lundi 27 juin 2016

Trahisons
Chapitre 5

L’avis de recherche concernant Joannie Delorme envoyé aux postes de SQ et aux autres corps de police ne donnait toujours rien. Un dossier numérisé à son nom avait envoyé dans l’ordinateur de toutes les équipes et les autos patrouilles avec sa photo pixélisée pour reconnaissance instantanée. En ce lundi matin, l’avis de recherche venait d’être changé en alerte Ambert pour être diffusée à la télévision, la radio, les réseaux sociaux, avec une description des signes distinctifs de Joannie : sa taille, son poids, la couleur de ses yeux, de ses cheveux; on décrivait aussi les vêtements qu’elle portait au moment de sa disparition, son allure, et un numéro de téléphone pour toute information à son sujet. Dans cette seule première journée, sa photo sur Facebook sera relayée plus 10 000 fois. Mais pour l’instant, Roxanne n’avait aucune nouvelle concluante. Elle et Turgeon étaient retournés au pont de la Chute Albert avec Alexandre et sa mère. Le jeune garçon lui avait montré l’endroit où il s’était caché le vendredi soir lorsque Mélissa d’était retournée vers Joannie et qu’il avait eu peur d’être vu. Ça correspondait à ce que Mélissa avait indiqué. Alors que Turgeon conduisait, Roxanne avait remarqué qu’au moment où ils étaient passés, tant à l’aller qu’au retour, devant la maison de la famille Roy-Delorme, Alexandre s’était comme tassé sur le siège arrière de la voiture de police. Ils avaient ensuite ramené la mère et son fils, qui n’avaient pas échangé un mot de toute l’opération, chez eux et Roxanne leur avait remis sa carte en enjoignant Alexandre de lui téléphoner s’il se souvenait de quoi que ce soit d’autres qui pourrait faire progresser l’enquête, même les détails qui pouvaient sembler les plus insignifiants.
Enfin, elle avait terminé sa journée par une dernière visite chez les parents de Joannie, qui étaient désespérés. Sa mère était au bord e l’hystérie; elle n’avait pas dû dormir beaucoup. Le père était moins agressif mais tout aussi méfiant, surtout qu’elle était venue les voir que pour leur dire que tous les efforts étaient mis pour retrouver leur fille et leur demandé si eux, ils avaient du nouveau; mais ils n’en avaient pas. La maison était en plein branle-bas de combat; quantité de personnes entraient et sortaient, par devant, par en arrière, en un continuel va-et-vient. Presque toutes en même temps parlaient ou s’activaient sur leurs téléphones cellulaires, partageant les moindres bribes d’information. Plusieurs d’entre elles lui avaient fait des suggestions ou lui avaient soumis leur hypothèse sur ce qui avait pu se passer. Elle en avait presque eu mal au cœur.
Tôt ce matin, Roxanne avait confié à Yannick l’ordinateur portable de Joannie; son cellulaire était toujours introuvable. Probablement elle devait l’avoir avec elle; est-ce qu’elle l’a toujours et qu’elle ne répond pas, ou alors elle ne l’a plus ?
-Tu cherches tout ce que qui pourrait indiquer par exemple qu’elle voulait fuguer, ou qu’elle s’apprêtait à partir; sa liste de contacts, ses dernières rencontres; ses recherches sur internet sur des sujets graves comme la mort ou le suicide, ou sur telle ou telle destination, sur les horaires d’autobus par exemple; enfin, tout ce qui peut paraître suspect.
-Je m’en occupe; ne t’inquiète pas. Tu auras ça cet après-midi.
-Merci.
Maintenant, elle était assise dans le bureau de son père, avec Turgeon. Ils lui avaient fait leur rapport, avaient décrit l’affaire de la disparition de Joannie, lui avaient fait part de leurs impressions; elle avait résumé les interrogatoires des deux jeunes, Mélissa et Alexandre, qui semblaient être les deux dernières personnes à l’avoir vue vendredi soir. Paul les écoutait attentivement.
Paul Quesnel n’aurait pas dit qu’il se sentait comme un nouvel homme, mais quelque chose, cependant, avait changé dans sa vie. Et ça, c’était dû à sa Juliette. Sa Juliette, c’est Juliette Sabourin, retraitée de la Commission scolaire, fondatrice et responsable de la petite bibliothèque de Lac-des-Sables et responsable aussi du bureau de tourisme saisonnier de la petite municipalité. Il l’a rencontrée par l’entremise de sa fille Roxanne. Juliette avait joué un rôle-clé dans la résolution de l’affaire de la découverte de restes humains dans un chantier de réfection de la route. Roxanne était tombée la première sous le charme de Juliette et, sous prétexte qu’elle était un témoin important, elle avait insisté pour que Paul la rencontre; puis à l’aide d’un subterfuge peu subtil, elle avait organisé une rencontre où ils s’étaient retrouvés seul seule. Et il était tombé sous son charme à son tour. En fait, certes, il n’avait pu qu’être impressionné de l’élégance de Juliette, de sa simplicité, de son naturel, et il certes il avait dû s’avouer qu’elle était une belle femme. Mais au début, il s’était méfié; mais méfié surtout de ses propres sentiments à lui. Après son divorce d’avec sa femme Monique, il y a presque vingt ans, il n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rechercher la compagnie d’autres femmes. Il aimait son travail, comme enquêteur, puis comme commandant de poste, à la Sureté du Québec, et il s’y investissait entièrement. Il savait au fond de lui qu’il était en bonne partie responsable de l’échec de son mariage, et que probablement une autre liaison se terminerait de la même façon. Alors, à quoi bon essayer ?...
