Meurtre à la mosquée
Chapitre 4
En
raccrochant le téléphone après sa conversation avec Stéphanie Aubut, en ce
samedi matin, Roxanne savait qu’elle ne lui avait pas parlé sur le ton le plus
aimable. C’est son père aussi qui l’avait énervée ! Même le lendemain matin
encore elle ruminait sa mauvaise humeur contre lui et c’est cette pauvre jeune
femme qui en avait subi les conséquences. Elle se promettait bien de parler à
son père entre quatre yeux le plus tôt possible et subito pronto et ipso facto.
Ça ne lui était pas arrivé très souvent de
se fâcher contre son père depuis qu’elle faisait partie de ses effectifs au
poste de Papineauville. Il y a un trois ans et demi quand un poste d’adjointe
s’était ouvert à Papineauville; de Saguenay où elle travaillait, elle avait
postulé sans le dire à son père, et elle avait obtenu le poste. Il en était
resté sans voix pendant une bonne partie de la semaine qui avait suivie, sans
pouvoir y croire vraiment. Au fond de lui, elle le savait, il était immensément
fier, et c’était un immense bonheur que de pouvoir travailler au quotidien avec
sa fille ! Il la chérissait au plus haut point.
Paul avait aussi deux fils, qui travaillaient tous deux dans le domaine minier, l’un en Alberta et l’autre en
Abitibi. Alexandre, l’ainé, avait étudié en géologie et à la fin de ses études,
était parti dans l’ouest tenter sa chance. Il savait que les salaires y étaient
considérablement supérieurs. Il travaillait pour Petrocorp, dans l’exploitation
de sables bitumineux. Son deuxième fils, Xavier, avait rencontré une fille de
l’Abitibi, et il était maintenant facteur à Rouyn-Noranda. Il les voyait peu, particulièrement
son Alexandre exilé dans l’Ouest, pour les vacances, les temps des Fêtes, mais c’est
surtout qu’il ne savait trop de quoi leur parler. Avec le divorce d’avec leur
mère Monique, la vie familiale en avait pris tout un coup et les choses s’étaient
inexorablement dégradées. Aujourd’hui, quand ils le voyaient toute conversation
avec ses garçons tombait à plat, ce qui les frustrait et les uns et les autres.
Avec Roxanne, c’était tout à fait le
contraire : ils pouvaient s’entretenir des heures durant de ce qui les
passionnait tous deux : leur travail de représentant de la justice et de l’ordre.
Comme on dit, ils étaient sur la même longueur d’ondes ! Surtout que
maintenant, son amoureuse de Juliette, une bibliothécaire à la retraite, ne se
privait pas de se mêler à leurs conversations, à poser des questions, à
demander des éclaircissements sur tel ou tel point, et même parfois, à les
surprendre par son intuition.
Roxanne se disait qu’elle aussi appréciait
au plus haut point de pouvoir travailler avec son père au quotidien; c’était
une source de grande satisfaction. Il se répétait combien elle était
privilégiée et combien elle apprenait à ses côtés. Mais là, elle ne savait pas
ce qui lui avait pris ! Déjà l’entendre lui demander aussi impérativement de s’occuper
de trouver un ou une traductrice qualifiée, l’avait bien surprise. Ce n’était
pas dans ses manières de faire. D’habitude, il la consultait, il lui demandait
son avis; rarement il lui imposait une tâche de cette façon cavalière !
À cela s’était ajoutée cette conférence de
presse improvisée ! Non mais, qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Jamais il ne l’avait
envoyée ainsi à l’abattoir affronter les journalistes, et surtout sans aucune
préparation ! Elle avait dû obtempérer, à contrecœur, et c’est en maugréant
entre ses dents qu’elle était partie affronter la troupe de journalistes qui
trépignaient d’impatience dehors à la limite des cordons de sécurité. Surtout
que l’heure de tombée approchait pour les bulletins de fin de soirée.
Sortant de la mosquée, Turgeon lui indique
de se diriger vers la droite. Elle voit du
coin de l’œil de nombreux curieux essayant de voir et de comprendre ce qui a pu
se passer. Dans le
lot mouvant et remuant de journalistes, elle reconnait en première ligne, Simon-Pierre
Courtemanche, probablement arrivé avant les autres, un petit homme à moustache,
le journaliste des faits divers d’Au
courant, l’hebdomadaire de la région de l’Outaouais; elle sait qu’il fait
son travail honnêtement, cherchant consciencieusement à bien informer son
public le mieux possible. Sans reconnaître exactement les autres journalistes, (la
plupart étant des hommes; Roxanne ne voit qu’une seule femme), Roxanne remarque
aussi sur les caméras le logo des diverses chaines de télévision. Il y a une
légère bousculade; en jouant du coude les membres de la presse se pressent
autour d’elle comme une marmaille turbulente et chahutant sans vergogne. Une
multitude de bras tenant une aussi grande multitude de micros se tend vers elle
jusqu’à l’entourer de toutes parts. Tout le monde parle à la foi. De la main,
elle demande le silence et commence sur un ton neutre qu’elle veut le plus possible
assuré :
-Bonsoir à vous, Je suis Roxanne
Quesnel-Ayotte de la Sureté du Québec et voici ce que nous pouvons vous dire
pour l’instant : un appel a été logé aux services d’urgence vers vingt
heures trente de soir vendredi, pour un incident à la mosquée Bashahi à Papineauville. Cet appel a immédiatement été transféré au poste de la Sureté du
Québec de Papineauville et les agents sont arrivés sur les lieux quelque huit
minutes après. Ils ont trouvé un corps inanimé dans une des salles du bâtiment,
un corps inanimé et qui portait de marques évidentes de coups. Une ambulance a été
appelée le décès a été constaté. Pour l’instant, ce décès est considéré comme
une mort suspecte et une enquête a été ouverte.
