lundi 28 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 13

                De retour à Papineauville, Roxanne se présente au bureau de son père sans même passer par le sien pour faire le bilan de cette première journée d’enquête « toute seule ». Paul est penché sur son ordinateur. Probablement encore en train de remplir l’un de ces satanés rapports; il n’a jamais aimé ça et je crois qu’il n’aimera jamais ça. Levant la tête, il lui sourit et lui fait signe d’entrer.
-Bonjour, ma chère fille. Je t’offre une tisane ?
-Oui, merci.
Paul préfère le café, mais il sait qu’il doit en réduire sa consommation, sinon sa vessie, qui tranquillement développe sa propre personnalité, lui fait des misères. Il offre à sa fille « un Amour de camomille », gerbe de camomille avec un soupçon de citron.
-Allez raconte-moi, dit-t-il en soufflant sur sa tasse.
Alors Roxanne se met à lui raconter où elle en est, la précipitation de Jacques Valiquette, les réticences du maire-adjoint et les misères qu’il a faites à Isabelle, les procès-verbaux de la municipalité qu’il faudra lire en détails…
                -Tu vois qu’il me manque encore beaucoup de pièces du casse-tête.
                -Écoute c’est normal, ce n’est que la deuxième journée. L’examen des procès-verbaux va peut-être nous donner quelques indices. Et ce serait effectivement bien de retrouver deux ou trois des employés du chantier.
                -Ou en tout cas les archives de la compagnie. Dis-moi, est-ce qu’on a les résultats du labo ?
-Non, ce ne sera pas avant la semaine prochaine. Par contre, j’ai des nouvelles sur les avis de recherches.
-C’est vrai ? De bonnes j’espère !
-Peut-être. Pendant les sept mois de juin à décembre 1978, il y a eu trois disparitions et donc trois avis de recherche dans la région, dans la région de l’Outaouais. Les trois affaires ont été résolus. Au Québec, il y en eu cinquante-et-un au total pour la même période : quarante-trois hommes et neuf femmes. Trois cas restent encore non résolus.
                -Trois cas !
-Oui, une jeune fille de seize ans disparue un jour en faisant du pouce, près de Chicoutimi pour aller à Montréal; on ne l’a jamais revue; une triste histoire. Ensuite un jeune homme qui s’est échappé d’un hôpital psychiatrique de Montréal. Et un homme de quarante ans, de Trois-Rivières, comme on dit parti sans laissé d’adresse.
                -Beau travail !
                -…!? Oui, si l’on veut, mais s’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre, il faudra élargir les recherches.
                -On sait qu’il avait un maillot de bain d’homme, donc il reste deux possibilités.
                -C’est vrai, mais comment savoir s’il s’agit de l’un des deux autres ? Ça ne sera pas facile, le stockage et l’analyse des codes génétiques n’était pas une technique d’enquête à cette époque.
                Roxanne enchaîne sur une autre question :
-Il y aussi autre chose qu’Isabelle a dit en passant qui m’a mis une sorte de puce à l’oreille. C’est ce maillot de bain qui m’intrigue. Tu vois on était partis, ou plutôt je suis partie avec l’hypothèse d’un accident, d’un homme ivre qui serait parti d’un bar et qui serait tombé par mégarde dans un trou du chantier et qu’on n’aurait pas vu, à cause du congé de la construction, mais ça ne fonctionne pas.
 -Ah non ?
-Non, la configuration des lieux ne le permet pas. Tu vois, j’avais supposé qu’il avait voulu prendre un raccourci, mais jamais on n’aurait installé un terrain camping de l’autre côté du chantier, ça ne tient pas debout. Et s’il avait voulu prendre un raccourci pour aller en un autre lieu, il ne serait pas passé par là, il serait passé à travers bois ou par la plage ! Et même s’il avait fait du camping sauvage, comme je l’ai avancé, il n’aurait jamais planté sa tente dans les environs du chantier, il y a trop de bruit, trop de poussière, il aurait été trop dérangé. Tout vacancier veut être près de la plage, près de l’action. Il aurait pu s’installer dans un bois près du lac, mais pas à 700 mètres du village. Aujourd’hui la plage est réduite, mais sans doute qu’à l’époque elle était beaucoup plus étendue, les rives du lac étant beaucoup moins développées que maintenant; il y plein de maisons neuves qui ne devaient pas être là en 1978. Autre chose aussi, il était en maillot de bain, donc ça ne pouvait pas être le soir; il n’est pas tombé là-dedans à cause de la noirceur. S’il était allé au bar, même après une journée à la plage, il aurait mis une chemise, un tee-shirt, quelque chose, il aurait eu des poches pour son portefeuille. Et puis il aurait eu des sandales, ou des chaussures de plages.
-C’est Isabelle qui ta raconté tout ça ?
-Non, Isabelle a émis l’hypothèse, premièrement, d’une bagarre entre travailleurs, qui est éliminer à cause du maillot de bain : on ne se serait tout de même pas amusé à le déshabiller avant de l’enterrer ! Et deuxièmement, d’un accrochage entre baigneurs, une dispute qui aurait mal tournée. Il est mort, peut-être pas volontairement, mais disons accidentellement. Et là on ne sait pas quoi faire du cadavre.
                -Mais si c’était sur la plage on aurait appelé à l’aide, on aurait fait venir du secours; c’est la réaction normale des gens.
                -Oui, mais il a pu y avoir quelque chose de louche, mettons une dette de drogue : le vendeur lui a avancé la drogue et maintenant il veut se faire payer et l’autre ne veut pas ou ne peut pas. Il y a menaces, coups, il se défend, mais au bout du compte il tombe et il se tue, par exemple en se cognant la tête sur un rocher. Le ou les coupables ne veulent pas qu’on le sache; ils ne veulent pas avoir d’ennui. Alors ils veulent cacher le cadavre quelque part, on veut le faire disparaître. Quelqu’un pense au chantier. Et c’est là qu’est l’astuce, non seulement on le jette dans le trou, mais on l’enterre, on lui jette des pierres par-dessus; c’est pour ça que le lundi ou après le congé de la construction, le moment du retour au travail ne change plus rien, les ouvriers ne voient rien; même s’il y a eu inspection conforme du chantier, on ne pouvait pas le voir.
                -Oui, ça se tient. Retient cette hypothèse, plus solide que la première, mais tu sais ce que je vais te dire : ne saute pas trop vite aux conclusions. Tu sais que si tu cherches à confirmer tes hypothèses tu ne vas chercher que ce qui peux t’être utile et oublier le reste; si tu cherches à prouver quelque chose, tu vas fausser tes recherches. Il faut faire le contraire, tu le sais : bâtir une hypothèse à partir des indices que l’on récolte et seulement à partir de ces indices. Et certains peuvent la confirmer et d’autres la contredire.
                -Tu as raison… J’aimerais bien aussi rencontrer quelques personnes âgées de cette époque; elles pourraient se souvenir de bien des choses, comme s’il y avait du trafic de drogues au village.
                -S’il avaient vingt ans à l’époque ils en ont aujourd’hui soixante, ou même moins. Oui, ça pourrait aider.
                -Et l’autre chose aussi, ce sont les hôtels et les motels, les terrains de camping. On aura ce qui existait et qui en était responsable grâce à la liste de commençants de 1978 ramassée par Isabelle, en plus de ce que va donner l’examen des documents qu’elle a trouvés... Il me reste aussi la bibliothèque, où je compte aller demain matin… Mais ensuite, je te préviens je prends demain après-midi de congé, c’est déjà prévy : je file pour Montréal. Je vais rejoindre Fabio et nous allons passer la fin-de-semaine ensemble.
                -C’est bien. Tu me diras où vous en êtes.
                Et moi je vais passer une autre fin-de-semaine, tout seul. Il me faudra fermer mon jardin, ranger mon cabanon, sortir mes pelles pour l’hiver. Faire un peu de ménage, et sans doute lire un bon livre.

