Le cadavre sur la grève
Je lutte; je lutte contre le
vent violent; bourrasques qui me terrassent, qui me font plier les genoux;
rafales qui me griffent la peau, qui me giflent le visage; des broussailles
toutes sèches arrachées s’enfuient en roulant m’accrochant au passage; mais je
sais que je dois avancer. Je dois
avancer jusqu’au bord de cette falaise que je vois un peu plus loin. Une force qui
m’attire, plus forte que moi. Un pas, deux pas; je recule; je tombe. Je me mets
en boule pour me protéger. Il me faut avancer à quatre pattes, la tête penchée;
une main, un pied, je progresse; je progresse petit à petit vers le bord de la
falaise. Je ne sais plus si c’est le jour ou la nuit; peut-être le matin; oui,
c’est peut-être le matin. Mais où est le soleil ? Et le matin de quel jour ? Je
ne sais pas, je ne sais plus, mais ça n’a pas d’importance; j’avance
difficilement, mais j’avance; j’arrive à marcher en clopinant, trébuchant à
tout instant, claudiquant comme un vieillard, car je suis vieux aujourd’hui;
vieux et rabougri et usé et chétif, comme ratatiné devant les éléments enragés
d’un monde en furie, d’un autre monde. Ne penser à rien; seulement marcher,
avancer, toujours. Je le vois, tout proche, le rebord de la falaise. Encore un
pas, un petit pas et je pourrais l’agripper. Mon pied glisse et je tombe mais
je sais que je vais y arriver, je sais que j’y parviendrai, je sais que
l’atteindrai. Je suis étendu, ventre contre terre, et j’allonge le bras; il
pèse une tonne; il me fait mal; mon corps douloureux racle le sol rocailleux,
encore quelques centimètres… Enfin, enfin !! ma main a attrapé le bord de la
falaise; maintenant l’autre. Encore un effort, ce sont les derniers, il faut
que j’y arrive, il le faut. Et ce vent qui siffle de façon assourdissante que
j’en ai mal aux oreilles. Et je ne peux pas lâcher pour me les protéger. Je
suis parvenu à m’accrocher de l’autre main, ça y est. Je me tire vers l’avant;
je me tire vers l’avant. Je ne connais pas cet endroit; je suis devant
l’inconnu. Péniblement, laborieusement. Et je peux voir
en bas, tout en bas, au bord de la rivière rugissante, tourbillonnante, aux
courants rapides et tumultueux; là, je vois un cadavre sur la grève.
J’écarquille les yeux; j’essaye
d’ouvrir les yeux; je vois mal à cause de la distance, à cause du sable, à
cause du vent. Mais voilà que le vent se calme, qu’il se tait. Pourquoi ? Pourquoi
fait-il silence, silence de fin du monde ? Devant quoi ? Devant qui ? Qui
commande donc cet univers chaotique, de tumultes incontrôlés ? Un être
insensible…
Ce cadavre m’hypnotise, m’obnubile; je suis comme magnétisé, comme
tétanisé. Comme si tout dépendait de
lui.
Je suis au bord des flots bouillonnants,
rugissant d’un bruit d’enfer. Comment ai-je descendu la falaise ? Comment
suis-je arrivé sur la grève ? Quel sentier ai-je descendu ? Quel chemin ai-je
suivi ? Qui m’y a guidé ? Le torrent gronde assourdissant, en de terrifiants
bruits de tonnerres, de trombes, de tourbillons. Les vagues gigantesques
rejettent des embruns laiteux, couleur de vomi.
Oui, j’avoue que j’ai peur.
J’ai peur de disparaître.
Je m’approche.
Peut-être ne devrais-je pas,
mais je m’approche.
Et je vois : ce cadavre couché sur la grève, le visage enfoncé dans
le sable, c’est moi !
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