lundi 27 novembre 2017

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 6

                -Hey !! Qu’est-c’est qu’vous cherchez ??
                La grosse voix et le ton agressif de la question font rapidement se retourner Paul vers la maison.
                Il voit debout au bord du ponton un homme qui ne lui fait pas une mine très accueillante. Il se tient les jambes écartées, en bottes et pantalons de travail, massif (un bon 150 kilos), ses gros bras croisés sur une chemise à carreaux rouge, une épaisse barbe de bucheron, le crâne rasé; il porte d’épaisses lunettes de soleil. Quelques tatouages se laissent voir au bas de son cou.
                Paul essaye réprime un sourire; il ne veut pas laisser paraître son amusement devant une telle caricature du dur à cuire. Rien ne peut, pour l’instant, se dit-il, lui faire supposer que les frères Couture, aussi malcommodes soient-ils, sont mêlés en quoi que ce soit à la mort de Simon-Pierre Courtemanche, mais leur nom est tout de même revenu plusieurs fois dans diverses conversations depuis ce matin. Ce qui est sûr, c’est qu’il sait que dans sa récolte d’informations, il a tout à gagner à essayer de le mettre de son côté.
                -C’est vraiment un beau bateau que vous avez là !... Un Ranger Comanche de trente pieds en aluminium ! Ouais ! C’est une belle bête ! Pis équipé d’un moteur Mercury 500 ! Ça doit filer pour vrai ! C’ta vous, je suppose ?
                -Ouais ! À moi pis à mon frère, Marc-André. C’t’une belle machine ! Une belle machine ! On l’aime ben.
                -Ça doit être comme un pur-sang à dompter… Il doit aimer ça les vagues; j’suis sûr qu’il doit aimer les prendre la mer.
                -Mets-en ! On le sort chaque jour; deux, trois, quatre fois par jour s’il faut.
-Va falloir le rentrer pour l’hiver; vous le mettez dans le garage qu’est là ?
-Dans un mois, un mois et demi. Le lac gèle pas avant janvier.
-Ouais, c’est vrai, mais ça pas être chaud de conduire en décembre.
-Ça popire; ça s’tuff.
                -Gardez-moi ça si c’est beau; il est presque trop beau pour un p’tit lac comme ça ! Il mérite mieux que ça !
                -Ouais, j’sais ben, maudite affaire... On traverse le lac en deux trois minutes et demi, pis après ça on doit revenir. On a beau tourner en rond, on peut pas aller ben loin… C’est pour ça que mon frère pis moé on veut déménager.
                -Vous trouvez pas que c’est une belle place ?
                -C’est une belle place ! Mais on veut plus grand ! Quand notre oncle Paul-Émile est mort, il y a cinq ans il nous a laissé le chalet. Lui, y avait pas d’enfants; pis nous en est v’nu icitte toutes les étés avec notre père; on est les fils de son frère Benoît.
                Graduellement, tout en conversant, Paul s’est avancé sur le ponton pour se rapprocher de son interlocuteur.
                -J’ai oublié de me présenter : capitaine Paul Quesnel, directeur de poste de la SQ de Papineauville.
                Aussitôt, son interlocuteur fait involontairement un pas vers l’arrière et reprend son attitude de bagarreur.
                -Papineauville ? Hey, c’est pas la porte à côté ?? Ça a-tu rapport avec l’hélicoptère de c’matin ?
                -Oui. Il venait de Gatineau; on en a besoin pour faire des recherches. Pour l’instant, je peux rien vous dire…
Paul plisse les yeux. L’autre fait de même, mais pour les mêmes raisons.
-Ah, pis j’peux ben vous l’dire à vous : on a retrouvé un corps dans le lac Dansereau ce matin; c’est l’un des frères jésuite qui l’a trouvé pis qui a appelé le 911. Alors pour le moment, moi pis mes hommes, on a fait tout le tour du lac, on rencontre tout le monde pis on leur pose des questions aux gens du coin.
                -Quelle genre de questions ?
                -Ben, genre…
Paul sort un petit calepin de sa poche portefeuille, l’ouvre tranquillement à un pahe spécifique et se met à réciter une leçon bien apprise :
