Un lieu de repos
Chapitre 7
Au moment où Paul va demander au
troisième cycliste, Jean-Jacques Bérubé le mari de la précédente, de venir le
rejoindre dans le petit bureau de sœur Gisèle, l’agent Daniel Turgeon lui fait
signe.
-Ça y est, on a réussi à
localiser la famille. En fait, il n’y en a pas beaucoup. Lui n’a jamais eu
d’enfants. Il a deux frères dans la région de Sherbrooke qu’on a retrouvés et
elle a deux filles adultes; l’une habite à Montréal et l’autre à Edmonton en
Alberta. On a pu parler à la fille de Montréal, mais nous essayons encore de
rejoindre les autres membres des familles, l’autre fille et les frères.
-C’est bien… Demande aux corps
policiers locaux de vous aider à les retracer; plus vite ce sera fait, mieux ce
sera…
-Bien, chef.
-Et l’équipe d’expertise en
reconstitution de crimes, est-ce qu’elle arrive ?
-Oui, chef; elle est en route. On
m’a dit qu’elle devrait arriver d’ici quelque chose comme vingt minutes.
-Bon… Écoute, Turgeon… peux-tu
faire quelque chose pour moi ?
-Oui, bien sûr !?
-Va demander à Isabelle comment
elle se débrouille avec les entrevues, et lui demander si elle besoin d’aide.
-Heu… nous ne voulez pas y aller
vous-mêmes ?
-Je préfère pas. Je ne veux pas
affronter cette bande d’enragés dans la grande salle; je préfère ne pas me
montrer. Je voudrais pouvoir terminer mes interrogatoires le plus vite possible
pour pouvoir être là qu’on l’équipe de reconstitution va arriver, et je sais
que si je me montre ils vont me sauter dessus et ils vont me faire perdre mon
temps avec leurs récriminations.
-Ça va chef; je m’occupe
d’Isabelle… Oh, en parlant de perte de temps : il y a les journalistes qui
sont là aussi.
-Dis-leur de patienter… dis-leur
que je les verrai dans une heure.
-Bien, chef.
-Et fais-moi venir Jean-Jacques
Bérubé.
Le troisième cycliste est lui
aussi tout équipé pour une bonne randonnée avec gants aux mains, souliers
pointus, cuissard et bouteille d’eau autour de la taille. Il est assez grand, costaud,
rasé de près, une fine moustache sous le nez; sa peau est légèrement bronzée.
Ses muscles des bras et des jambes sont fermes. Voilà quelqu’un forme… moi aussi je devrais faire plus d’exercice; je m’encroûte,
pense Paul en le voyant.
-Assoyez-vous s’il vous plaît.
-Je ne sais pas trop quoi vous
dire; moi et ma femme nous étions déjà sur la route quand Alexandra a fait la découverte
des corps.
-Je veux juste avoir quelques
éclaircissements. Racontez-moi votre journée d’hier.
-Hier ?... Nous sommes partis de
Masson-Angers vers neuf heures du matin de la petite auberge où nous avions
passé la nuit, et nous avons pris les rangs qui longent les contrebas des
collines. C’est l’un de rares coins de notre trajet jusqu’à Montréal où il n’y
a pas de pistes cyclables aménagées. Mais c’est pas très grave; dans ces
rangs-là il n’y pas beaucoup de circulation et les paysages sont très beaux.
-Je suppose que vous vous êtes
arrêtés pour manger ?
-Oui, bien sûr. On peut
s’arrêter à peu près n’importe où pour casser la croûte, mais il faut aussi
penser aux toilettes, surtout pour les femmes. Le long des pistes aménagées il
y a souvent des toilettes sèches, mais hier, comme on était dans les rangs, on
a dû redescendre vers Turso. On est allé à l’épicerie et on a acheté de quoi
pour faire un petit lunch, aller aux toilettes, remplir nos gourdes, etc…
-Et vous êtes arrivés ici vers…
-Vers seize à peu près. C’est
pas très long entre Turso et Plaisance, à peine une vingtaine de kilomètres;
alors on a fait un détour dans les hauteurs; on en a aussi profité pour aller à
la Chute de Plaisance. Ça aussi, c’est vraiment très beau. J’y étais déjà allé
il y a bien longtemps, mais c’est toujours aussi bien. On a pris de belles
photos.
-Et quand vous êtes arrivés ici,
vous vous êtes installés dans vos chambres…
-Oui, généralement on prend une
douche en arrivant et on s’installe… Il faut aussi penser aux vélos.
-Qu’est-ce que vous voulez dire
?
-Ben, parfois il fait faire de
petites réparations, resserrer les freins, graisser les chaînes… c’est Martin
qui est le mécanicien pour ces choses-là.
