lundi 30 octobre 2017

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 2

Paul vient à peine de franchir la porte de son bureau au Poste de la Sureté du Québec à Papineauville quand il voit scintiller la lumière de son téléphone. Il vient tout juste de faire le tour des uns des autres en ce lundi matin comme il le fait à chaque début de semaine, histoire de voir où en est chaque membre de son personnel, de bien sentir le pouls de son équipe, histoire de démarrer la semaine du bon pied.
Il a commencé par dire un beau bonjour à Johanne la réceptionniste, celle qui, jour après jour, filtre tous les appels, des plus sérieux aux plus farfelus, celle qui sait écouter les doléances des citoyens en colère ou frustrés (c’est rare qu’on téléphone à la police pour lui faire des compliments ou lui offrir des félicitations !), celle qui distribue les formulaires appropriés pour les plaintes ou les dépositions, celle qui reçoit tous les visiteurs et qui les oriente selon leurs besoins avec une patience d’ange, toujours avec le sourire. Il est ensuite passé par le local informatique où travaillaient Yannick et son équipe, toujours absorbés par leurs écrans, mais d’une impressionnante efficacité, des collaborateurs si précieux et de plus en plus précieux alors que les crimes par internet augmentaient de façon exponentielle. Puis, il est allé saluer les recherchistes et les archivistes qui épluchent scrupuleusement des documents et des dossiers à longueur de journée, dans tous les recoins de l’univers judiciaire et qui comme le dit le dicton, savent « trouver une aiguille dans une botte de foin ». Et enfin il a fait un tour aux cellules qui n’ont pour l’instant qu’un seul occupant. C’était l’agent Marc-Michel Vermette qui en avait la garde.
-Qui c’est celui-là ?
-Richard Johnson de Montebello; un jeune homme de vingt-et-ans.
-Qu’est-ce qu’il a fait ?
-Il a été pris en été pris au volant en état d’ébriété, la nuit dernière, et par surcroît sans en avoir le droit, car son permis de conduire avait déjà été suspendu il y a deux mois.
Une voix enrouée se fait entendre :
-C’est même pas ma faute !!
Paul regarde son agent :
-Il y en a qui ne comprendront jamais. Il devra comparaître aujourd’hui…
-Oui, aujourd’hui au demain; tout dépend des disponibilités au tribunal.
-Qui l’a ramené ici ?
-C’est Daniel Turgeon.
Il avait terminé sa « ronde » en allant faire la bise à sa fille Roxanne, son adjointe si précieuse et si efficace. Elle devenait une collaboratrice, une complice sur qui il pouvait compter les yeux fermés. Et quand il fermait les yeux, il se voyait à la retraite et il l’a voyait prendre sa succession.
Il est vrai que ces temps-ci, Roxanne rayonnait. Paul croyait qu’à la suite de sa rupture avec son amoureux mexicain, elle aurait été quelque peu déprimée, abattue. Non, bien au contraire ! Ils avaient décidé, il y a à peine un mois, de faire un petit voyage qui devait leur permettre de se rapprocher et de raffermir leur couple. Tu parles ! C’est elle qui l’avait quitté en plein séjour à Cuba parce qu’il la délaissait sans vergogne ! Mais à peine rentrée, elle était tombée sous le charme d’un bel officier du poste de Granby, là où une enquête récente les avait menés tous deux. Miguel Del Potro qu’il s’appelle; il est arrivé tout jeune de Colombie avec ses parents réfugiés. Un autre latino ! avait-il soupiré intérieurement.
Samedi soir dernier, il y a deux jours, ils étaient venus chez Juliette qui les avait invités pour souper. Paul n’était pas encore officiellement installé chez elle, mais ce n’était plus qu’une question de temps. Il y passait la majeure partie de son temps et n’allait plus qu’occasionnellement dans sa maison de Plaisance. Pendant qu’ils cuisinaient ensemble, Paul avait fait part à sa Juliette de son désaccord, de ses inquiétudes et des appréhensions. Il martelait qu’il ne voyait pas cette nouvelle flamme de bon œil; il disait que sa fille se lançait un peu trop vite dans une autre aventure, sans avoir fait le deuil de la précédente.
Mais ce n’était pas l’avis de Juliette Sabourin. Évidemment, car Juliette aussi était tombée sous le charme de Miguel, solidarité féminine oblige. Il avait des yeux taquins et rieurs; des cheveux légèrement ondulés, très noirs, et bien sûr il était bien baraqué, costaud comme doit l’être un bon policier, tout le contraire de son artiste mexicain chétif et malingre à souhait. Mais Paul avait bien dû se rendre compte durant cette soirée que Roxanne et Miguel s’entendaient très bien. Il avait de l’humour, mais surtout il savait écouter et il laissait à Roxanne toute la place qui était la sienne. C’était le gendre idéal ? Il ne voulait pas aller trop vite en affaire. Il ne voulait pas encore admettre trop vite que sa fille était bien. Miguel était venu de Granby et avait passé la fin de semaine chez Roxanne; et Juliette et Paul voyait qu’elle ne tarderait pas à lui faire une place dans sa maison comme elle était en train de lui en faire une dans sa vie.
-Tu as bien tort de t’en faire, vieux rabat-joie !... lui avait rétorqué Juliette. Moi, je trouve qu’ils vont très bien ensemble. Et puis elle a déjà rencontré ses parents, et ç’a été trés agréable, selon ses dires. Le fait de parler espagnol fait certainement partie de l’équation. En plus, ils font le même métier; ils ont plein de choses en commun.
-Je sais que tu as raison, mais…
-Mais tu veux être de mauvaise foi, voilà tout. Allez, on termine la vaisselle et on va se coucher ! Je suis fatiguée… de t’entendre.

