mardi 28 mars 2017

Meurtre à la mosquée
Chapitre 21

                C’était bien malgré elle que Stéphanie avait provoqué toute une série d’événement en cascade qui avaient rallongé la journée. Si bien que ce ne sera que tard en soirée qu’elle avait pu rentrer chez elle à Gatineau. Roxanne lui avait proposé, plutôt que de la laisser repartir anonymement dans une voiture quelconque, de la ramener à sa demeure pour la remercier de sa précieuse aide. C’est de cette série d’événements qu’elles conversent en chemin.
                -C’est tout un dénouement !
                -Oui, vous nous avez grandement aidés; sans vous, je ne sais pas ce qu’on aurait pu faire.
                -C’est donc cette femme, madame Mawami, qui a tué son mari.
                -Et oui; un crime qui n’a finalement rien à voir avec les réseaux terroristes internationaux, comme on pouvait le croire, même si la conclusion de l’enquête nous permettra d’établir définitivement quels étaient les liens de monsieur Mawami avec eux, et quel était son niveau d’implication… Oui, elle avait raison de s’accuser, elle a bien tué son mari; elle est bel et bien descendue du balcon de la mosquée en pleine prière du soir comme si elle s’en allait à la salle de bain. Mais dans le couloir qui mène au Centre culturel, elle a plutôt continué son chemin jusqu’au bureau de son mari. A-t-il été surpris de la voir ? Il semble que non, peut-être était-elle déjà venue le trouver dans son bureau ? En tout cas, il n’a pas réagi; il s’est, disons… comme laissé faire.
                -Et puis personne ne pouvait la voir.
-C’est vrai, une fois dans le couloir vers le Centre culturel, elle était complètement à l’abri des regards. Mais je pense que ça ne l’inquiétait pas trop….
-Comment ça ?
-Je crois qu’elle savait qu’aucune des femmes ne la trahirait; je crois qu’on aurait pu faire l’interrogatoire des autres femmes qui étaient au balcon avec elle, et aucune d’elles ne l’aurait dénoncée. Elles auraient probablement toutes dit qu’elle était restée en haut avec elles, ou bien qu’elles n’avaient rien vu parce qu’elles étaient trop absorbées par la prière ou par le prêche de l’imam. Probablement… certainement qu’elles étaient au courant de ses déboires avec son mari…
-La solidarité féminine…
-Oui, quelque chose comme ça. Ces femmes-là… je ne veux pas les pointer du doigt, ni les mettre dans des stéréotypes, ou leur faire vivre ce qu’elles ne vivent pas, mais il est bien évident qu’elles évoluent dans un milieu assez traditionnel, dans lequel les coutumes ont la vie dure. Elles doivent toutes vivre à peu près la même situation de femmes soumises à leurs maris, et ensuite soumises à leurs fils… Aucune d’elles n’aurait voulu se désolidariser, aucune d’elles ne l’auraient trahie. Ce n’est pas un meurtre sans témoin, c’est un meurtre dont tous les témoins choisissent de rester muet.
-Le meurtre parfait, en quelque sorte !
-Je ne sais pas… Je ne sais pas si le meurtre parfait existe… Elle avait donc raison de s’accuser du meurtre de son mari, mais ce n’était pas pour protéger son fils comme elle le prétendait, mais pour protéger sa fille, sa fille ainée, Hamza, celle qui est restée silencieuse durant toute l’enquête. Et ça c’est votre… ton intuition qui nous l’a fait découvrir. Nous te devons une fière chandelle.
-J’ai fait de mon mieux, tu sais.
-C’était remarquable. Ce que ça nous a permis de découvrir, c’est qu’après avoir "bien" marié son fils, à une bonne Pakistanaise comme il faut, son mari voulait marier sa fille ainée avec un vrai patriote et il voulait l’envoyer au pays où l’attendait ce mari en question celui qu’il avait choisi pour elle au cours d’un précédent voyage… Ce que Hamza nous a confirmé quand on la fait venir au poste.
-Oui, ça n’a pas été facile pour elle de l’avouer.
-Non, elle était prise entre deux feux; elle ne voulait pas accuser sa mère, mais elle ne voulait pas mentir non plus : elle non plus ne voulait pas de ce mariage !
-Un mariage arrangé…
-Et arrangé par son père, contre son gré.
Les deux femmes roulent en silence quelques minutes en réfléchissant au sort de bien des femmes dans le monde. Stéphanie reprend :