                Comme elle l’avait dit, le lendemain Roxane se rend à la bibliothèque/bureau du tourisme de Lac-des-Sables. C’est ouvert, la même jeune fille est encore là derrière son comptoir, encore en train de pitonner sur son téléphone multifonctionnel; Roxanne la salue et franchit la porte de la bibliothèque.
                C’est une autre pièce joliment aménagée; on a utilisé l’espace des anciennes armoires pour y disposer des étagères tout le long des murs. On a utilisé principalement du bois pour que l’aménagement plus moderne s’agence bien avec l’écrin d’origine. Les livres semblent sont bien classés, par catégories, bien numérotés; on s’y retrouve facilement. La lumière naturelle qui pénètre par de larges fenêtres contribue à l’harmonie du lieu. Dans un coin, près de la port Roxanne voit quelques livres probablement en attente de classement.
Derrière un petit comptoir, où se trouvent quelques livres et un ordinateur portable, la bibliothécaire l’accueille avec un très charmant sourire. Roxanne se dit que c’est une jolie femme dans la cinquantaine, bien mise, dans une robe légère, fleurie de rose et de vert tendre, finement décolletée, qui lui va très bien; elle porte un très léger maquillage. Elle a sur le nez de petites lunettes ovales également vertes du dernier chic, et est chaussée de souliers plats sans boucle.
                -Bonjour ! Je suppose que c’est vous qui êtes chargée de l’enquête ?
                -Oui, en effet; je suis l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte.
                -Je suis Juliette Sabourin. C’est Anouk qui ce matin en arrivant m’a parlé de votre visite et qui m’a dit que vous vouliez me parler.
                Oui, en effet.
Roxanne s’aperçoit qu’elle se répète. Cette Juliette lui ferait-elle perdre ses moyens ?
-Voulez-vous une tasse de café ? Du café ou du thé équitables, bien sûr, demande Juliette en pointant le menton à l’opposé du comptoir de réception.
                C’est à ce moment que Roxanne remarque deux petites tables avec des chaises près de la fenêtre qui donne vers la cour arrière; sur les nappes blanches sont posés des petits pots de fleurs sauvages. C’est comme un petit un petit salon de thé en miniature. Très mignon, et très invitant.
                -Un café, je veux bien. Merci.
-Assoyez-vous en attendant que je vous les prépare. Nous avons bien des choses à nous dire.
                -Pardon ?

                -J’habitais ici, à Lac-des-Sables, en 1978.

