Trahisons
Chapitre 5
L’avis de recherche concernant Joannie Delorme envoyé
aux postes de SQ et aux autres corps de police ne donnait toujours rien. Un
dossier numérisé à son nom avait envoyé dans l’ordinateur de toutes les équipes
et les autos patrouilles avec sa photo pixélisée pour reconnaissance
instantanée. En ce lundi matin, l’avis de recherche venait d’être changé en
alerte Ambert pour être diffusée à la télévision, la radio, les réseaux
sociaux, avec une description des signes distinctifs de Joannie : sa
taille, son poids, la couleur de ses yeux, de ses cheveux; on décrivait aussi les
vêtements qu’elle portait au moment de sa disparition, son allure, et un numéro
de téléphone pour toute information à son sujet. Dans cette seule première
journée, sa photo sur Facebook sera relayée plus 10 000 fois. Mais pour
l’instant, Roxanne n’avait aucune nouvelle concluante. Elle et Turgeon étaient
retournés au pont de la Chute Albert avec Alexandre et sa mère. Le jeune garçon
lui avait montré l’endroit où il s’était caché le vendredi soir lorsque Mélissa
d’était retournée vers Joannie et qu’il avait eu peur d’être vu. Ça
correspondait à ce que Mélissa avait indiqué. Alors que Turgeon conduisait,
Roxanne avait remarqué qu’au moment où ils étaient passés, tant à l’aller qu’au
retour, devant la maison de la famille Roy-Delorme, Alexandre s’était comme tassé
sur le siège arrière de la voiture de police. Ils avaient ensuite ramené la
mère et son fils, qui n’avaient pas échangé un mot de toute l’opération, chez eux
et Roxanne leur avait remis sa carte en enjoignant Alexandre de lui téléphoner
s’il se souvenait de quoi que ce soit d’autres qui pourrait faire progresser
l’enquête, même les détails qui pouvaient sembler les plus insignifiants.
Enfin, elle avait terminé sa journée par une dernière
visite chez les parents de Joannie, qui étaient désespérés. Sa mère était au
bord e l’hystérie; elle n’avait pas dû dormir beaucoup. Le père était moins
agressif mais tout aussi méfiant, surtout qu’elle était venue les voir que pour
leur dire que tous les efforts étaient mis pour retrouver leur fille et leur
demandé si eux, ils avaient du nouveau; mais ils n’en avaient pas. La maison
était en plein branle-bas de combat; quantité de personnes entraient et
sortaient, par devant, par en arrière, en un continuel va-et-vient. Presque
toutes en même temps parlaient ou s’activaient sur leurs téléphones cellulaires,
partageant les moindres bribes d’information. Plusieurs d’entre elles lui
avaient fait des suggestions ou lui avaient soumis leur hypothèse sur ce qui
avait pu se passer. Elle en avait presque eu mal au cœur.
Tôt ce matin, Roxanne avait confié à Yannick l’ordinateur
portable de Joannie; son cellulaire était toujours introuvable. Probablement elle devait l’avoir avec elle;
est-ce qu’elle l’a toujours et qu’elle ne répond pas, ou alors elle ne l’a plus
?
-Tu cherches tout ce que qui pourrait indiquer par
exemple qu’elle voulait fuguer, ou qu’elle s’apprêtait à partir; sa liste de
contacts, ses dernières rencontres; ses recherches sur internet sur des sujets
graves comme la mort ou le suicide, ou sur telle ou telle destination, sur les
horaires d’autobus par exemple; enfin, tout ce qui peut paraître suspect.
-Je m’en occupe; ne t’inquiète pas. Tu auras ça cet
après-midi.
-Merci.
Maintenant, elle était assise dans le bureau de son
père, avec Turgeon. Ils lui avaient fait leur rapport, avaient décrit l’affaire
de la disparition de Joannie, lui avaient fait part de leurs impressions; elle
avait résumé les interrogatoires des deux jeunes, Mélissa et Alexandre, qui
semblaient être les deux dernières personnes à l’avoir vue vendredi soir. Paul
les écoutait attentivement.
