J’ai vu Dieu et j’ai vu le diable…
Derinkuyu en Turquie est un lieu extraordinaire. C’est une ville
souterraine à plusieurs niveaux s’étendant jusqu’à soixante mètres de
profondeur dans la roche volcanique de la Cappadoce. Cet ensemble troglodyte date
du 8e ou 7e siècle avant Jésus-Christ; peut-être a-t-il été
construit par les Phrygiens ou encore par les Perses. Il était assez grand pour
abriter jusqu’à 20 000 personnes avec leur bétail. Les salles de stockage
et les caves contenaient leurs réserves de nourriture, de céréales, de vin,
d’huile pressée, le fourrage pour les bêtes. L’approvisionnement en eau se
faisait par des sources intarissables. On y trouvait étables et écuries
aménagées, des salles communes, des réfectoires, des salles de bain, des chapelles.
Aujourd’hui, Derinkuyu se visite, en groupes avec un guide baratineur en
principe. Mais en Turquie, comme en des nombreux autres endroits, il suffit
d’un bakchich adéquat et n’importe quel guide fermera les yeux. Moi qui n’aime
pas les visites guidées, je voulais y aller seul. Je suis donc descendu avec ma
lampe de poche par une entrée dérobée que m’avait indiquée l’un des guides. J’ai
descendu les marches creusées dans le roc et j’ai lentement parcouru les longs
couloirs du premier étage. Au deuxième étage de ce fabuleux complexe est située
une salle spacieuse avec un plafond voûté qui ressemble étrangement à un berceau.
Les dépliants touristiques disent que cette salle était utilisée comme une
école religieuse; quelques cavités adjacentes plus petites auraient servi de
salles d’étude.
C’est là, dans ces fascinantes cavernes, que j’ai eu ma première vision.
C’était il y a douze ans.
J’avais entrepris, cette année-là, un tour du monde. J’avais été propriétaire
d’une galerie d’art pendant vingt ans et, à la mi-quarantaine, j’en avais un
peu beaucoup assez du stress, de la pression, des responsabilités, des longues
heures de travail. Je voulais prendre le large, je voulais voir un peu
« ce que le monde a l’air ». J’ai vendu ma part à mes associés qui
sont restés de longs jours ahuris de ma décision; j’ai vendu mon auto; j’ai
vendu ma maison à Outremont. J’étais divorcé depuis quelques années; j’avais
une fille de treize ans, Anne-Sophie. C’était le seul lien affectif qui me retenait,
qui aurait pu me faire hésiter. Elle vivait chez sa mère. Je ne voulais pas la
laisser, mais en même temps je voulais vraiment faire ce tour du monde. Un
soir, je lui ai parlé, et j’ai promis que la prochaine fois je la prendrais
avec moi, et je le croyais vraiment. Je lui ai dit sans la convaincre qu’elle
aimerait certainement recevoir des cartes postales ou des lettres du monde
entier. À cette époque, la technologie cellulaires n’était pas aussi
développée : les liaisons skype ou les téléphones cellulaire n’étaient pas
encore ce qu’ils devenus par la suite. Je ne manquais pas d’argent. J’avais mis
suffisamment d’argent dans un compte bancaire pour payer la pension alimentaire
durant un an. Les dépôts se feraient automatiquement.
J’ai commencé par une région facile l’Europe de l’Ouest : France,
Espagne, détour par le Portugal, Italie… À Brindesi, j’ai pris un bateau pour la
Grèce; j’ai vu Corinthe, Athènes… puis je suis rentré en Turquie par Istanboul. Et c’est là que
tout a commencé.
Là, dans l’une des petites cavités creusées tout le long du côté gauche
de la grande salle de Derinkuyu, j’ai vu une drôle de lumière. Un peu perplexe,
j’ai tout de suite éteint ma lampe. Mais la lumière brillait toujours. Je ne
savais pas si je devais m’approcher ou m’enfuir. En fait, j’étais très calme.
Je ne me sentais pas en danger. Je ne me
suis jamais senti en danger. J’étais plutôt intrigué. Je me suis approché pour
mieux voir. Subtilement, la lumière est devenue à la fois plus pâle et plus
brillante. C’est difficile à décrire. Et j’ai vraiment eu l’impression qu’il y
avait une pulsation dans la lumière. Son intensité croissait et décroissait
presque imperceptiblement. C’était très bizarre. J’essayais de comprendre le
phénomène. À la fin, j’ai senti comme une douleur dans le cou. Comme si on
m’avait mis un poids entre les deux épaules, sur la nuque; et instinctivement
j’ai baissé la tête… pendant quelques instants.