Ainsi, ayant à peine franchi le seuil de son bureau, Paul voit le clignotant de son téléphone s’allumer.
Mais je viens de parler à tout le monde ! Il décroche; c’est Johanne.
-Patron, j’ai un un appel du centre d’urgence. On les a appelés pour ce qui semble être un accident grave au lac Dansereau; il y a probablement un mort. L’ambulance est déjà chemin.
-Bon… on part à trois équipes ! Appelle-moi Roxanne et Isabelle, et Turgeon et Sabrina, et je prends aussi Benoît. Je pars avec lui. En voiture dans trois minutes ! Envoie -nous les coordonnées dans nos GPS de bord. Fais-moi aussi débloquer le bateau et que Turgeon l’accroche à sa voiture.

Tout comme l’ambulance un peu auparavant, les voitures de polices s’étaient fait ballotées dans le dernier kilomètre de chemin de terre qui menait au chalet des jésuites; on avait même eu peur que la remorque du bateau se détache.
Paul, entouré ambulanciers parlait avec Jean-Marc Bouchard, qui lui répétait ce qu’il avait leur déjà dit.
-C’est un cadavre que j’ai trouvé coincé entre deux rochers qui affleurent à la surface de l’eau, dans une des petites baies du côté droit. Je ne l’ai pas déplacé, je ne voulais pas déranger de qui pourrait être une scène de crime, mais de toute façon, mouillé comme il est je n’aurais jamais pu le monter seul à bord de la chaloupe. J’ai presque quatre-vingt ans vous savez.
-Vous avez l’air en forme.
-Oh vous savez l’année dernière deux de nos frères sont morts : l’un a 102 ans et l’Autre à cent ans juste.
-Avez-vous remarquer quelque chose de suspect, par exemple des bruits inhabituels, hier soir, ou dans la nuit ?
-Oh, il y a bien le hors-bord des frères Couture qui a fait du boucan hier soir, sur le lac Farmer d’à côté mais on commence à être habitués. De toute façon, ils le font exprès.
-Est-ce que vous avez vu quelqu’un roder dans les parages ?
-Non, personne. Je me suis levé à sept heures comme d’habitude et je n’ai rien vu.
-Bon, pendant qu’on va récupérer le corps, un de mes agents va prendre votre déposition.
-Vous savez, je le connais le cadavre…
-Pardon ?
Je sais c’est qui.
-Vous savez c’est qui ? C’est l’un de vos confrères ?
-Non ! C’est un journaliste. Le journaliste de journal local.
-Simon-Pierre Courtemanche ?
-C’est ça, le nom ne me revenait pas, mais oui, c’est lui. Bien que son visage soit tout ravagé je l’ai reconnu.
-Bon, on va aller vérifier tout ça; nous allons mettre le bateau à l’eau et nous allons aller le chercher.
-Pardon, commandant, c’est un bateau à moteur que vous avez là ?
-Bien sûr…
-Ben, vous savez, on n’a pas le droit de mettre de bateau à moteur dans ce lac; il y a une loi qui dit qu’il faut le conserver dans son état original et ne rien y changer.
-Il n’y a jamais eu de bateau à moteur sur le lac Dansereau ?
Jean-Marc Bouchard se redresse de fierté :
-Non jamais !!