-Genre : avez-vous vu hier ou avant-hier, ou les jours avant quelque chose de bizarre ? Ou si vous avez vu des gens qui sont pas du coin ?
                -Non, j’ai rien vu d’ça !
                -Avez-vous vu des gens roder dans le coin ces derniers temps ?
                -Non…
                -Ils pouvaient avoir l’air louche, mais ils pouvaient avoir l’air normal aussi…
                -Non, j’ai pas vu personne !
                -Ou avez-vous entendu des bruits, comme des bruits de moteur par exemple, qui avait pas rapport ?
                -Non, j’ai rien entendu.
                -Pis votre frère, Marc-André, est-ce qu’il aurait vu ou entendu quelqu’un ou quelque chose ?
                -J’sais pas; faudra que tu lui d’mandes à lui…
                -C’est vrai; est-ce que je peux lui parler ?
                -Là y est pas là; y est parti au village.
                -Je comprends…. Bon, ben, j’pense que c’est fini.
Paul remonte légèrement le talus.
-Oh ! Dites-moi donc :  est-ce que votre sonnette est brisée ?
                -Brisée ? Comment ça ?
                -Ben quand je suis arrivé, j’ai sonné deux fois, puis je n’ai pas eu de réponse !
                -C’est parce que j’étais dans l’garage. J’étais après mettre mes pneus d’hiver sur mon truck. Alors avec le bruit d’la drill, j’ai pas rien entendu.
                -Qu’est-ce que vous avez comme véhicule ?
                -Moi ? Un Ford F-150 ?
                -Un F-150 !? C’est pas un p’tit bazou ! Vous pis votre frère, vous m’avez l’air de deux gars qui aiment les moteurs !?
                -Mettez-en; en plus du bateau pis de nos trucks on a chacun un ski-doo, pis deux quatre par quatre.
                -J’comprends que vous voulez déménager; le monde des autres chalets doivent pas trop aimer ça entendre tous ces bruits de moteurs. J’suis sûr que ça fait pas leur affaire. J’ai pas raison ?
                -Mets-en !! C’est toutte des fraichiés; tout l’temps en train d’chialer ! Tout l’temps en train de s’plaindre ! Ils ont même essayé de faire changer les règlements contre nous-autres; mais ça a pas marché parce qu’on a des droits acquis; faut les respecter. C’est grâce à mon oncle Paul-Émile.
                -Qu’est-ce qui faisait dans la vie, Paul-Émile ?
                -Y était entrepreneur dans la construction dans le boutte de Mont-Laurier.
                -Oui… Pis vous ?
                -Quoi, pis moé ?
                -Vous, vous faites quoi dans la vie ?
                -Pendant plusieurs années j’ai été chauffeur de truck, mais il y a deux ans j’ai eu un accident de travail en débarquant un trailer. Alors j’suis sur la CSST. Comme sideline, j’suis doorman dans un club à Montréal... Hey ! Stoolez-moi pas à la police, hein!
                Normand Couture, tout fier de sa blague, éclate d’un gros rire retentissant et lançant sa tête en arrière. Paul se joint à lui.
                -Non, non ! La police, j’men occupe !
                Nouvel éclat de rire tonitruant de son interlocuteur.
                -Pis Marc-André, lui, qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?
                -Il travaille comme manutentier à l’entrepôt de Loblaw’s à Lachute. Voulez-vous l’atte… Heu.. j’sais pas à quelle heure il devrait revenir.
                -Non… non… c’pas grave. J’aurai certainement l’occasion de la rencontre une autre fois, car je vais sûrement avoir besoin de revenir.
                -Revenir chez nous ? Pourquoi ?
                -J’veux dire : revenir dans le coin. Là, on est dans l’étape de récolter des indices et dépendamment de ce qu’on aura trouvé, on va certainement devoir revenir pour des investigations plus précises. Peut-être qu’on va devoir fouiller tous les garages, les remises, les cabanons…
                -Ouais… ouais…
                Paul ouvre la porte de sa voiture.
                -Bon; on se reverra Normand Couture.
                -Ouais… ouais…