lundi 21 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 12
               
Roxanne décide de reprendre la voiture et de se rendre à Sainte-Émilie, le village situé une douzaine de kilomètres au sud de Lac-des-Sables, pour aller manger avec Isabelle. Elles doivent se parler et elle juge qu’il est préférable pour elles de prendre leur repas dans un lieu où elles se feront moins regarder, où elles seront moins sous la lorgnette des autres clients. Déjà que deux jeunes policières qui entrent dans un lieu public, ça fait toujours tourner les têtes, mais dans un Lac-des-Sables en ébullition, tout le monde au restaurant serait si curieux de savoir de quoi elles parlent qu’il leur serait impossible de causer librement. Elles décident de s’arrêter au premier casse-croûte trouvé, une pataterie appelée tout simplement « Chez Normand » qui ne paie pas de mine. Au comptoir, elles se commandent chacune un repas (un spécial du jour « porc effiloché » pour Isabelle et un simple sandwich grillé au fromage pain brun pour Roxanne). Le jeune homme qui prend leurs commandes a le sourire fendu jusqu’aux oreilles et les yeux ouvertement lubriques; une bonne partie de la clientèle les regarde. Heureusement, elles se trouvent une table isolée près du mur du fond.
Après un moment et une bouchée, Roxanne commence :
-Bon, on peut se parler. Alors qu’est-ce que tu trouvé dans tes recherches ? As-tu remarqué quelque chose de suspect ?
                -La première chose que je dois dire est que monsieur Parisien m’a fait toutes les misères du monde. Il a essayé par tous les moyens de nous faire de l’obstruction, tellement que ça devenait risible. Au début, il disait qu’il n’avait pas les clés des salles d’archives, mais la secrétaire de la municipalité, madame Beausoleil, elle, avait des doubles. Ensuite il a insisté sur le fait que le maire de Lac-aux-Sables n’accepterait pas ça et que lui, en l’absence du maire, il ne pouvait pas l’accepter. Il disait qu’il lui avait téléphoné dans la nuit, et qu’il le lui avait interdit formellement, que ce n’était pas de nos affaires, qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Ensuite, il affirmait que telles boites n’existaient pas, ou alors qu’on c’était interdit de regarder tel ou tel truc ou dans un tel endroit. Je t’ai presque appelée pour que tu viennes à ma rescousse, mais je me suis dit que je pouvais bien m’en sortir toute seule. En tout cas, tout ce temps-là, la secrétaire madame Beausoleil était dans ses petits souliers.
                -Il n’était même né en 1978, au moment des événements; ça m’étonnerait que monsieur Parisien ait quelque chose à cacher ou qu’il veuille cacher quelque chose. Qu’est-ce qu’il gagnerait à se faire accuser d’entrave au travail des agents de la paix ?
                -C’est vrai que vu son… jeune âge, il n’est certainement pas impliqué directement dans cette histoire; mais peut-être qu’il sait quand même quelque chose, qu’il a entendu des choses, que quelqu’un lui a raconté quelque chose. Et peut-être qu’il veut protéger quelqu’un d’autre… comme un membre de sa famille… ou comme le vrai maire par exemple… comment s’appelle-t-il encore ?
                -Sauvageau.
                -Oui, ce sont certainement deux amis, deux comparses. Peut-être qu’après tout il ne sait rien de cette histoire et que ce n’est pas le maire Sauvageau comme tel qu’il cherche à couvrir, mais peut-être que ce dernier lui a demandé, mettons, une faveur. Peut-être que le maire sait quelque chose et qu’il ne tienne pas à ce qu’on la fouille, qu’on y regarde de trop près.
-Oui, il faudra voir. Pour l’instant, il est en croisière en Alaska. On ira lui parler à son retour. Quoi d’autre ?
                -C’était un vrai fouillis ! Il n’y avait aucun ordre, aucune méthode de rangement, aucun système de classement ! Je ne sais pas si c’est mieux pour les dossiers informatisés, mais ce que j’ai vu ne me rassure pas ! Je ne crois pas que le Ministère des Affaires municipales est souvent passé par ici, ça ne me semble pas régulier. Quand l’enquête sur le squelette du chantier sera terminée, ça vaudra la peine de leur envoyer quelques-uns de nos fiscalistes.
                -Qu’as-tu trouvé dans les contrats ?
                -Pour l’instant rien; je n’ai pas eu de lire quoique ce soit dans les détails. Je n’ai pas trouvé les contrats pour la construction de la route, bien sûr, ils doivent être au Ministère. Mais, j’ai trouvé les procès-verbaux; il faudra les lire en détail pour voir comment la décision a été prise au niveau local, pour voir s’il n’y a pas eu d’irrégularités. Et toi, tu avances dans tes cogitations ?
                -Je ne sais pas... Je ne sais pas trop quoi penser. C’est sûr que ce cadavre ne s’est pas retrouvé là par hasard. Il n’y a que deux hypothèses, en fait : un accident ou un crime. J’avais une belle théorie d’un possible accident, un homme saoul qui aurait voulu prendre un raccourci pour revenir chez lui, mais j’en suis beaucoup moins certaine, maintenant; la configuration des lieux n’appuie en rien cette thèse. Ça demeure dans le champs du possible, mais je pense de plus en plus qu’il y a autre chose, qu’il y a eu un crime… ou alors un crime dissimulé. Je ne sais pas…. Peut-être que c’est un accident et qu’on aurait voulu dissimiler le cadavre. Mais même ça, ça ne tient pas debout.
-Tu sais, moi non plus, je ne suis pas convaincue qu’il s’agisse d’un accident.
-Pourquoi tu dis ça ?
                -Tu sais, il y a toujours beaucoup de va et vient dans un chantier. Je serais très très étonnée que personne ne l’ait vu, que personne n’ai rien vu. On a pu faire sembler de ne pas le voir. Il aurait pu y avoir un accrochage, une bagarre entre ouvriers qui aurait mal tourné et qui aurait fait un mort. Et là on ne s’avait plus trop quoi faire du cadavre.
                -Je ne sais pas… Ça ferait beaucoup de silence à acheter. Et on plus le squelette était en maillot de bain,
-Alors peut-être une bagarre en baigneurs, entre vacanciers.
Roxanne reste silencieuse quelques instants. Isabelle reprend :
-Si c’était le cas, une bagarre ou une altercation entre vacanciers, c’est sûr que quelqu’un sait quelque chose.
-Oui, c’est sûr que quelque part quelqu’un sait quelque chose. On pourrait essayer de retrouver le nom des ouvriers de ce chantier.
-Hmmm… Oui, mais retrouver la liste des ouvriers d’un chantier de 1978 ne sera pas facile.
-Ou alors, aller le plus simple : il faut essayer la piste d’une complicité, soit avec la compagnie Morin et frères ou avec les autorités de village. Il faut que quelqu’un ait vu quelque chose.
                -Oui, je suis d’accord avec toi.
                -Bon, on retourne.
                Sur le pas de la porte. Isabelle donne un petit coup de coude à sa compagne :
-Hey, dis donc ! C’est toute une marque de confiance que ton père t’a faite ! Te confier toute une enquête !
                -Oui, c’est vrai ! Il m’a dit que ça ne se justifiait pas de mettre deux enquêteurs à temps plein sur cette histoire qui s’est passée il y a presque quarante ans. Peut-être qu’il vieillit et qu’il commence à penser à la retraite.
                -Et à sa succession !
                -Tu dis n’importe quoi.
                -Il ne doit pas se réjouir de voir la retraite approcher, surtout qu’il est encore tout seul.
                -Ne m’en parle pas ! On dirait qu’il fait exprès, conclut Roxanne en déverrouillant les portes de la voiture.
               
