche.
                -Mais la grande question c’est pourquoi il n’y a pas eu d’avis de recherche ? Pas une seule notice de personne manquante ! Encore que sur place cela pourrait s’expliquer par un complot général, il n’y a rien eu, aucun signalement ni sa famille, ni ses amis; comme si cette personne n’avait jamais existée !
                -Peut-être que ta bibliothécaire pourra t’orienter dans cette voie; peut-être qu’elle ne t’a pas tout dit, qu’elle te cache quelque cho…
                -Juliette Sabourin ! Ça m’étonnerait; elle a tout fait pour m’aider ! s’offusque Roxanne.
                -Très bien, très bien ! Mais peut-être qu’elle ne s’est pas souvenu de tout et que sa mémoire fait défaut… L’autre point à éclaircir est celui de l’accident des chasseurs. Je sais que l’homme était en maillot de bain, mais il faut quand même investiguer. Ce Jocelyn Bibeau avait dix ou douze ans à l’époque. Il se souvient peut-être de certains détails; tu aurais pu creuser d’avantage; il faut aller le revoir et le cuisiner un peu.
                -Le cuisiner ?
                -Tu sais ce que je veux dire…. Nous avons tous une mémoire sélective; il peut y avoir un détail que sa mémoire enregistré mais que son inconscient a rejeté, un détail qui peut revenir à la surface quand on brasse un peu les choses; les émotions reviennent vite qu’on on force un peu la personne à revivre un événement du passé
                -D’accord, mais tu devrais venir avec moi.
                -Pourquoi donc ?
                -Je pense que… qu’il parlerait plus à un policier mâle. C’est ça : il a toujours vécu dans un monde d’hommes, il ne faut pas l’oublier, des chasseurs, des pêcheurs, son père omniprésent. Il n’y a que sa mère mais ces dernières années elle souffrait d’Alzheimer et elle avait perdu contact avec la réalité.
                -Ok, je vais venir avec toi; il faut battre le fer quand il est chaud. Isabelle tu t’occupes des deux petits trafiquants, et nous nous allons à Pontneuf.

-Voudriez-vous faire une tour du village ?
-Pardon ?
En route vers Pontneuf, Roxanne avait demandé à son père de s’arrêter à la bibliothèque de Lac-des-Sables; elle voulait demander à Juliette Sabourin où elle en était dans sa recherche de photos du village de l’époque. Le bureau de tourisme était ouvert; elle avait fait un peu geste de la main à Anouk la tête penchée derrière son comptoir. J’aimerais bien mieux connaître les adolescentes d’aujourd’hui, j’aimerais en rencontrer et découvrir ce qui les préoccupe. Son père l’avait suivie dans la petite bibliothèque. Elle avait fait les présentations et « ils » s’étaient serré la main avec un regard, qui, avait-elle bien vu ?, s’était très légèrement attardé. Juliette leur avait montré quelques clichés en noir et blancs, d’autres en couleurs. Ils avaient passé quelques instants à les regarder se les passant de main à main, commentées par Juliette. Son père ne disait rien. Et c’est en disant que ce serait difficile d’avoir une vue aérienne, que Juliette leur avait demandé s’ils voulaient faire le tour de village avec les quelques photos, ils pourraient mieux comprendre la disposition des bâtiments, la composition des lieux.
-Oui, peut-être qu’on pourrait faire un tour des lieux avec les photos et je pourrais vous les expliquer au fur et à mesure.
-Ça me plairait énormément.