                Paul démarre.

mardi 21 novembre 2017

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 5

                Paul entendait sa fille s’exclamer à plein poumons dans ses écouteurs et percevait sans peine son excitation.
                -Roxanne ! Qu’est-ce que tu vois ?
                -Des traces dans la neige !... Plein ! Ici en haut de la petite falaise !... Tu vois où nous sommes ?... Juste en dessous il y a une petite falaise qui plonge dans le lac…
                Paul s’étire le cou.
-Oui, je la vois.
-Et bien, il y a une sorte de promontoire sans grande végétation et il y a des traces de pas dans la neige… plusieurs... qui arrivent et repartent dans les sous-bois… Je prends une photo…
                -Essaye de filmer; il nous faut une vue d’ensemble aussi.
                -D’accord.
                Paul voit l’hélicoptère survoler l’endroit pendant quelques instants.
                -Faites aussi un tour complet du lac pour voir si vous ne voyez pas autre chose; où pourraient déboucher les traces de pas, par exemple, ou d’autres indices.
                -Oui, bien sûr.

                Pendant que Roxanne termine son investigation aérienne, Paul se dit que ces traces pourront sans doute leur dire si le décès de Simon-Pierre Courtemanche est accidentel ou non. Il se met à réfléchir sur les lieux où il faudra enquêter. Sa famille tout d’abord… Tiens, c’est vrai ça !? Comment se fait-il que personne n’a signalé sa disparition ?... Voyons, il a neigé sur la région durant l’avant-dernière nuit… mettons que « l’accident » a eu lieu hier matin… il est resté au minimum une demi-journée dans l’eau et il était donc absent de chez lui depuis probablement près de vingt-quatre… Comment se fait-il que personne n’a signalé son absence hier soir ? Est-ce qu’il vivait seul ?... Je ne le sais même pas…
Paul se rend compte qu’il a côtoyé le journaliste pendant des années, qu’ils se sont vus fréquemment, qu’il a répondu à ses questions en de très nombreuses occasions, qu’ils se sont mutuellement manifesté du respect, qu’ils avaient développé entre eux une sorte, peut-être pas de complicité, mais de connivence professionnelle, et que en fait, au bout du compte, il ne sait rien de lui. Il ne sait rien de lui en dehors de leurs liens professionnels; il ne sait rien de sa famille, si même il en a une, s’il vit seul, ou en couple ? Est-ce qu’il y a quelqu’un qui l’attend quand il revient à la maison après une journée de travail ? A-t-il des enfants, des frères, des sœurs, des vieux parents dont il doit prendre soin ? Paul se rend compte qu’ils se sont parlés en de multiples occasions au cours de toutes ces années à Papineauville et ailleurs, mais, c’est vrai, sans jamais partagé quoi que ce soit d’un peu personnel; il ne sait rien de son passé, de ses autres activités en dehors de son travail de journaliste, rien de ses goûts, rien de ce qui l’intéresse dans la vie…
Soudain, comme un éclair dans la nuit, un souvenir lui revient en mémoire… Qu’est-ce qu’il m’a dit il y a quelque temps ?... C’était au cours de l’enquête du couple mort chez les sœurs des Saints-Noms-de-Marie-et-Jésus à Plaisance. Qu’est-ce qu’il m’a dit ?... Je revenais de Plaisance… Est-ce que j’étais avec Roxanne ?… Oui, je crois que Roxanne était là, et il m’a accosté de sa façon coutumière à l’entrée poste et… qu’est-ce qu’il m’a dit ?... En fait, c’est moi qui lui ai parlé en premier… Oui, c’est ça, je lui ai dit quelque chose comme : Tiens, voilà mon journaliste préféré. Ne me dis pas que tu m’attendais ? Et là, il a répondu… Ah oui, ah oui, je lui ai dit qu’il se faisait rare ces temps-ci… C’est ça !! Il a répondu : C’est vrai, chef; je n’peux pas vous en dire beaucoup pour l’instant, mais je suis sur un vrai coup fumant… Oui, il a employé le mot « fumant »; un reportage qui va faire du bruit, ça je peux vous le garantir. Et il a terminé par : Je vous dis que c’est pour très bientôt !... Il était donc en train de travailler sur un reportage qui « ferait du bruit ». Qu’est-ce que ça peut bien être ? Il n’a rien dit de plus. Un problème de destruction de l’environnement ? Un abattage d’arbres illégal ? Du braconnage ? De la vente de gibier ? Un autre trafic ? Il s’intéressait à tout. La corruption dans une municipalité du coin ? Un monopole dans le déneigement des routes ? Un scandale sexuel ? Ce serait à la mode ces temps-ci ! Voilà ce qu’il faudrait élucider, à quoi il consacrait ses recherches, et surtout, est-ce que son décès a un quelconque rapport avec son enquête ?... Il aurait mis le nez ou le doigt sur quelque chose de si gros qu’ « on » a voulu l’éliminer ? Ça me semble incroyable ! Qu’est-ce que pourrait bien être ?
Paul prend une mine sérieuse. Il faut que j’envoie tout de suite une équipe investiguer à son journal. Il faut fouiller dans ses affaires, dans son ordinateur, dans son bureau, son téléphone, dans ses papiers; il avait toujours un petit carnet noir dans lesquels il prenait toutes sortes de notes; il faut le retrouver; il faut savoir sur quoi il enquêtait. Est-ce que son patron, son supérieur, le savait ? Il faut aller le voir tout de suite…
Donc, contacter sa famille et interroger les siens; réquisitionner chez lui; réquisitionner son bureau et interroger son patron et ses collègues de travail; retrouver sa voiture aussi ! Il n’est pas venu tout seul ici… Ça fait bien de choses. J’appelle Roxanne.
Le soleil est maintenant haut. Le temps frisquet du matin s’est dissipé, de même que les nuages qui faisaient grise mine. Paul regarde sa montre : il est passé midi depuis un bon moment. Il doit aussi penser à sustenter son équipe.
-Turgeon ! Tu t’es bien séché ?
-Chef…
-Fais-le tour de l’équipe et demande-leur si du poulet, ça fait leur affaire. Puis tu iras à Saint-Michel ou même au Lac chercher à manger pour tout le monde.
-Mais vous savez que Sabrina est végétarienne…
-Alors demande-lui si elle veut une salade ou n’importe quoi… Ou alors va la remplacer à la grille et envoie-la chercher à manger pour tout le monde…. Attends, avant on va remettre le bateau sur la remorque… Non… Je crois qu’on ferait mieux d’attendre à plus tard. D’un coup il nous faudrait revenir sur le lac.