-Et bien, je considère que c’est un cas de force majeure. Pour la première fois il y en aura un.

lundi 16 octobre 2017

Cela se passait près d’un lac

Chapitre 1

Le petit village Saint-Henri-de-Wentworth est l’un des lieux les plus discrets du Québec. En fait, le village comme tel n’a rien de spectaculaire avec quelques dizaines de maisons construites sans style et selon ls moyens du bord. On y trouve un dépanneur, une station-service et un terrain de camping sur le chemin du lac Farmer. Non, ce qu’il y a à voir, c’est ce qui vient après le village, un magnifique endroit que peu de gens connaissent. C’est vrai que comme il n’y a pas de route majeure, on ne vient pas souvent dans cette région incertaine des Basses-Laurentides toute faite de capricieuses collines en saute-mouton, toute en cours d’eau turbulents, en rivières en cascades qui relient une myriade de petits lacs. Une région idéale pour les gens qui aiment le calme et la solitude, idéale pour les amoureux de la nature.
Pierre Dansereau, le père de l’écologie au Québec, y avait séjourné plusieurs fois dans le années 1940 et 1950 alors qu’il enseignait, avant même que le terme existe, l’écologie à l’Université de Montréal. Alors que son étude sur l’érablière laurentienne lui vaut une certaine notoriété, le Service de biographie du Québec, qu’il vient de fonder, cherche à acquérir des terrains boisés afin de les conserver tels quels, pour s’en servir de terrain d’études pour de nombreuses recherches sur le développement des forêts du Québec.
C’est dans cette région qu’est déniché l’endroit idéal, justement au bout du chemin du Lac Farmer, une belle et grande forêt qui n’a jamais été touchée, bordée à l’ouest par un grand lac, lui aussi resté à « l’état sauvage », sauf pour le « Chalet de jésuite ». Aucun développement que ce soit n’y est autorisé, aucun aménagement, aucune coupe de bois.
Les jésuites s’étaient installés sur le bord ce qui allait devenir le lac Dansereau au début du siècle dernier. C’était la belle époque où chaque famille québécoise fournissait à l’Église catholique-romaine (en existait-il seulement d’autres ?) une fille religieuse et un fils curé. Les jésuites possédaient déjà des résidences dans la région, et ils avaient construit sur le bord du lac, une cabane en bois rond, cabane qu’ils avaient agrandie avec le temps, pour devenir un grand chalet d’une vingtaine de chambres; il y avait même eu pendant une certaine époque des petites cabines une peu dans la forêt. On pouvait y loger dans les belles année une bonne soixantaine de personnes.
Dès le début, les jésuites avaient été impliqués dans cette aventure d’une forêt à préserver dans son état naturel; le Service de biographie du Québec avait trouvé eux des alliés sûrs et convaincus.
Les cabines individuelles avaient été fermées puis graduellement démolies. Les jésuites n’avaient conservé que le chalet principal qui faisait face au lac. Chaque année il fallait y faire des réparations et des rénovations, pour ceux qui y venaient vantaient la beauté du site et la valeur inestimable de ce lieu de repos.
L’hiver, le chalet était fermé. Pendant longtemps, il n’y avait pas de chemin. Il fallait tout transporter à dos d’homme depuis la route; c’était la tâche des novices et des jeunes jésuites et il l’accomplissait avec joyeuse détermination. Aujourd’hui on pouvait se rendre en voiture jusqu’au chalet, mais il y avait trop de neige et on n’y allait pas.