                -Nous allons commencer par le sud c’est le côté du village qui a le moins changé, qui est rester presque tel quel. Le développement s’est fait surtout du côté nord. Le chemin a été élargi, il y a énormément de maison neuves, de chalets transformés en résidences permanentes, des pans entiers de forêt qui ont disparu. Sans compter tout le nouveau secteur qui s’est développé le long de la nouvelle route et qui n’existait pas avant 1978. On va marcher.
                Paul se tourne vers le bâtiment qu’ils viennent de quitter
-C’est l’ancien presbytère ?
                -Oui, il a été transformé il y n’y a pas longtemps. L’église catholique a brûlé il y a plusieurs années et pendant on y a fait les célébrations. Avant ça, elles avaient eu lieu dans l’ancienne église protestante qui se trouvait un peu plus loin vers le nord justement…
               Subitement, en se retournant dans la direction qu’elle pointe, Juliette se fige et s’arrête de parler.
                -Qu’est-ce qu’il y a ? Vous pensez à quelque chose ?
-Oh, mais tout d’un coup je pense à quelque chose qui m’était tout à fait passé de l’esprit. Comment il se fait que je n’y ai pas pensé plus tôt ? Je suis bête. À l’époque cette petite église protestante était en activité. L’été seulement car on ne pouvait pas la chauffer l’hiver. Il y avait une série de groupes de jeunes qui venaient l’été, toutes les deux semaines; je crois que ça avait commencé dans les années 1950 ou quelque chose comme ça; c’est sûr qu’on trouverait les détails dans le livre du cinquantenaire. Ils avaient un terrain et ils y avaient construit une église; c’était un nouveau converti qui leur avait donné le terrain et ils avaient trouvé des fonds, des dons ou je ne sais pas trop, pour graduellement faire les fondations, puis les murs et le reste. Et tout ça à bras d’hommes ! Les jeunes s’amusaient bien. Ils arrivaient tôt le matin, ou bien dormaient sous la tente, ils travaillaient toute la matinée et ils passaient l’après-midi dans le lac. L’église pouvait contenir une quarantaine de personnes. Il y avait des chaises, une chair, des fenêtres nues, sans vitraux. Qui était le pasteur d’origine, je ne sais pas, mais, et c’est ça le détail qui m’avait échappé, c’est que ces groupes de jeunes protestants venaient encore à Lac-des-Sables dans les années 1970. Ils venaient le dimanche; ils arrivaient un plein autobus d’école, et dans plusieurs voitures aussi. Il y avait une célébration, un pique-nique et ils passaient l’après-midi à la plage. Il y avait vraiment beaucoup de petits enfants ici cette journée-là. À l’époque elle était beaucoup plus grande. Je m’en souviens car avec l’une de mes amies, Vicky, on avait joué, à "la bouteille", un jeu d’adolescents où on fait tourner une bouteille et il fait embraser la personne qu’elle pointe. On jouait avec les moniteurs. Moi j’avais dix-sept ans cette année-là, je veux dire en 1976; on avait embrassait pas mal de beaux garçons; ça faisait changement de nos camarades de classe mal dégrossis. Je me souviens que les fils du pasteur qui y jouaient. Le pasteur n’était pas là : il était occupé à faire des visites aux quelques familles protestantes du village. Et le soir, on faisait des saucisses et ensuite ils repartaient. En plus de l’autobus, il y avait plusieurs voitures, des parents, des amis, des membres de l’église. Ils venaient deux ou trois fois par été. Ils venaient et ils repartaient sans laisser de trace. Et je me dis qu’eux, aucun d’entre n’étaient enregistré, ils n’allaient pas à l’hôtel. En 1977, et 1978, j’ai travaillé pour me faire un peu d’argent pour payer mes études alors je n’ai pas participé à ces petites… festivités. Et ensuite, très peu de temps après les camps n’étaient plus là; les groupes ne sont plus revenus. La petite église protestante a été fermée; elle est devenue catholique, quand la vraie église catholique a brûlé.

                Paul et Roxanne se regardent. Cette dernière se dit qu’elle c’est la deuxième fois en quelques minutes qu’elle aurait envie d’embraser sa Juliette !

