Un lieu de repos
Chapitre 9
Soudain, Paul se sent fatigué.
Il va bientôt être midi et il ne s’est pas reposé une seule minute depuis qu’il
est arrivé au Gîte du pèlerin des sœurs SNMJ de Plaisance. De plus, il n’a rien
avalé depuis le petit déjeuner qu’il a pris en se levant ce matin. Il a l’impression
que la tête lui tourne. Je devrais
prendre une bouchée. Il se dit que les temps changent, que le temps passe.
Il était un temps où il avait plus d’énergie, un temps où il pouvait passer des
heures et des heures « sur l’adrénaline » comme on dit, pour faire
avancer une enquête. Il en a passé des nuits blanches à se débattre avec des
questions qui paraissaient insolubles; quand il avait un coup de barre, un café
ou deux et hop ! il repartait pour un tour. Mais là, il sent le poids des
années et celui des exigences du métier lui peser. Oui c’est un métier exigeant
que celui de policier-enquêteur. Et par-dessus le marché il y a ces acouphènes qui
se sont ajoutés, cette espèce de chuintement dans son oreille gauche qui ne
cesse jamais, qui ne s’arrêtera jamais. Ça ne l’empêche pas de fonctionner; non;
mais est-ce que ça le distrait ? Il ne saurait dire. Il les voit seulement
comme un signe supplémentaire qu’il se fait vieux.
Paul s’aperçoit aussi à quel
point il s’était fié beaucoup à sa fille Roxanne ces dernières années; combien
il peut compter sur elle, combien il aime compter sur elle. Il voudrait
vraiment qu’elle soit là, plutôt que de devoir faire tout le travail tout seul.
Elle fait plus que le seconder; elle le complète bien. Peut-être le fait
qu’elle soit à ses côtés toutes ces dernières enquêtes lui a empêché de voir
que ses facultés diminuaient imperceptiblement… mais irrémédiablement. C’est
maintenant qu’elle est absente et qu’il aurait besoin d’elle qu’il s’aperçoit
qu’elle lui manque.
Paul sait que sa fille s’était promis, quand elle a
pris la décision de faire la même carrière que lui, de ne jamais être sa copie conforme.
Elle a
hérité d’une partie de son intuition, et en cela elle lui ressemble une peu, mais
elle est plus déterminée, pugnace. Sa une vivacité d’esprit est différente;
elle y a ajouté un soupçon de perspicacité combattive très particulière. Elle
s’est beaucoup appliquée à l’observer et a profité grandement de son
expérience, mais lui aussi, a beaucoup appris sur lui-même et sur le métier en
la côtoyant.
Paul pensait aussi à sa douce Juliette, qui doit aller
retrouver ce soit, et qui l’attend sans trop l’attendre. Il devra lui
téléphoner pour lui dire qu’il pourra rentrer plus tard que prévu. Pourquoi ne
prend-il pas tout simplement sa retraite pour vivre en paix avec son nouvelle
amour, celle qui est en train de devenir la femme de sa vie ? Peut-être qu’il se
doute que tant sa Juliette que sa fille ne le laisseraient faire.
Bon, faisons
venir le dernier cycliste, et après ça je m’octroie une pause.
-Assoyez-vous, monsieur Brisson.
-Pourquoi est-ce que je passe en dernier ? Est-ce que
je suis soupçonné de quelque chose ?
-Disons que je vous ai gardé pour le dessert…
-Ah, château ! Laissez votre humour débile de côté et
dites-moi ce que vous voulez…
Paul se raidit; son interlocuteur ne cherche même pas
à dissimuler son agressivité.
-Ce que je veux… comme pour vos compagnons de route,
vous poser quelques questions…
-Alors posez-les et qu’on en finisse ! C’est comédie a
assez duré !
Ça suffit. Paul se lève.
-Monsieur Brisson, je vais
mettre les choses au clair; deux personnes ont été trouvées mortes, ce n’est
certainement pas une « comédie » ! De plus, c’est vous, votre groupe
de voyage qui les avaient trouvées, ce qui fait de vous six des témoins
importants. Tous les autres m’ont apporté leur entière collaboration, ce qui
fait qu’ils sont tous libres de repartir quand bon leur semble. Si vous ne
faites pas de même et persévérer dans une attitude d’hostilité et de confrontation,
oui, je pourrais fortement avoir des raisons de vous faire passer de l’état de
témoin important à celui de suspect.