Paul prend le micro dans la voiture.
-Roxanne ! Vous avez fini de survoler le lac ?...
-Oui, on a fini.
-Écoute il faudrait retrouver la voiture de Courtemanche. Si vous avez assez de carburant, suivi les quelques routes des environs et vois si tu ne peux pas trouver une voiture abandonnée.
-C’est quoi sa voiture ?
-Tu sais, il venait toujours nous voir avec sa Mazda... une Mazda 3 je crois; appelle Johane au poste, elle te trouvera toutes les informations, et la plaque, en deux ou trois clics.
-Ça va; on peut voler encore une bonne heure avant de devoir repartir; on va chercher sa voiture.
-Ensuite, quand tu seras de retour au poste, trouve-moi qui il faut avertir de la famille de Courtemanche; sa femme, ses enfants… Je ne sais pas. Tu pourras faire les démarches auprès d’eux, mais tiens-moi au courant.
-Oui, bien sûr, mon chef; compte sur moi.
L’hélicoptère s’éloigne dans sa crépitation caractéristique au-dessus de la cime des arbres. Bientôt on ne l’entend plus.

Après la pause-repas, Paul décide de commencer par les plus proches voisins; les habitants du lac Farmer. Il laisse Benoît et Sabrina à l’entrée pour préserver le site de l’invasion des curieux.
-Bon il y a quinze maisons autour du lac, ce qui fait cinq chacun, explique-t-il aux deux autres, Isabelle et Turgeon, près des voitures; ce qui fait cinq chacun. Je prendrais les cinq dernières, notamment celle des frères Couture, et vous vous séparez les autres. S’il n’y a personne dans l’une ou l’autre, on reviendra demain. Quand vous avez fini, retournez à Papineauville, écrire vos rapports. Je ne sais pas si on se verra plus tard, sinon on se voit demain, pour la rencontre du matin.
Les cinq visites qu’effectuera Paul ne lui apprendront pas grand-chose de nouveau. Non, on n’avait rien entendu, non, on n’avait rien vu d’anormal ni d’inhabituel. Non, on n’avait pas vue de véhicule étranger dans le coin, ni de Mazda 3 rouge. Et oui, tout le monde se plaignait du comportement tapageur des frères Couture, et on aimerait « bien savoir pourquoi la police ne faisait rien pour régler le problème ! On ne vous paye pas à ne rien faire ! »
En fait, Paul avait bel et bien frappé à cinq portes, mais on ne lui avait ouvert u’à trois d’entre elles. La deuxième et la dernière maison étaient vides, dont celle des frères Couture.
-Bonjour ! Il y a quelqu’un ?

Paul contourne la maison en longeant le garage. Le terrain descend en pente douce et vient se faire lécher par les eaux du lac. Il s’arrête à mi-pente. La vue sur le lac est magnifique. Les oranges des arbres de la rive opposé se reflètent dans l’eau couleur aubergine en un enchanteur chatoiement. Amarré à un quai de bois, Paul voit un énorme bateau à moteur qui tranche agressivement avec le reste de l’environnement. Il s’avance sur le quai et jette un coup dans le bateau. Y trouvera-t-il des taches de sang ou encore quelques armes prohibées ?

