Un lieu de repos
Chapitre 20
Pendant quelques secondes, Paul
reste silencieux devant cette surprenante affirmation que vient d’émettre son
interlocutrice, sœur Gisèle, laissant le temps suspendre son vol; il prend ces secondes
pour soupeser toutes les implications de ces quelques mots, mais aussi pour
jauger le comportement de cette femme sûre d’elle et si maîtresse de ces
émotions qui lui fait face.
Il reprend d’un ton tranquille,
mais on ne peut plus ferme.
-Vous voulez me faire croire
que, sachant que son ennemi juré était à quelques mètres de lui, monsieur
Galarneau s’en est tout bonnement reparti chez lui à Granby, à 200 kilomètres
comme si de rien n’était ?
-Oui, c’est ça…
-Sœur Gisèle, vous m’avez menti
presque depuis le début et vous voulez que je maintenant sur un point aussi
capital il faudrait que je vous crois sur parole ?
-Je dis la vérité… Vous pouvez
le lui demander…
-Ça ne veut strictement rien
dire ! Vous avez très bien pu vous concerter pour présenter la même version.
C’est au tour de sœur Gisèle de
rester silencieuse quelques instants.
-Je ne sais pas quoi
ajouter : je sais que ce n’est
pas lui, je l’ai vu repartir. Nous étions dans cette même salle où nous sommes;
après l’avoir écouté et calmé, j’ai raccompagné Jean-Yves Galarneau jusqu’à
dehors; je l’ai vu monter dans sa voiture et il a démarré. Je suis restée sur
le pas de la porte et j’ai vu son véhicule sortir du stationnement et prendre
le chemin vers la grande route.
Imperceptiblement, Paul fronce
les sourcils. Un petit fil… un tout petit
fil qui dépasse.
-Vous dites que vous êtes sortie
et que vous l’avez vu s’éloigner ?... Montrez-moi exactement ce que vous avez
fait.
-Ce que j’ai fait ?... Voilà…
Jean-Yves Galarneau était là où vous êtes nous nous sommes levés à peu près en
même temps. Il a ouvert la porte pour sortir et je l’ai suivi.
Paul se lève et entrouvre la
porte. Il fait un signe à sœur Gisèle.
-Et ensuite ? Montrez-moi.
-Ensuite, il m’a dit merci de
l’avoir écouté, et j’ai répondu : Bonne chance.
-Où était-il à ce moment-là ?
-Il était juste ici, à quelques
pas…
-Et ensuite il est allé à sa
voiture qui était stationnée…
-Oui, en effet.
-Où était sa voiture exactement
?
-Juste là, la troisième place.
-Et vous êtes restée sur le
palier de la porte ?
-En fait, j’ai fait quelques pas
vers l’avant.
-Jusqu’où montrez-moi…
Sœur Gisèle lui jette un rapide
regard de perplexité, mais elle obéit.
-J’étais ici, juste à quelques
pas de la porte.
-Je vois… En effet, d’ici on
voit le stationnement, on voit un bout du chemin et on devine la route
principale au loin. Et il ajoute pour lui : « Et on voit bien toute la cours, le bâtiment principal et ses
entrées. »
-Et quelle heure était-il à ce
moment-là ?
-Il était passé neuf heures,
probablement, neuf heures cinq, neuf heures dix.
-Et qu’avez-vous fait après ?
-Je suis revenue fermer la
porte, éteindre la lumière et je suis repartie vers notre pavillon. La porte
était verrouillée mais j’Avais ma clé. La prière du soir était terminée et je
suis allée directement dans ma chambre.
-Donc, personne ne vous a vue rentrer
?
-S’il y avait des sœurs qui ne
dormaient pas encore, elles ont dû m’entendre.
Isabelle avait suivi dehors avec l’enregistreuse pour ne rien perdre de
cet échange. Paul se tourne vers elle et lui fait signe d’arrêter l’appareil.
-Sœur Gisèle, je me vois dans
l’obligation de vous arrêter. Je vous préviens que vous avez le droit de garder
le silence mais que tout ce que vous direz à partir de maintenant pourra être
retenu contre vous. Vous avez le droit de demander les services d’un avocat.
-M’arrêter ? Moi ? Mais sous
quelle accusation ?
La stupeur plus que l’angoisse
se lit dans les traits de son visage.
-Je vous arrête pour faux
témoignage et entrave à la justice.
-Faux témoignage ? Je ne
comprends pas ! Je vous ai tout dit ce que je sais.
-Ce soir, vous m’avez dit ce que
vous saviez; mais lors de ma première visite vous m’avez sciemment menti pour
protéger celui qui devient dorénavant le principal suspect dans cette histoire
de meurtre. Je vous prie de prendre des dispositions.