-Ce que je veux dire…
-Oui, je sais ce que vous voulez
dire : vous êtes pressé de de reprendre la route parce que pour vous ce
voyage en vélo est un défi que vous vous êtes lancé et que vous êtes frustré que
toute cette histoire vienne en perturber le déroulement ! Mais si je vous
retiens ici pour plusieurs jours, ça va le perturber encore davantage.
-…
-Alors, monsieur Brisson êtes-vous
disposé à répondre à mes questions, oui ou non, pour que comme vous dites, on
en finisse au plus vite.
-OK…
-Bon. Alors commençons par le
commencement; parlez-moi de la soirée d’hier soir.
-Hier soir !??... Pourquoi vous
voulez que je vous parle de la soirére d’hier ? Ça n’a rien à vior avec ces
deux personnes !
-Monsieur Brisson, il est
presque midi; j’ai faim et je voudrais bien aller rendre une bouchée. Je peux y
aller tout de suite et ne reprendre l’entrevue que cette après-midi. C’est ça
que vous voulez ?
-Non, non. Je vais répondre.
Mais vraiment… Hier soir… hier soir… et bien on est arrivés de Masson-Angers, et
on s’est arrêtés ici comme c’était prévu. Il n’y a rien à en dire. J’avais fait
les réservations parce que je connaissais l’endroit de réputation. On a accroché
nos vélos; il y avait une bonne sœur à l’accueil, et on s’est installés. C’est
tout.
-Et durant le souper…
-Durant le souper… durant le souper; pourquoi parler de ça ? On a eu une
discussion sur la journée d’aujourd’hui.
-Une discussion animée…
-À vrai dire, je comprends toujours
pas pourquoi Frédérique a réagi comme ça. Ce n’était pas la première que je
leur proposais de faire une étape de nuit; on en avait parlé souvent et on en
était venu à être d’accord. On avait un consensus pour dire que ce serait une
chose à faire. Et quand j’ai dit que ce serait pour aujourd’hui, il a sauté sur
ses grands chevaux en disant que non, que c’était pas prévu, que je pouvais par
arriver avec à la dernière minute, alors que c’était déjà décidé !! Il disait
que ça ne se ferait pas, qu’il voulait restait ici, qu’il n’y avait pas de
presse, etc, etc. C’était un peu…
paranoïaque, toute cette réaction, comme s’il tenait absolument à rester ici
envers et contre tous.
-Il voulait rester ici…
-Les autres étaient à d’accord, mais lui… non. C’était non, et il
fallait rester jusqu’à demain.
-Et comment ça s’est réglé ?
-Ça s’est réglé que les autres ont eu peur de parler, et qu’ils ont
préféré se taire et ne rien dire.
Paul ne même pas envie de relever le caractère redondant de cette
réponse.
-Je sais que votre est composé
de six personnes à la retraite. Vous avez fait carrière dans une agence privée
de sécurité.
-Oui, c’est vrai; et alors ? Ce
n’est pas un crime !
-Dites-moi laquelle…
-Maximum Sécurité et Protection
personnelle. Quand j’étais étudiant, en 1967, j’étais déjà costaud, j’ai eu la
possibilité de travailler un été pour l’Expo, justement dans la sécurité des
visiteurs. Il fallait voir à que tout se passe bien; j’vous dis qu’on était
loin des menaces des terroristes islamistes d’aujourd’hui ! Et j’ai aimé ça.
Alors j’ai travaillé pour plusieurs compagnies, Guardia, Mirado, ProSécure, et
j’ai terminé ma carrière comme directeur-adjoint chez Maximum, qui offre des
services multiples : surveillance de bâtiments, événements, patrouilles mobiles,
prévention des pertes et des fraudes, et même des enquêtes pour les personnes
victimes d’abus ou de crimes et qui ne trouvent pas l’aide qu’ils ont besoin
dans les corps policiers habituels… C’est une des plus grosses agences; vous
devez certainement nous connaître, même si nous sommes actifs surtout dans la
région de Montréal.
-Durant votre carrière avez-vous
été confronté à des meurtres ?
-Non; j’ai eu plusieurs cas d’agressions
armées et de voies faits graves, mais jamais de meurtre.
Paul ne sait pas trop quoi
penser. Comment peut-il creuser cette piste de façon adéquate ?
-Et quelle est la prochaine
étape de votre périple ?
-On devait se rendre à
Montebello, mais maintenant, maintenant que je vous ai rencontré, commandant
Ayotte, j’ai bien envie de demander qu’on reste ici pour voir la suite des
événements !