Les flammes
de l’enfer
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-Je ne comprends pas, monsieur Sansregret. Pourquoi avoir déplacé la
borne ? Il aurait suffi à ce moment de négocier avec les neveux héritiers.
-C’était risqué ! Et imprévisible ! Vous connaissez pas le monde des
affaires, vous ! Ils auraient pu vouloir le gros prix, et on avait déjà investi
gros, on avait emprunté beaucoup. On ne pouvait pas se permettre de faire des
extras. Et un procès pouvait prendre des années. D’ailleurs, j’ai eu raison, ils
ne sont jamais venus demander rien. Par après, je me suis dit qu’il y avait aussi
le risque que la municipalité de Noyan s’en mêle !... Une fois la borne déplacée,
j’ai voulu serrer la main du gars, mais il a dit : « Engagez-moi sur
votre parc ». Il disait qu’il pouvait tout faire, pis il était malin. « J’veux
pas être payé… Juste recevoir de l’argent pour ma moto, mon essence, mes
assurances, pis mes dépenses ». C’est comme ça que je l’ai engagé, pour 150
dollars par semaine payé sous la table. Une fois par semaine, je lui remettais
une enveloppe, pis personne ne s’en ai jamais aperçu. Je croyais qu’il ne
resterait qu’un été, mais il a voulu rester, et je ne pouvais plus me débarrasser
de lui, et puis c’est vrai qu’il faisait un sacré bon travail.
-Est-ce que vos deux autres associés sont au courant de cet arrangement
?
-Oui, pas dans tous les détails, mais en gros, oui.
-Et vous n’aviez pas peur que ça fasse des problèmes avec les autres
employés.
-La plupart sont des employés saisonniers, des étudiants que font ça
comme travail d’été; il y a peu d’employés permanents, même dans
l’administration.
-OK. Maintenant, monsieur Sansregret, parlez-moi de l’incendie.
-L’incendie dans lequel Ti-Gus est mort !?
Martin Sansregret voudrait bien voulu se lever à nouveau, mais alors
que Roxanne lève le doigt, il se rassit aussitôt.
-On se calme.
-Je sais rien ! J’ai rien à faire là-dedans ! J’trouve ça vraiment plate
! Pour lui, pis pour moi ! Tout ce que j’sais, c’est que comme d’habitude, il
est parti manger son lunch dans un chalet. Je n’étais pas là à le surveiller
tout le temps quand même. Il n’aimait pas se mêler aux autres employés, et
encore moins aux visiteurs; et comme il le faisait souvent, il s’est reposé
quelques instants. Il y a dû avoir une défaillance dans le système de chauffage;
c’est sûr. Ça peut arriver. Il a dû faire une fausse manœuvre et puis le gaz
s’est échappé sans qu’il s’en aperçoive et ça a dû l’asphyxier, et il n’a pas
pu se réveiller quand le feu a pris. C’est comme ça que ça a dû se passer;
c’est la seule explication ! Moi, je sais rien de plus !
-Et vous n’avez rien vu ni rien entendu ? J’ai un peu de peine à croire
ça !
-Non, j’étais occupé à régler un problème qu’il y avait avec des
réservations; je n’ai pas fait attention.
-Est-ce que Gustave Abel avait reçu des visiteurs récemment ? Par
exemple, des gens qui le cherchaient ou qui auraient demander à lui parler qui
lui auraient téléphoné ?
-Non, pas à ce que je sache. Ti-Gus n’aimait pas trop la compagnie des
autres; ça m’étonnerait que des gens aient cherché à leur voir. Pour le
téléphone, il faudrait demander à Céline; c’est elle qui répond aux appels
durant le jour.
-Revenons au chalet, si vous le voulez bien monsieur Sansregret; comment
pouvez-vous être sûr qu’il ne faisait que prendre son lunch et faire une sieste
?
-Je ne vois pas ce que voulez dire !?
-Vous ne vous rendiez pas aux chalets pour voir ce qu’il faisait ?
-Au début, je suis allé une fois, mais j’avais bien d’autres choses à
faire.
-L’avez-vous surpris en train de prendre de la drogue ?
-De la drogue ??
Martin Sansregret lève les bras en l’air en signe de protestation.
-Qu’est-ce que vous me chantez là ? Tous les employés sont avertis que
s’ils sont pris en train de prendre la drogue ou de de l’alcool sur les
terrains du parc, ils seront renvoyés immédiatement. C’est le règlement. Ils
n’ont même pas le droit de fumer, sauf dans la cuisine réservée au personnel.
On est très strict là-dessus !...
-Et à vous, il ne vous en a jamais proposé ?
-À moi !? Bien sûr que non !
Paul alors intervient : « Bon, monsieur Sansregret, vous êtes
considéré comme suspect dans cette affaire. Je vais vous demander d’aller vous
présenter immédiatement au poste de la SQ de Papineauville afin de remplir un
formulaire de contrôle de la personne. Je vais avertir mon personnel et on va
vous attendre là-bas d’ici une heure. Aussi, jusqu’à nouvel ordre, je vous
demanderais de ne pas quitter le Québec et de rester disponible pour des
investigations supplémentaires.