lundi 2 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 18

-Je vais revenir car ça va me prendre des outils, un marteau ou un tournevis, pour ouvrir le coffre.
-Vous pouvez briser la serrure si vous voulez, ça ne me dérange pas.
-Vous êtes sûr ?
-Ouais, c’pas grave; de toute façon il faudrait que je jette tout ça; ça ne sert plus à rien. J’aurais dû déjà m’en débarrasser. Quand on était jeune, mon frère pis moé… Y’est en prison, vous savez…
-À Kingston ?
-Oui… Pour trafic de drogues...
-Qu’est-ce que vous alliez dire sur votre frère et vous quand vous étiez jeune ?
-Tout le monde au village nous connaissez. Pour vrai, tout le monde connaissait tout le monde et tous les parents connaissaient les enfants des autres. Et beaucoup des autres enfants venaient chez nous parce que c’était comme un Parc d’amusement; on pouvait jouer à cachette toute la journée. Pis mon père avait toujours des bonbons ou des friandises pour tout le monde. Ma mère nous trouvait fatigants, mais mon père ça lui faisait rien… Il aimait les enfants… Il aimait la compagnie…
-Mais…
-Mais rien, je sais pas pourquoi j’vous raconte ça; ça n’a rien à voir avec ce que vous cherchez… Avec mon frère pis moi, il était différent; c’est tout; c’était pas toujours drole... J’dois avoir un marteau à quelque part. J’vais aller le chercher.
Jocelyn Bibeau disparaît dans l’escalier qui mène au sous-sol et Roxanne l’entend déranger quelques boîtes.
Il remonte avec un marteau dans la main.
-Le v’là !
Pendant un court instant, Roxanne hésite : est-ce que c’est la bonne chose à faire ?
-Allons-y. On va ouvrir ce maudit coffre.
Il commencer taper rageusement sur la serrure de la vieille malle, qui résiste. Roxanne demeure un peu surprise de voir cet homme corpulent déployer tout-à-coup une telle énergie.
-Tabaslac ! On va-tu en v’nir à bout ?
-Je peux vous remplacer si vous voulez ?
-Non, non, ça va; j’vais l’avoir, la maudite.
Il se remet à taper férocement. La serrure tient bon mais les ferrures commencent à fléchir. Encore quelques coups bien placés et le tout cèdera.
-Enfin ! On l’a eue !
Il dépose le marteau sur le sol. Lentement il ouvre le lourd couvercle de la malle sur un amoncellement de papiers, de dossiers, de carnets de comptes, de registres pêle-mêle. Ça sent l’humidité et la moisissure à plein nez. Pendant quelques instants il farfouille dans le tas.
-C’est n’importe quoi ça !
-Oui…
-Vous allez fouiller tout ça pour trouver quoi… quelle année encore ?
-1978.
-Bonne chance.

Roxanne finira par trouver. En deux heures et demi, elle a sorti un à un les dossiers, les documents, les divers carnets et registres en mettant de côté tout ce qui concernait l’année 1978, ainsi que plusieurs photos, surtout des groupes avec leurs trophées de chasse. Régulièrement, Jocelyn Bibeau montait l’escalier pour voir où elle en était rendue. Il lui a apporté un café instantané qu’elle a accepté avec un sourire, puis quelques biscuits à demi brisés, et enfin juste un verre d’eau pour « l’aider avec la poussière ». Quand elle a voulu tout replacer du mieux possible dans la malle, Jocelyn Bibeau lui a dit de s’arrêter.
-Laissez faire ! J’vais tout mettre ça au feu. C’est même pas la peine de me rapporter ce que vous prenez.
-Une dernière question, monsieur Bibeau; votre frère, Roger, quand il était jeune à Lac-des-Sables, est-ce qu’il était impliqué dans le trafic de drogues ?
-J’sais pas trop… Il en vendait un peu, mais c’était surtout du pot.
-Et est-ce qu’il a été impliqué dans un accident, disons une bagarre ou même un règlement de compte ?
-Non, non jamais; Lac-des-Sables était un village tranquille; trop tranquille; il ne se passait jamais rien.
Après avoir correctement remercier Jocelyn qui lui a répondu par un sourire sincère et gêné, elle emporte avec elle ce qu’elle a trouvé et le dépose dans sa voiture. Elle démarre avec un dernier signe de la main quitte Pontneuf avec, en tête, beaucoup de matière à réflexion.