-Probablement que plusieurs des autres femmes de la mosquée connaissaient cette histoire de mariage arrangé… Elles doivent se parler entre elles, se raconter leur heurs et malheurs.
-Oui, tout à fait. Probablement que madame Mawami leur avait dit tout ça; et toutes elles savaient de quoi madame Mawami leur parlait. Ça doit être assez courant. Peut-être même qu’elle leur a dit quelque chose comme : "Je vais empêcher ce mariage, croyez-moi." Et peut-être que sans trop vouloir le laisser paraître, elles l’ont encouragée. Elle avait essayé de convaincre son mari; elle l’a supplié; elle avait fait appel à son fils, comme il nous l’a raconté ce soir quand il est venu avec sa sœur et qu’on l’a interrogé à son tour. Peut-être avait-elle pensé à d’autres moyens d’empêcher ce mariage. Et finalement, elle en était arrivée à la conclusion que la seule solution pour empêcher ce mariage, c’était de tuer son mari. Elle a trouvé un moyen, elle a élaboré son plan, et elle est passé à l’action.
-C’est un meurtre prémédité…
-À quelque part, oui, est-ce que ce sera l’accusation qui sera retenue ? On peut plaider la "défense d’une personne en danger."
-Qu’est-ce qu’il va lui arriver ?
-Je ne sais pas. On verra… C’est à la justice de prendre le relais.
-Il fallait qu’elle soit désespérée pour abattre son mari comme ça, froidement, d’un coup de couteau.
-Oui; et un seul coup de couteau ! C’est presque du grand art ! Elle a utilisé l’un de ces minces poignards qui font partie des armoiries de la famille, armoiries qui trônent dans le couloir de leur maison. C’était habile, très habile. Avant de partir pour la mosquée, elle a glissé l’un de ces poignards dans les replis de son sari. Personne ne pouvait le voir. Et une fois le coup porté, elle l’a simplement essuyé dans l’une de ses couches de vêtements, a redissimulé le poignard dans son sari, et ni vu ni connu elle est allée reprendre sa place au balcon avec les autres femmes. Elle se disait qu’elle ne serait jamais accusée, car aucune femme ne témoignerait contre elle.
-Mais elle n’avait pas prévu l’arrestation de son fils…
-Et non ! C’est ça qui a tout fait déraper. Alors que ça n’avait rien à vois ! Si protéger sa fille était important pour elle, protéger son fils l’était encore plus. Il lui était insupportable de voir sa fille mariée à un homme dont ni elle ni sa fille ne voulait, mais il lui a été encore plus insupportable de voir son fils Kamala en prison, et les chaines aux mains et aux pieds. C’est son fils le plus jeune, celui qui a quitté la maison parce qu’il n’en pouvait plus de son père ! Elle ne pouvait pas le défendre contre son mari, mais elle pouvait au moins le défendre contre cette société qui voulait lui faire du mal. C’était trop pour elle ! Alors, à nouveau, elle en est arrivée à la conclusion que la seule façon de sauver son fils, c’était de se dénoncer… sans savoir que nous allions le libérer le lendemain.
-Vous alliez le libérer ?
-Mais oui; nous ne pouvions le garder en garde à vue préventive plus de quarante-huit heures. Oui, on aurait pu l’accuser de possession et de trafic de drogues, mais on s’était dit, mon père et moi, que nous aurions d’autres occasions de l’interpeler et qu’il était plus urgent de nous concentrer sur le crime de la mosquée.
-Le directeur du poste… c’est ton père ?
-Mais oui… C’est comme ça.
-Qu’est-ce que ça fait de travailler avec son père… et dans la police en plus ?
-Ça va… On est différents… C’est sûr qu’il a influencé mon choix de carrière, mais j’ai toujours aimé le voir travailler; j’ai toujours été fascinée par ce qu’il faisait… et qu’il faisait bien. Je sais qu’il est fier de moi, mais je ne suis pas devenue membre de la police pour lui faire plaisir. C’est mon choix; il ne m’a jamais fait de pression… Et c’est moi qui ai choisi de venir à Papineauville. Là non plus, il n’a fait aucune pression. Je crois qu’au début, c’est surtout lui qui se sentait mal à l’aise, impressionné… plus que moi; mais bon, aujourd’hui, ça va très bien. Dans les enquêtes, on se complète très bien… Et je suis sûre qu’on va en vivre encore beaucoup d’autres.