lundi 13 novembre 2017

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 4

                En attendant l’arrivée de l’hélicoptère, Paul décide de faire le « tour du propriétaire ». Probablement, se dit-il, que le père Bouchard a retrouvé le corps de ce pauvre Simon-Pierre Courtemanche tout à fait par hasard; mais ce n’est probablement pas par hasard qu’il se soit retrouvé flottant dans le lac Dansereau. Plusieurs hypothèses sont à envisager: celle d’un accident ou d’une chute, celle d’un accident « provoqué », par exemple on aurait pu pousser le journaliste dans le lac, ou encore celle plus dramatique qu’il aurait été assassiné dans un tout autre lieu et que le ou les meurtriers ne seraient débarrasser de son corps ici; et dans de cas, il faudra se poser la question : pourquoi « ici » ?
                Il faudra considérer chacune de ces hypothèses une à une. L’autopsie produira quelques éléments de réponses; tout comme les investigations auprès de gens qui habitent les environs; tout comme l’examen des lieux. C’est ainsi que Paul se met à errer dans le grand chalet des jésuites. Ah oui, et il y a Turgeon qui explore le bord du lac. Juste à ce moment son téléphone se met à sonner. Tiens, c’est lui justement !
                -Oui, Turgeon…
                -Chef, j’ai pas mal fini mes recherches…
                -Et alors ?
                -Alors… je n’ai rien trouvé du tout, ni indices, ni traces, ni pistes. Il ne me semble pas qu’on se soit promené dans le coin récemment.
                -Tu as pris de photos ?
                -Bien sûr; j’ai fait des prises de vue de divers angles…
                -Bon… autre chose avant que je t’envoie le bateau ?...
                -Commandez-moi un uniforme sec ! Je suis mouillé jusqu’aux aisselles !!

                Paul pénètre dans le chalet par la porte arrière, celle qui donne sur le lac. Elle est entourée d’une grande galerie et elle donne sur une vaste salle de séjour, très agréablement éclairée par les lueurs du jour qui pénètrent par les baies vitrées; la salle est rustiquement mais élégamment meublée. Quelques fauteuils en demi-lune font face à un foyer. Il y a aussi dans un coin un piano et des étagères de livres et de revues. Une douzaine de table entourent une table rectangulaire à rallonge. C’est probablement la table à manger commune. Sur le côté droit, se trouvent quatre tabourets devant un petit bar. Il ne se privent de rien les pères jésuites. Du l’autre côté, un petit escalier en colimaçon s’enfonce dans le mur. Les deux ailes avec les chambres se déploient de chaque côté. Par acquis de conscience, Paul ouvre une ou deux portes; elle se ressemblent : un lit, une chaise, une table de chevet, un petit lavabo. Les toilettes doivent être au bout de l’allée.
Paul entend du bruit qui provient de la cuisine à sa gauche. Ce doit être le père Bouchard qui tourne un peu en rond. Paul s’approche; c’est lui, en effet.
-Bonjour…
-Ah ? c’est vous ? Capitaine Duval…
-Capitaine Quesnel…
-Pardon : capitaine Quesnel ! J’avoue que je ne comprends l’attitude de vos hommes… de vos « femmes » plutôt : m’interdire de sortir pour vous aider ! On me traite comme un criminel alors que c’est moi qui ait téléphoné au 911 ! J’avoue que je ne comprends. Non, vraiment !
-On ne vous a pas traité en criminel père Bouchard. Mais mes « hommes » ont simplement fait ce qu’on fait d’habitude, c’est-à-dire éloigner les civils quand nous récupérons des corps. Ce n’est pas un joli spectacle, vous savez.
-Je l’avais déjà vu ce matin votre « corps » ! C’est moi qui l’avait trouvé, imaginez-vous, capitaine !
Paul sait qu’il doit amadouer son interlocuteur s’il veut en tirer quoi que ce soit.
-Oui, je le sais. Et je vous remercie d’avoir eu le bon réflexe d’appeler la police plutôt que d’essayer de le sortir de l’eau vous-mêmes. En ne touchant à rien, vous nous avez bien aidés.
-Heu… heu… Merci à vous aussi.
-Et vous savez ? J’ai encore besoin de votre aide…
-Ah oui ?... Et en quoi puis-je vous être utile.
-Premièrement… venez avec moi. J’ai vu un escalier en colimaçon dans la salle de séjour… Ici… Où est-ce que ça mène ?
-À la chapelle, bien sûr. Elle est construite en partie surélevée au-dessus du salon. C’était le meilleur endroit pour nos célébrations. Quand nous avons nos matines, nous avons une magnifique vue sur le lac tout brumeux. Contempler le lac d’en haut, il n’y a rien de mieux pour la méditation… Voulez-vous aller voir ?
-Volontiers; je vous suis.
Le père Bouchard grimpe allègrement les marches de l’escalier, tout heureux de montrer au policier qu’il n’est ni sénile ni impotent. La vue sur le lac était, en effet, grandiose à partir des fenêtres de la chapelle. Il y avait un petit autel avec une croix posée dessus, quelques bancs de bois, un prie-Dieu, et dans un coin un petit tabernacle.
-En effet… devant une telle vue moi-même je me mettrais bien à méditer moi aussi.
Le père Bouchard laisse aller un petit rire franc.
-Vous êtes le bienvenu.
Une fois redescendu Paul montre du doigt une autre porte qui laisse entrevoir un autre escalier.
-Et cet escalier, où mène-t-il ?
-Au sous-sol !...
-Il y a un sous-sol au chalet ?
-Oui, bien sûr. C’est mieux pour l’isolation. Mail il n’y a rien d’intéressant… Ça nous sert de débarras pour toutes sortes de choses.
-Descendons quand même; moi ça m’intéresse les sous-sols.
Effectivement, lorsque le père Bouchard allume la lumière, Paul découvre une empilade où s’entremêlent des planches, des meubles usagés, des chaises crevées, des matelas, des outils petits et gros, des boites de conserve vides, des boîtes de cartons pleine ou vides, des vieux pneus, de la tuyauterie… Il fait quelques pas dans le capharnaüm en humant l’air presque inconsciemment. Il s’arrête en hochant la tête. Tout à coup, il a une drôle d’impression. Il y a quelque chose qui cloche. Mais quoi ?
La voix du père Bouchard le sort de sa réflexion.
-Vous voyez… il n’y a rien d’intéressant.
-Très bien; remontons, répond en jetant un dernier coup d’œil.