Alors… il avait accepté de boire une tasse de thé, puis deux, dans le mini-salon de thé que Juliette avait installé dans sa bibliothèque. Il avait accepté de l’écouter et même de se confier un peu, de parler de lui, et somme toute il avait passé un moment très agréable. Il s’étaient vus quelques fois, sporadiquement, le plus souvent avec Roxanne, toujours dans des lieux publics, au restaurant, dans un spectacle, dans un parc. Une seule fois, ils étaient allés marcher au Parc de la Chute de Plaisance, qu’ils connaissaient tous les deux, mais qui est toujours magnifique. Paul avait alors d’avantage regarder le paysage que sa compagne. Il n’était pas tombé amoureux la première fois, ça non. En fait, c’était Roxanne qui était tombée pour ainsi dire amoureuse de Juliette, et réciproquement. Très vite, elles étaient devenues très bonnes copines. Chez l’une ou chez l’autre, elles passaient des soirées à se faire des dégustations et pas seulement de thé, scandées par des cascades de fous-rires aussi bruyantes que la chute de Plaisance. Juliette parlait de livres et ne cessait de suggérer des lectures à Roxanne même si celle-ci n’avait pas toujours le temps de tout lire.
En fin de semaine, Paul s’est enfin décidé. Il a solennellement invité Juliette samedi soir à un repas chez lui. Comme il aime cuisiner, il s’est dit que ça vaudrait la peine de tenter le coup. Il lui a préparé des recettes qu’il connaît bien, des valeurs sûres : après quelques amuse-gueules, petite entrée au saumon fumé, escalopes de veau avec rottini et sauce italienne aux fines herbes, légumes au miel, et salade aux pommes et noix. Pour terminer, quelques petites bouchées de fromage, comme les irrésistibles Pied-de-vent des Îles-de-la-Madeleine et Louis-D’Or, de Sainte-Élizabeth-de-Warwick. Pour dessert, simplement une salade de fruits avec un soupçon de grenadine. Et pour le vin, un rosé Pétale de rose, dont il aimait le nom et la couleur, pour les hors d’œuvres et un Vieille Église pour le repas.
Tout s’est bien passé. Juliette était un peu en avance, et elle l’a surpris le tablier encore autour de cou. La table était déjà impeccablement dressée. Juliette, qui n’en avait pourtant pas besoin, avait été conquise. Et le reste de la soirée, il avaient appris à se connaître, jusque tard dans la nuit.
Roxanne termine son exposé :
-Pour résumer, pour l’instant il s’agit toujours d’une disparition. Fugue ou enlèvement, je ne sais pas. Mélissa cache quelque chose c’est certain quant à sa rencontre avec Joannie. Est-ce qu’elle sait quelque chose qu’elle ne veut pas dire, qu’elle ne peut pas dire ? Est-ce qu’elle veut protéger son amie ? Ont-elles fait un pacte ? Quand à Alexandre, son rôle est loin d’être clair aussi, ni avant ni pendant, ni après. Son histoire de s’esquiver pour les laisser seules est un peu boiteuse. On peut d’ores et déjà penser à plusieurs hypothèses : la première, Joannie a fait une fugue avec la complicité de Mélissa. Elles se sont effectivement donné rendez-vous, mais était-ce pour permettre à Joannie de s’enfuir ? Mélissa l’aurait aidée ? Pour fuir quoi ou qui ? Fuir Alexandre ? Sa famille ? Malgré les apparences, ça n’allait pas au beau fixe entre Joannie et son père. Au point où elle voulait quitter la maison ? Les deux filles savaient que sa mère ne s’inquiéterait pas avant le lendemain dans la journée. Y a-t-il une troisième personne d’impliquer ? Un homme ? Une femme ? Qui serait arrivé au rendez-vous en voiture Jonnaie ? Deuxième hypothèse, un enlèvement; « quelqu’un » guettait Joannie et l’aurait enlevée après qu’elle ait quittée Mélissa ? Un total étranger ? Alexandre ? Alexandre avec quelqu’un d’autre ? Mais ça ne leur laissait pas beaucoup de temps, et le rôle de Mélissa ne cadre pas dans bien dans ce scénario. Troisième hypothèse…
-Oui…
-Un suicide…
-Mmmm…
-Joannie a dit à Alexandre qu’elle ne voulait plus le voir, c’était peut-être comme un adieu. Peut-être qu’elle a fixé rendez-vous à Mélissa pour lui dire la même chose, et qu’ensuite, une fois partie, elle...
-Elle… Je crois savoir à quoi tu penses.
-Elles auraient fait un pacte de suicide !?... Elles se seraient donné rendez-vous au pont de la Chute pour se suicider ensemble, et au dernier moment Mélissa aurait reculé ?... Ça expliquerait ses fabulations et les incohérences de ses réponses !
Turgeon intervient pour la première fois :
-Ça s’est déjà vu… Les deux se sont déjà vu : des pactes de suicide et quelqu’un qui recule à la dernière minute.
-Papa; j’ai besoin que tu me donnes l’autorisation de fouiller les berges de la rivière.
-Tu n’as pas besoin de mon autorisation pour ça; tu peux y aller toi-même.
-Je sais, je peux y aller moi-même… Mais, je crois qu’il faudrait y aller avec toute une équipe, un poste de commandement, une ambulance; peut-être qu’on ne trouvera rien, mais il faut prévoir à toute éventualité.
-Et tu aimerais que je sois là ?
-Oui, c’est toi le patron; c’est toi le responsable des crimes majeurs. Et puis j’avoue que me sens mal à l’aise : une jeune fille bien rangée, qui disparaît comme ça sans laisser de trace, je n’ai jamais été confrontée à cette situation…
-Et tu crains le pire…
-Oui, honnêtement, un peu.