On descend au lac par quelques marches de bois; les jésuites ont construit un quai qui s’avance un peu à partir duquel on peut plonger, et un autre pour accoster; il y aussi un bâtiment pour ranger les gilets de sauvetage les rames, le matériel de pêche; de petites salles pour se changer derrière des rideaux.
Sur son canot, au milieu du lac le père Jean-Marc Bouchard des jésuites contemplait le magnifique environnement; il ne pouvait s’en lassait. Du coin de l’oreille, il precevait, en ce matin d’automne, le bruit coutumier et dérangeant d’un moteur de bateau qui provenait… du lac voisin, le lac Croche, qui n’appartenait plus à la forêt protégé qui communiquait avec le lac Dansereau par une petite rivière vers le sud. Pendant longtemps les castors y avaient construits des barrages mais on avait réussi à les déloger avec des épouvantails.
Des chalets, il y en avait quelques-uns sur le bord de lac voisin Croche, mais les propriétaires avaient de tout temps tenu à préserver la discrétion du lieu. Sauf que depuis deux ans, ils devaient subir les assauts assourdissants d’un bateau à moteur qui détonnait affreusement; c’était une atteinte sans égale à la quiétude et à la beauté des lieux, au caractère presque sacré de l’endroit. On savait bien ce que s’était : c’était le bateau les fils Couture. Le vieux monsieur Paul-Émile Couture était décédé il y a quelques années et avait laissé son chalet sur les bords du lac Croche en héritage à ses enfants. Deux fils, Marc-André et Normand avaient racheté la part des autres. Ils avaient cru voir le potentiel des lieux, mais ils avaient déchanté devant les restrictions de toutes sortes contre le développement domiciliaire, les interdictions de toutes sortes, les nombreux règlements, contre le droit de chasser, le droit de circuler en véhicule motorisé en forêt. Mais comme il n’y avait aucune clause spécifique quant à la circulation en bateau sur le lac, « Un terrible oubli ! » selon leurs voisins, ils en avaient profité; et, depuis lors, l’été, ils sortaient leur bateau et effectuaient quasiment à la journée longue d’assourdissantes randonnées.
Leurs voisins se plaignaient et s’étaient plaints avec force. On avait voulu leur intenter un procès, mais les chances de succès étaient trop faibles, on avait abandonné l’idée. On avait alors modifié le règlement, et il était maintenant interdit de circuler en bateau à moteur sur le lac; mais comme on ne pouvait rendre le règlement rétroactif, on vivait une situation paradoxalement des plus injustes : personne ne pouvait faire du bateau sur les lac… personne d’autre qu’eux, les frères Couture qui jouissaient d’un droit acquis, et dont ils jouissaient allégrement.
-Tout ça est bien désolant se disait, le père Jean-Marc Bouchard en glissant doucement sur les eaux calmes du lac.
Il savait que ce serait sa dernière semaine au chalet. Il faudrait bientôt le fermer pour l’hiver. En cette fin novembre, on avait eu de la neige, quelques centimètres qui était restés sur le sol. Presque tout avait été rangé; on avait mis les tables et les chaises dans le sous-sol, on avait rentré le barbecue. Les canots, les chaloupes aussi étaient en leurs lieux d’hibernation.
Pendant de nombreuses années, l’été, le père Marc avait fait sa baignade matinale; tous les matins, beau temps mauvais temps. L’eau était fraîche, environ 22 degrés, mais si bonne. Il traversait le lac dans le sens de la largeur; 400 mètres aller, 400 mètres retour. À l’âge de 75 ans, il avait dû arrêter de se baigner seul; il devait avoir quelqu’un pour être avec lui, un autre frère généralement. Mais maintenant, il avait remplacé sa baignade par une ballade en canot. Il aimait regarder le reflet des arbres colorés dans l’eau; iI aimait écouter les oies, et les voir s’envoler, les geais, les hérons; parfois, il pouvait voir quelque truite bien grasse venir fouiner à la surface de l’eau.
Comme Dieu a créé un monde merveilleux; un monde de beauté et d’harmonie ! Oui dans ces moments-là, il se sentait proche du Dieu Créateur. Il rentrait sa pagaie, il fermait les yeux et il se mettait à méditait. Il priait en de mots d’action de grâces pour tous bienfaits dont Dieu nous comble chaque jour, à tout instant; il priait en mots d’intercession pour les autres, pour les gens qui souffraient, pour les victimes des violence et des guerres, pour les enfants qui souffrent de la famine et de privations; il priait en mots de confession pour tous les maux dont les humains affligent la terre, pour leur inconscience, pour toutes les façons dont ils maltraitent cette belle planète bleue si mal en point.
Pendant sa prière, le père Bouchard laisse son canot dévier.
Que tu es grand, que tu es beau ! Et que tu es si bon ! Merci pour cette belle vie que m’as donnée de vire.
Le fond du canot frotte un rocher qui affleure à la surface. Le canot a pénétré dans l’une des baies latérales. Le père Bouchard empoigne sa pagaie pour revenir vers le centre du lac puis jusqu’au quai du chalet. En tournant, il voit quelque chose flottant dans l’eau comme une amas de branchage, mais en s’approchant il voit que c’est autre chose.
-Qu’est-ce que c’est qu’ça ?
C’est comme des vêtements… ce sont des vêtements. C’est un corps qui flotte à la surface !
-Un noyé !
Le père Jean-Marc Bouchard s’approche en quelque coups de pagaies. Oui, c’est bel et bien le corps d’un homme qui s’est noyé. Il est vêtu d’un léger blouson couleur caca d’oie. Le père Bouchard le retourne tranquillement. Son visage est presque blanc, crevassé, rongé, ravagé; les yeux sont disparus, mangés par les poissons. Quelques mèches de cheveux très noirs sont plaquées sur les joues.

-Seigneur ! Mais je connais ce visage !