Lorsque j’ai relevé les yeux, la lumière avait disparu. Bien sûr, je
suis allé voir dans la cavité. Il n’y avait rien; rien qui aurait pu être la
source de la lumière. Je regardais partout, dans tous les coins, même vers le
haut. Mais je n’ai rien trouvé autre que la pierre nue. Tout ça avait duré, je
ne sais pas, peut-être dix ou quinze minutes.
Je suis ressorti tranquillement. Le soleil brillait de tous ses rayons.
Cette région du centre sud de la Turquie est aride, une terre sèche, de la
pierraille dénudée, d’une implacable impassibilité. Dehors des groupes de
touristes faisaient la queue, des Grecs, des Japonais, des Français, et un
autre groupe slave.
Le lendemain, c’était le jour où je devais téléphoner à ma fille. C’est
sa mère qui répond et me dit qu’Anne-Sophie est absente, pourtant c’était
l’heure convenue avec elles pour que je lui parle au téléphone. Elle me dit
qu’il y des problèmes avec l’argent dans
le compte, et que si je ne paye pas la pension elle entreprendra des procédures
pour me faire perdre ma fille pour cause abandon de mes responsabilités. Je
demande à parler Anne-Sophie. Ma fille pleure au téléphone et j’ai de la
difficulté à comprendre ce qu’elle me dit. Finalement, je dois lui promettre
que je reviens tout de suite. J’enrage. J’avais tout préparé : mon
itinéraire, mes escales, les lieux à visiter, mais je prends le premier avion
pour Londres et ensuite un autre pour Montréal.
C’est un vol de la British Airways. Je m’installe encore maugréant de
voir mon tour de monde disparaître; mais bon, je me dis que si ce qu’il faut
pour ne pas perdre ma fille. Environ une heure après le décollage, je pensais à
ces retrouvailles qui allaient être pénibles quand j’entends l’avion vibrer; il
ne vibre pas vraiment mais moi, je
l’entends. C’est comme un grand vent impétueux, comme le bruit d’un ouragan. Je
n’ai jamais assisté à un ouragan, mais c’est à ça que je pense spontanément. Je
me tourne d’un côté et de l’autre essayant d’interroger les autres passagers du
regard, mais personne ne semble s’apercevoir de quoique que soit. Le bruit
provient de l’avant de l’avion, de plus en plus fort, mais je vois personne ni bouger,
ni réagir. Les gens font comme si de rien n’était. Pour moi l’avion va tout
simplement se mettre à piquer du nez et s’effondrer. Le bruit sinue dans
l’habitacle de gauche à droite, de droite à gauche, vers le haut, vers le bas,
rebondit sur le plafond, évolue au raz du plancher, circule sous les sièges. Il
traverse le mur et sort vers les ailes, de l’une à l’autre. Personne ne réagit,
chacun devant son écran; le personnel ne perçoit rien. Alors le bruit vient tout
droit vers moi. Il me traverse, me secoue intensément l’intérieur, pénètre dans
ma tête. Je ne veux pas crier. Je ne peux pas crier. J’entends comme un interminable
hululement dans mon crâne : Ouoummmmmm… Puis c’est tout, tout s’arrête.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Deux
fois en quelques jours j’ai été victime d’hallucinations. Est-ce que je devrais
m’inquiéter ?
La troisième fois, ce sera dans un rêve, quelques six mois plus tard. Dans
ce rêve, je me retrouve dans une verte prairie d’Écosse. Pourquoi l’Écosse ? Je
ne sais pas; je sais juste que je suis en Écosse. Je survole tranquillement des
collines verdoyantes parsemées de quelques bosquets de peupliers. Au très loin,
je vois la mer. Ça et là il y a un troupeau de moutons qui paissent. Au bout
d’une vaste prairie, je vois une petite cabane de berger en torchis avec un
toit de chaume et une fenêtre sur le côté. Elle est un peu délabrée par les
années, mais ce n’est pas la demeure d’un pauvre. Les alentours sont bien
entretenus. Il y a un parterre de fleurs. Toujours en planant, (en fait je ne
sais pas si je plane : je sais simplement que je survole la cabane) j’en
fais deux fois le tour. Je me retrouve debout devant la porte. Sans hésiter, sans
même cogner, j’entre. Un homme est assis à une table, le dos courbé, les poings
sous le menton; il semble méditer, perdu dans ses pensées, en regardant vaguement
par la fenêtre. Je remarque qu’il a peu près de mon âge. Je ne le vois pas tout
à fait de côté, pas tout à fait de dos. Je lui demande : « C’est à
toi tout ça ? » Immédiatement je pense : Quelle question saugrenue ! Mais l’homme se retourne et se contente
de me sourire avec une infinie compassion; c’est ce que je lis dans ses yeux,
de la compassion. Je remarque qu’il a une barbe de quelques jours. Un sourire
inoubliable. Le rêve s’est terminé et je me suis réveillé.