Paul Quesnel n’aurait pas dit qu’il se sentait comme
un nouvel homme, mais quelque chose, cependant, avait changé dans sa vie. Et
ça, c’était dû à sa Juliette. Sa Juliette, c’est Juliette Sabourin, retraitée
de la Commission scolaire, fondatrice et responsable de la petite bibliothèque
de Lac-des-Sables et responsable aussi du bureau de tourisme saisonnier de la
petite municipalité. Il l’a rencontrée par l’entremise de sa fille Roxanne.
Juliette avait joué un rôle-clé dans la résolution de l’affaire de la
découverte de restes humains dans un chantier de réfection de la route. Roxanne
était tombée la première sous le charme de Juliette et, sous prétexte qu’elle
était un témoin important, elle avait insisté pour que Paul la rencontre; puis
à l’aide d’un subterfuge peu subtil, elle avait organisé une rencontre où ils
s’étaient retrouvés seul seule. Et il était tombé sous son charme à son tour.
En fait, certes, il n’avait pu qu’être impressionné de l’élégance de Juliette,
de sa simplicité, de son naturel, et il certes il avait dû s’avouer qu’elle
était une belle femme. Mais au début, il s’était méfié; mais méfié surtout de
ses propres sentiments à lui. Après son divorce d’avec sa femme Monique, il y a
presque vingt ans, il n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rechercher la
compagnie d’autres femmes. Il aimait son travail, comme enquêteur, puis comme
commandant de poste, à la Sureté du Québec, et il s’y investissait entièrement.
Il savait au fond de lui qu’il était en bonne partie responsable de l’échec de
son mariage, et que probablement une autre liaison se terminerait de la même
façon. Alors, à quoi bon essayer ?...
Alors… il avait accepté de boire une tasse de thé,
puis deux, dans le mini-salon de thé que Juliette avait installé dans sa
bibliothèque. Il avait accepté de l’écouter et même de se confier un peu, de
parler de lui, et somme toute il avait passé un moment très agréable. Il
s’étaient vus quelques fois, sporadiquement, le plus souvent avec Roxanne,
toujours dans des lieux publics, au restaurant, dans un spectacle, dans un
parc. Une seule fois, ils étaient allés marcher au Parc de la Chute de
Plaisance, qu’ils connaissaient tous les deux, mais qui est toujours magnifique.
Paul avait alors d’avantage regarder le paysage que sa compagne. Il n’était pas
tombé amoureux la première fois, ça non. En fait, c’était Roxanne qui était
tombée pour ainsi dire amoureuse de Juliette, et réciproquement. Très vite,
elles étaient devenues très bonnes copines. Chez l’une ou chez l’autre, elles
passaient des soirées à se faire des dégustations et pas seulement de thé,
scandées par des cascades de fous-rires aussi bruyantes que la chute de
Plaisance. Juliette parlait de livres et ne cessait de suggérer des lectures à
Roxanne même si celle-ci n’avait pas toujours le temps de tout lire.
En fin de semaine, Paul s’est enfin décidé. Il a
solennellement invité Juliette samedi soir à un repas chez lui. Comme il aime
cuisiner, il s’est dit que ça vaudrait la peine de tenter le coup. Il lui a
préparé des recettes qu’il connaît bien, des valeurs sûres : après
quelques amuse-gueules, petite entrée au saumon fumé, escalopes de veau avec
rottini et sauce italienne aux fines herbes, légumes au miel, et salade aux
pommes et noix. Pour terminer, quelques petites bouchées de fromage, comme les
irrésistibles Pied-de-vent des Îles-de-la-Madeleine et Louis-D’Or, de
Sainte-Élizabeth-de-Warwick. Pour dessert, simplement une salade de fruits avec
un soupçon de grenadine. Et pour le vin, un rosé Pétale de rose, dont il aimait le nom et la couleur, pour les hors
d’œuvres et un Vieille Église pour le
repas.