Elle rentre dans son bureau au poste de la Sureté du Québec à Papineauville. Et aussitôt elle se met à éplucher son butin.
Elle trouve rapidement la liste et le nom des clients : 155 visiteurs durant l’été. Pour une petite auberge d’une dizaine de chambres, c’est beaucoup, si on compte que la saison totalise environ 150 nuits. Certains sont venus pour une fin-de-semaine, la plupart pour une semaine ou même plus mais rarement. Il y quelques relevés de carte de crédit, des talons de chèques, mais il semble à Roxanne que la plupart des clients payaient comptant. Ça faisait beaucoup d’argent en circulation; et ça n’a pas attiré les convoitises ?
Roxanne trouve aussi des reçus d’achats des marchandises et du matériel, la nourriture, les produits d’entretien. Elle se fait la remarque que selon ces reçus il y a eu très peu de dépenses. Probablement que beaucoup d’achats ont été payés en espèce ou même sous la table, donc pas comptabilisés.
La très grosse majorité des clients étaient des hommes évidemment; Roxanne découvre que seule une dizaine de femmes ont séjourné à l’auberge « Chez nous, c’est chez vous » cet été-là. Ça devait être pas mal la même chose les autres années. Je me demande si l’inconnu du chantier a séjourné à l’auberge. Et comment savoir si l’un des clients a manqué à l’appel. Je ne peux quand même pas essayer de rejoindre les 155 personnes et leur demander s’ils sont tous revenus chez à la maison sains et sauf ?

Roxanne en est là dans ses recherches, lorsque Isabelle cogne à sa porte.
-Ça y est j’ai terminé !
-Ah, bonjour Isabelle. Terminé d’éplucher les archives de Lac-des-Sables ?
-Oui, ma chère.
-Alors, c’était fructueux ?
-Ce que j’ai trouvé ce sont les magouilles habituelles dans ce genre de petit milieu, la connivence entre les élus et le monde des affaires; le traficotage dans les attribution, même dans les chiffres des budgets; chacun voulait s’en mettre plein les poches. Mais ce qui peut être intéressant c’est qu’il y avait un groupe d’opposition à la nouvelle route, un groupe minoritaire, mais bruyant : des expropriés surtout, mais aussi un groupe de jeunes qui trouvaient que le chantier offrait très peu de nouveaux emplois aux jeunes chômeurs du coin, mais engageait plutôt des ouvriers spécialisés qui venaient d’ailleurs.
-Oui…
-Alors que jamais personne auparavant ne se présentait aux sessions du conseil, ils sont venus plusieurs perturber les délibérations et une ou deux fois ça a brassé pas mal.
-De la violence ?
-Du brasse-camarade en fait; et probablement qu’il y a eu des menaces de représailles ou d’autres choses… Et toi ?
-Pas grand-chose; j’ai retrouvé les papiers de l’auberge principal de ces années-là et j’ai même trouvé la liste des clients de l’été, mais là je suis un peu coincée : je ne sais pas trop où toutes ces recherches, les tiennes et les miennes vont nous mener. Il va falloir consulter mon paternel, sans doute !
-Minute papillonne ! Il arrivé quelque chose d’intéressant ce matin : le rapport du laboratoire médico-légal !
-Et tu ne me l’as pas dit !
-Tu ne me l’avais pas demandé !
Roxanne fait des gros yeux à sa collègue.
-Écoute-moi. Il s’agirait d’un homme dans la trentaine, en bonne santé, mesurant entre un mètre 60 et 1,65; on a trouvé quelques restes de quelques cheveux bruns. Il était bien alimenté et ne semblait pas souffrir de maladie. Une ancienne facture à un doigt, un petit bout d’os qui s’était détaché, probablement en faisant du sport ou une chute de vélo. Il lui manquait une dent du côté droit, qui est tombée ou mieux qui a été arrachée sans doute une dizaine d’années auparavant; on peut le savoir car les autres dents ont eu le temps de prendre un peu de place. Il n’avait pas de malformation apparente sauf une jambe légèrement plus courte que l’autre, mais personne n’a les deux côtés exactement proportionnés. Il était couché sur le ventre, donc avec quelques micro fractures aux côtes causées par sa chute. Et maintenant le plus beau : ce n’est pas la chute qui l’a tué, il était mort avant ! On le sait par les fractures de côtes. Mais il n’est pas mort non plus de mort violente : il n’y a pas eu de mauvais traitement, il n’y a pas de coups apparents : pas de blessure, pas de trace sang. La mort est dû à autre choses, un cause « douce », si on peut dire, qui ne laisse pas de trace : strangulation, étouffement, suffocation, syncope, crise cardiaque, infarctus…
-Ou noyade…

-Ou noyade.