FIN

lundi 20 mars 2017

Meurtre à la mosquée
Chapitre 20

                La rencontre entre la mère et le fils (qui avait tout d’abord surpris d’apprendre que sa mère voulait le voir et qui ensuite avait accepté de la voir) s’était finalement assez bien déroulée malgré toutes les circonstances particulières. Tout d’abord elle n’avait eu lieu dans la salle des visites habituelle, celle où les prévenus ou les détenus peuvent rencontrer leur avocat ou tout autre expert et qui tout autre expert et qui est aménagée à cet effet. Paul avait plutôt décidé d’installer tout de suite madame Mawami dans la salle d’interrogatoire et d’y faire venir ensuite son fils Kamala. C’était tout à fait inhabituel comme façon de procéder, mais Paul voulait mettre toutes les chances de son côté : si, comme il le pensait, la rencontre avec son fils mettait madame Mawami dans de bonnes dispositions, il craignait que lui faire changer ensuite de salle pour son interrogatoire vienne perturber le processus. Que la rencontre se passe dans la salle d’interrogatoire lui permettait aussi de tout voir sans être vu. Il avait laissé Roxanne et Stéphanie seule avec madame Mawami; sans doute aussi, se disait-il, la présence de deux seules jeunes femmes, qui ne faisaient pas trop force de l’ordre, créerait un environnement plus propice aux confidences. Roxanne avait approuvé son idée.
                Kamala était arrivé menottes aux mains et aux pieds. Cela aussi faisait partie de la stratégie de Paul. S’il y avait de informations à recueillir de madame Mawami, il lui fallait jouer sur ses sentiments. Voir son fils ainsi menotté avait provoqué chez elle une réaction de stupeur et d’indignation. Elle avait les bras et s’était mise à récriminer.
                Stéphanie traduisait au fur et à mesure à Roxanne.
                -Elle dit que c’est horrible, c’est épouvantable d’avoir enchaîné son fils de cette façon; c’est scandaleux, c’est ignoble, c’est cruel; il n’a rien fait, il n’a rien fait. Libérez-le…
                Madame Mawami étreint son fils toujours en se plaignant.
                -….
-Comment est-ce qu’ils t’ont arrangé ? Comment est-ce qu’ils t’ont arrangé ? Mon pauvre fils… Mon petit fils chéri… Mon enfant…
                Elle lui caresse le visage en pleurant. Kamala essaye de calmer sa mère. Stéphanie continue de traduire.
                -…
-Calme-toi maman… calme-toi… ce n’est rien. Ils n’ont aucune preuve contre moi; ils ne peuvent rien prouver. Je n’ai rien fait.
                -…
-Je le sais mon fils que tu n’as rien fait, je le sais. Comment ont-ils pu penser que tu pouvais faire du mal à quelqu’un ? C’est ignoble, c’est cruel. Est-ce qu’ils t’ont fait du mal.
                Roxanne demande à Stéphanie de leur dire de s’assoir, et la mère et le fils s’assoient face à face, chacun d’un côté de la petite table, le seul meuble de la pièce à part quelques chaises.
-…
-Comment est-ce qu’ils t’ont arrangé ? Mon pauvre fils… Mon enfant… J’espère qu’ils ne t’ont pas fait du mal. Dis-le moi s’il t’ont fait quelque chose ?
-…
-Non, maman, ça va, on va me libérer bientôt.
-…
-As-tu besoin de quelque chose ? As-tu faim ? J’aurais voulu t’apporter quelque chose mais je n’avais pas le droit. Mon pauvre enfant… mon pauvre fils…
Et ainsi pendant quelques minutes entre la mère et le fils. Madame Mawami finit par se calmer; elle se mouche doucement. Roxanne juge que c’est assez et demande à Stéphanie de dire à madame Mawami que l’entretien est terminé.
Cette dernière ne réagit pas trop; voir son fils en chair et en os, semble l’avoir calmée. Elle étreint son fils une dernière fois.
-…
-Au revoir mon fils; je pense à toi.
-…
-Ne t’inquiète pas maman; je n’ai rien fait.
-…
-Je le sais que tu n’as rien fait.