-Tu ne veux pas être celle qui trouvera son corps.

lundi 20 juin 2016

Trahisons
Chapitre 4

-Raconte-moi ce que tu as fait vendredi soir.
Roxanne et Turgeon avaient examiné attentivement les alentours de l’arbre en question, un érable probablement centenaire, près du pont de la chute Albert sur le Chemin-de-l’Ancien-Moulin, sans trouver quoi que ce soit de concluant à part de l’herbe qui pouvait sembler avoir été par les pieds d’une personne. À cet endroit, le chemin faisait une large courbe, en même temps qu’il commençait à descendre rapidement. Le pont lui faisait franchir les remous bouillonnants de la Petite Rouge, ensuite le chemin remontait lentement et continuait vers le sud. La rivière, elle, poursuivait son périple plus vers le sud-ouest. Oui, l’herbe pouvait avoir été piétinée autour de l’arbre, mais il n’y avait aucune trace de pas vraiment identifiable. S’ils espéraient trouver un quelconque indice comme un papier mouchoir souillé, ils en furent quittes pour leurs efforts.
 À la suite de quoi, ils s’étaient rendus à la résidence de Marjorie Desjardins, la mère d’Alexandre de l’autre côté de Ripon, à l’embranchement du rang des Hirondelles.
C’est elle qui est venue ouvrir la porte.
-Bonjour madame; je suis Roxanne Quesnel-Ayotte, officière de la Sureté du Québec. Vous devez être au courant de la disparition de Joannie Delorme.
-Bien sûr ! Tout le village le sait ! C’est ben épouvantable. Pensez-vous que c’est un kidnapping ?
-Nous n’en savons rien pour l’instant; un avis de recherche a été lancé et nous attendons des nouvelles. Pour l’instant, nous ramassons des informations…
-Pensez-vous que c’est une fugue ? Ça, ça s’peut, vous savez. Après tout, avec Joannie…
-Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
-Oh, rien… mais depuis qu’elle s’était embarquée dans cette secte, ça n’allait pas bien avec ses parents, avec son père surtout. J’vous garantis qu’il n’aimait pas ça, mais qu’est-ce qu’il pouvait bien faire ?… Il ne pouvait pas l’attacher. C’est eux qu’ont dû l’enlever pis qui la gardent cachée !
-Est-ce qu’Alexandre est ici ? Nous voudrions lui poser quelques questions…
-Alexandre ?? Qu’est-ce qu’il a fait ?!
-Rien bien sûr, mais nous essayons de ramasser le plus d’information possible sur Joannie, et à ce qu’on m’a dit, il est son petit ami. Il doit bien la connaître. Ils devaient passer du temps ensemble et peut-être qu’elle lui a fait des confidences; tout ce qu’il pourra nous dire sur elle pourra nous aider.
-Il n’est pas ici pour l’instant !
-Savez-vous où je pourrais le trouver ?
-Je ne sais pas; il est peut-être chez son ami Wilfrid.
-Est-ce qu’on peut l’appeler sur son cellulaire ?
-Oui, ça devrait.
-J’aimerais ça le voir aujourd’hui; vous pouvez assister à la rencontre, bien sûr.

-Alexandre, tu dois bien la connaître Joannie, vous sortiez ensemble. Est-ce qu’elle t’as raconté quelque chose récemment…
-Sur quoi ?
-Je ne sais pas… Sur le fait qu’elle ne s’entendait pas bien avec son père par exemple, ou qu’elle voulait quitter sa famille.
-Non, non; elle m’a rien dit de ce genre-là.
-Est-ce qu’elle te semblait déprimée ces derniers temps ?
-Déprimée ? Non ! Au contraire, elle était toujours de bonne humeur !... Avec tout l’monde !... Sauf ave moi !
-Sauf avec toi ? Elle n’était pas ta « blonde » ?
-Ça c’était avant !
-Raconte-moi ce qui s’est passé vendredi soir…
-Vendredi soir ?? Rien, rien; je suis revenu chez moi après l’école et je suis resté ici pas mal toute la soirée.
-Joannie venait de t’annoncer que c’en était fini de votre couple; ça a du te bouleverser, non ? Tu n’étais pas trop déprimé ?
-Comment vous savez ça ?...
-Est-ce que c’est vrai ?
-Oui… c’est vrai elle m’a dit qu’elle voulait casser. Ça faisait presqu’un an quand sortait ensemble.
-Elle t’a dit pourquoi ?
-Ben non ! C’est ça qui est pire ! Elle ne m’a pas donné de raison; elle m’a dit qu’elle avait ses raisons, que ça ne pouvait plus continuer comme ça, qu’on n’était pas faits pour être ensemble; qu’on pouvait se voir comme amis, mais pas plus; elle ne voulait plus sortir avec moi, pour aller danser ou au cinéma. C’était fini ! Je ne comprenais pas pourquoi !
-Quand est-ce qu’elle t’a dit ça ?
-Le jour même, vendredi. On était dans la parc en avant de l’école. J’avais été la trouver à la cafétéria, mais elle m’a dit qu’elle avait quelque chose d’important à me dire. Alors on est sorti; juste devant l’école il y a un espace vert avec des arbres comme un parc. Ce là qu’on est allés.
-Elle t’a annoncé ça sans aucun signe avant-coureur ?
-Non, rien.
-Tu ne doutais de rien ?
-Non, je savais rien !... Ben, en fait quand j’y ai pensé après, depuis l’été elle n’était plus la même; elle s’était distancée. On se voyait moins; c’est vrai que moi j’étais plus souvent avec mes chums, Wilfrid, Timmy, Farago, pis la gang de gars de secondaire cinq, mais je l’aimais toujours.
-Et tu n’as pas essayé d’aller la voir le vendredi soir ? Par exemple, pour vous expliquer, ou pour t’excuser ?
-Non, non ! J’suis resté ici !
-Tu étais ici, chez vous, toute la soirée ?
Pendant quelques instants Alexandre regarde sa mère qui le retourne son regard.
-C’est vrai, je suis sorti. J’étais tellement en à l’envers, j’comprenais rien, ça pouvait pas finir comme ça ! Je l’aimais encore ! On avait vécu de tellement belles affaires ensemble. Je suis allé chez elle, mais je ne l’ai pas vue.
-Elle n’était pas là ?
-Pour dire vrai, oui, je l’ai vue, mais j’ai marché jusqu’à chez elle, je l’avais pas appelée et au moment où j’arrivais chez elle, de loin, je l’ai vue sortir. Là j’ai figé ! Je savais plus quoi faire ! Elle s’en allait vers la rue du Moulin. Je me doutais ben qu’elle devait s’en aller voir son amie Mélissa. C’était vrai. Alors, je sais pas ce qui m’a pris, je l’ai suivie, sans me faire voir. Je l’ai suivie de loin; je savais où elle allait; elle allait chez Mélissa. Mais là, au moment où elle est arrivée au pont, elle a appelée Mélissa qui l’attendait. Elle s’étaient donné rendez-vous parce que Mélissa l’attendait.
-Oui… Ensuite ?
-Ben là Mélissa s’est retournée…
-Oui. Mélissa s’est retournée…
-Oui ! Pis elle presque m’a vu ! Pour dire vrai, je ne sais pas si elle m’a vu; j’étais quand même assez loin, en haut de la côte. Mais comme j’étais déjà au bord du chemin, et je me suis vite caché derrière un arbre. Mais je les entendais pas. Elles étaient pas loin, mais la chute faisait trop de bruit. Pis là j’ai eu peur; non : j’ai eu honte. Alors je suis pas resté et je suis parti et je suis revenu chez nous. C’est la vérité j’vous jure !
-Où était Mélissa quand Joannie l’a appelée ?
-Elle était sur le pont, elle était appuyée sur le rebord; je crois qu’elle regardait la chute.
-Tu te souviens de ça; pourtant il faisait presque nuit et tu étais loin ?
-Non, je l’ai vue, j’vous jure; j’étais en arrière de Joannie et je l’ai vue sur le pont.
-Est-ce que tu pourrais me montrer quel arbre derrière lequel tu t’es caché ?
-Ouais; j’pense bien.
-On va y aller dans quelques instants. Avant ça, une dernière question : pendant que tu marchais en suivant Joannie, as-tu vu des voitures passer ?
-Des voitures ? Ouais, deux, trois…
-Dans quel sens elles allaient ?
-J’pense qu’il y a eu au moins une qui s’en allait et une ou deux autres qui sont entrées dans le village.
-Et puis quand tu es revenu, est-ce que tu as vu des voitures ?
-La même chose, deux ou trois. J’ai pas fait attention.
-Il n’y a aucune de ces voitures que tu as reconnue ?
-Heu… Une de celles que j’ai vu quand je suis parti, j’pense que c’était celle de monsieur Rochon; pis en revenant une autre, celle de Gilbert; un des frères de Mélissa.
-Bon allons au pont de la chute Albert, maintenant; tu nous montreras où tu t’es caché. Vous pouvez venir madame Desjardins, si vous le voulez.