À peine veut-elle reprendre son souffle
que la première question fuse :
-Connaissez-vous l’identité de la victime
?
-Vous comprendrez que nous ne pouvons vous
révéler l’identité de la victime parce que nous devons contacter ses proches en
pre….
-Est-ce que le corps a été retrouvé dans
le salle de prière ?
-Ce que nous pouvons dire pour l’instant,
pour ne pas nuire à l’enquête, c’est qu’il a été retrouvé à l’intérieur de ce
bâtiment en arrière de nous qui abrite une mosquée et un centre culturel musulman.
-Est-ce qu’on a retrouvé l’arme du crime ?
-Comme je l’ai dit, une enquête a été
ouverte et nous en sommes à l’étape de récolter le plus grand nombre d’indices.
-Est-ce que l’imam Murama est considéré
comme suspecte ?
Roxanne se tourne vers Simon-Pierre Courtemanche, celui qui vient de poser
cette question. Elle pense sans rien en dire qu’il est bien renseigné.
-L’imam Murama est pour l’instant considéré comme un
témoin important étant donné que selon toute vraisemblance c’est lui qui a
découvert le corps. Nous allons bien sûr procéder à son interrogatoire et ses
réponses vont certainement permettre à l’enquête de progresser.
-Est-ce que c’est lui qui a appelé les services d’urgence
?
Et ainsi de suite durant une bonne vingtaine de
minutes. Quand enfin le flot de questions s’est tari et que les journalistes
sont repartis soit pour écrire un article soit pour terminer leur reportage,
Roxanne n’avait qu’une seule envie : retrouver son père pour lui dire et l’étrangler
allégrement !... Mais ça devra attendre.
Lorsque la voiture de police qui était
venue la chercher la dépose dans le stationnement, Stéphanie Aubut ne
s’attendait certainement à voir une telle cohue à son arrivée au poste de la
Sureté du Québec de Papineauville, environ une heure et demi plus tard après
sa conversation avec Roxanne : il y avait là au moins une cinquantaine de
personnes qui gesticulaient, se bousculaient, vociféraient, s’invectivaient et
parlaient toutes à la fois dans un désordre parfait et une cacophonie inénarrable.
Certaines femmes, le voile sur la tête criaillaient les bras dans les airs et d’autres
se frappaient la poitrine. Les hommes lançaient des menaces le poing levé. Le
poste de police débordait : il y avait des gens partout, des femmes, des
hommes, des enfants, dedans, dans le hall d’entrée dehors, sur le trottoir,
dans la rue. Et
tous ces gens parlaient un mélange confus et incompréhensible polyglotte dans
lequel elle percevait de l’arabe, de l’ourdou, du pendjabi et probablement du
pachto. Parfois, on entendait une exclamation en anglais.
Tous ces gens sont des membres de la
communauté musulmane venus protester contre le sort infligé à leur imam. Hier
soir, pendant que son équipe relevait les indices dans la mosquée et le centre
culturel, Paul s’est retrouvé, devant un dilemme : il ne pouvait remettre
l’mam en liberté sans avoir eu au préalable son témoignage, et en même temps il
ne pouvait l’interroger sans l’aide d’un traducteur professionnel et indépendant.
Il s’est finalement résigné à amener l’imam au poste pour une nuit qu’il devra passer en garde à vue. Apprendre
par l’entremise de Nawaz Ayub Zardai qu’il serait fait « prisonnier »
a alors mis l’imam dans tous ses états. Il n’en était pas question ! Il n’avait
rien fait ! Le calmer devenant une tâche impossible, Paul a finalement dû demander
à ses agents, ce qu’il déteste faire, de le maîtriser et de l’empoigner pour l’amener
dans la voiture et le conduire au poste. Tout cet épisode attristant l’avait
mis de mauvaise humeur, et lui faisait entrevoir une enquête dure, longue et
pénible, et délicate. Lorsqu’ils avaient pu finalement faire le point avec Roxanne,
un peu plus tard, ils avaient conclu qu’il ne fallait pas trop élaborer et que
c’était mieux d’attendre au lendemain.
Le lendemain, ils avaient chacun des tâches urgentes à
accomplir : Paul était s’enquérir de l’humeur de l’imam Murama et Roxanne s’était
plongée dans les répertoires du Gouvernement. Quand elle était venue lui dire sur
le pas de sa porte qu’elle avait trouvé une traductrice d’ourdou, Paul l’avait
remercié et ce fut tout.
Stéphanie se disait qu’elle aurait bien de
la peine à se frayer un chemin au travers une telle densité de foule.
L’un des policiers la conduit vers une
porte dérobée et la fait entrer dans le poste. Roxanne lui tend la main.
-Bonjour, je suis Stéphanie Aubut, on m’a téléphoné,
il y a une heure.
-Oui, madame, c’est moi qui vous ai appelée; on va
avoir besoin de vos services. Venez le directeur Quesnel vous attend.