Paul et Roxanne avait convenu qu’une fois Kamala sorti, l’interrogatoire commencerait de madame Mawami commencerait immédiatement.
Elle se tourne vers Stéphanie pour lui dire de donner la première question à poser.
Mais madame Mawami ne la laisse pas terminer et intervient avec une bonne dose de détermination. Stéphanie traduit.
-Elle dit que vous devez libérer son fils immédiatement, il n’est pas coupable de ce qu’on l’accuse.
-Demandez-lui de répondre à nos questions et tout ira bien.
-…
-Elle dit qu’il faut le libérer car ce n’est pas lui qui a tué son père; ce n’est pas lui, ce n’est pas lui ! Il est innocent.
-…
-Son fils n’a rien fait et elle le sait et si elle le sait c’est parce que… c’est parce que… c’est parce que c’est elle qui a tué son mari !
-…
-Oui, c’est moi qui a tué mon mari, alors libérez mon fils ! Il n’a pas à croupir en prison à son âge. Je vais prendre sa place ! Arrêtez-moi ! C’est moi la coupable et libérez mon fils, et libérez-le immédiatement !
Roxanne se tourne vers la fenêtre teintée derrière laquelle se trouve son père. Elle ne peut pas le voir, mais elle sait que lui, les voit et qu’il a tout entendu comme elle.
Madame Mawami tend ses mains de façon un peu dérisoire. Stéphanie Aubut poursuit sa traduction.
-…
-Mettez-moi les menottes; enlevez-les à mon fils et passez-moi le menottes.
Dans le petit écouteur qu’elle porte à son oreille, Roxanne entend son père lui dire :
-Ça n’a aucun sens ! Elle ne dit ça que pour faire libérer son fils…
-…
-Allez enfermez-moi et condamnez-moi : j’ai tué mon mari, et laissez partir mon fils.
Roxanne se tourne vers Stéphanie : « Demandez-lui de nous raconter comment elle a fait… »
-…
-C’est très simple; c’était durant la prière du vendredi. J’étais avec les femmes, et je suis descendue comme pour aller à la salle de bain. J’ai descendu l’escalier et je me suis dirigée vers le Centre culturel mais au lieu de m’arrêter aux toilettes, j’ai continué tranquillement vers le bureau de mon mari. Il a été surpris de me voir, mais il ne m’a rien dit. Il a continué à travailler. Alors j’ai sorti le poignard que j’avais caché dans mon sari et je le lui ai planté, comme ça, juste ici. Il a poussé un petit cri et il s’est affalé sur sa chaise en gémissant. J’ai retiré le poignard et je l’ai essuyé dans un revers de mon sari et je l’ai caché à nouveau. Je suis sortie du bureau et je suis remonté à l’étage de femmes où je suis restée jusqu’à la fin de la prière. Voilà comment j’ai fait.
-Et personne ne vous a vue ?
-…
-Toutes les femmes m’ont vue descendre, mais c’est fréquent que l’une ou l’autre d’entre nous descende pour aller à la salle de bain. Mais ensuite non, personne ne m’a vue entrer dans le bureau de mon mari.
-Pourquoi ? Pour quelle raison avez-vous fait ça ?
-…
-Pourquoi ? Parce que j’en avais assez qu’il me batte et qu’il nous batte et nous tyrannise. J’ai fait ça pour… le protéger.
-Pour le protéger ? Pour protéger qui ?
-…
-Oui, je devais… le protéger, mon fils bien sûr, mon petit Kamala; il avait besoin d’argent et son père ne voulait pas lui en donner. Ils s’étaient fâchés et ils s’étaient presque battus…
Stéphanie prend le bras de Roxanne.
-Il faut qu’on se parle. Il y a quelque chose de bizarre
-Sortons.
Les deux jeunes femmes sortent de la salle d’interrogatoire et vont rejoindre Paul dans le couloir qui sort à l’instant de la salle d’observation.
-Qu’est-ce se passe ? C’est une histoire de fou ?
-Papa, laisse parler Stéphanie.
-Elle a menti.
-Je m’en doute bien; c’est une histoire abracadabrante ! Ça n’a ni queue ni tête !

-Non, elle a menti sur le motif : deux fois elle a dit : "J’ai fait cela pour la protéger" et deux fois elle s’est reprise pour dire "J’ai fait cela pour le protéger". C’est louche.

lundi 13 mars 2017

Meurtre à la mosquée
Chapitre 19

                À l’instant même où Paul pose la main sur son récepteur pour demander à Francine de contacter la femme d’Amir Mawami, afin de la faire venir pour un interrogatoire, la sonnerie d’un appel interne se fait entendre. C’est probablement Francine la réceptionniste qui veut lui passer une communication; ce qu’il planifie de faire aujourd’hui va lui demander beaucoup de concentration. Il décroche avec l’intention de lui dire qu’il n’a pas le temps, pour un bon moment de répondre à cet appel, et tous les autres.
                -Francine ? Je suis occupé; je ne peux pas prendre d’appels.
                -Mais patron, ça a l’air urgent…
                -C’est possible, mais j’ai plus urgent; contacte-moi la famille d’Amir Mawami, j’ai besoin de parler à quelqu’un, disons son fils Hamza pour qu’il amène sa femme au poste.
                -Mais... patron : c’est Hamza Mawami que j’ai au téléphone… il est très énervé. Et il veut venir ici avec sa mère ! Il dit qu’elle est dans tous ses états !
                -Qu’est-ce qu’il y a ?
                -Je ne sais pas; il veut vous parler.
                -Très bien je le prends.
               