                Roxanne arrête la voiture dans le stationnement de la mairie de Lac-des-Sables. Isabelle la questionne, une main sur la pognée de porte.
                -Tu n’as pas dit grand-chose durant le trajet.
                -Non; je pense à quelque chose que tu as dit au restaurant. C’est un fil qui dépasse et qu’il va falloir tirer…. Bon, je te laisse ici; moi je vais aller voir la bibliothèque.
                -Ça va; j’ai presque fini. À tout-à-l’heure.
Roxanne se dirige à pied jusqu’à l’ancien presbytère; elle se fait la remarque que c’est un joli bâtiment bien entretenu, qui a gardé sa facture ancienne, malgré plusieurs rénovations, à chaque fois pour le mettre au goût du jour. À la dernière transformation majeure, on a décidé de diviser le rez-de-chaussée : un côté qui était à l’origine le cabinet et les locaux qu’occupait le curé est devenu le bureau de tourisme de la municipalité et de la région de Lac-des-Sables, et l’autre, qui était au début la cuisine et la dépense de sa ménagère a été transformé en une petite bibliothèque. On a visiblement essayé de conserver son cachet d’origine au côté de la bibliothèque. Pour les deux, on entre par la même porte. À gauche, c’est le bureau touristique et à droite la bibliothèque. C’est bien pensé, et c’est pratique, comme ça on fait d’une pierre deux coups. C’est tout l’art de réutiliser les vieux bâtiments, de leur donner une deuxième vie.
                Les heures d’ouvertures sont bien trois matinées par semaine pour la bibliothèque comme l’avait dit madame Beausoleil. Le bureau de tourisme, lui, est ouvert tous les matins. Roxanne y entre. C’est bien aménagé, attrayant, invitant. Sur les murs on voit des photos des paysages des alentours. Sur le mur du fond, on voit une vitrine qui expose quelques petits animaux empaillés. Il y a un présentoir rempli de cartes de la région, de dépliants publicitaires, des fiches vantant les diverses activités touristiques. Au premier coup d’œil, il n’y a rien d’inhabituel. Derrière le comptoir, une jeune fille est penchée sur son téléphone portable. Elle lève la tête et ne peut réprimer une expression de surprise en voyant Roxanne. C’est sûr qu’on ne voit pas souvent de policier, et surtout de policière dans le coin. Elle est certainement aussi curieuse que les autres de savoir ce qui a pu se passer sur le chantier de la 323.
                -Bonjour, est-ce que je peux vous aider ?
                Elle a une jolie voix et une bonne articulation. On lui a bien montré ce qu’elle devait faire et quelle devait être son attitude.
                -Oui… En fait, c’est surtout la bibliothèque que je voulais voir.
                -Elle sera ouverte demain matin.
                -Qui est-ce qui s’en occupe ?
                -Madame Sabourin. C’est ma patronne. Elle vient en général le matin et repart à midi. Vous pourrez la voir demain.
                -Je repasserai alors.
                - Est-ce que c’est important ?
Roxanne la regarde en souriant de cet écart de professionnalisme, bien excusable dans les circonstances.
-Ça n’a pas l’air très occupé aujourd’hui ?
                -Oh, les gens viennent par bourrées. Ils viennent surtout le matin.
                -Au revoir.

                -Au revoir; est-ce que je peux avoir votre code postal ? C’est pour nos statistiques.

lundi 14 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 11

                Toujours au bord de l’excavation où ont été trouvés les restes humains, un peu perdue dans ses pensées, Roxanne constate en se retournant que messieurs Valiquette et Binet n’ont pas traîné. Déjà, quelques ouvriers arrivent et commencent avec force vociférations et gesticulations à éloigner les curieux, curieux qui voudraient bien rester, mais qui ne font pas le poids. Elle se dirige vers Turgeon et Manuel et leur demande de graduellement enlever le cordon de sécurités au fur et à mesure que les gens auront quitté les lieux. Le chantier pourra reprendre comme prévu cet après-midi.
                -Quand ce sera fini, ce sera proche de l’heure du midi; vous pourrez aller manger. Avant de retourner au poste, vous n’aurez qu’à demander si on a une nouvelle affectation pour vous. Pour ce qui est d’ici, je veux parler de la surveillance des lieux, c’est fini pour nous. Il n’y a plus rien d’autre à faire.
                -Et toi tu restes ?
                -Je vais aller rejoindre Isabelle, qui fait un travail d’archéologue dans les bureaux de la municipalité.
                Elle revient ensuite à sa voiture. Elle décide de faire un long détour pour se rendre aux bureaux de la municipalité, et se dirige vers la sortie de Lac-des-Sables, pour emprunter l’ancienne route, celle qui passe au cœur du village. Exprès, elle roule lentement pour une bonne reconnaissance des lieux. De l’embranchement de l’ancienne et de la nouvelle route, on n’aperçoit qu’un tout petit triangle bleu du lac. Tous les gens qui passent sur la route n’ont aucune idée du charme des lieux. Quelques maisons très simple se dressent dans les bosquets de gauche; à droite de la route la pente est trop escarpée et les maisons plus rares. Plusieurs petits chemins de terre se découvrent entrent les arbres, la plupart fermés par une chaîne ou une barrière. Tous des chemins qui mènent à des chalets ou des résidences sur le bord du lac. Bientôt se font plus nombreuses les maisons (et plus récentes), surtout du côté gauche, et des établissements commerciaux apparaissent : un dépanneur, un garage, un premier motel, puis un deuxième, un club vidéo, deux ou trois restaurants avec terrasses bondées, le bureau de poste… c’est le cœur du village. Roxanne dépasse les bureaux municipaux à sa droite. Elle roule encore en peu et une centaine de mètres plus loin, elle voit l’annonce de la plage municipale; à droite de la route, le stationnement, rempli de voitures, avec toute une série de directives et d’interdits, à gauche le petit sentier qui mène au lac. Les gens se retournent et la regarde passer; quelqu’un lui crie quelque chose qu’elle ne comprend pas. Elle s’arrête et descend. Appuyée sur la portière elle peut enfin voir, et ce pour la première fois se rend-elle compte, ce magnifique Lac-aux-Sables. Elle se dit qu’effectivement le lac est magnifique avec ses eaux azurées dans lesquelles se mirent paisiblement les montagnes verdoyantes de sa rive ouest. En automne, avec les couleurs, ce doit être extraordinaire. Comment ça se fait que je ne suis jamais venue ici ?
                Elle n’est à Papineauville que depuis quatre ans et elle n’a certes pas encore fini de découvrir tous les secrets de la région. Ce vrai qu’il n’a pas eu souvent l’occasion de passer par ici en quatre; elle est à l’extrême limite de la juridiction du poste de son père. Je me demande bien ce qu’il lui a pris à celui-là : me confier une enquête à moi toute seule ! Il a le droit, c’est sûr; certaines enquêtes qui ne nécessitent pas trop d’effectifs sont parfois confiées à un seul enquêteur. Mais bon, probablement qu’il aime bien ce que je fais. Au moins, je sais que je n’ai pas à chercher à l’impressionner… mais ce serait bien quand même si j’arrivais à résoudre le secret de ce mystérieux squelette.
Elle sort de sa méditation et retourne à l’hôtel-de-ville; elle trouve là, dans une des salles, sa collègue Isabelle et Claude Parisien, ainsi que la secrétaire Martine Beausoleil, complétement cachés derrière un amoncellement de boites, de filières, de paperasses. Quel fouillis !
                -Bonjour, Isabelle. Bonjour monsieur Parisien. Alors est-ce que ça avance ?
                -Ah, te voilà, Roxanne ! Oui, disons, que ce n’était pas facile, mais grâce à la « collaboration » de monsieur Parisien, et aussi celle de Martine Beausoleil, nous avançons un peu.
Roxanne salue la secrétaire : « Bonjour. Merci de nous donner un coup de main. »
-Oh, ça va. On découvre des choses intéressantes.
Isabelle reprend : « Nous avons tous les procès-verbaux pour 1978, toutes les offres de service, la liste des conseillers, la liste des habitants… pas mal de choses sur les commerces.
-Il fait dire que 1978 était une année d’élections municipales, ça aide grandement !
                -Pour le reste il faudra aller à l’école, ou à la commission scolaire, les différents établissements commerciaux comme les hôtels et les magasins. Il y a sûrement des archives là aussi.
                -Si vous me disiez ce que vous cherchez, ça pourrait aller plus vite; je ne sais pas si le maire, Jean-Guy Sauvageau, accepterait un tel envahissement dans ses bureaux.
                -Monsieur Parisien, vous pouvez toujours lui téléphoner en Alaska, ou alors je peux même aller chercher un mandat, si vous voulez !
                -Montez pas sur vos grands chevaux; mais il faudra bien dire quelque chose à la population. Qu’est-ce que vous avez trouvé  dans le trou du chantier ?
                -On a trouvé un squelette…
                -Un squelette ? Un squelette mort !?
                -Ben, en général, si c’est un squelette, c’est qu’il est mort.
                -Un homme ou une femme ?
                -On le se sait pas encore.
                -Comment il était ?
                -Je ne comprends pas ?
                -Est-ce qu’il était complet ? Est-ce qu’il manquait des parties ?
                -Non, non, il était complet…
                -Est-ce… est-ce qu’il avait les pieds dans le ciment ?
                -Je vois où vous voulez en venir…
                -Vous savez à cette époque, c’était pas rose sur le chantiers; c’était pas des enfants de chœur.
                -Non, il n’avait pas les pieds dans le ciment, si c’est ce quoi nous pensez… Bon, voulez-vous prendre une pause pour le dîner ?
                Martine Beausoleil intervient : « On a presque fini, il nous reste que ces deux filières à fouiller; on pourrait terminer et arrêter après, non ?