À partir de là, j’ai vraiment essayé de comprendre. J’ai acheté des
livres sur le spiritisme, sur le prophétisme, la clairvoyance, sur les
phénomènes paranormaux, sur tout ce qui a trait au parapsychisme, sans trouver
de réponse satisfaisante. J’ai exploré, en vain, l’univers des hallucinations,
des visions; j’ai côtoyé sans rien trouver une panoplie d’illuminés, de
gourous, de maîtres spirituels. J’ai lit des volumes entiers sur le voyage
astral et sur les apparitions des extraterrestres. J’ai cherché sur Internet si
quelqu’un aurait eu les mêmes expériences que moi… et je me suis retrouvé avec
plus 600 000 apparitions de la seule Vierge Marie.
Plus tard, peut-être deux ans plus tard, j’ai repensé à ces trois
visions. En fait, j’ai vécu une quatrième expérience étrange. J’étais en
République Dominicaine. Je suis dans un hamac avec une femme, une Mexicaine; en
fait elle est naturalisée Américaine mais elle est née au Mexique. Elle s’était
installée en Californie et travaille pour faire vivre sa famille restée au
Mexique. Je l’ai rencontrée dans le bar où elle travaille. Elle a trouvé que ma
barbe blanche ou que mon drôle d’accent ou les deux me donnaient du charme. Nous
vivions alors relation aussi chaude que le soleil dominicain et tumultueuse que
les tempêtes tropicales que le dévaste régulièrement. Je suis couché dans un
hamac; elle est partie nous chercher à boire. Nous buvons beaucoup tous les
deux. Tous les deux alcooliques. Soudain je sens comme une vague de froid
arriver de la gauche; ça s’approche. Je suis glacé. Je frissonne. C’est une
sensation horrible, terrifiante, comme si j’allais me congeler sur place,
transformé en glaçon sans pouvoir rien y faire. Elle revient avec les verres et
tout s’évanouit.
Aujourd’hui, j’ai fini par me dire, sans comprendre, que les trois
premières visions, c’était la trinité : la lumière dans la grotte c’était
Dieu, le vent dans l’avion c’était le Saint-Esprit, et le rêve c’était Jésus.
Mais quel sens donner à la vague de froid qui a failli m’engloutir ?
Et puis un jour, il y a cinq ans, j’ai vu le diable. Vraiment, j’ai vu
le diable. J’avais un petit appartement qui donnait sur le Parc Lafontaine à
Montréal. Ma fille venait me rendre visite de temps en temps, une fois par mois
à peu près et nous aimions y marcher bras dessus, bras dessous. Je n’avais par
beaucoup d’argent – j’étais ruiné – et c’est à peu près tout ce que je pouvais
lui offrir. J’étais dans ma chambre allongé sur mon lit à siroter un verre; un
autre verre. C’est le plein été, en pleines canicules. Le ciel est tout bleu, il
n’y a pas un seul nuage. Alors j’ai vu se former un nuage noir dans ce ciel
sans embruns. Le nuage s’approche, noir, très noir. Il vient faire moi. Il
entre dans ma chambre, s’installe.
Puis, je vois le nuage s’allonger et se transformer en une face monstrueuse.
C’est le visage du diable. Il est cornu, il a un menton pointu, une barbichette
et de yeux tout petits et tout rouges qui brillent intensément. Je me souviendrais
tout ma vie de ces yeux rouges, horribles. Nous nous regardons un long moment
au bout duquel je dis simplement : « Tu ne me fais pas peur. »
Récemment, j’ai fait un séjour en prison et pour la première fois de ma
vie j’ai raconté cette histoire à quelqu’un. C’était à l’aumônier du
pénitencier. Je ne l’ai pas raconté d’un seul coup, mais en plusieurs
rencontres. De temps en temps il me posait une question pour m’inviter à
poursuivre ou pour me faire clarifier certains détails. Il a été patient avec
moi, et compréhensif.
À la fin, il m’a dit : « André, tu es appelé à faire le
bien. »
(Avertissement : Sans doute que l’histoire que vous venez de lire
vous a paru invraisemblable; peut-être croyez-vous que c’est moi qui l’ai
imaginée, que je l’ai inventée comme toutes les autres de cette série. Mais je
vous assure qu’elle est rigoureusement exacte. Je vous
l’ai racontée telle que celui qui l’a vécue me l’a racontée, presque mot pour
mot. Et je n’ai aucune raison de douter de la véracité de son récit. Si vous
aviez été à ma place, vous l’auriez assurément cru tout comme moi.)
Cher David
RépondreSupprimerJ'ai lu ta dernière nouvelle. Je la trouve très bien.
Yvette