-Certain que j’vas venir.

lundi 13 juin 2016

Trahisons
Chapitre 3

Roxanne réagit à cette remarque de Mélissa :
-Ce que tu dis c’est que tu crois avoir vu quelque chose ou quelqu’un qui se serait caché derrière un arbre ?
-En fait, j’ai cru voir un mouvement, mais comme je l’ai dit le soir tombait et je n’ai rien pu distinguer de précis.
-C’est extrêmement important; il faudrait aller vérifier sur place. Je pense à quelque chose : est-ce que tu serais d’accord pour aller tout-de-suite au pont de la chute Albert et que tu me montres près de quel arbre tu as cru voir quelque chose ? Peut-être qu’on pourrait trouver quelque chose ?
Puis se tournant vers ses parents :
-Si vous êtes d’accord évidemment. J’espère que vous n’y verrez pas d’inconvénient; vous savez, peut-être qu’il y aurait des indices, on ne sait jamais… et vous pouvez venir avec nous bien sûr.
-Je sais pas trop… Bon, c’correct, si on peut venir avec vous, alors ça va.
-Je vous promets qu’après ça, ce sera tout.
-Oui, on va venir; on va le faire pour Joannie.
-Merci, j’apprécie beaucoup .Ça ne te dérange pas Mélissa ? La moindre petite chose pourrait nous aider à retrouver Joannie, et c’est toi qui m’as demandé de la retrouver, n’est-ce pas ?
-Bon, bon, allons-y; je vais vous montrer.
-Mais juste avant, juste une dernière question. Tu dis que vous vous êtes quittées vers 7h45…
-C’est ça, oui.
-Et tu es revenue ici directement ?
-Oui.
-Donc  tu as marché depuis le pont de la Chute Albert jusque chez toi…
-…Oui, comme d’habitude.
-Et sur le chemin du retour, tu n’as croisé personne ?
-Non, personne.
-Tu n’as vu personne ? Il n’y avait personne d’autre sur le chemin ? Une voiture, par exemple, ne serait pas passée, dans un sens ou dans l’autre ?
-Vous savez, il y a peut-être bien eu une voiture qui est passée, mais je ne m’en souviens pas.
-Tu ne te souviens pas si une voiture serait passée…  Ça prend… Combien ? Une vingtaine de minutes pour revenir jusqu’ici à pied, et pendant ces vingt minutes, tu n’as vu aucune voiture ?
-Je ne sais pas… Je vous dis que je n’ai pas fait attention. Je pensais…
-Tu pensais…. Tu pensais à quoi ?…
-J’pensais à toutes sortes d’affaires… Mais en même temps j’pensais à rien de particulier.
-OK, ce n’est pas grave; l’important est que tu n’as pas vu de voiture. Tout ce que tu peux nous dire nous aide, tu sais. Et après ça, en rentrant ici, ça devait être vers huit heures, ou heures dix…
-Oui, à peu près.
-Qu’est-ce que a fait en entrant ? Tu as parlé à quelqu’un ?
-Je suis montée dans ma chambre; j’ai chatté un peu et je me suis mise au lit. Rien d’autre.
-Très bien. Et c’est le lendemain, samedi, vers 11 heures que la mère de Joannie, Madeleine Roy, a téléphoné pour avoir des nouvelles de sa fille ? Elle t’a appelé sur ton cellulaire ?
-Oui, mais je lui ai dit la même chose que je vous ai dite : que Joannie et moi on s’était rencontrées au pont puis qu’on était parties chacune de notre côté.
-Comment elle a réagi ?
-Elle avait l’air inquiète, mais je savais pas quoi lui dire. Quand elle a rappelé en après-midi, là elle avait vraiment l’air en panique; elle avait appelé tout le monde, tous nos amis, et elle n’avait aucune nouvelle.
-Alors tu t’es rendue chez elle ?
-Oui; ils avaient appelé la police qui ne pouvait rien faire. Alors on a fait un message sur Facebook, des choses comme ça. On est même allés au pont et on l’a appelée, mais ça rien donné. Vers l’heure du souper, je suis revenue à la maison.
-Oui, la suite, je crois que je l’a connais… On va à la chute maintenant…

Roxanne et Turgeon sortent de la maison suivis de Mélissa avec ses parents qui se dirigent vers leur voiture.
-Si vous le permettez, monsieur Lemieux, je vous demanderais de me suivre. Mélissa, voudrais-tu monter dans ma voiture ? Tu pourras nous guider comme ça.
-Si vous voulez.
-Merci, Mélissa; viens, monte en arrière.