                -Oui, monsieur Hamza; qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
                -Pourquoi avez-vous arrêté mon frère ? C’est au sujet de la mort de mon père ?
                -En effet, votre frère constitue un témoin important et nous avons besoin de faire des investigations plus approfondies, notamment sur ses alibis. Une fois les vérifications faites…
                -C’est illégal ! Il n’a rien fait !
                -S’il n’a rien fait et que nous ne pouvons apporter de preuves sur son implication dans la mort de votre père nous le relâcherons.
                Par instinct, Paul évite de dire que d’après la loi, il ne peut détenir un témoin plus de quarante-huit heures sans l’inculper et pour l’instant, avec ce qu’il a trouvé, il n’y a certainement pas matière à l’inculper.
                -Et puis, ma mère est en panique maintenant. Elle veut le voir ! Elle veut le faire libérer !
                -Et bien je vous invite à venir avec elle au poste de la Sureté du Québec et je vous attendrais; vous savez où nous sommes, n’est-ce pas ?
                -Est-ce qu’elle pourra le voir ?
                -Oui, je ferai en sorte qu’elle puisse le voir. Venez en début d’après-midi; ce sera parfait.

                Paul raccroche le téléphone avec un demi-sourire. Moi qui ne savais pas quel prétexte trouver pour faire venir cette femme, voilà qu’elle s’en vient d’elle-même. Il appelle Roxanne pour le lui dire. Il ne reste plus qu’à attendre l’arrivée et de Stéphanie Aubut, l’interprète et du fils et de la femme d’Amir Mawami.
                -Comment s’appelle-t-elle, en fait ?
                -Attends, j’ai ça dans mes notes… Ici… Parsa Zainab Mawami. Comment faudra-t-il l’appeler?
                -Bah; on lui dira "madame", c’est tout. Bon, on a bien travaillé. Allons casser la croûte tout-de-suite pour être de retour de bonne heure.
                Paul ajoute en riant :
                -Et puis il faut être en forme pour cet après-midi !
                -Alors je t’invite ! J’ai apporté une salade de brocoli, canneberges et de noix dont tu me diras des nouvelles, avec petites bouchées au brie et aux rillettes; il n’y a pas plus nutritif que ça… et j’en ai pour deux.
                -Ma fille adorée ! Comme tu soignes ton vieux père…
                -Tu sais que tu n’es pas vieux… À propos, tu me fais penser : comment ça va tes acouphènes?
                -C’est bizarre; ça reste à peu près pareil, sans trop augmenter. C’est toujours comme un léger chuintement de scie électrique, mais la plupart de temps je ne l’entends pas; il faut que je m’arrête et que j’y fasse attention.
                -Bon, c’est peut-être des bonnes nouvelles; et ton rendez-vous.
                -Ce n’est pas avant un mois ! C’est Juliette qui m’a trouvé un spécialiste à Buckigham; heureusement que je ne suis pas à l’agonie.
                -Et ce soir, quoi qu’il arrive, tu vas la retrouver; peu importe à quelle heure on finit. Si tu n’y vas pas de toi-même, c’est moi qui t’y amène !

