Le crime du dimanche des Rameaux
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En partant pour l’hôpital de
Buckingham dans sa voiture Roxanne retraverse le village de Noyan. Elle se met
automatiquement à repasser en revue les divers événements de la journée à la
lumière de sa théorie d’une chute qui ne serait pas accidentelle et qui aurait
eu lieu samedi soir, causée par un ou des individus qui se seraient introduits dans
le presbytère le plus simplement possible, c'est-à-dire en ayant sonné à la
porte. Donc une ou des personnes que le
pasteur connaissait, c’est sûr. Essayant de se remémorer les différents
indices glanés au fil de ses observations et des conversations qui soutiennent
sa théorie, elle est si absorbée par ses pensées qu’elle ne remarque pas une
jeune femme qui marche lentement en sens inverse de l’autre côté de la route.
Micheline s’en va à son travail,
elle est serveuse chez Lemay. Ça fait un peu plus d’un an qu’elle travaille à l’hôtel
de Noyan. Aujourd’hui, elle commence à cinq heures et termine à une heure du matin. Le vendredi
soir et le samedi soir elle commence à six heures et finit à deux heures du
matin. Trois fois huit heures. Elle aime bien son emploi. Bien sûr, parfois
elle est un peu fatiguée, mais ça va.
Surtout qu’elle sait qu’elle fait bien son travail, le patron Jérôme, le lui a
dit et lui fait confiance; il ne la paie pas d’un salaire mirobolant, mais les
habitués la reconnaissent maintenant, et lui laissent de très bons pourboires.
Sa recette est simple : toujours garder le sourire, sourire avec les yeux
surtout, toujours avoir un mot gentil
pour les uns et les autres, posséder une excellente mémoire aussi pour retenir les
commandes mais surtout pour se souvenir des noms des clients, ils aiment ça
qu’on se souvienne d’eux, et enfin mettre un décolleté plongeant qui leur laisse
voir, sans qu’ils aient trop à se forcer, sa belle poitrine dès qu’elle se
penche le moindrement vers l’avant à une table. Bien sûr, certains d’entre eux
se croient permis de lui passer la main sur les cuisses ou sur les fesses ou de
l’embrasser dans le cou, mais qu’est-ce que ça fait ?
Micheline sait qu’elle va
arriver bien en avance pour son quart de travail, mais ça ne fait rien. Chez Lemay, c’est comme son deuxième
elle; elle dira bonjour aux autres filles, elle mettra son uniforme, elle
prendre un peu plus de temps pour se maquiller; peut-être même elle ouvrira et
feuillètera le journal sans vraiment le lire. Elle aime bien marcher pour aller
travailler, même si à une ou deux heures du matin quand il lui faut revenir,
elle a les jambes mortes. De toute façon, la voiture qu’ils ont, c’est celle de
son conjoint et de toute façon elle ne voudrait surtout par qu’il vienne
l’amener ni venir la chercher à son travail. Elle le voit déjà assez le reste
du temps à la maison.
Micheline sait qu’elle ne pourra
pas continuer longtemps comme ça. Le travail, ça va; mais la vie avec lui
devient difficile. C’est elle qui le fait vivre; il ne travaille
qu’épisodiquement et jamais assez longtemps pour recevoir des prestations
d’assurance-emploi. Elle paye le loyer, la nourriture, les dépenses du ménage;
elle lui donne de l’argent pour ses cigarettes, son essence, l’entretien de sa
voiture. Mais ça l’humilie. Alors il fait un peu de trafic de drogue pour se
payer du luxe. Mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est la tension au
quotidien; la peur qu’elle ressent, diffuse, sournoise. Il fait six pieds deux;
280 livres. Ça ne lui suffit pas de se laisser entretenir par sa femme, il faut
qu’il soit le maître. Tous les jours ou presque, il lui fait des reproches,
tous les jours ou presque ce sont des menaces, des remontrances, des
réprimandes, des critiques. Au moindre prétexte, il se met à la
houspiller : le repas n’est pas préparé de la bonne façon, il ne trouve
pas ses affaires, il pleut trop. Pour un rien, il l’engueule, il la pousse, il
lui tire les cheveux, il lui serre les poignets, il lui donne une claque sur
les fesses. Elle fait tout pour éviter ses colères, mais elle n’y arrive pas.