Tout s’est bien passé. Juliette était un peu en
avance, et elle l’a surpris le tablier encore autour de cou. La table était
déjà impeccablement dressée. Juliette, qui n’en avait pourtant pas besoin,
avait été conquise. Et le reste de la soirée, il avaient appris à se connaître,
jusque tard dans la nuit.
Roxanne termine son exposé :
-Pour résumer, pour l’instant il s’agit toujours d’une
disparition. Fugue ou enlèvement, je ne sais pas. Mélissa cache quelque chose
c’est certain quant à sa rencontre avec Joannie. Est-ce qu’elle sait quelque
chose qu’elle ne veut pas dire, qu’elle ne peut pas dire ? Est-ce qu’elle veut protéger
son amie ? Ont-elles fait un pacte ? Quand à Alexandre, son rôle est loin
d’être clair aussi, ni avant ni pendant, ni après. Son histoire de s’esquiver
pour les laisser seules est un peu boiteuse. On peut d’ores et déjà penser à plusieurs
hypothèses : la première, Joannie a fait une fugue avec la complicité de
Mélissa. Elles se sont effectivement donné rendez-vous, mais était-ce pour permettre
à Joannie de s’enfuir ? Mélissa l’aurait aidée ? Pour fuir quoi ou qui ? Fuir Alexandre
? Sa famille ? Malgré les apparences, ça n’allait pas au beau fixe entre
Joannie et son père. Au point où elle voulait quitter la maison ? Les deux
filles savaient que sa mère ne s’inquiéterait pas avant le lendemain dans la journée.
Y a-t-il une troisième personne d’impliquer ? Un homme ? Une femme ? Qui serait
arrivé au rendez-vous en voiture Jonnaie ? Deuxième hypothèse, un enlèvement;
« quelqu’un » guettait Joannie et l’aurait enlevée après qu’elle ait
quittée Mélissa ? Un total étranger ? Alexandre ? Alexandre avec quelqu’un
d’autre ? Mais ça ne leur laissait pas beaucoup de temps, et le rôle de Mélissa
ne cadre pas dans bien dans ce scénario. Troisième hypothèse…
-Oui…
-Un suicide…
-Mmmm…
-Joannie a dit à Alexandre qu’elle ne voulait plus le
voir, c’était peut-être comme un adieu. Peut-être qu’elle a fixé rendez-vous à
Mélissa pour lui dire la même chose, et qu’ensuite, une fois partie, elle...
-Elle… Je crois savoir à quoi tu penses.
-Elles auraient fait un pacte de suicide !?... Elles
se seraient donné rendez-vous au pont de la Chute pour se suicider ensemble, et
au dernier moment Mélissa aurait reculé ?... Ça expliquerait ses fabulations et
les incohérences de ses réponses !
Turgeon intervient pour la première fois :
-Ça s’est déjà vu… Les deux se sont déjà vu : des
pactes de suicide et quelqu’un qui recule à la dernière minute.
-Papa; j’ai besoin que tu me donnes l’autorisation de
fouiller les berges de la rivière.
-Tu n’as pas besoin de mon autorisation pour ça; tu
peux y aller toi-même.
-Je sais, je peux y aller moi-même… Mais, je crois
qu’il faudrait y aller avec toute une équipe, un poste de commandement, une
ambulance; peut-être qu’on ne trouvera rien, mais il faut prévoir à toute
éventualité.
-Et tu aimerais que je sois là ?
-Oui, c’est toi le patron; c’est toi le responsable
des crimes majeurs. Et puis j’avoue que me sens mal à l’aise : une jeune
fille bien rangée, qui disparaît comme ça sans laisser de trace, je n’ai jamais
été confrontée à cette situation…
-Et tu crains le pire…
-Oui, honnêtement, un peu.
-Tu ne veux pas être celle qui trouvera son corps.