                Tout juste un peu une heure de l’après-midi, une voiture de police s’arrête dans le stationnement et Stéphanie Aubut en descend. Roxanne qui vient l’accueillir remarque qu’elle est bien vêtue, simplement mais avec goût : jupe bourgogne et chemisier beige; à cause de la fraîcheur de l’automne qui s’installe, elle a aussi mis un lainage, une veste avec des fleurs dans les tons orangés. Ça lui va très bien; c’est peut-être ce qu’elle met quand elle doit des présences au tribunal.
                -Bonjour Stéphanie !
                Les deux jeunes femmes se sourient.
                -Entrez; je vous ai expliqué brièvement ce que nous attendons de vous. Nous voulons écouter la version de la femme de l’homme qui a était tué. Elle s’appelle Parsa Zainab Mawami; son mari était Amir Mawami. Ils ont quatre enfants : l’aîné accompagne sa mère, il se nomme Hamza; il y a aussi deux filles Mariyam et Asma; de même qu’un autre fils, Kamala. Je vous donne leurs noms, ils sont écrits sur cette feuille parce qu’ils vont certainement surgir dans la conversation. Ça va ?
-Oui, je comprends.
-Il y a aussi le nom du l’imam Muhammad Ali Murama, qui est responsable de la mosquée Badshahi et du centre culturel islamique de Papineauville. Hier, nous avons arrêté le plus jeune fils, Kamala, qui se livre au trafic de drogues et qui n’avait pas d’alibi convainquant. Cette arrestation a mis, selon son fils, madame Mawami dans tous ses états. Comme elle veut absolument voir son fils, nous allons passer un marché avec elle : nous allons lui montrer son fils, mais en échange elle doit promettre qu’ensuite elle répondra à nos questions dans le calme et du mieux possible; obtenir cette promesse, c’est ce nous vous demandons en premier. Nous vous laisserons mener la discussion. Est-ce que vous me comprenez ?
-Vous me faites confiance…
-Oui, Stéphanie; je vous fais entièrement confiance. Une fois cette promesse obtenue, nous irons voir son fils quelques instants; ils n’auront pas le droit de se parler, est-ce clair ? Il faut qu’elle comprenne qu’elle ne pourra pas parler à son fils; nous avons déjà obtenu l’accord de son fils. Elle pourra le serrer dans ses bras, et c’est tout. Ensuite, elle devra répondre à nos questions.
-Et si jamais elle se met à parler à son fils ?
-Ça dépend; si elle ne dit que des choses comme "mon fils, mon garçon" ou encore "je t’aime, je t’aime", personne n’intervient, mais nous ne voulons pas qu’ils échangent quelque information que ce soit. Personne n’est coupable encore, mais ce sont deux témoins importants et nous ne voulons pas qu’ils se parlent entre eux.
-Très bien.
-Vous savez bien que nous ne vous faisons pas  faire le rôle de la police, mais chaque fois que vous allez en cour vous êtes assermentée et soumise aux exigences du système judiciaires. Alors, je vais vous assermenter pour l’interrogatoire de cet après-midi et vous serez alors sous serment.
-Oui, je comprends parfaitement.

Comme Roxanne l’avait pressentie, à son arrivée avec son fils ainé Hamza, quelques minutes plus tard, madame Parsa Zainab Mawami se trouve dans un état de grande agitation. Hamza sort du côté passager et ouvre la portière à sa mère; celle-ci, légèrement échevelée parle fort et gesticule beaucoup. D’ailleurs elle n’est pas seule; une autre femme plus jeune l’accompagne; elle lui tient la main et la soutient dans sa démarche. Paul reconnaît en elle, l’autre fille de la famille Mawami, Mariyam. Puis, sort aussi de la voiture, du côté chauffeur Nawaz Ayub Zardai. Sauf la fille ainée, ils parlent tous en même temps.
Roxanne regarde Stéphanie.
-C’est à vous.
Stéphane se met alors à parler en ourdou… ce qui a pour effet immédiat et instantané de faire taire tout le groupe. Cinq paires d’yeux la fixent intensément pendant qu’elle les accueille au nom de Paul Quesnel, le directeur du poste de police, et qu’elle les invite à entrer. Une fois à l’intérieur, elle leur explique que seule madame Mawami sera autorisée d’entrer au-delà du hall pour une visite à son fils et un interrogatoire pour l’inspecteur lui-même. Les autres pourront l’attendre ici. Quelques protestations fusent, mais Stéphanie poursuit. Elle explique à Parsa Mawami qu’elle pourra voir son fils comme elle le demande, mais qu’après cette visite, durant laquelle elle ne pourra pas communiquer quelque information avec son fils, elle devra répondre en toute honnêteté aux questions qu’on lui posera et que ça ne devrait pas être très long. Alors qu’encore une fois des protestations se font entendre, Stéphanie fait comprendre à Roxanne, à son grand soulagement, que Parsa Mawami accepte.
-Elle leur demande de ne pas s’inquiéter; qu’elle veut voir son fils et qu’elle le verra.