mardi 10 octobre 2017

Un lieu de repos
Chapitre 23

Père et fille se retrouvaient donc avec un curieux problème : ils avaient sur les mains deux coupables qui s’auto-accusaient… chacun afin d’innocenter l’autre ! Roxanne avait reçu les aveux formels du frère Jean-Yves Galarneau au poste de la Sureté du Québec à Granby, et Paul avait reçu ceux tout aussi fermes de sœur Gisèle Saint-Germain au poste de la même Sureté du Québec à Papineauville.
-L’un des deux ment, c’est certain…
-Ou les deux…
Père et fille se parlaient par ordinateurs interposés à quelque 350 kilomètres de distance. Miguel del Potro, le chef-adjoint de Granby, qui avait apporté une contribution non-négligeable à l’enquête était assis à côté de Roxanne. Il ne voulait rien manquer de leur discussion. Père et fille avaient remis leur suspect numéro un respectif au cachot en attendant de pouvoir tirer tout cet imbroglio au clair; il leur fallait des réponses afin de pouvoir porter les bonnes accusations.
-Comment ça, les deux ?
-Écoute : nous avons pour l’instant deux scénarios; le premier concerne Jean-Yves Galarneau. On sait qu’il a passé une bonne partie de l’après-midi et de la soirée à Plaisance au centre de repos des sœurs SNMJ; il l’a avoué et sœur Gisèle l’a confirmé. On sait qu’au moment même où il s’en allait pour repartir à Granby, il a vu, dans son rétroviseur, sortir du centre des sœurs son ennemi juré Antoine Meilleur avec sa compagne Madeleine Chaput. Il a figé. Toute sa colère qui bouillonnait en lui et que sœur Gisèle avait réussi à calmer, toute sa rage le submergeait à nouveau.
-Je te suis. Il les a donc suivis des yeux et il a vite compris qu’ils allaient faire une marche au Sentier du Pèlerin. Alors, plutôt que de repartir vers Granby, il serait donc revenu par le petit chemin des Vallons qui longe le terrain des sœurs vers le nord. Il aurait stationné sa voiture près de la sortie retirée qu’il connaissait et qui donne sur la station 6; il se serait stationné et il aurait guetté l’homme et la femme en promenade. Quand il les aurait vus s’asseoir sur le banc de la station 6 il se serait approché soit pour les invectiver, pour avec la ferme intention de… faire un mauvais parti. Avait-il déjà en main le pistolet dont il s’est servi ou était-ce celui d’Antoine Meilleur ? D’une façon ou d’une autre il les a tués à bout portant et a essayé de faire passer ces meurtres pour deux suicides.
-La thèse du suicide double suicide ou celle du meurtre suivi d’un suicide devant être définitivement abandonnée.
-Exactement. Deuxième scénario. Jean-Yves Galarneau voit effectivement le couple Meilleur/Chaput sortir mais après de longues hésitations, la mort dans l’âme et la rage au cœur, il repart pour Granby. Mais sœur Gisèle, elle, a tout vu. D’où elle était, elle a vu sortir le couple Meilleur/Chaput, elle a vu la voiture de Jean-Yves Galarneau s’arrêter de longs moments et elle l’a vue repartir. Et c’est elle alors qui suit le couple Meilleur/Chaput sans avoir d’idée bien précise de ce qu’elle veut faire, mais bien consciente cependant et bien soucieuse des tourments et des angoisses, et des souffrances, de son ami, cet homme qu’il chérit tout particulièrement. Elle suit donc le couple dans le Sentier du Pèlerin, même si la nuit est tombée, elle le connaît probablement par cœur. Quand elle voit Madeleine Chaput et Antoine Meilleur s’arrêter à la station 6, peut-être hésite-t-elle; peut-être elle va vers eux et les interpelle; peut-être elle se fait surprendre et alors Antoine Meilleur sort le pistolet dont il ne se sépare jamais et la menace. Peut-être alors s’approche-t-elle d’eux…
-N’oublions pas que Madeleine Chaput et Antoine Meilleur semblent avoir de la considération pour elle, car ils se sont confiés à elle, et, de plus, ils ignorent qu’elle connaît bien Jean-Yves Galarneau; et ils ignorent encore plus que celui-ci était à l’ermitage ce jour-là. Ils ne se méfient donc pas. Ils sont juste un peu surpris de la voir là à cette heure tardive. Ils la laissent approcher; ils se parlent; ils discutent. Ils ne peuvent s’empêcher de lui partager leur joie d’avoir triompher dans cette saga judiciaire et d’avoir abattu le méchant qu’était Jean-Yves Galarneau. Ils lui disent qu’ils veulent aller plus loin, qu’ils veulent mettre sa communauté religieuse en faillite. Sœur Gisèle revoit, et revit la scène de cette après-midi et dans quel état pitoyable se trouvait son ami Jean-Yves, et elle comprend alors que cette histoire n’aura pas de fin, et que l’enfer de son ami ne s’arrêtera pas. Elle doit y mettre fin. Pendant qu’il parlait, Antoine Meilleur a déposé son pistolet à côté de lui, ou par terre, sans plus. À la totale surprise du couple Meilleur/Chaput, sœur Gisèle s’en empare et les menace à son tour. Elle tire une fois, puis deux. Elle arrange la scène pour que ça ait l’air d’un meurtre suivi d’un suicide.
-Et troisième scénario…
-Troisième scénario, les deux sont complices. Jean-Yves Galarneau est effectivement revenu en voiture par le Chemin du Vallons. Sœur Gisèle avait vu sa voiture s’immobiliser un long moment. D’un œil elle avait suivi le couple Meilleur/Chaput se diriger vers le sentier du pèlerin, de l’autre elle avait vu, avec effroi les phares de la voiture de Galarneau, non pas s’éloigner sur la 138, mais tourner à gauche sur le Chemin des Vallons. Elle comprend alors, et son émoi intérieur décuple, qu’il fait ça pour se venger, qu’il va leur faire un mauvais parti, comme c’était son but en venant la voir aujourd’hui.
-Ou peut-être craint-elle pour son ami de cœur. Sans doute elle sait qu’Antoine Meilleur possède un pistolet; il lui est facile d’aller fouiller dans les chambres en l’absence de ses hôtes. Elle a facilement pu découvrir au cours d’une visite antérieure qu’il avait une arme dans ses affaires; une arme qu’il s’était procurée par peur paranoïaque. Quand elle arrive à la station 6, Jean-Yves Galarneau et le couple Meilleur/Chaput sont en pleine explication orageuse. Antoine Meilleur a son pistolet à la main et menace de tirer sur celui qui les harangue et les insulte. De là où il est Jean-Yves Galarneau voit sœur Gisèle arriver, tandis qu’Antoine Meilleur et Madeleine Chaput, eux qui font face à Galarneau, lui tournent le dos et ne la voit pas arriver. Galarneau n’en laisse rien voir et continue à leur crier tout ce qu’il a sur le cœur. Excédé Antoine Meilleur lève le bras pour tirer.
-Juste à ce moment-là sœur Gisèle crie quelque chose d’en arrière comme : « Non !! » ou « Ne faites pas ça ! » ou « Ça suffit ! ». Ce qui a pour effet de stopper net l’élan d’Antoine Meilleur. Il se retourne brusquement pour voir qui est là. Jean-Yves Galarneau ne fait ni une ni deux et en profite pour lui sauter dessus, le plaquer au sol et l’immobiliser. Il lui prend son arme; ou elle roule par terre; ou peut-être sœur Gisèle lui prend son arme. Antoine Meilleur maintenu par terre par Galarneau et qui commence à comprendre ce qui se passe vraiment, les menace de plus belle de les ruiner tous les deux, de les envoyer en prison. Ils les traitent de tous les noms en un langage des plus orduriers. Madeleine Chaput qui est émotionnellement fragile, crie comme une hystérique, au risque d’ameuter les autres sœurs et les autres pensionnaires. Celui ou celle qui a l’arme tire et tue l’homme au sol pour le réduire au silence. Et ils font la même chose pour la même raison avec Madeleine Chaput.
-Puis sans échanger le moindre mot, mais en parfaite connivence, ils déguisent la scène en pacte de suicide; ils s’essuient les mains et s’en vont chacun de son côté : Jean-Yves Galarneau vers son auto et ensuite vers Granby, et Gisèle Saint-Germain vers le bâtiment des sœurs où elle retrouve sa chambre.
Un court silence.
-Et quel est le bon scénario ?
-On pourrait leur faire passer le polygraphe, mais ils auraient le droit de refuser, et de toute façon, les résultats ne sont pas admis en preuve au tribunal. Ce sera donc au jury de décider.
               

