lundi 18 septembre 2017

Un lieu de repos
Chapitre 20

                Pendant quelques secondes, Paul reste silencieux devant cette surprenante affirmation que vient d’émettre son interlocutrice, sœur Gisèle, laissant le temps suspendre son vol; il prend ces secondes pour soupeser toutes les implications de ces quelques mots, mais aussi pour jauger le comportement de cette femme sûre d’elle et si maîtresse de ces émotions qui lui fait face.
                Il reprend d’un ton tranquille, mais on ne peut plus ferme.
                -Vous voulez me faire croire que, sachant que son ennemi juré était à quelques mètres de lui, monsieur Galarneau s’en est tout bonnement reparti chez lui à Granby, à 200 kilomètres comme si de rien n’était ?
                -Oui, c’est ça…
                -Sœur Gisèle, vous m’avez menti presque depuis le début et vous voulez que je maintenant sur un point aussi capital il faudrait que je vous crois sur parole ?
                -Je dis la vérité… Vous pouvez le lui demander…
                -Ça ne veut strictement rien dire ! Vous avez très bien pu vous concerter pour présenter la même version.
                C’est au tour de sœur Gisèle de rester silencieuse quelques instants.
                -Je ne sais pas quoi ajouter : je sais que ce n’est pas lui, je l’ai vu repartir. Nous étions dans cette même salle où nous sommes; après l’avoir écouté et calmé, j’ai raccompagné Jean-Yves Galarneau jusqu’à dehors; je l’ai vu monter dans sa voiture et il a démarré. Je suis restée sur le pas de la porte et j’ai vu son véhicule sortir du stationnement et prendre le chemin vers la grande route.
                Imperceptiblement, Paul fronce les sourcils. Un petit fil… un tout petit fil qui dépasse.
                -Vous dites que vous êtes sortie et que vous l’avez vu s’éloigner ?... Montrez-moi exactement ce que vous avez fait.
                -Ce que j’ai fait ?... Voilà… Jean-Yves Galarneau était là où vous êtes nous nous sommes levés à peu près en même temps. Il a ouvert la porte pour sortir et je l’ai suivi.
                Paul se lève et entrouvre la porte. Il fait un signe à sœur Gisèle.
                -Et ensuite ? Montrez-moi.
                -Ensuite, il m’a dit merci de l’avoir écouté, et j’ai répondu : Bonne chance.
                -Où était-il à ce moment-là ?
                -Il était juste ici, à quelques pas…
                -Et ensuite il est allé à sa voiture qui était stationnée…
                -Oui, en effet.
                -Où était sa voiture exactement ?
                -Juste là, la troisième place.
                -Et vous êtes restée sur le palier de la porte ?
                -En fait, j’ai fait quelques pas vers l’avant.
                -Jusqu’où montrez-moi…
                Sœur Gisèle lui jette un rapide regard de perplexité, mais elle obéit.
                -J’étais ici, juste à quelques pas de la porte.
                -Je vois… En effet, d’ici on voit le stationnement, on voit un bout du chemin et on devine la route principale au loin. Et il ajoute pour lui : « Et on voit bien toute la cours, le bâtiment principal et ses entrées. »
                -Et quelle heure était-il à ce moment-là ?
                -Il était passé neuf heures, probablement, neuf heures cinq, neuf heures dix.
                -Et qu’avez-vous fait après ?
                -Je suis revenue fermer la porte, éteindre la lumière et je suis repartie vers notre pavillon. La porte était verrouillée mais j’Avais ma clé. La prière du soir était terminée et je suis allée directement dans ma chambre.
                -Donc, personne ne vous a vue rentrer ?
                -S’il y avait des sœurs qui ne dormaient pas encore, elles ont dû m’entendre.
Isabelle avait suivi dehors avec l’enregistreuse pour ne rien perdre de cet échange. Paul se tourne vers elle et lui fait signe d’arrêter l’appareil.
                -Sœur Gisèle, je me vois dans l’obligation de vous arrêter. Je vous préviens que vous avez le droit de garder le silence mais que tout ce que vous direz à partir de maintenant pourra être retenu contre vous. Vous avez le droit de demander les services d’un avocat.
                -M’arrêter ? Moi ? Mais sous quelle accusation ?
                La stupeur plus que l’angoisse se lit dans les traits de son visage.
                -Je vous arrête pour faux témoignage et entrave à la justice.
                -Faux témoignage ? Je ne comprends pas ! Je vous ai tout dit ce que je sais.
                -Ce soir, vous m’avez dit ce que vous saviez; mais lors de ma première visite vous m’avez sciemment menti pour protéger celui qui devient dorénavant le principal suspect dans cette histoire de meurtre. Je vous prie de prendre des dispositions.
                -Des dispositions ?... Je serai absente combien de temps ?
                -Ceci est une arrestation préventive; vous comparaîtrai demain devant la cour et vous serez très probablement relâchée dans les vingt-quatre heures.
                -Laissez-moi parler à sœur Madeleine.
                -Je vous accorde cinq minutes; l’officière Dumoulin vous accompagnera.