En haut de l’escalier, Paul reprend :
-Père Bouchard, je sais que mes agents vous ont déjà posé la question, mais n’avez-vous rien vu d’anormal ou de singulier, ou même d’inhabituel ces derniers jours.
-Non, non… Je n’ai rien vu de ce genre. Sauf peut-être le bateau des frères Couture.
-Le bateau des frères Couture ?
-Oui, sur l’autre lac, le lac voisin, le lac Farmer. À cause d’une erreur administrative ils peuvent naviguer sur le lac en bateau à moteur alors que c’est interdit pour tout le monde. Et ils en profitent : le matin, le soir, la nuit…
-Pourquoi vous dites « une erreur administrative » ?
-Parce que pour maintenir la quiétude des lieux, les propriétaires autour du lac ont conjointement adopté toutes une série de restrictions et d’interdictions sur la construction de nouveaux bâtiments, sur le droit de chasser, de circuler en véhicules tout terrain, etc… Mais personne n’avait pensé à interdire la navigation en hors-bord. Et les frères Couture, Marc-André et Couture, en ont profité quand leur père est mort et qu’ils ont hérité de son chalet. Maintenant il y en a un règlement sur la navigation à moteur, mais pour eux c’était trop tard, et ils en profitent. Les autres propriétaires sont exaspérés. Ces derniers jours, on la entendu encore plus souvent que d’habitude ! Tiens, ça m’étonne même qu’on ne les a pas encore entendus. Peut-être qu’ils ont vu les gyrophares et qu’ils ont peur de la police !...
Le père Jean-Marc Bouchard s’arrête subitement de parler, réalisant, soudain, la portée de ce qu’il vient de dire. Paul a fait le même raisonnement.
-Père Bouchard, vous êtes libres de vos mouvements. Vous pouvez et venir comme bon vous semble; je vous demanderais seulement de ne pas interférer avec le travail de mes agents sur le terrain.
-Oh, dès que vous serez partis, je ferme le chalet pour l’hiver et je m’en vais à Montréal.
-Je vous laisse ma carte. Si dans les jours qui viennent un détail vous revient en mémoire, n’hésitez pas à me téléphoner.
-J’ai répondu à toutes vos questions.
-C’est vrai, mais des fois les plus petits détails, même ceux qui peuvent sembler anodins, peuvent avoir leur importance.
                Les deux hommes se serrent la main, et Paul sort du chalet.

Au même moment, il commence à percevoir des bruits de moteur : c’est l’hélicoptère qui approche.
                Paul se dirige vers son auto-patrouille où Benoît a déjà le casque d’écoute sur les oreilles.
                -Alors ?
                -Oui, ils approchent. Roxanne propose par faire un grand tour pour avoir une vie d’ensemble, puis ensuite ils s’approcheront plus bas.
                -Très bien. Passe-la moi.
                 Mais ça ne se déroulera pas exactement comme prévu.