Fin

mercredi 4 octobre 2017

Un lieu de repos
Chapitre 22

L’homme qui est en face d’eux ne ressemble pas à celui qu’ils ont rencontré la veille. Il a perdu beaucoup de son assurance et sa superbe. Il n’est plus sur son terrain. Il a le regard fuyant et tourmenté d’un étranger parachuté sur une terre inconnue dans lequel il ne retrouve plus aucun repère familier. Il est assis sur une simple chaise de service, piteusement penché vers l’avant, les mains à demi-croisées, la bouche entrouverte, pas rasé. On voit facilement qu’il a passé une mauvaise nuit; par rapport à comment il s’est présenté devant Roxanne, Paul et Miguel le jour avant, sa tenue est considérablement relâchée, les vêtements fripés, un pan de chemise qui n’est pas bien rentré. À son réveil, on lui a servi un petit déjeuner, mais il n’a voulu prendre qu’une tasse de café.
Roxanne et Miguel, tous les deux en uniforme, pénètrent dans la pièce où il attend depuis quelques minutes. À leur arrivée, l’homme lève la tête et leur jette un regard implorant, sans rien dire. La jeune femme porte une oreillette par laquelle Paul pourra lui parler et faire ses commentaires au besoin. Elle n’a pas l’intention de mettre pas des gants blancs. Elle y va carrément.
-Monsieur Galarneau, vous êtes ici parce que nous avons toutes les raisons de croire que vous êtes impliqué directement dans la mort de Madeleine Chaput et Antoine Meilleur, dans la soirée du 5 septembre dernier à Plaisance sur le terrain des Sœurs-des-Saints-Noms-de-Marie-et-de-Joseph.
L’homme devant elle se contente de baisser les yeux.
-Vous n’avez rien à dire ?
-…
-Lorsque nous sommes venus vous rendre visite hier à votre collège, vous nous avez menti, probablement à plusieurs reprises, mais notamment sur le fait capital, et qui vous incrimine, que vous étiez sur les lieux du crime le soir de cette tragédie. Alors je vous le demande clairement : étiez-vous à Plaisance au couvent des sœurs SNMJ ce soir-là ?
-Oui, j’y étais.
-Vous aviez passé une partie de l’après-midi et de la soirée avec sœur Gisèle, la supérieure de la communauté, n’est-ce pas ?
-Oui, c’est vrai.
-Pourquoi nous avoir caché cette information ? C’est presque un aveu…
D’un coup, l’homme se redresse, les bras levés : « Mais vous n’aviez pas abordé la question !! »
Mais tout aussi soudainement son ton change et se fait contrit : « J’ai répondu aux questions que vous m’aviez posées; c’est tout. »
-Non, ce n’est pas tout, monsieur Galarneau. C’est loin d’être tout. Je vais vous raconter ce qui s’est passé. Le fait d’apprendre que votre bourreau, votre accusateur, prenait ses aises dans une maison de retraite catholique, c’était trop pour vous. Vous ne pouviez pas l’accepter. C’était une insulte à tout ce que vous croyez depuis toujours, une offense à toutes vos convictions les plus intimes. Vous ne pouviez imaginer que ce mécréant sans scrupule puisse ainsi se moquer de cette institution que vous avez toujours servie fidèlement. Ça vous enrageait. Est-ce que je me trompe ?
-…
-Je ne crois pas me tromper de beaucoup. Et de surcroît, cet homme honni prenait ses aises, venait se relaxer, se ressourcer dans le monastère de celle qui est votre meilleure amie dans votre vie religieuse, la femme que vous admirez profondément, pour qui vous ressentez une véritable affection. C’était un affront inacceptable. C’était comme si cet être abhorré était venu, par exprès, souiller ce que vous aviez de plus cher. Comme si après avoir attaqué et saccagé et même ruiné et anéanti votre collège, votre vie professionnelle, il venait s’attaquer à votre vie émotive… Je comprends monsieur Galarneau que vous ayez pu développer une haine profonde, viscérale envers cet homme; il vous avait fait tellement de mal. Vous aviez tout perdu. Votre carrière, votre travail, votre estime, peut-être même votre foi. Comment, comment arrêter de souffrir ? Comment lui rendre ce qu’il vous faisait ? Et graduellement, l’envie de lui faire mal s’est installée en vous, n’est-ce pas ?
L’homme s’affaisse un peu plus; il ferme les yeux.