Les trois femmes passent une à la suite de l’autre de la porte vitrée automatisée qui mène à l’intérieur.

lundi 6 mars 2017

Meurtre à la mosquée
Chapitre 18

Malgré la conférence de presse donnée par Paul ce soir-là, les grands titres émissions d’information de fin de soirée de même que la une des journaux du lendemain portaient davantage sur les plus récents remous d’une campagne électorale déjà bien mouvementée que sur les derniers événements dans l’enquête du meurtre à la mosquée de Papineauville. Parfois, en page 6 ou 8 on avait droit à un résumé succinct de ses déclarations. Mais cet état de fait ne le dérangera en rien; bien au contraire. Paul aimait bien travailler sans trop de publicité, à l’abri du tapage médiatique et du tapage des rumeurs et du brouhaha des commentaires de tous et chacun. D’ailleurs, après cette conférence de presse, il était resté un peu dans son bureau pour réfléchir dans le calme.
Roxanne vient le trouver.
-Tu es encore là ? Comme je ne te voyais plus, je te croyais partie.
-Non…
-Qu’est-ce qu’il y a ?
-J’ai été accostée par Simon-Pierre Courtemanche…
-Hmmm….
-C’est sans doute un excellent journaliste; il comprend et… il est très intuitif.
-Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
-Par ses remarques, il m’a pointé quelqu’un qu’on a négligé, et qui pourtant pourrait très bien être un témoin important.
-Et qui donc ?
-La propre femme d’Amir Mawami.
-Cette…
-Tu vas peut-être dire "cette hystérique" ou "cette folle" ou quelque chose du genre, mais pour une rare fois, je vais te faire un peu la leçon : nous sommes passés trop vite sur son interrogatoire. Quand tu l’as vue, le première, et seule fois, tu as été dérangé par… son ton de voix, par l’ambiance, par l’environnement ou quoi d’autre et tu as baissé la garde trop rapidement. Tu n’as peut-être pas fait suffisamment attention à ce qui se passait, et surtout tu ne lui pas portait l’attention qu’elle méritait.
                -Ce que tu dis est vrai. J’ai té un peu déstabilisé par cet environnement différent, nouveau, inconnu. C’était tellement bruyant… Et les odeurs ! Tout était étrange. Je n’ai ni observé comme j’aurais dû ni procédé adéquatement. C’est comme si j’avais hâte de quitté les lieux. Et puis… il y avait le ton des voix que je n’arrivais pas à déchiffrer. Tu sais comme les intonations, les changements de rythmes des phrases, les hésitations sont importantes dans un interrogatoire; tu sais comme il faut être attentifs aux mimiques, aux gestes, aux postures… tout ça nous fournit de très précieux indices, et bien souvent plus importants que les réponses elles-mêmes. C’est souvent comme ça qu’on arrive à démêler le vrai du faux, c’est souvent ces détails qui nous font poser la bonne question, qui permette de tirer juste le bon fil, Et bien à ce moment-là, je ne comprenais rien de ce que ces gens disaient; je n’avais aucun repaire. Pendant quelques instants j’ai perdu le contrôle de la situation; j’étais tellement concentré sur les réponses de l’interprète que j’en ai oublié le reste. Il y avait un tel décalage entre le langage non-verbal et le moment où la réponse me parvenait, que oui, j’ai comme abandonné…
Paul fait la moue.
-Peut-être que je vieillis encore plus vite que je le craignais, ajoute-t-il mi-figue mi-raisin. Ça prendra pas long que je ne serais plus bon à grand-chose.
-Non, pas du tout ! Ne dis pas des telles choses, papa ! C’est peut-être une petite erreur, mais dans le contexte, elle s’explique. On va tout reprendre depuis le début. Je vais rappeler Stéphanie Aubut l’interprète et on va reprendre l’interrogatoire dans les conditions optimales.
-Oui, tu as raison, ma fille chérie. Qu’est-ce qu’il t’a dit Simon-Pierre Courtemanche ?
-Et bien, on sait qu’Amir Mawami finançait un ou plusieurs groupes terroristes du Pakistan en puisant à même les fonds de la mosquée et du centre islamique; probablement entre deux et trois cents dollars par semaine, ce qui fait une jolie somme à la fin de l’année. Et probablement qu’il détournait certaines sommes de ses affaires, à l’insu ou peut-être avec la complicité des comptables; l’équipe de Montréal s’est mises là-dessus et Yannick les aide dans leurs recherches. Ce que j’ai compris après la conversation avec Courtemanche, c’est que premièrement la provenance et la destination de tout cet argent n’aurait guère d’importance pour la résolution de son assassinat. Et il m’a fait remarquer que, pour lui, toutes ces manigances, tous ces tripotages, Mawami n’aurait pu les faire sans que sa femme le sache. Soit qu’il l’est mise au courant et qu’elle soit sa complice; soit que, comme elle la personne la plus proche de lui, la plus intime, en principe, avec lui, celle qui le côtoie au quotidien, elle ait pu s’apercevoir de quelque chose, au cours de toutes ces années, au Pakistan et au Québec. Elle n'es pas complètement aveugle. Peut-être que certains des comportements disons étranges de son mari lui auraient mis la puce à l’oreille, qu’elle se serait douté de quelque chose d’illicite, et qu’elle aurait finit par se douter de quelque chose ou même qu’elle aurait fini par découvrir le pot aux roses : son mari soutient financièrement les groupes terroristes de son pays.
-Hmmm… Ça se tient.
-J’avais demandé à Isabelle de s’informer sur leur venue au pays il y a quinze ans et dans les rapports d’immigration, il est dit que la famille est venue avec le statut de réfugiées parce que le père, c’est-à-dire Amir Mawami avait été victime de menaces de mort dans sa ville natale. À l’époque il était responsable de la gestion d’une école de garçons, selon le rapport, il avait voulu dénoncé les malversations dans le comptes de l’école dont du soutien à un groupe paramilitaire déclaré illégal par le gouvernement. C’est à la suite de cette dénonciation qu’il aurait été victime de menace et à la fin d’une tentative d’assassinat. Il était même écrit qu’il s’était produit une mystérieuse explosion à l’école dans laquelle des étudiants étaient morts. Par miracle, Mawami avait dû s’absenter ce jour-là, mais il avait tellement eu peur pour sa vie qu’ensuite il a demandé à venir ici en tant que réfugié avec sa famille.
-Où veux-tu en venir ?
-Imaginons quelques instants que tout ça ait été une mise en scène ! Ce n’est pas impossible. Imaginons qu’il ait été, lui, responsable des détournements de fonds vers les groupes terroristes et qu’il ait été menacé par la direction de l’école qui l’aurait découvert. Pour un groupe armé, c’est facile d’organiser un "faux" attentat pour faire peur à tout le monde. Et en même ils ont fait d’une pierre deux coups, lui, Amir Mawami en profite pour venir et continue le financement du groupe sans problème, à l’abri de tout soupçon et de tout danger.
-C’est toute une théorie !
-Je sais, j’ai un peu échafaudé à la fin. Il faudrait étayer tout ça. Mais pour revenir à sa femme, ça vaut vraiment la peine de la revoir.
-Pas juste que ça vaut la peine. C’est devenu indispensable. Bon, maintenant, on s’en va. Est-ce que je peux d’inviter à souper chez moi ?
-Juliette n’est pas là ?
-Non, elle a décidé d’aller quelques jours à Lac-des-Sables, s’occuper de quelques affaires. On n’est pas fâchés, mais, tu sais que lorsqu’on est au beau milieu d’une enquête, il y a bien des choses qui prennent le bord.
-Oui, je le sais très bien.