Une fois par mois, c’est inévitable, il éclate. D’abord ce sont des cris, puis
des insultes, puis des violences physiques : des gifles, des coups, il lui
tord les bras, il la frappe avec ce qu’il trouve, une ceinture, une chaise, un
cordon électrique, il brise la vaisselle qu’elle devra remplacer. Ça ne dure
jamais longtemps heureusement. Il éclate comme un volcan, il lui hurle dessus,
il la frappe, et il frappe dur, pendant deux ou trois minutes, puis c’est fini.
Il redevient calme. Et puis, il n’est jamais assez violent pour l’envoyer à
l’hôpital; il lui laisse des marques mais elle jamais eu de blessures graves. Une
fois seulement, il l’avait brutalement jetée par terre et lui avait asséné
quelques bons coups de pieds dans le ventre qui lui avaient vraiment fait mal. Elle
avait du rester couchée pendant deux jours. Et ça se finit presque
immanquablement par une séance de sexe; le plus souvent, dans la chambre où
elle s’est enfuie ou alors sur le divan du salon ou même sur la table de la
cuisine. Ce n’est pas vraiment un viol, car elle le laisse faire, elle se
laisse faire. Il la prend avec force, mais pas de force. Elle sait qu’elle doit
y passer; quand quelque chose l’excite, il ne faut pas lui résister. Puis elle
sait que c’est ça qui va le calmer. Une fois terminé, il est content, il lui
sourit, il ricane, il feule; il la cajole, il l’embrasse goulument, il s’excuse
parfois, il lui dit des mots doux, il se fait tendre, il roucoule, il flirte,
il fait des projets de changer, de rénover la maison, de partir avec elle en
voyage dans le Sud. Quand elle se met à pleurer, les autres filles lui disent
de le quitter, mais où aller ? Elle aurait trop honte; elle serait mise au ban de
tout le village. Elle devrait retourner déménager et elle ne sait pas où.
Certainement pas dans son village natal, Sainte-Émilie, qu’elle a quitté à l’adolescence
fuyant un père et un frère qui abusaient d’elle. Aller en ville ? D’après ce qu’elle
entend, ce serait pire qu’à Noyan. Elle devrait quitter son emploi, un bon
emploi, elle fait un bon salaire après tout, elle a de bons pourboires; elle
perdrait tout ça, elle perdrait la maison, elle perdrait tout ce qu’elle
possède, elle perdrait la sécurité.
Se pourrait-il que Popeye ait
quelque chose à voir avec l’accident du presbytère ? Quand elle s’est réveillée
vers midi elle s’est vite aperçue qu’il s’était passé quelque chose : elle
sentait ça dans l’air. Popeye n’était pas là, et quand il revenu quelques
minutes plus tard, il ne lui a pas adressé la parole. Il s’est assis devant la
télévision en maugréant. C’est elle qui a du lui demander ce qu’il y avait eu.
-J’sais pas, moé !
Elle ne voulait pas insister,
parce qu’elle l’avait senti de mauvais poil; il avait son air des mauvais
jours, dur, contrarié, renfermé. Il ne fallait pas le provoque. Elle avait
continué à vaquer à ses affaires, mais quand elle avait vu passer l’ambulance,
elle n’avait pas pu s’empêcher de s’exclamer :
« Il y a quelqu’un de mort !
-Mais non, y’est pas mort !
-Qui ça ?
-C’est l’pasteur, c’t’affaire !
Y est tombé dans son escalier !
Il avait dit ça avec un ton qui
laissait percevoir à la fois du mépris et du soulagement. Micheline avait senti
son ventre se serrer.