-Et cette envie de lui faire du mal s’est tellement bien immiscée en vous que c’en ait devenu une véritable obsession : il fallait mettre fin vous-même à la souffrance, car même votre religion ne semblait pouvoir rien y faire. Sans doute êtes-vous aller voir vos supérieurs ou des collègues, pour subtilement, sans tout dévoiler de vos motivations, pour leur demander leur avis. Mais sans succès. Sans doute, au début, avez-vous prié beaucoup, en demandant le secours d’un Dieu qui restait imperturbablement silencieux face à vos angoisses. Cela vous rongeait. Et presque malgré vous, l’idée d’éliminer votre bourreau s’est imposée à vous. Et lorsque vous avez appris qu’il s’était réfugié une autre fois, une fois de trop, chez votre amie et alliée sœur Gisèle, vous vous êtes dit que c’était le moment ou jamais, et vous vous êtes précipité à Plaisance avec l’intention d’en finir et de tuer votre bourreau. Est-ce que je me trompe, monsieur Galarneau ?
Le pauvre homme ne répond pas, mais, en fait, il ne nie pas.
-Et quand vous vous êtes rendu chez votre amie et presque sœur, sœur Gisèle, et que vous lui avez fait part de vos intentions, elle a tout de suite compris la gravité de votre état. Elle a certainement dû user de tous ses moyens de persuasion pour vous empêcher de commettre l’irréparable. Premièrement sans doute pour vous calmer, pour vous apaiser; je ne sais pas, elle vous a peut-être pris la main, ou pris dans ses bras, pour vous rassurer, pour vous consoler. Vous avez peut-être pleuré tous les deux. Elle y a passé l’après-midi presque au complet et finalement en soirée elle a réussi à vous faire reprendre vos esprits. Elle vous a détourné de vos desseins meurtriers. Vous lui avez promis de repartir à Granby et de laisser tomber votre désir de vengeance, d’abandonner vos plans de meurtre. Elle vous a reconduit à votre voiture et vous êtes reparti. En gros, c’est ça, n’est-ce pas ?
Roxanne perçoit un faible mouvement de la tête de l’homme assis de l’autre côté de la table. Elle entend son père luis dire à l’oreille : « Très bien, continue. »
Elle reprend sans quitter l’homme des yeux.
-Mais là, mais là, juste à ce moment-là, il s’est passé quelque chose qui a tout chamboulé, qui a tout fait déraper... Juste au moment où vous quittiez le stationnement du monastère des Sœurs des Saints-Noms, alors que vous étiez à la sortie près à tourner sur la route qui vous mènerez à Granby, vous avez jeté un coup d’œil à votre rétroviseur… Et juste là, vous avez vu votre bourreau, Antoine Meilleur, sortir du monastère, avec sa compagne Madeleine Chaput ! Vous étiez à plusieurs mètres et vous les voyiez à l’envers dans votre miroir, mais il n’y avait pas de doute, c’était bien eux. Vous les avez vus se diriger vers le Sentier du Pèlerin. Vous ne pouviez en croire vos yeux ! Quel affront ! Il le faisait exprès ! Vous ne pouviez pas le croire ! Alors que vous aviez finalement abandonné l’idée de vous en prendre à lui, il venait vous narguer de la pire façon ! Alors, monsieur Galarneau, je vais vous dire ce qui s’est passé : vous n’êtes pas retourné à Granby. Non. Plutôt que de tourner à droite pour rejoindre la route 138 vous avez tourné à gauche sur le petit Chemin des Vallons et vous êtes allé vous arrêter à la petite entrée qui mène au bout du Sentier du Pèlerin. Celle qu’empruntera un groupe de cyclistes le lendemain matin, et qui découvrira les deux corps. Vous avez éteint le moteur de votre voiture et vous êtes sorti. C’était le soir, vers neuf heures, mais vous connaissiez bien l’endroit. Vous êtes entré par la petit sentier dissimulé entre les arbres et vous avez guetté celui qui vous considériez comme votre bourreau. Et quelques minutes après, cinq minutes ? dix minutes ? ça n’a pas d’importance; quelques minutes après vous avez vu, ou plutôt vous avez entendu, car vous deviez être caché, le couple Meilleur-Chaput arriver. Vous avez sans doute prié à ce moment-là, monsieur Galarneau, prié qu’ils s’arrêtent et qu’ils s’assoient sur le banc de la station 6. Et, pour une fois, vos prières ont été exaucées : le couple Meilleur-Chaput s’est assis sur le banc. Peut-être à ce moment-là vous êtes-vous approché en vous découvrant. Ils ont dû être surpris de vous voir, mais vous n’avez pas hésité : vous avez tiré et vous les avez tués l’un après l’autre. Ensuite, vous avez disposé les corps de façon à faire croire à un double suicide. Enfin, vous avez rejoint votre auto et vous êtes reparti vers Granby, Tout ça a dû prendre quinze-vingt minutes; en faisant un peu de vitesse, vous pouviez revenir dans les temps pour que votre alibi tienne.
L’homme en face d’elle a maintenant les yeux ouverts.
-C’est vrai. J’avoue que c’est moi qui les ai tués; tous les deux.
« Beau travail; très beau travail ! », entend Roxanne dans son oreille, et elle sent aussi le regard admirateur de Miguel.