Après un court trajet d’un kilomètre :
-Voilà le pont, juste en avant !
-OK, on va s’arrêter ici, à bonne distance.
Turgeon arrête la voiture; Roxanne sort et se retourne vers les parents de Mélissa qui se sont aussi arrêtés :
-S’il vous plait, je vais vous demander de rester ici, un peu à l’écart. Mélissa, montre-moi où tu étais quand tu attendais Joannie, vendredi soir.
-J’étais ici appuyée sur le rebord du pont…
-Et qu’est-ce que tu faisais ?
-Rien, je faisais juste regarder la chute.
-Alors place-toi comme tu étais, tu veux bien ?… Voilà… Et là Joannie est arrivée de l’autre côté en provenance du village, et elle t’a appelée. C’est ça ?
-Oui…
-On va demander à l’agent Turgeon d’aller se placer à l’endroit où elle était… Est-ce que c’est là ?
-Un peu plus loin… Là, c’est bon.
-Donc à ce moment-là elle t’a appelée et tu as tourné la tête vers elle, comme ça, et en te tournant vers elle tu as possiblement vu quelque chose ou quelqu’un se dissimuler derrière un arbre. Peux-tu nous dire lequel ? Montre à l’agent Turgeon lequel c’était.
-Lui, le grand, en arrière… Non, un peu plus loin. Oui, c’est ça ! C’est lui.
-Tu en es vraiment sûre ?
-Oui, j’en suis sûre, c’est cet arbre.
-OK. Merci beaucoup, beaucoup, Mélissa; tout ça va nous aider énormément. Tu peux t’en retourner avec tes parents maintenant. Merci à vous aussi; j’apprécie grandement votre collaboration... Bon voici ma carte, Mélissa; si jamais tu te souviens de quoi que soit d’autre, même les plus petits détails, n’hésite pas à me rappeler. Tout ce que tu pourras nous dire nous aidera à retrouver ton amie Joannie.
-OK. Vous allez la retrouver, n’est-ce pas ?
-Certainement…
La jeune fille s’éloigne avec ses parents. Une dernière fois Roxanne la rappelle :
-Au fait, Mélissa… tu ne m’as pas dit en quoi vous vouliez vous déguiser pour l’Halloween, Joannie et toi ?
-Quoi ?... L’Halloween ? Heu… on n’avait rien décidé vraiment; peut-être en momies ou en fantômes.

La voiture s’éloigne. Sur le chemin du retour, Mélissa et ses parents n’échangent pas un mot, mais sa mère de Mélissa reste particulièrement silencieuse; elle regarde en avant le visage fermé. Pourquoi ?... Pourquoi ma fille a-t-elle menti ?

-Alors ?... Où est-ce que ça nous mène ? Pourquoi cette petite mise en scène ?
Turgeon est revenu près de Roxanne.
-Pourquoi lui avoir demandé de monter dans la voiture ? Ce n’était pas vraiment nécessaire…
-Je sais bien. Mais tu as du voir comme moi que quelque chose ne tournait pas rond entre Mélissa et ses parents. Je voulais éviter autant que possible qu’ils se parlent dans la voiture, qu’ils fassent tout dérailler. Et je voulais voir jusqu’où elle irait dans ses… fables, avant de s’enfarger.
-C’est sûr qu’elle n’a pas dit toute la vérité… Sur plusieurs points… On va voir près de l’arbre en question ?

-Oui; je ne sais pas si on va trouver quelque chose, mais allons y jeter un coup d’œil. Ensuite nous irons voir cet Alexandre, Alexandre Desjardins, le petit ami éconduit la journée. Mon petit doigt me dit qu’il se pourrait fort bien que ce soit qui s’est retrouvé derrière cet arbre.