                Aussitôt le tour du lac commencé, Roxanne crie au pilote en pointant un endroit bien précis : « Par là ! Par là ! Approche-toi ! Regarde ! Ça explique tout ! »

lundi 6 novembre 2017

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 3

Paul et les membres de son équipe regardaient l’ambulance s’éloigner, une ambulance qui ne transportait pas un blessé mais un cadavre, celui de Simon-Pierre Courtemanche, journaliste au faits divers à l’hebdomadaire régionale de la Vallée de l’Outaouais, Au Courant. Sans vouloir trop se l’avouer pour l’instant cette mort les affectait : il s’agissait de quelqu’un - quelqu’un qu’ils avaient côtoyé, avec qui ils avaient collaboré, qui leur était proche. On pouvait dire que « tout le monde aimait Simon-Pierre Courtemanche »; on ne pouvait faire autrement : Il était foncièrement et naturellement sympathique. Il faisait son travail avec beaucoup de rigueur, beaucoup de sérieux, même si lui ne semblait pas se prendre au sérieux.
C’était vrai surtout dans le cas de Paul qui le connaissait depuis son arrivée dans la région il y a plus de vingt ans et qui peut-être par solidarité générationnelle avait développé au fil du temps un certaine complicité avec lui. Il y a une décennie l’un de ses hommes avait été grièvement blessé dans une attaque à la hache, mais, à part le décès de son père qui avait longtemps était malade d’un diabète qu’à la fin ça avait été une délivrance, il n’avait jamais vécu la mort d’un proche. Et pourquoi Simon-Pierre Courtemanche ? Ça me donne envie de tout lâcher, de tout laisser tomber; tiens, partir faire un long voyage avec Juliette, ça serait une bonne idée !
-Alors, mon chef, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Quand ils étaient seuls dans le bureau de l’un ou de l’autre, Roxanne disait toujours « Papa » à son père, mais elle ne le faisait pas trop devant leurs collègues et jamais devant les témoins d’une affaire en cours. Elle avait jugé que « Capitaine », ou « Commandant » étaient trop cérémonieux, et le simple « Chef », un peu trop froid et même refroidissant. Et dire « Patron » la faisait pouffer de rire à chaque fois. Elle avait donc opté pour « Mon chef », qui restait hiérarchique avec une petite touche de proximité.
Paul était allé récupérer le corps en bateau avec ses deux hommes, Daniel Turgeon et Benoît Roy-Buffo, se disait qu’il faudrait certainement user de force physique, et il avait chargé ses trois officières et agentes de sécuriser l’endroit pendant ce temps.
Ça ne leur avait pris que quelques instants pour traverser le lac dans le sens de la largeur - ce qui affectait le lac d’une certaine forme de pollution pour la toute première fois depuis sa création formation lors du retrait de la Mer de Champlain il y a 10 000 ans - pour atteindre le corps. C’était bien lui, Simon-Pierre Courtemanche, pas de doute là-dessus. Son visage était ravagé par son séjour dans l’eau et ses yeux et une partie de ses lèvres avaient disparus - grugés par le poissons - mais on ne pouvait pas se tromper. Il portait ses vêtements de travail, c’est-à-dire sans veste sans manche aux nombreuses poches qui lui était si caractéristique. On aurait même pu s’attendre à voir son appareil de photos pendre à son cou.
                -Bon, il faut le grimper à bord. Toi, Benoît mets-toi de l’autre côté pour stabiliser le bateau. Il ne manquerait plus que l’on bascule ! Viens, Daniel on va le hisser par les épaules.
Même en unissant leurs forces Paul et Daniel avaient passablement peiné pour faire passer dans le bateau le corps imbibé d’eau de ce pauvre Simon-Pierre Courtemanche. Paul remarque rapidement qu’il a tous ses morceaux, qu’il n’a pas de grosses blessures apparentes,  qu’il porte ses bottes; cette moustache touffue est bien la sienne; il ne lui manque que ses petites lunettes cerclées de fer. En l’agrippant, il a même senti son portefeuille dans la poche intérieure de sa veste. Il ne s’agirait pas d’un vol ? Serait-il tomber tout seul à l’eau ?
Paul prend quelques instants pour regarder les alentours : la rive est couverte d’arbres dont les branches affleurent à la surface du lac.
-Est-ce que vous voyez quelque chose ? demande-il à ces deux hommes.
-Pas vraiment…
-Il a pu tomber, on a pu le faire tomber de n’importe où, et il serait arrivé ici à cause des courants.
Paul regarde derrière lui.
-Benoît approche-nous du bord. Turgeon, tu vas descendre ici et tu vas faire un examen des environs. C’est fort probable que tu ne trouveras rien, mais il ne fait rien négliger. Si tu vois des traces de pas, ou des branches brisées, ou une forme de sentier… Garde ta radio allumée et tiens-nous au courant.
-Très bien, chef.
Et une fois descendu :
-Ne m’oubliez pas ! Il y a peut-être des ours !
Paul en a souri de convenance, mais, non, il n’avait pas le cœur à rire. Il ne pouvait détacher les yeux du corps inerte et bouffi qui gisait au fond du bateau.

-Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?... On se met à la recherche d’indices. Mais où chercher ?... Son corps a dû dériver pendant, je ne sais pas, un jour ou deux; c’est l’autopsie qui nous le dira. Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
-J’en pense qu’on devrait faire venir un hélicoptère, pour avoir une vue d’ensemble du lac. Une légère couche de neige recouvre le sol, on pourrait peut-être trouver des traces de pas.
-Oui, bonne idée. Il y en a un Gatineau. Vois s’il est disponible. Et puis, appelle au poste et demande à qui est libre de commencer les recherches sur Simon-Pierre Courtemanche; qu’ils cherchent tout ce qu’on peut trouver, sur son travail, sur sa vie personnelle, sur ses contacts. Il faudrait aussi avertir sa famille. Tiens, c’est vrai… c’est étrange… personne n’a signalé sa disparition.
-C’est peut-être encore trop tôt.
-Je ne sais pas.
Pendant que Roxanne, se dirige vers la voiture, Paul s’en va vers le chalet en bois rond. C’est un grand bâtiment construit sur le long, avec une cheminée au milieu et deux ailes qui s’avancent légèrement vers le lac. Une croix en bois coiffe l’aile de droite. Au milieu, entre les deux, il y a un grand balcon une large baie vitrée qui doit offrir de l’intérieur, en toutes saisons, une magnifique vue sur le lac.
Isabelle et Sabrina se sont occupées de prendre la déposition de Jean-Marc Bouchard. Elles viennent à sa rencontre.
-Alors du nouveau ?
-Pas grand-chose d’entre que ce qu’il a dit quand on est arrivés. Il faisait son tour de canot matinal sur le lac vers 6 heures et il a vu le corps qu’il flottait dans l’une des baies du lac. Il est allé voir et il l’a retourné. Et il a reconnu le journaliste Simon-Pierre Courtemanche, sans pouvoir mettre un nom dessus. Il connaissait son visage parce que sa photo paraît chaque semaine dans le journal Au Courant, qu’il reçoit ici depuis des années.
-Ça ne nous éclaire pas beaucoup.
-Il a rajouté qu’il trouvait drôle d’avoir trouvé le corps se matin, car c’était sa dernière sortie avant l’année prochaine.
-Ah oui ?
-Oui, avec l’hiver qui s’en vient, il ne peut plus rester ici tout seul et il avait décidé de repartir dans la résidence des jésuites à Pierrefonds, à Montréal. Il a dit qu’en fait, il devait même partir hier; tout était prêt pour son départ. Mais au moment du départ, il s’est aperçu qu’il avait un pneu crevé à sa voiture. Finalement, le pneu était juste dégonflé. Mais le temps de téléphoner au garage et de faire venir un mécanicien et d’arranger son pneu, il était trop tard pour partir pour Montréal. Alors il restait un jour de plus, et ce matin, voilà qu’il trouve un cadavre dans son lac.
-Drôle de coïncidence… Vraiment, une drôle de coïncidence…
-L’histoire du pneu a l’air vraie, il nous a montré la facture du garage.
-J’espère que vous avez noté les coordonnées, il faudra quand même aller y faire un tour… Où est-ce qu’il est maintenant ?
-Dans sa chambre, de ce côté-ci. Il voulait se mettre sur le balcon pour « surveiller » les opérations comme il a dit, mais on préférait le tenir à l’écart.
-Vous avez bien fait. Faites-le sortir. Ensuite, vous irez surveiller l’entrée du domaine pour empêcher les curieux de tout envahir; plein de gens ont dû voir les auto-patrouilles, en plus de l’ambulance qui vient de sortir.
Paul avait raison. Déjà une dizaine de personnes se promenaient sur le terrain des jésuites et Isabelle et Sabrina auront fort à faire pour rétablir l’ordre.

À ce moment, Roxanne revient de sa voiture.
-Ça y est l’hélicoptère est annoncé. Il pourrait être dans une heure, une heure et demi, mais il ne pourra se poser. Alors je retourne à Papineauville pour y grimper en vol.
-En vol !?
-En fait, il va faire un vol stationnaire et on faire descendre une échelle.

-D’accord, moi je reste ici avec le bateau; on se contactera par radio.