                -Avez-vous trouver des photos ?
                -Quelques-unes, mais pas beaucoup.
                -On la photo du conseil de ville. Des photos du maire de l’époque participant à diverses activités. Des photos de la campagne électorale.
                -Je ne crois pas qu’on a trouvera beaucoup plus; ce n’est pas le genre de documents que nous conservons dans les archives. 
                -C’est dommage.
                -Je pense que j’ai une idée : vous pourriez aller rendre visite à Juliette Sabourin, la bibliothécaire.
                -Elle aurait des photos de cette époque ?
                -En fait, je ne sais pas exactement, mais je sais qu’elle ramasse tous les livres qu’elle peut, tout ce qu’on lui donne. Par exemple quand un couple doit quitter sa maison pour aller vivre en résidence ou à la mort d’une personne âgée, le plus souvent les enfants vident la maison et ne gardent rien. Alors, en plus des livres pour sa bibliothèque, on lui apporte aussi de pleines boites de souvenirs de familles. Peut-être qu’elle aurait trouvé là-dedans des photos d’époque et peut-être des photos qui pourraient vous intéresser.
                -Pourquoi vous dites "sa" bibliothèque; c’est chez elle ?
                -Non, non, c’est dans l’ancien presbytère. Mais c’est son projet à elle et elle y consacre toutes ses énergies, c’est un peu comme son bébé.
                -Où est-ce qu’elle se trouve la bibliothèque ?
                -Comme j’ai dit elle est installée dans l’ancien presbytère; c’est à quelques pas d’ici. Vous êtes sûrement passée devant en venant ici. Mais c’est fermé aujourd’hui, c’est ouvert trois avant-midis par semaine, mardi, mercredi et vendredi. Demain vous pourrez la voir, si vous voulez.
                -Bon, je vous laisse terminer. Isabelle, je t’attends pour aller manger ensemble. On va pouvoir se parler.
                -Oui, ça me va.