mardi 7 juin 2016

Trahisons
Chapitre 2

                Roxanne avait reçu un premier coup de téléphone sur cette disparition la  journée d’avant à peu près à la même heure qu’elle se présentait maintenant chez la famille Lemieux. C’est elle qui assurait la permanence au poste de la Sureté du Québec de Papineauville cette fin-de-semaine et l’agent Turgeon qui avait répondu lui avait passé l’appel. Au bout du fil, il y avait un certain Jean-Jacques Delorme de Ripon qui appelait pour signaler la disparition de sa fille : on ne l’avait pas vu depuis la veille au soir. Roxanne avait pris note du fait, mais avait dû spécifier qu’on n’émettait pas d’avis de recherche ni ne déclenchait pas d’enquête avant une absence inexpliquée de plus de vingt-quatre heures. Si les parents n’avaient toujours pas de nouvelle en soirée, elle enverrait quelqu’un chez eux prendre leur déposition. Monsieur Delorme avait mal réagi, traitant la police d’incompétente et de vendue, juste bonne à récolter l’argent des contraventions, qui ne se rendait pas compte de la gravité de la situation et qui les laisser se débrouiller tout seuls. Roxanne l’avait assuré qu’elle viendrait ce soir en personne s’il n’avait toujours pas de nouvelle.
                Pendant son trajet pour Ripon, en ce dimanche matin, Roxanne reconstituait mentalement les événements. Joannie Delorme, une jeune fille de seize ans, avait quitté le domicile familial, le vendredi vers sept heures en disant qu’elle allait rejoindre son amie Mélissa. Mélissa et Joannie étaient les meilleures amies du monde, elles se connaissaient depuis toujours. Joannie n’était pas rentrée le soir, mais sa mère ne s’était pas inquiétée, car il arrivait régulièrement qu’elles couchent chez l’une ou chez l’autre. Elle avait seulement trouvé étrange qu’elle n’emporte pas de sac, mais peut-être n’était-elle pas partie avec cette intention et avait-elle changé d’avis. Elle était persuadée que sa fille était allée coucher chez son amie. Vers midi, toujours en ce même samedi, la mère de Joannie, Madeleine Roy avait téléphoné chez Mélissa qui lui avait dit, à la grande surprise de sa mère, que non Joannie n’était pas avait qu’elle. Elles s’étaient bel et bien donné rendez-vous sur la pont de la chute Albert, pour parler de choses et d’autres et particulièrement de la fête de la Halloween qui s’en venait à l’école, mais elles s’étaient quitté vers 7h45 et elles étaient retournes chacune chez elle. C’est à ce moment que la mère de Joannie a commencé à s’inquiéter : ce n’était pas du tout dans les habitudes de sa fille de ne pas dire où elle allait. Et elle ne répondait à son cellulaire. Madame Roy avait appelé les autres amies de Joannie, mais personne l’avait vu; elle avait même appelé son petit ami Alexandre, elle l’avait réveillé, mais lui aussi ne savait pas où elle était. Les uns et les autres l’avaient  à l’école le vendredi et ensuite dans l’autobus qui les ramenait de la polyvalente à Lachute jusque chez eux, mais c’était tout. Alors eu les rumeurs commençaient à se répandre dans le village, les parents avaient appelé la police.
                Mais en soirée, ils n’avaient toujours pas de nouvelle. Mélissa était venue chez les parents de son amie à toute vitesse, alarmée de cette possible disparitation.
-Qu’est-ce qu’il y a bien pu se passer ?
Elle avait leur répété ce qu’elle avait déjà dit sur leur rencontre : qu’elles avaient parlé de chose et d’autres pendant environ quarante-cinq minutes et qu’ensuite elles étaient parties chacune de leur côté. Madelein Roy lui a demandé si elle avait remarqué si quelque chose n’allait pas bien chez Joannie, mais non, selon Mélissa, tout allait bien.
Roxanne avait tout de suite pensé à une fugue. Les chiffres disent que plus de 80 % des disparitions d’adolescents et adolescentes sont des fugues et on les retrouve généralement dans les heures ou les jours qui suivent l’avis de recherche. Pour se faire pardonner d’avoir été obligée d’éconduire le père, elle s’était rendue elle-même chez, avec Turgeon, à leur deuxième appel à 19 heures. Elle avait enregistré leur disposition; elle avait un signalement précis de Joannie. Une rapide fouille dans sa chambre a montré que rien n’avait disparu dans ses affaires; qu’elle était simplement partie avec son téléphone cellulaire. Les parents avaient fourni une photo qu’elle avait immédiatement diffusée dans le réseau des divers services de police; le soir même les médias relayaient l’information, alors que depuis plusieurs heures déjà un message circulait sur les réseaux sociaux. Roxanne n’avait rien dit, mais ce genre d’initiative courcircuitait souvent l’action de la police.
                Le matin, Roxanne a passé une bonne partie de son temps à lire les réponses des divers corps policiers, mais sans rien trouver de concluant. Elle descend de la voiture, avec l’agent Turgeon à qui elle a de nouveau demandé de l’accompagner; elle n’a pas besoin de sonner, la porte s’ouvre pour laisser apparaître Benoît Lemieux.
                -Bonjour, je suis Roxanne Quesnel-Ayotte, officière de la Sureté du Québec. C’est moi qui vous ai téléphoné pour prendre rendez-vous. Vous savez que je viens voue voir au sujet de la disparition de Joannie Delorme. Serait-il possible de parler avec Mélissa ?
                -Oui; entrez.
                Alors qu’ils entrent dans la maison, Mélissa descend l’escalier. Elle est les cheveux retenus en queue de cheval; elle essaye de sourire, mais Roxanne note surtout ses yeux qui fuient. Elles montrent des signes évidents de nervosité.
                -Bonjour Mélissa; je suis l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte; j’aimerais de poser quelques questions sur Joannie. Tes parents peuvent assister à notre entretien s’ils le veulent.
-Vous allez la retrouver j’espère !
-En tout cas, on va tout faire pour la retrouver, et ton aide nous est indispensable. Tu sais que tu es probablement la dernière personne qui l’a vue vendredi soir ?
-On s’est rencontrées sur le pont de la Chute Albert.
-Raconte-moi le plus exactement possible ce qui s’est passé.
-Le pont de la chute Albert est un lieu idéal pour se voir, il est pratiquement à mi-chemin entre nos deux maison. On s’est retrouvées à sept heures.
-C’est elle qui t’avais donné rendez-vous ou c’est toi ?
-Non, c’et elle; elle m’avait dit l’après-midi à l’école qu’elle voulait me voir, qu’elle avait des choses importantes à me dire.
-Quelles choses ?
-Et bien, elle voulait me dire qu’elle avait cassé avec Alexandre, que c’était fini.
-Alexandre Côté-Lamarre, c’est ça ?
-Oui; ça fait un an ou presque qu’ils sortaient ensemble, mais là elle avait décidé de ne plus le voir. Elle voulait me le dire elle-même. Elle lui avait dit le jour même après l’école que c’était fini.
-Juste quelques précisions, si tu veux bien. Qui est arrivée la première au pont de la chute Albert, c’est toi ou c’est elle ?
-C’est moi; je voulais savoir de quoi elle voulait me parler. Mais je n’ai attendu que quelques minutes.
-Comment elle était ?
-Comment ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
-Comment elle était quand elle arrivée ? Dans état quel était ? Quelle était son allure, son comportement ?
-Elle était normale. Moi, je regardais la chute et je l’ai entendue m’appeler; je me suis retournée et elle m’a fait un signe de la main. Tout allait très bien.
-Elle ne semblait pas nerveuse ou stressée ou angoissée ? Triste ou anxieuse ?
-Non; elle était comme d’habitude; on a juste jasé.
-Est-ce qu’elle avait l’air d’avoir peur de quelque chose, par exemple en regardant par terre ou autour d’elle ?
-Non, non; tout allait bien; il n’y avait pas de problème.
-Merci, Mélissa. Dis-moi comment elle t’a raconté sa rupture avec Alexandre ?
-Très calmement. Elle a dit que c’était fini avec lui, que c’était sa décision, et que c’était mieux comme ça.
-Avez-vous parlé d’autre chose ?
-Ensuite on a parlé de la fête d’Halloween qui s’en vient à l’école, en quoi on allait se déguiser, des choses comme ça. Puis ensuite on est parties chacune de son côté. C’était environ 7h40, 7h45.
Madeleine Roy se permet d’intervenir.
-C’est vrai. Mélissa est rentrée à 8 heures moins dix; tout était normal.
Roxanne reprend son investigation
-Sais-tu si elle avait son téléphone cellulaire ?
-Je ne sais pas, elle ne l’avait pas à la main, mais peut-être dans sa poche.
-Tu l’as vue repartir chez elle ?
-Ben, moi je suis repartie vers chez nous, mais je ne me suis pas retournée; non, je l’ai pas vue s’en aller directement.
-Est-ce que tu as vu quelqu’un d’autre ?
-Non, on était juste nous deux.
-As-tu vu quelque chose d’anormal ? Quelque chose qui t’aurait frappé ? Réfléchis bien. Prends ton temps. Repense à cette soirée de vendredi.
-Non, rien….
Un court silence.
-Tu hésites ?