Il restait à Paul de préparer de sœur Gisèle à sa comparution. Après avoir complimenté sa fille et avoir raccroché il va la trouver dans sa cellule. Elle a pris le temps de s’habiller et de coiffer.
-Sœur Gisèle vous savez que vous allez comparaître aujourd’hui pour faux témoignage et entrave à la justice.
-Vous ne m’accusez pas des meurtres d’Antoine Meilleur et de Madeleine Chaput ?
-Pourquoi vous accuserais-je de délits que vous n’avez pas commis ? Nous avons notre coupable et vous le connaissez bien, il s’agit de Jean-Yves Galarneau. Il a avoué son double crime ce matin devant les enquêteurs du poste de police de Granby.
-Frère Jean-Yves ?!... Mais c’est impossible !
Paul voit son interlocutrice chanceler et se retenir à la petite table de sa cellule.
-C’est impossible ! C’est impossible !...
Elle semble dans tous ses états. Paul la regarde intensément.
-C’est impossible ! Je l’ai vu repartir !
-Non, sœur Gisèle, vous avez cru le voir repartir ce soir-là, mais il n’est pas parti. Il est revenu vers la deuxième entrée du Sentier du Pèlerin et là, il a attendu ses victimes.
-C’est impossible ! C’est impossible !... Ce n’est pas lui !
-Sœur Gisèle, il a avoué ses crimes ce matin même; il a signé ses aveux.

-Vous ne comprenez pas, inspecteur. Ce n’est pas lui ! Il a fait ça pour me protéger moi ! Il a fait ça par amour pour moi ! Il s’est accusé de ces crimes pour me protéger moi; moi la vraie et seule coupable !