lundi 7 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 10

                Le lendemain, le temps est au beau fixe. C’est une belle journée de fin d’été, comme il y en aura encore plusieurs avant l’automne. La première chose que fait Paul, c’est de faire venir Roxanne dans son bureau. Quand elle arrive, elle lui dit bonjour et Paul lui dit de s’asseoir.
-Écoute, j’ai pensé à quelque chose. Qu’est-ce qu’on a dans cette histoire ? Ce qu’on a, c’est un squelette qui a été trouvé par hasard dans un chantier de réfection de la route. Or, ces restes humains ce sont pas là par hasard. On peut présumer sans se tromper que ce cadavre était là depuis la construction de la route initiale... Ce qu’on a aussi, c’est une période précise : le chantier de la construction de la route s’est étalé du 15 avril au 3 septembre en 1978.
-Ah, ça c’est bien.
-Ce qu’on a aussi, c’est le nom de la compagnie de construction qui a effectué les travaux : Morin et frères. Cette compagnie n’existe plus maintenant, mais il doit bien y avoir quelque part des archives, ou même d’anciens propriétaires ou d’anciens employés qu’on pourrait facilement retrouver. Il faut donc commencer avec ça, avec ce qu’on a. Il faut commencer par ces deux pistes : faire des recherches sur cette compagnie et trouver tout ce qu’on peut trouver sur ces activités et particulièrement sur le chantier de le route 323; ça c’est la première piste. Deuxième piste : il faut aussi investiguer sur tous les avis de recherches de personnes disparues qui ont été lancés dans la région et même du Québec, pourquoi pas, pour, mettons, les six mois à partir de l’été 1978.
-Avril 1978.
-Oui, on pourrait commencer en avril, mais il fallait que le chantier soit déjà bien avancé pour qu’existe la possibilité que quelqu’un puisse tomber dans un trou suffisamment profond pour qu’il s’y assomme ou s’y tue et pour qu’on ne le voit plus…. Hmm, c’est une phrase un peu alambiquée, mais tu comprends ce que je veux dire. Surtout qu’il a probablement fallu déboiser avant de commencer les travaux.
-Le terrain a pu être déboisé l’automne précédent.
-C’est vrai. Tu as sans doute raison, on devrait ratisser le plus large possible et investiguer sur toutes les disparitions à partir d’avril 1978; et comme je te l’ait dit hier je ne crois qu’il y en ait tant que ça. Le troisième champ d’investigation, c’est le village lui-même. Il faut savoir le plus précisément possible à quoi ressemblait le Lac-des-Sables cette année-là, on parle toujours de 1978 : où se trouvaient les habitations, les hôtels, les plages publiques, les hotels/motels, les bars, les campings, etc…
-Oui, continue.
-Ce qu’on ne sait pas, c’est si le cadavre s’est retrouvé là par mégarde, je veux dire si c’est un accident ou non; un accident, comme tu l’as proposé, d’un homme ivre qui serait tombé dans un des trous du chantier, il n’a pas pu se relever et à était ensuite enterré. Ce qu’on ne sait pas, c’est si un crime ou pas. Pour ça, il va falloir chercher l’aiguille dans la botte de foin.
-Ce ne sera pas facile.
-Et j’ai eu l’idée que tu te charges de l’affaire seule.
Roxanne regarde son père avec beaucoup d’intérêt.
-C’est nouveau.
-Oui, je sais. Mais je me dis que tant qu’on ne sait pas s’il s’agit d’un crime ou non, on ne peut se permettre d’être tous les deux sur cette affaire. Je sais que d’habitude on fonctionne en équipe, mais j’ai beaucoup de choses à faire et comme j’ignore s’il s’agit d’un crime, en tant que gestionnaire de ce poste ce ne serait pas faire un bon usage de mon temps que de nous investir tous les deux dans cette histoire. Je te propose donc que tu t’en charges, toi; je crois que c’est la meilleure chose à faire. Je ne te laisse pas toute seule, mais tu es bien partie, et moi je serai là en cas de besoin, si tu as besoin de valider tes hypothèses, par exemple.
-Ça m’intéresse.
-Prends quelqu’un avec toi. Prends Isabelle, si tu veux. Elle était sur les lieux de la découverte avec nous hier, et elle démontre beaucoup de vivacité d’esprit.
-OK, bonne idée. Combien de temps est-ce que tu me donnes ?
-Je ne sais pas… Sur quoi tu travailles en ce moment ?
-Bien, il y a le délit de fuite près de Fasset. Et j’ai une contestation d’un constat d’infraction pour une conduite dangereuse à Montebello. Je dois me présenter en cours lundi matin.
-OK, ne prends rien d’autre pendant les deux prochaines semaines et consacre-toi à l’affaire de la route 323.
-Par quoi est-ce que je commence ?
                -Le plus urgent c’est de retourner au chantier avant que Raymond Valiquette ne pète les plombs. Probablement que tu pourras rouvrir la scène du crime et le chantier pourra répondre. Et puis, nous avons dit à ce Claude Parisien, le maire-adjoint de Lac-des-Sables, que nous serions là à 10 hrs pour consulter les registres. Ça devrait bien se passer maintenant qu’on a une date, tu n’auras pas besoin de trop tâtonner; et si je me souviens, il a dit que la secrétaire de la municipalité serait là aussi.
                -D’accord, j’y vais. Et puis… merci pour la confiance.
                -Ah, ce n’est rien.

                À Lac-des-Sables, effectivement, Roxanne se retrouve devant une scène chaotique. Il semblerait que tous les vacanciers se soient donné rendez-vous autour du chantier; oubliés la plage, la baignade et les sports aquatiques; oubliées les promenades, les séances de barbecue et autres activités estivales. Les deux agents de service peinent à maintenir l’ordre. Roxanne les entend répéter qu’il n’y a rien à voir, les gens insistent, les huent, les invectivent. Une belle journée comme aujourd’hui, ils devraient être à la plage, se dit-elle.
                -Ça brasse, on dirait !
                -Mets-en Roxanne; c’est la vraie folie ! Ils pensent qu’on a découvert un charnier, qu’il y a encore de dizaines de cadavres qu’on essaye de les cacher. Certains disent même qu’ils ont des parents enterrés ici et ils veulent aller voir pour les retrouver. Ils sont bien excités, bien énervés. On a même dû procéder à une arrestation, un jeune qui s’était glissé sous le cordon de sécurité. On lui a mis les menottes; il est dans la voiture.
                -Bon, on va le relâcher, avec un simple avertissement. Ça lui aura servi de leçon. Avez-vous vu le propriétaire, Raymond Valiquette ?
                -Il était là tantôt; c’était l’un des plus énervés. Dès le matin, il est venu nous engueuler, comme quoi la police allait le ruiner et il a menacer de faire une poursuite pour toutes les pertes encourues !
                -Rien de nouveau.
                -Je crois qu’il est dans les bureaux, là-bas avec son gérant.
                -Oui, monsieur Binet. Bon, merci. Ne dites rien pour ne pas empirer la situation, mais on va libérer la place vers midi. Je vais aller le lui annoncer. Pendant que je vais là-bas, pourrais-tu Isabelle te rendre aux bureaux municipaux ? Le maire-adjoint, monsieur Parisien, et une secrétaire… attends que je consulte mes notes… une madame Beausoleil, devraient être là. Sors tout ce que tu trouver sur l’été 1978 : plans de la ville, procès-verbaux du Conseil, articles de journaux, et surtout des photos du village.
                -Ça va. Et je t’attends là-bas ?
                -Oui, c’est ça.

