Les petits enfants
Chapitre 13
De retour à Papineauville, Roxanne se présente au
bureau de son père sans même passer par le sien pour faire le bilan de cette
première journée d’enquête « toute seule ». Paul est penché sur son
ordinateur. Probablement encore en train
de remplir l’un de ces satanés rapports; il n’a jamais aimé ça et je crois qu’il
n’aimera jamais ça. Levant la tête, il lui sourit et lui fait signe
d’entrer.
-Bonjour,
ma chère fille. Je t’offre une tisane ?
-Oui,
merci.
Paul préfère
le café, mais il sait qu’il doit en réduire sa consommation, sinon sa vessie,
qui tranquillement développe sa propre personnalité, lui fait des misères. Il
offre à sa fille « un Amour de camomille », gerbe de camomille avec
un soupçon de citron.
-Allez
raconte-moi, dit-t-il en soufflant sur sa tasse.
Alors
Roxanne se met à lui raconter où elle en est, la précipitation de Jacques
Valiquette, les réticences du maire-adjoint et les misères qu’il a faites à
Isabelle, les procès-verbaux de la municipalité qu’il faudra lire en détails…
-Tu vois qu’il me manque encore beaucoup de pièces du
casse-tête.
-Écoute c’est normal, ce n’est que la deuxième
journée. L’examen des procès-verbaux va peut-être nous donner quelques indices.
Et ce serait effectivement bien de retrouver deux ou trois des employés du chantier.
-Ou en tout cas les archives de la compagnie.
Dis-moi, est-ce qu’on a les résultats du labo ?
-Non, ce
ne sera pas avant la semaine prochaine. Par contre, j’ai des nouvelles sur les avis
de recherches.
-C’est
vrai ? De bonnes j’espère !
-Peut-être.
Pendant les sept mois de juin à décembre 1978, il y a eu trois disparitions et
donc trois avis de recherche dans la région, dans la région de l’Outaouais. Les
trois affaires ont été résolus. Au Québec, il y en eu cinquante-et-un au total pour
la même période : quarante-trois hommes et neuf femmes. Trois cas restent encore
non résolus.
-Trois cas !
-Oui,
une jeune fille de seize ans disparue un jour en faisant du pouce, près de Chicoutimi
pour aller à Montréal; on ne l’a jamais revue; une triste histoire. Ensuite un
jeune homme qui s’est échappé d’un hôpital psychiatrique de Montréal. Et un
homme de quarante ans, de Trois-Rivières, comme on dit parti sans laissé d’adresse.
-Beau travail !
-…!? Oui, si l’on veut, mais s’il ne s’agit ni de
l’un ni de l’autre, il faudra élargir les recherches.
-On sait qu’il avait un maillot de bain d’homme, donc
il reste deux possibilités.
-C’est vrai, mais comment savoir s’il s’agit de l’un
des deux autres ? Ça ne sera pas facile, le stockage et l’analyse des codes
génétiques n’était pas une technique d’enquête à cette époque.
Roxanne enchaîne sur une autre question :
-Il y
aussi autre chose qu’Isabelle a dit en passant qui m’a mis une sorte de puce à
l’oreille. C’est ce maillot de bain qui m’intrigue. Tu vois on était partis, ou
plutôt je suis partie avec l’hypothèse d’un accident, d’un homme ivre qui
serait parti d’un bar et qui serait tombé par mégarde dans un trou du chantier
et qu’on n’aurait pas vu, à cause du congé de la construction, mais ça ne
fonctionne pas.
-Ah non ?
-Non,
la configuration des lieux ne le permet pas. Tu vois, j’avais supposé qu’il
avait voulu prendre un raccourci, mais jamais on n’aurait installé un terrain camping
de l’autre côté du chantier, ça ne tient pas debout. Et s’il avait voulu
prendre un raccourci pour aller en un autre lieu, il ne serait pas passé par
là, il serait passé à travers bois ou par la plage ! Et même s’il avait fait du
camping sauvage, comme je l’ai avancé, il n’aurait jamais planté sa tente dans
les environs du chantier, il y a trop de bruit, trop de poussière, il aurait
été trop dérangé. Tout vacancier veut être près de la plage, près de l’action.
Il aurait pu s’installer dans un bois près du lac, mais pas à 700 mètres du
village. Aujourd’hui la plage est réduite, mais sans doute qu’à l’époque elle
était beaucoup plus étendue, les rives du lac étant beaucoup moins développées
que maintenant; il y plein de maisons neuves qui ne devaient pas être là en
1978. Autre chose aussi, il était en maillot de bain, donc ça ne pouvait pas
être le soir; il n’est pas tombé là-dedans à cause de la noirceur. S’il était
allé au bar, même après une journée à la plage, il aurait mis une chemise, un
tee-shirt, quelque chose, il aurait eu des poches pour son portefeuille. Et
puis il aurait eu des sandales, ou des chaussures de plages.
-C’est
Isabelle qui ta raconté tout ça ?
-Non, Isabelle
a émis l’hypothèse, premièrement, d’une bagarre entre travailleurs, qui est
éliminer à cause du maillot de bain : on ne se serait tout de même pas
amusé à le déshabiller avant de l’enterrer ! Et deuxièmement, d’un accrochage
entre baigneurs, une dispute qui aurait mal tournée. Il est mort, peut-être pas
volontairement, mais disons accidentellement. Et là on ne sait pas quoi faire
du cadavre.