-Mais… mais je vous ai tout dit ! J’sais rien d’autre !
-Je n’en suis pas si sûr.
-Quel baratineur !
Paul et Roxanne se dirigeaient vers leurs véhicules.
-Bah, il en a raconté une bonne partie; sans doute l’essentiel.
-Oui, mais à sa façon. Son histoire au bout du lac de l’autre gugusse qui
arrive à comme ça à brûle-pourpoint et qui lui déplace la borne d’arpentage juste
au bon endroit, ça ne tient pas début. C’est trop arrangé avec le gars des
vues. Il minimise son rôle. Pour moi, il devait plutôt être en train d’essayer
d’arracher la borne par ses propres moyens, ça s’ajoute à tous ses autres traficotages,
et Gustave a dû le surprendre, ou quelque chose comme ça. Alors pour ne pas
qu’il le dénonce, il a dû lui offrir un emploi… payé au noir.
-Oui, surtout que ça concorderait avec le témoignage de la mère de
Gustave : quand je suis allée la voir, elle a dit que son fils était
revenu à la maison cette après-midi-là et lui avait annoncé qu’il s’était
trouvé un emploi et qu’ensuite il était reparti avec ses outils.
-Oui, cette séquence a plus de sens… D’ailleurs il ne t’a pas
contredite quand tu lui as demandé pourquoi avoir déplacé la borne. C’était
bien formulé; bravo.
-Merci.
-C’est sûr qu’il n’a pas tout dit. Je me demande s’il n’y aurait pas eu
par exemple, un autre épisode du même genre.
-À quoi penses-tu ?
-Je ne sais pas exactement, mais une chose est sûre c’est qu’à force de
se promener continuellement, à parcourir toutes ces pistes au quotidien sur sa
moto, Gustave a fini par connaître toute la région comme sa poche, le moindre
recoin… et peut-être le moindre secret comme celui de la borne. Peut-être qu’il
aurait vu quelque chose d’autre, qu’il aurait été témoin d’un événement qu’il
n’aurait pas dû voir.
-Un événement qui concernerait le Parc Natura…
-Pas nécessairement. Peut-être que oui, mais, si je continue ton idée,
que ça se serait passé récemment. Je ne sais pas mais il aurait pu voir un
groupe d’hommes se consacrer à une sorte de trafic ou il aurait vu laboratoire
secret, par exemple, de drogues justement; et, là mettons qu’on l’ait surpris
et qu’il se soit enfui sans être rattrapé, mais « on » aurait
découvert qu’il travaille au Parc Natura. T’imagine, quelle aubaine ! Ce n’est
pas très compliqué par les « coupables » de s’inscrire comme clients
et de l’éliminer en déguisant sa mort en accident.
-Dans ce cas, ce n’est pas Sansregret le coupable.
-Il a menti mais je ne crois pas qu’il soit impliqué directement dans la mort de Gustave. Tu
crois vraiment qu’il a les capacités d’éliminer un « témoin » qui
devenait gênant ?
-Non, moi non plus, je ne le crois pas directement coupable. Mais
aurait-il commandé ou commandité l’incendie ? Il a posé plusieurs gestes
répréhensibles et fait bien choses à la limite et même au-delà de la légalité,
et ça vaudrait qu’on lui chauffe un peu les oreilles, mais je ne le crois pas
mêlé ni à l’incendie, ni à la mort de Gustave. Ce n’est pas son genre. Il a
peut-être vu quelque chose, mais je ne le crois pas coupable. Mais pour revenir
à ton autre hypothèse, d’un ou des coupables venus de l’extérieur, il faudra
éplucher la liste des clients des derniers jours.
-Oui; on aurait peut-être dû commencer par ça… On demandera accès aux
fichiers de réservation.
Après un court moment, Paul ajoute : « N’empêche que
j’aimerais bien aller fouiller dans les rapports comptables du Parc, je suis
sûr que « cerfs riche en découverte » !
-Papa… Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?... Bon, viens manger, je crois
que tu en as besoin. Moi, je meurs de faim et il est passé deux heures.
-Tu as apporté ton lunch ?
-Oui et puis j’en ai même pour toi : salade tomates, haricots, olives
noires et cœurs de palmier. Et pour dessert, des tartelettes à la citrouille.
-Tu es… spéciale !
Paul cherche un meilleur mot pour complimenter celle qui est la
prunelle de ses yeux, mais il n’en trouve pas. Alors il se contente de contempler
son magnifique sourire, et dans ce magnifique après-midi de début d’automne où
le vent fait doucement onduler la cime des grands conifères, il se sent soudain
à mille lieues de tous les incendies, de tous meurtriers et de toutes les
autres crapules de la terre.
-Allons tenir compagnie à Turgeon, histoire de s’assurer que tout va
bien.