                À l’autre bout du fil, Roxanne n’en revenait tout simplement pas :
                -Tu as arrêtée sœur Gisèle pour faux témoignage ! Mais ça ne se fait jamais…
                -Je le sais bien…
                -Tu vas te faire accuser de détention arbitraire…
                -Sœur Gisèle me raconte toutes sortes d’histoires auxquelles elle croit peut-être, mais pas moi. Je veux qu’elle me dise la vérité.
                -Et tu crois que la mettre en détention va lui délier la langue ?
                -J’ai mon idée… Et de votre côté ?
                -Nous sommes retournés tout de suite au Collège et nous avons trouvé les deux hommes, tous les deux dans un état de grande surexcitation. Peut-être avons-nous interrompu une conversation orageuse. Nous les avons amenés au poste de Granby. Honoré Lépine a confirmé dans sa déposition que Jean-Yves Galarneau était absent dimanche soir dernier. Il a dit qu’il ne l’avait pas vu partir, mais que dès le début de l’après-midi il s’est aperçu de son absence au Collège, ce qui n’était pas prévu. Il l’a entendu revenir. Il était déjà couché, mais comme leurs chambres sont sur le même palier, il a entendu la porte s’ouvrir et se refermer. C’était environ 23h30 »
                Presque contre son gré, Paul devait reconnaître que l’idée de Roxanne de répondre à l’invitation de Miguel Del Potro avait été somme doute judicieuse. Ça facilitait grandement le déroulement de cette étape cruciale de l’enquête.
                -Ça lui aurait pris deux heures et demi pour faire Plaisance-Granby… Oui, ça correspond à l’heure dont a parlé sœur Gisèle. Qu’est-ce qu’il a dit d’autre ?
                -Pas grand-chose de plus… Il ne semble pas savoir que Jean-Yves Galarneau et Gisèle Saint-Germain se connaissent depuis de nombreuses années, et il semble tout ignorer aussi de la relation disons « amicale » entre les deux. À part, son absence dimanche dernier, il n’a pas remarqué de comportement douteux ou étrange de la part de son directeur, mis à part bien sûr l’énorme stress de toute cette histoire. Il est bien sûr très affecté pour la poursuite judiciaire et par le résultat; il ne s’y attendait pas. Il est conscient que cela va avoir des répercussions énormes sur la communauté religieuse. Il a parlé des frères âgés qui peuvent perdre tout accès aux soins médicaux. Nous l’avons reconduit chez lui après la signature de sa déposition en lui demandant de nous prévenir s’il se rappelait autre chose.
                -Bien, et Galarneau ?
                -Il n’a pas eu de réaction particulière; peut-être s’attendait-il à notre retour, mais va savoir. Nous l’avons fait venir en tant que témoin important dans une affaire de double mort suspecte, et pour l’instant il attend.
                -C’est bon faites-le mijoter un peu. Je vous envoie la transcription de la conversation que j’ai eue avec sœur Gisèle. Lisez-la comme il faut.
                Paul ne peut la voir, mais Roxanne sourit de ce son père ait dit « Lisez-la », et non pas juste « Lis-la ».
                -Insistez sur ses motivations à aller à Plaisance alors qu’il savait qu’Antoine Meilleur y était ? Qu’est-ce qu’il est allé y faire ? Que voulait-il ? Cherchait-il la confrontation ? Et creusez aussi le moment de son départ. Il pourrait être parti au moment où le couple Meilleur-Chaput partait pour aller faire leur marche au Parcours, non au Sentier du Pèlerin.
                -Et peut-être les a-t-il vus, dans son rétroviseur, par exemple, et qu’il serait revenu… C’est ça ?
                -Oui, ou plein d’autres possibilités.
                -Il aura dû faire vite.
                -Peut-être, mais c’est jouable.
                -Il est un suspect ?
                -Il est un suspect… mais pas le seul.
                -Si c’est lui, je pense qu’on pourra le coincer.
                Une petite pause au bout du fil.
                -Dis-moi, Roxanne… Je suppose que Miguel Del Potro écoute cette conversation…
                -Heu… Oui, il est là avec les écouteurs.

                -Je vous félicite tous les deux, c’est du beau travail.

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