-Mais si c’était sur la plage on aurait appelé à
l’aide, on aurait fait venir du secours; c’est la réaction normale des gens.
-Oui, mais il a pu y avoir quelque chose de louche,
mettons une dette de drogue : le vendeur lui a avancé la drogue et
maintenant il veut se faire payer et l’autre ne veut pas ou ne peut pas. Il y a
menaces, coups, il se défend, mais au bout du compte il tombe et il se tue, par
exemple en se cognant la tête sur un rocher. Le ou les coupables ne veulent pas
qu’on le sache; ils ne veulent pas avoir d’ennui. Alors ils veulent cacher le
cadavre quelque part, on veut le faire disparaître. Quelqu’un pense au chantier.
Et c’est là qu’est l’astuce, non seulement on le jette dans le trou, mais on
l’enterre, on lui jette des pierres par-dessus; c’est pour ça que le lundi ou
après le congé de la construction, le moment du retour au travail ne change plus
rien, les ouvriers ne voient rien; même s’il y a eu inspection conforme du
chantier, on ne pouvait pas le voir.
-Oui, ça se tient. Retient cette hypothèse, plus
solide que la première, mais tu sais ce que je vais te dire : ne saute pas
trop vite aux conclusions. Tu sais que si tu cherches à confirmer tes hypothèses
tu ne vas chercher que ce qui peux t’être utile et oublier le reste; si tu
cherches à prouver quelque chose, tu vas fausser tes recherches. Il faut faire
le contraire, tu le sais : bâtir une hypothèse à partir des indices que
l’on récolte et seulement à partir de ces indices. Et certains peuvent la
confirmer et d’autres la contredire.
-Tu as raison… J’aimerais bien aussi rencontrer
quelques personnes âgées de cette époque; elles pourraient se souvenir de bien
des choses, comme s’il y avait du trafic de drogues au village.
-S’il avaient vingt ans à l’époque ils en ont
aujourd’hui soixante, ou même moins. Oui, ça pourrait aider.
-Et l’autre chose aussi, ce sont les hôtels et les
motels, les terrains de camping. On aura ce qui existait et qui en était
responsable grâce à la liste de commençants de 1978 ramassée par Isabelle, en
plus de ce que va donner l’examen des documents qu’elle a trouvés... Il me
reste aussi la bibliothèque, où je compte aller demain matin… Mais ensuite, je
te préviens je prends demain après-midi de congé, c’est déjà prévy : je
file pour Montréal. Je vais rejoindre Fabio et nous allons passer la
fin-de-semaine ensemble.
-C’est bien. Tu me diras où vous en êtes.
Et moi je vais
passer une autre fin-de-semaine, tout seul. Il me faudra fermer mon jardin,
ranger mon cabanon, sortir mes pelles pour l’hiver. Faire un peu de ménage, et
sans doute lire un bon livre.
Comme elle l’avait dit, le lendemain Roxane se rend à
la bibliothèque/bureau du tourisme de Lac-des-Sables. C’est ouvert, la même
jeune fille est encore là derrière son comptoir, encore en train de pitonner
sur son téléphone multifonctionnel; Roxanne la salue et franchit la porte de la
bibliothèque.
C’est une autre pièce joliment aménagée; on a utilisé
l’espace des anciennes armoires pour y disposer des étagères tout le long des
murs. On a utilisé principalement du bois pour que l’aménagement plus moderne s’agence
bien avec l’écrin d’origine. Les livres semblent sont bien classés, par
catégories, bien numérotés; on s’y retrouve facilement. La lumière naturelle
qui pénètre par de larges fenêtres contribue à l’harmonie du lieu. Dans un coin,
près de la port Roxanne voit quelques livres probablement en attente de classement.
Derrière
un petit comptoir, où se trouvent quelques livres et un ordinateur portable, la
bibliothécaire l’accueille avec un très charmant sourire. Roxanne se dit que
c’est une jolie femme dans la cinquantaine, bien mise, dans une robe légère,
fleurie de rose et de vert tendre, finement décolletée, qui lui va très bien;
elle porte un très léger maquillage. Elle a sur le nez de petites lunettes
ovales également vertes du dernier chic, et est chaussée de souliers plats sans
boucle.
-Bonjour ! Je suppose que c’est vous qui êtes chargée
de l’enquête ?
-Oui, en effet; je suis l’officière Roxanne
Quesnel-Ayotte.
-Je suis Juliette Sabourin. C’est Anouk qui ce matin en
arrivant m’a parlé de votre visite et qui m’a dit que vous vouliez me parler.
Oui, en effet.
Roxanne
s’aperçoit qu’elle se répète. Cette Juliette lui ferait-elle perdre ses moyens
?
-Voulez-vous
une tasse de café ? Du café ou du thé équitables, bien sûr, demande Juliette en
pointant le menton à l’opposé du comptoir de réception.
C’est à ce moment que Roxanne remarque deux petites
tables avec des chaises près de la fenêtre qui donne vers la cour arrière; sur
les nappes blanches sont posés des petits pots de fleurs sauvages. C’est comme
un petit un petit salon de thé en miniature. Très mignon, et très invitant.
-Un café, je veux bien. Merci.
-Assoyez-vous
en attendant que je vous les prépare. Nous avons bien des choses à nous dire.
-Pardon ?
-J’habitais ici, à Lac-des-Sables, en 1978.