-Maintenant que vous me posez la question, je crois que… Comme je suis arrivée quelques minutes avant elle, comme je l’ai dit j’ai regardé la chute. Mais bientôt elle est arrivée et elle m’a appelée de loin; je me suis retournée et là, en arrière, dans la courbe avant la descente, j’ai cru voir un mouvement, comme une autre personne qui se cachait derrière un arbre. Mais ça n’a duré qu’un clin d’œil, et comme c’était déjà le soir, je me suis dit que ce n’était que le vent ou peut-être un oiseau.

jeudi 2 juin 2016

Trahisons
Chapitre 1

                Ce long territoire qui s’étend du nord au sud sur près de soixante kilomètres entre l’immense  Vallée de l’Outaouais et les surprenantes élévations de la chaîne des Laurentides, a été façonné pendant des siècles, des millénaires, par la lente et inflexible marche des glaciers. Si bien que lorsqu’on le parcourt en voiture ou en vélo aujourd’hui, on passe tout en douceur sur une multitude de paisibles collines aux dos rebondis. Feuillus et résineux s’y mêlent à parts égales en de magnifiques chorégraphies qui se meuvent au moindre vent. Les lourds glaciers y ont crûment raboté le sol pour ne laisser derrière eux qu’une terre impropre à la culture trop bourrée de pierres, de vulgaires cailloux de granit rose ou noir, de pegmatite ou de gyspe; une terre parfois trop argileuse, trop sablonneuse à bien des endroits. Mise à part la région de Notre-Dame-de-la-Croix dont la terre brunâtre propice à la culture des patates a fait la fortune, rien n’y a jamais vraiment poussé adéquatement, malgré toutes les tentatives, même si depuis peu, des jeunes couples venus de la ville, convaincus et passionnés, tentent pourtant de nouvelles cultures biologiques, avec un certain succès, comme celle des asperges, des endives, des fraises ou des bleuets.
                L’un des indéniables charmes de la région, c’est la quantité invraisemblable de lacs de toutes les formes et de toutes les tailles, qui se disputant l’espace et les vides se sont évertués à remplir le moindre creux. Lacs ronds ou carrés, en vagues triangles, bombés ou allongés, en demi-cercles, en lunes, en forme de hache ou de ciseaux. Ils sont alimentés d’une eau froide et pure par autant de ruisseaux, qui coulent le long des collines, puis qui ressortent des lacs aussitôt pour aller se jeter sans vergogne dans la rivière Petite Rouge. La Petite Rouge est ainsi nommée parce qu’elle coule en parallèle mais beaucoup plus modestement, à la (Grande) Rouge, importante rivière à drave durant près d’un siècle, et à cause sa couleur rougeâtre provoquée par l’oxyde de fer. Les pierres qui roulent et s’entrechoquent au fond des deux Rouges contiennent du fer et c’est ce fer qui rouille au contact de l’eau et qui leur donne leur teinte si caractéristique.
La Petite Rouge, beaucoup espiègle que sa grande sœur, s’amuse comme une folle dans cette région bosselée, véritable terrain de jeu à grande échelle; elle sinue et zigzague, elle se courbe et se replie, elle se camoufle ou s’expose, elle disparaît dans les bois pour revenir nous surprendre. La route 323 la franchit pas moins sept fois en la remontant de Montebello à Lac-des-Sables. Si la rivière n’a guère changé de cours au fil du temps, la construction puis la réfection et la reconfiguration de la route principale a demandé la construction de nombreux ponts.
                Un de ces petits ponts d’origine, en bois, passe, à proximité du petit village de Ripon, par-dessus les remous d’une chute bruyante, la Chute Albert. On entend la chute rugir et on la voit à gauche en descendant vers le sud. Ces impressionnants embruns attaquent rageusement le roc avant de disparaître sous le pont. La rivière réapparaît de l’autre côté toute bouillonnante. La chute Albert elle est grosse surtout au printemps à la fonte des neiges, et l’été, elle se tient certes un peu plus calme, mais il ne faut trop aller la taquiner; et l’hiver ses parois gèlent et les filets d’eau roides se fraient une route entre les colonnes de glace. Auparavant on pouvait assister à ses diverses humeurs, à chaque passage, à chaque voyage dans la région, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, car on ne franchit plus guère le pont de la Chute Albert depuis les travaux de la nouvelle configuration de la route 323. Celle-ci fait complétement éviter aux voyageurs le cœur du village, et l’ancienne voie est devenu l’un des chemins de travers, renommé rue de L’ancien Moulin. Un peu plus en aval, la rue de L’Ancien Moulin remonte pour rejoindre la grande route, un kilomètre plus loin. Les gens de l’endroit savent néanmoins que ça demeure l’un des plus beaux endroits du coin, incontournables pour amants de la nature, les cœurs amoureux, les photographes amateurs, et ils ne manquent d’y inviter la visite quand elle vient.
                Il y avait bien eu un véritable moulin « à l’époque » qui avait été construit par un certain Albert Lachance (était-ce celui de la chute ?), et qui avait été en activité pendant quelques années, mais l’entreprise avait périclité et le moulin avait été fermé, puis laissé à l’abandon. Au fil des années, il s’était écroulé morceau par morceau dans la rivière. En regardant bien, on en voyait les derniers vestiges sur la rive. À cet endroit la Petite Rouge s’élargit en un petit bassin peu profond. Comme la rivière s’écoule alors plus lentement, les eaux du bassin sont moins fraîches qu’ailleurs, presque tièdes, idéales pour la baignade. Tous les enfants de Ripon, quel que soit leur âge, ont passé des après-midis entiers et des étés à se baigner, à s’amuser, à profiter de l’endroit.