                Roxanne se dirige vers la roulotte près de sous-bois. À mesure qu’elle s’approche, elle entend des éclats de voix.
                -Ah, vous v’là, mademoiselle !  Il faut que ça arrête : cette affaire-là est en train de me ruiner !
                -Je suis l’officière Quesnel-Ayotte, monsieur Valiquette.
                -OK… OK… c’est l’énervement qui me fait déparler. Excusez-moi. Qu’est-ce que vous allez faire ?
                -Bonjour monsieur Binet. Où sont vos ouvriers ?
                -La plupart sont chez eux, certains sont aux alentours; ils aiment pas ça se tourner les pouces.
                -Comment communiquez-vous avec eux ?
                -On téléphone au responsable du syndicat et après ça, ça va assez vite.
                Roxanne jette un rapide coup d’œil de côté à monsieur Valiquette.
                -Bon, vous pouvez leur dire qu’ils pourront renter cette après-midi, je vais faire enlever le cordon de sécurité à midi.
                -Parfait ! Parfait ! Ça c’est parfait ! On va pouvoir reprendre le travail, réagit vivement le propriétaire.
                -Ce n’est pas si "parfait", monsieur Valiquette. Cette bande de curieux qui est là dehors va envahir votre chantier aussitôt qu’on aura enlevé notre cordon jaune; ils veulent tous voir "les lieux du crime", vous comprenez. Alors avec les quelques ouvriers que vous avez sur place vous devriez les faire partir et rétablir la sécurité sur l’ensemble du chantier. Cette après-midi, la police ne sera plus là pour vous "ruiner", mais elle ne sera plus là non plus pour tenir les gens à distance.  
                -Vous avez raison. On va les faire reculer. Jean-Jacques et moi on s’en occupe ! Viens, on y va tout-de-suite. Non, non on appelle le syndicat avant pour faire rentrer les autres.


                Pendant que messieurs Valiquette et Binet, rassemble leurs ouvriers pour faire reculer les gens, Roxanne jette un dernier coup d’œil sur le trou où la macabre découverte a été faite. Qu’est qu’il y a bien plus se passer ? Elle sait que l’équipe de reconstitution a déjà pris toutes les photos dont elle avait besoin, mais elle en prend deux ou trois sous différents angles, juste pas acquis de conscience. Elle calcule mentalement la distance depuis les arbres, la distance depuis les premières habitations, qui n’étaient certainement pas là en 1978, la distance depuis le centre du village, et même depuis le lac. Tout-à-coup, l’hypothèse séduisante d’un jeune homme saoul lui paraît soudain moins convaincante. Pourquoi serait-il passé par ici ? Ça n’a pas de sens. S’il logeait dans un hôtel, c’est un détour qui ne tient pas. Avec la tête qui tourne et les idées embrumées par l’alcool, on veut tout simplement se rendre le plus rapidement possible à son lit. Et s’il avait fait du camping, c’est impossible que le terrain ait été de ce côté-ci du chantier; jamais les campeurs et les baigneurs n’auraient fait cette distance matin et soir, ou chaque fois qu’il leur fallait revenir à leur tente. Et s’il avait fait du camping sauvage, dans un bois tout seul, il ne se serait pas installer lui non plus à côté du chantier; trop de poussière, trop de bruit. Il y a dû y avoir autre chose. Peut-être qu’on l’a entraîné vers ici ?... Peut-être qu’on l’a traîné ? Hey; oui, peut-être. Il y aurait eu un accident, je ne sais pas moi, une noyade, une bousculade, une bagarre, en pleine nuit, et on voulait cacher le corps. On ne voulait sans doute pas qu’il soit enterré par la suite, mais peut-être simplement que la police croit qu’il était tombé tout seul. Il faudrait voir de ce côté; il y a certainement quelqu’un qui sait quelque chose sur ce qui s’est passait cet été de 1978.

mercredi 2 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 9

                Paul arrête la voiture dans le stationnement du poste de la Sureté du Québec à Papineauville. Roxanne et lui en descendent et se dirigent vers l’entrée. Pendant quelques secondes, Paul contemple le bâtiment en forme de rectangle allongé. Il le connaît comme sa poche; c’est son deuxième chez-lui. C’est son domaine. Quand il est arrivé, il y a vingt ans - Eh oui, ça va faire vingt ans que je travaille ici… -, le poste avait l’air d’un bunker; il était neuf, mais il ressemblait à un bunker neuf. Sa laide insipidité l’avait un peu découragé; mais avec le temps, de détails en détails, par exemple en changeant les portes principales, en élargissant le hall d’entrée, en ajoutant des baies vitrées, en faisant repeindre les murs en des teintes plus vives, en modernisant l’ameublement, il a réussi à le rendre plus attrayant. La population le voit maintenant moins comme un donjon moyenâgeux impénétrable, et c’est important pour Paul. La police n’avait pas à faire peur, elle a un rôle à jouer, mais celui de rebuter la population. Il lui est primordial que le poste de police ait l’air accueillant. Mais c’est important aussi que pour ses hommes, et ses femmes… ça lui fait toujours bizarre de dire ça : ses femmes... C’est important pour Paul que son équipe œuvre dans un beau milieu de travail, agréable, attrayant, plaisant; pour eux aussi c’est leur deuxième milieu de vie. Il faut qu’ils s’y sentent bien. Paul est fier de son équipe; elle fonctionne bien; chacun et chacune joue bien son rôle et ensemble ils sont bien efficace. Oui, son équipe était bien rodée; il y a un bon dosage d’officiers d’expérience, comme Lacroix ou Turgeon, et de plus jeunes comme Isabelle et Léa, les petites dernières qui sont arrivées en automne dernier, il n’y a même pas un an. Et surtout, surtout, ce dont Paul est le plus fier c’est qu’il travaille depuis quatre ans avec sa fille, Roxanne. Dans la situation qui est la sienne, il se dit qu’il pourrait faire son métier qu’il aime tant encore trente ans… au moins.
                -Alors, tu viens ou quoi ?
                -Oui, oui… Tu vois ! Finalement, j’ai bien fait de conduire ! Ça t’a permis de mieux réfléchir, et moi, de bien t’écouter.
                -Bon, bon… J’admets.
                -Qu’est-ce que tu va faire maintenant ? La journée est presque finie. Tu retournes chez toi ?
                -Oui, je pourrais bien, mais je vais juste aller voir quels messages j’ai reçus.