Sur le chemin vers son travail, Micheline pense à cette visite que le
pasteur est venu faire chez eux, il y deux semaines. Elle l’avait croisé
quelques fois dans le village, sans jamais faire attention à lui. Une fois, du
temps qu’il faisait l’« exploration » de son nouveau champ de mission,
il était venu un vendredi soir chez Lemay; il s’était assis au bar et il avait
commandé une bière et elle l’avait servi. Il avait une voix douce qui trainait
un peu, mais c’était comme s’il voulait bien se faire comprendre, comme si chaque
syllabe avait son importance, comme si chaque mot était un petit cadeau qu’il
offrait à l’autre personne. Il lui avait souri; il s’était présenté et lui
avait demandé son nom et ils avaient entamé une courte conversation sur son
travail, sur le village. Elle avait fait ça des dizaines de fois avec des
dizaines de clients de passage, elle en avait l’habitude, mais avec lui elle
avait senti qu’elle ne pourrait tricher; ou plutôt elle s’était dit qu’elle ne voulait pas tricher. Elle lui en avait
dit plus que d’habitude. Et puis, quelques semaines plus tard, au début
décembre, c’était le soir de la première vraie tempête de neige que personne n’avait
vu venir, elle s’en retournait à pied chez elle après son travail dans la
bourrasque quand il s’était arrêté et lui avait offert de la ramener. Elle
avait hésité; que dirait Popeye ? Elle risquait gros. En un instant, elle s’est
dit qu’elle lui demanderait de s’arrêter
avant d’arriver chez elle pour que Popeye ne la voit pas descendre d’une
autre voiture; mais finalement, toutes les lumières de la maison étaient
éteintes, il n’y avait pas de danger. Elle avait répondu à ses questions par
des monosyllabes et par la suite elle l’avait regretté, car après tout il essayait
juste d’être aimable avec les autres; c’était son travail… un peu comme c’était
le sien ! Ça l’amusait d’y penser.
Enfin, il y avait eu sa visite il y a deux semaines. Ça n’allait jamais
bien dans leur couple, mais ces temps-ci, ça allait encore plus mal. Les cris
et les coups se faisaient plus fréquents. Un dimanche, alors qu’elle marchait
pour aller au travail, elle l’avait vu en train de retourner la terre en avant
du presbytère pour aménager d’éventuelles plates-bandes. Ils s’étaient salués
et il avait entamé la conversation. Comme ça lui était facile ! Et à nouveau
elle s’était sentie stupide de ne pouvoir répondre convenablement. À la fin, il
lui avait dit que ça lui ferait très plaisir de venir lui rendre visite pour
poursuivre la discussion. Elle s’était figée, et sans doute avait-il remarqué sa
réaction, car il avait marqué une pause. Mais elle n’avait pas été capable de
dire non; elle s’était contenté de dire : « On verra », et était
repartie.
Quand il avait sonné à la porte, elle faisait un peu de ménage dans le
salon. Popeye était dans la cuisine en train de boire son café. Il lui avait
dit bonjour et, malgré elle, elle l’avait fait entrer. Ça n’avait pas pris
longtemps pour Popeye sorte de la cuisine comme un diable de sa boite.
-Vous êtes qui, vous ?
-Bonjour, je suis Sébastien Saint-Cyr, je suis le pasteur du village.
-Pis vous v’nez voir ma femme ?
-Je viens vous voir en tant que pasteur, je viens comme un ami.
-Ouais, ben vous êtes pas son ami, pis moé j’suis son mari !
-Je sais bien; si ma présence vous vous dérange, peut-être que je
devrais m’en aller…
-Ouais, c’est ça !
Pendant toute une semaine, Popeye s’était vanté d’avoir remis le pasteur
à place. Il se vanté de lui avoir montré ses biceps, de lui avoir dit ses
quatre vérités; il se gaussait de répéter à satiété qu’il était parti sans
demander son reste; il disait en s’esclaffant que le pasteur était parti « la
queue entre les jambes », qu’il avait même « pissé dans ses
culottes » !
Micheline était mortifiée, mais que pouvait-elle faire ? La porte
refermée, il l’avait empoignée par le bras et l’avait traitée de sale putain !
Elle s’attendait à se faire battre proprement, mais non, il l’avait lâchée et
avait éclaté de rire. Juste à ce moment-là, elle passe devant le presbytère; il
y a toujours une voiture de police, un policier monte la garde devant le cordon
de sécurité. Il peut être coupable ! J’peux
pas croire qu’il aurait fait ça ! Il est bête comme ses pieds, mais il n’est
pas méchant. Ça doit être un accident, un accident stupide, comme on l’a dit.
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