-Des dispositions ?... Je serai
absente combien de temps ?
-Ceci est une arrestation
préventive; vous comparaîtrai demain devant la cour et vous serez très
probablement relâchée dans les vingt-quatre heures.
-Laissez-moi parler à sœur
Madeleine.
-Je vous accorde cinq minutes;
l’officière Dumoulin vous accompagnera.
À l’autre bout du fil, Roxanne
n’en revenait tout simplement pas :
-Tu as arrêtée sœur Gisèle pour
faux témoignage ! Mais ça ne se fait jamais…
-Je le sais bien…
-Tu vas te faire accuser de
détention arbitraire…
-Sœur Gisèle me raconte toutes
sortes d’histoires auxquelles elle croit peut-être, mais pas moi. Je veux
qu’elle me dise la vérité.
-Et tu crois que la mettre en
détention va lui délier la langue ?
-J’ai mon idée… Et de votre côté
?
-Nous sommes retournés tout de
suite au Collège et nous avons trouvé les deux hommes, tous les deux dans un
état de grande surexcitation. Peut-être avons-nous interrompu une conversation
orageuse. Nous les avons amenés au poste de Granby. Honoré Lépine a confirmé
dans sa déposition que Jean-Yves Galarneau était absent dimanche soir dernier.
Il a dit qu’il ne l’avait pas vu partir, mais que dès le début de l’après-midi
il s’est aperçu de son absence au Collège, ce qui n’était pas prévu. Il l’a
entendu revenir. Il était déjà couché, mais comme leurs chambres sont sur le
même palier, il a entendu la porte s’ouvrir et se refermer. C’était environ 23h30 »
Presque contre son gré, Paul
devait reconnaître que l’idée de Roxanne de répondre à l’invitation de Miguel
Del Potro avait été somme doute judicieuse. Ça facilitait grandement le
déroulement de cette étape cruciale de l’enquête.
-Ça lui aurait pris deux heures
et demi pour faire Plaisance-Granby… Oui, ça correspond à l’heure dont a parlé
sœur Gisèle. Qu’est-ce qu’il a dit d’autre ?
-Pas grand-chose de plus… Il ne
semble pas savoir que Jean-Yves Galarneau et Gisèle Saint-Germain se
connaissent depuis de nombreuses années, et il semble tout ignorer aussi de la
relation disons « amicale » entre les deux. À part, son absence
dimanche dernier, il n’a pas remarqué de comportement douteux ou étrange de la
part de son directeur, mis à part bien sûr l’énorme stress de toute cette
histoire. Il est bien sûr très affecté pour la poursuite judiciaire et par le
résultat; il ne s’y attendait pas. Il est conscient que cela va avoir des
répercussions énormes sur la communauté religieuse. Il a parlé des frères âgés
qui peuvent perdre tout accès aux soins médicaux. Nous l’avons reconduit chez
lui après la signature de sa déposition en lui demandant de nous prévenir s’il
se rappelait autre chose.
-Bien, et Galarneau ?
-Il n’a pas eu de réaction
particulière; peut-être s’attendait-il à notre retour, mais va savoir. Nous
l’avons fait venir en tant que témoin important dans une affaire de double mort
suspecte, et pour l’instant il attend.
-C’est bon faites-le mijoter un
peu. Je vous envoie la transcription de la conversation que j’ai eue avec sœur
Gisèle. Lisez-la comme il faut.
Paul ne peut la voir, mais
Roxanne sourit de ce son père ait dit « Lisez-la », et non pas juste
« Lis-la ».
-Insistez sur ses motivations à
aller à Plaisance alors qu’il savait qu’Antoine Meilleur y était ? Qu’est-ce
qu’il est allé y faire ? Que voulait-il ? Cherchait-il la confrontation ? Et
creusez aussi le moment de son départ. Il pourrait être parti au moment où le
couple Meilleur-Chaput partait pour aller faire leur marche au Parcours, non au
Sentier du Pèlerin.
-Et peut-être les a-t-il vus,
dans son rétroviseur, par exemple, et qu’il serait revenu… C’est ça ?
-Oui, ou plein d’autres
possibilités.
-Il aura dû faire vite.
-Peut-être, mais c’est jouable.
-Il est un suspect ?
-Il est un suspect… mais pas le
seul.
-Si c’est lui, je pense qu’on
pourra le coincer.
Une petite pause au bout du fil.
-Dis-moi, Roxanne… Je suppose
que Miguel Del Potro écoute cette conversation…
-Heu… Oui, il est là avec les
écouteurs.
-Je vous félicite tous les deux,
c’est du beau travail.
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