Ainsi le lendemain, après la rapide lecture des journaux, et après avoir mis la journée de travail de son équipe en Paul se plonge dans l’organisation de l’interrogatoire à venir. Roxanne, de son côté, contacte Stéphanie Aubut à Gatineau.
-Allo ?
-Stéphanie Aubut ?
-Oui, c’est moi.
-Bonjour, c’est l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte du poste de la Sureté du Québec à Papineauville. Nous nous sommes parlé et vues il y a quelques jours.
-Oui, je m’en souviens très bien.
Au ton de voix de son interlocutrice, Roxanne devine qu’elle n’a pas gardé de cette première rencontre un très bon souvenir.
-Nous sommes désolés que cette première rencontre ne se soit pas très bien passée. Il faut comprendre que nous menons une enquête difficile sur un meurtre violent et que plusieurs d’entre nous avions les nerfs à fleur de peau.
-Oui, oui; je comprends.
-Je vous appelle parce que nous aurions encore besoin de vos services pour au moins un interrogatoire et peut-être plus dépendamment du déroulement de la journée. C’est toujours la même enquête. Pourriez-vous venir cette après-midi ? Je peux envoyer une voiture vous chercher vers quatorze heures si ça vous va ?
-Oui, oui; je n’ai pas de cours aujourd’hui. Et les enfants sont au CPE. Il faut juste que je prévienne mon conjoint pour qu’il aille les chercher.
-Merci; je vous attendrais. La voiture sera chez vous à quatorze heures comme je vous l’ai dit.

-À cette après-midi.