                C’est sur la rue de L’Ancien Moulin qu’habite la famille Lemieux. Leurs aïeux étaient venus s’installer pour travailler dans l’industrie du bois. L’arrière-grand-père, Ébénézer, avait épousé une fille de Lac-Simon, Azilda, et ils avaient vécu cinquante ans de vie commune d’un bonheur discret ni dans l’opulence ni dans l’indigence tout en ayant une douzaine d’enfants. L’un des fils, imaginatif et entreprenant, avait eu l’idée de fonder une petite compagnie de vente d’outils et de matériaux de construction. Lui et ses frères  allaient les chercher en grosses quantités dans des entrepôts de Montréal ou d’Ottawa, et les revendaient aux fermiers et habitants de toute la région. Ils avaient commencé juste en faisant du porte à porte en charrette à cheval. Si bien qu’aujourd’hui, quatre-vingt ans plus tard, après avoir eu pignon sur rue en plein centre du village, la quincaillerie familiale Lemieux et sa grandiloquente enseigne lumineuse trônaient ostensiblement sur la grande route. On ne pouvait pas la manquer, ça c’était garanti !
                Mélissa, l’une des quatre enfants du couple Lemieux, Benoît et Carolyne, la troisième et la seule fille, était une jeune fille comme les autres. À seize ans, elle ne se trouvait pas trop laide; elle savait bien se coiffer et mettre sa jeune silhouette en valeur (sous le nez et à la fierté de son père). Elle était, règle générale, disciplinée, rigoureuse, intègre, enjouée, curieuse, alors que ses frères étaient plutôt du genre tapageurs et turbulents. Ses deux grands frères gagnaient maintenant leur vie en travaillant à la quincaillerie familiale en y accomplissant tous les boulots que demandait le paternel; Jean-Roger, l’ainé, n’avait même pas complété son secondaire, mais cela ne l’empêchait pas de rêver toute haut du jour où il prendrait la succession; et l’autre, Gilbert, l’avait tout juste terminé en reprenant sa dernière année à l’aide de cours d’été, mais il comptait sur ses habiles dix doigts pour se tirer d’affaires.
Mélissa, elle, aimait l’école. Elle étudiait bien, elle avait de bonnes notes, en géographie, en histoire, en musique. Elle adorait son cours d’espagnol, une nouveauté à la polyvalente. Joannie et elle se disputaient souvent deux ou trois meilleurs résultats des travaux ou des examens. Elles s’en amusaient. Avec son jeune frère, Samuel, l’autobus scolaire venait la chercher tout près du pont de la chute Albert pour la polyvalentes à Lachute, un trajet de quarante-cinq minutes, où elle en était à sa dernière année. Elle voulait, tout comme Joannie, sa meilleure amie, poursuivre ses études en allant au CEGEP, probablement à Montréal dans le programme Sciences sans mathématiques.
                Mélissa trouvait que son amie Joannie avait changé depuis le début de l’année scolaire. Elles se connaissaient depuis qu’elles étaient toutes petites. Elles avaient fait toute leur école primaire ensemble; elles avaient aimé les mêmes jeux, apprécié les mêmes livres, écouté la même musique. Dans les soirées en plein air au village, elles se tenaient et s’amusaient ensemble.
Mais Joannie s’était impliquée durant l’été à l’église évangélique de la Sanctification, un nouveau groupe qui avait ouvert ses portes quelque trois ans auparavant à Ripon, on ne savait pas trop pourquoi; et depuis elle n’était plus la même. Elles n’étaient pas fâchées comme tel, elles ne se boudaient pas, Joanne était toujours autant de bonne humeur comme à son habitude; elle souriait toujours autant. Mais elles ne se parlaient plus comme avant, plus aussi intimement; elle ne répondait plus aux textos de Mélissa et au téléphone elle était très évasive. Il y avait quelque chose entre elle deux. Avant, elles pouvaient tout se raconter, et elles se racontaient tout : leurs rêves, les ambitions, leurs régimes, les vacances, les films, la santé, les garçons – surtout les garçons ! Et depuis septembre, Mélissa avait l’impression que Joannie évitait de se confier à elle. Et dans l’autobus, plutôt que ce faire tout le trajet en silence auprès de son amie elle s’assoyait auprès de son petit ami Timmy.
Mélissa et Timmy aussi se connaissaient depuis toujours; ils étaient aussi allés ensemble à l’école primaire et avaient participé aux mêmes soirées dansantes sous les étoiles. C’était lui qui avait fait les premiers pas, lui faisant comprendre qu’il se mourait d’amour pour elle depuis la nuit des temps. Elle avait accepté de l’embrasser et elle avait aimé ça. Quand il avait voulu aller plus loin, elle n’avait pas osé refuser pour ne pas lui faire de peine, et peut-être aussi pour faire comme Joannie qui avait jeté son dévolu déjà à Noël dernier sur Alexandre et qui lui racontait leurs ébats dans tous les détails.
Mais depuis la rentrée, plus rien; plus de complicité, plus de connivence. Quelque chose disait vaguement à Mélissa que ça devait être relié à son implication dans cette église évangélique, mais Joannie n’en parlait pas. Si, une fois, au début, elle avait essayé d’y entraîner son amie, Joannie ne parlait jamais de Jésus, ni de Dieu, ni de rien de tout ça.
Et ce soir, Joannie lui avait donné rendez-vous au pont de la chute Albert ! Mélissa en avait été avait été assez surprise, agréablement surprise. Joannie habitait au village, l’une des dernières maisons du village, si bien que leurs deux maisons étaient à peu près à la même distance du pont l’une et l’autre.
« Vers sept heures, » lui avait-elle spécifié.
Mélissa était rentrée chez elle bouleversée, dévastée.
-Pourquoi, pourquoi ?... J’comprends pas !... J’comprends pas !... Pourquoi a-t-elle dit ça? avait-elle répété tout au long du retour.
Elle était rentrée dans la maison rapidement en disant à peine Bonsoir à sa mère, et elle était montée se coucher dans sa chambre.

                C’est le surlendemain, un dimanche, en début d’après-midi, qu’une voiture de police s’arrêtera devant la maison des Lemieux et que Roxanne Quesnel-Ayotte en descendra.