-N’êtes-vous pas allés vous
promener dans les jardins ?
-Oui, certains d’entre nous on
est allés faire le tour du sentier. Emma n’est pas venue, parce qu’elle ne se
sentait pas bien, mais les autres on a fait le tour.
-Et pendant cette marche, Martin
n’a pas parlé de son étape de nuit.
-Non, je pense pas; mais je me
souviens Frédérique n’était pas avec nous : il était resté en arrière pour
prendre des photos, des plantes ou des oiseaux ou quelque chose comme ça; c’est
lui le photographe du groupe.
-Et puis, vous avez soupé…
-Oui…
-Dans le réfectoire, avec les
autres pensionnaires; c’est ça ?
-Oui, c’est ça.
-Et… comment s’est passé le
souper ?
-Bien… bien… Sauf… sauf…
-Sauf, cette histoire d’étape de
nuit…
-C’est vrai; je ne sais pas
pourquoi ça a dégénéré comme ça. Ça faisait plusieurs fois que Martin en
parlait, mais bon, juste comme ça. Mais hier, au repas du soir, il est devenu
plus insistant et il voulait absolument que ce soit la nuit dernière… Il
voulait qu’on se couche tout de suite après le repas et qu’on parte vers trois
ou quatre heures du matin pour voir le soleil se lever sur la route. Moi, à la
rigueur, j’aurai dit « OK; faisons-le », juste pour qu’il arrête de
nous achaler avec ça. Mais Frédérique était pas d’accord, que c’était pas prévu
au départ, que c’était une lubie, et ça a failli mal tourner. Ils se sont
vraiment engueulés. On était tous sur les nerfs… C’est d’ailleurs pour ça qu’Emma
et moi on est partout un peu en avant des autres ce main. On voulait pas s’en
mêler.
-Comment ont réagi les autres
pensionnaires dans la salle ?
-Tout le monde regardait, c’est
sûr. C’était complétement fou, surtout dans une place comme celle-là qui se
consacre à la méditation et au repos. C’était malade !
-Est-ce que quelqu’un d’autre
dans la salle est intervenu ?
-Non, personne. Les gens
regardaient, mais c’est tout.
-Et les sœurs, elles n’ont rien
dit ?
-Les sœurs n’était pas là; elles
devaient être dans leur résidence en train de manger elles aussi. D’après moi,
il n’y avait que deux employés dans la cuisine. On se sert soi-même; les plats
sont sur la table principale et on va se servir.
-Avez-vous remarqué les deux
personnes assis à la table du fond près de la fenêtre ?
-Les deux victimes ?
-Oui; les deux victimes.
-Non, pas spécifiquement.
-Les aviez-vous déjà vus ?
-Ben non; jamais ! C’est la
première fois de ma vie que je viens ici… et probablement la dernière !
Après Jean-Jacques Bérubé, Paul
fait venir Diana Gonzalez, une Guatémaltèque d’origine. C’est une petite femme
aux yeux pétillants, aux cheveux très noirs; elle a le nez légèrement busqué. Elle
explique qu’est est venue au pays il y a quinzaine d’années.
-J’ai rencontré mon mari là-bas.
Elle parle en roulant les r de façon très jolie.
-J’habitais Quetzaltenango, qui est la deuxième ville du Guatemala et je
travaillais comme infirmière. Frédérique, lui el était médecin à Gatineau et
après plus de vingt de pratique en institution, el a voulu faire autre chose;
ses enfants étaient adultes, sa femme et lui étaient divorcé. El a donné son
nom à Médecins sans frontières et on l’a envoyé au Guatemala après le tremblement
de terre de 2002. El devait y passer trois mois, mais nous nous sommes rencontrés
à l’hôpital et el est resté avec moi au pays pendant presqu’un an. Ensuite nous
avons déménagé au Québec. Moi, j’ai travaillé dans une CLSC de Gatineau, et lui
est retourné à la hospital. Mais maintenant nous sommes tous les deux à la
retraite.
-Et vous vous plaisez au Québec ?
-C’est différent… mais c’est chez moi aujourd’hui.
-Qu’est-ce qui s’est passé hier soir durant le repas ?
-Oh, c’est Martin. Il voulait absolument qu’on parte à trois heures du
matin pour « voir le lever du soleil », comme il disait; mais nous on
ne voulait pas. Alors lui et Frédérique se sont disputés… « chicanés »
comme on dit au Québec. Jé né comprends pas pourquoi.
-Avez-vous remarqué les deux personnes qui étaient assises sur la table
du fond près de la fenêtre ?
-Les deux personnes qui sont mortes ? Oui, bien sûr ! Moi j’étais assise
juste en face. Et l’homme, yé vous dis qu’il avait un comportement très bizarre
!
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