                Roxanne entre dans son bureau, pour trouver trente-sept messages dans sa boite courriel : des annonces pour des activités de sa promotion, la mise à jour des enquêtes dans lesquelles elle collabore, des réponses à des informations qu’elle a demandées, des informations de la centrale québécoise, des publications périodiques, des messages du syndicat sur les revendications à venir. Quand elle pense aux policiers de Montréal qui se promènent dans des voitures qui sont toutes bariolées des tonnes d’autocollants et qui portent pantalons de camouflage comme moyen de pression ! Ils se sont fait beaucoup critiquer de les avoir portés lors des funérailles d’un ancien premier ministre. Heureusement que ce n’est pas mon syndicat et que je n’ai pas à la faire; je serais bien obligée de les porter par solidarité, mais je me sentirais tellement ridicule. Et depuis quelque temps, plusieurs d’entre eux portent des pantalons rose; avec leur casquette rouges, ça fait un bel effet ! Je comprends les gens de trouver ça exagéré. Sans compter ces nombreux nouveaux venus au pays qui ont quitté des situations de guerres et de conflits, avec dans la rue l’armée, les groupes terroristes, les milices, les paramilitaires qui s’affrontent. Ça doit leur rappeler de bien mauvais souvenirs. Roxanne se met à penser à Faio. Son couple bat un peu de l’aile, elle le sait; son amoureux est reparti vivre à Montréal pour s’installer dans une coop d’artistes en début d’été en disant qu’il ne se trouverait jamais d’emploi en Outaouais, et elle doit s’avouer qu’il lui manque un peu. Ils ont prévu de se voir en fin de semaine. C’est toujours elle qui va le retrouver, ce n’est jamais lui qui vient. Premièrement, il ne veut pas revenir à Saint-Sixte où il n’y a rien pour lui, c’est vrai, c’est assez isolé, et la région est peu ouverte aux nouvelles idées. De plus il n’a pas de voiture; il se veut écologiste engagé et pour lui, la voiture, c’est la pire machine à polluer. Espérons que cette enquête du cadavre sous la route ne me prendra pas tout mon temps. « Le cadavre sous la route », ça ferait un bon titre pour un roman.
                Paul a salué Micheline qui lui sourit en lui tendant une petite pile de messages téléphoniques.
                -Rien d’important.
     -Le député provincial Thomas veut vous parler à propos de la loi sur le contrôle des armes.
                -Moi !? Qu’est ce qui me veut ?
                -À ce que j’ai compris, il devrait y avoir un vote là-dessus bientôt au Gouvernement. Après le fiasco du registre fédéral, il veut prendre la meilleure décision et il cherche à avoir l’opinion du plus grand nombre. Comme vous le savez, bien des citoyens de la région, des chasseurs, des agriculteurs s’y opposent, et en même temps son parti est pour. Alors, il veut savoir quoi dire en chambre ou en public, quelle position prendre et peut-être même comment influencer son parti. Il veut prendre la position que fera plaisir à tout le monde. Vous les connaissez ses politiciens, ils ne pensent qu’à leur réélection !
                -Heureusement que je n’ai pas besoin d’être réélu, moi !
                -Si vous vous présenteriez, patron, dans n’importe quel parti, c’est sûr à cent pour cent que je voterais pour vous !
                Paul regarde sa réceptionniste de travers; il répond par une moue au sourire taquin de Micheline.
                -On verra bien un jour !
                Il rentre dans son bureau; il appelle l’officier Manuel Bournival qui sera de garde cette nuit.
                -Ce soir, si ce n’est pas trop occupé, j’aurais besoin que tu me trouves quelques informations : quand a été construite une section de la route 323, celle qui contourne le village à Lac-des-Sables. Trouve-moi toutes informations que tu peux, les coûts, les dates, les différents travaux; renseigne-toi sur la compagnie, quelque chose comme Morin et frères. Elle ne doit plus exister aujourd’hui.
                -Il y a quelque chose qui ne va pas ?
                -On a trouvé des restes humains enterrés sous la route, tout simplement.
               
                Le lendemain, dans son bureau, Paul parcourt les notes que lui a laissé Manuel.
Ce tronçon route a été construit en 1978. Sous le gouvernement péquiste. Le contrat avait été octroyé par le Ministère des Travaux publics à Morin et frères, une compagnie de construction établie à Mont-Tremblant qui avait déjà participé à la construction de la route 117, l’interminable route qui mène à l’Abitibi. Et qui avait donc une certaine expertise… pour la somme de 3,1 millions de dollars.
Il faudra enquêter sur la Morin et frères. Peut-être que ça pourra aider. Trois millions de dollars pour cinq kilomètres, ça ne me semble pas énorme, mais pour l’époque ? Il faudrait comparer ce montant avec d’autres contrats semblables pour savoir exactement. C’est vrai qu’il faut compter là-dedans le déboisement; le contracteur partait de rien. Le trajet avait probablement été dessiné par le Ministère et le contracteur devait se débrouiller pour le suivre le plus fidèlement possible.
Il y avait une vieille route qui datait des années ‘40 qui longeait les contours du lac, mais avec le temps la circulation avait considérable augmenté et il devenait impérieux de contourner le village.
                Oui, exactement comme on l’a fait à Sainte-Émilie quelques années plus tard, puis à Noyon récemment.
                Il avait fallu effectivement passer à travers bois et à travers champs. Il y avait eu neuf expropriations.
                Détail intéressant. Il faut regarder ça de plus près aussi; pour voir où ça mène.
Le chantier avait duré douze semaines à partir de la mi-avril, et, bien sûr, il y avait eu dépassement des coûts.

Qu’est-ce que ça me donne ? Ce que j’ai, c’est un squelette enterré, possiblement par mégarde, une compagnie de construction et une date. Il faut commencer avec ça. Il faut aller voir à quoi ressemblait le village cette année-là. Et il faut aussi investiguer sur tous les avis de recherches de personnes disparues lancés de la région et même du Québec pour les six mois à partir de ce moment-là : du 15 avril au 3 septembre 1978. Ça va faire plusieurs pistes et plusieurs directions... Ah ! je pense que je viens d’avoir une idée ! Il faut que j’en parle à Roxanne.