Isabelle est un nom fictif. En
fait, moi je m’appelle Isabelle Dufresne; je suis une policière du Service de
police de la ville de Montréal, et parce que j’ai tellement été touchée, et
bouleversée, par l’histoire d’ « Isabelle », j’ai l’impression
qu’en lui donnant mon nom, cela la rend encore plus proche de moi.
La première fois que j’ai
rencontrée Isabelle, c’était à l’hôpital, à l’Hôtel-Dieu… ce qui est assez
ironique, car, après coup, je me suis dit qu’elle avait été sacrifiée au dieu
de la perversité et de la dépravation.
On m’avait demandé d’aller la
voir, car, au sein du corps policier de la Ville de Montréal, j’ai acquis, au
cours des années, une certaine expertise
dans les cas d’abus sexuel et de violence familiale. Mais ce que j’ai trouvé
dépasse tout ce que j’avais vu auparavant, tout ce que je pouvais imaginer au
niveau de l’horreur.
C’était le personnel de
l’Hôtel-Dieu, en fait une infirmière-chef de département, qui avait appelé la
police. Isabelle avait été admise à l’urgence pour des maux d’estomacs et des
problèmes digestifs. Après toute une série de tests, elle a été hospitalisée
avec le diagnostic d’une forme rare de cancer de l’œsophage. Ce qui a mis la
puce à l’oreille du personnel de son étage était que son père venait la voir
tous les jours, souvent avec ses fils, et lorsqu’il lui rendait visite, il
fermait toujours les rideaux autour de son lit. Les membres du personnel de
l’étage ont commencé à se poser des questions, sans trop savoir exactement quoi
penser. De plus, déjà qu’Isabelle ne parlait presque jamais, elle semblait
exagérément amorphe après ces visites. Un jour, un infirmier a voulu en avoir
le cœur net et il a ouvert les rideaux sous prétexte qu’Isabelle devait prendre
des médicaments. Il vu alors son père avec sa main à l’intérieur de sa petite
culotte. Il dira plus tard à son procès que c’était « pour se reposer la
main » ! L’infirmier a fait rapport à l’infirmière-chef qui a immédiatement
appelé la police. Sur les témoignages du personnel, la police a appréhendé le
père. Plus tard, suite à l’enquête, les deux frères et l’oncle d’Isabelle
seront également arrêtés.
Lorsque j’ai vu Isabelle pour la
première fois, elle m’a fait penser à un petit animal en cage : elle était
repliée sur elle-même, elle regardait dans le vide et ne parlait pas. Je me
suis présentée et j’ai essayé de lui expliquer le plus simplement possible ce
qui venait d’arriver et que j’avais besoin d’elle pour l’enquête. Mais je n’ai
rien pu tirer d’elle. Aucun son, aucun mot, aucune parole. Mais je voyais par
ses yeux qu’elle voulait me dire quelque chose, qu’elle voulait communiquer
avec moi. Je suis juste restée assise à côté de son lit pour qu’elle s’habitue
à ma présence et à ma voix. Et je suis revenue.
Je suis allée la voir tous les
jours pendant plusieurs semaines. Au début je venais seulement m’assoir près de
son lit, pour l’amadouer. Je lui disais : « Bonjour, Isabelle, c’est
moi… » juste pour qu’elle s’habitue à moi, pour qu’elle s’habitue à ma
voix. Graduellement, je lui parlais un peu plus. Je lui parlais de la
température, de l’hôpital, du personnel, de la vie dans la police, de ce qui
m’était arrivé la veille, de ma famille, des petits riens de la vie.
Ce n’est qu’après son opération que j’ai pu commencer véritablement à entrer
en contact avec Isabelle et finalement comprendre ce qui lui était arrivé. Ça
n’a pas été facile car elle ne répondait que par monosyllabes ou par des signes
de tête. Je me suis arrangée pour que toutes
nos rencontres soient filmées pour accentuer l’impact de son témoignage futur
en cour. Par recoupements, par déductions, par intuitions successives, petites
brides par petits morceaux, j’ai fini par être capable de reconstituer
l’histoire de sa vie, une vie d’abus, de violences, de viols, d’agressions,
d’outrages indescriptibles.
Elle ne pouvait se souvenir de
la première fois où son père a abusé d’elle. Je pense vraiment qu’elle devait
être encore au berceau; il a dû profiter de ce que tous les nourrissons ont le réflexe
de téter pour lui mettre son pénis en érection dans la bouche et se le faire
téter. Ça a sans doute été la première fois qu’il a éjaculé dans sa bouche. Ça
semble dégoutant, affreux dit comme ça, mais je crois vraiment que c’est ce qui
a dû se passer.
Isabelle était la petite
dernière dans la famille. Son père et sa mère avaient déjà deux garçons de cinq
et sept ans quand elle est née. Sa mère était « toujours malade »;
elle restait au lit toute la journée, ne se levant même pas pour manger, ne se
levant que pour aller aux toilettes. Elle avait toujours mal au cœur, ou mal à
la tête, ou mal au ventre; elle se sentait toujours étourdie. Savait-elle
quelque chose ? En tout cas, elle n’a pas été condamnée par le juge.
Durant toute sa petite enfance, son père a continué d’abuser d’Isabelle,
« s’amusant » à des jeux érotiques avec elle. Quand il lui donnait
son bain, en fait quand il prenait son bain avec elle plutôt, il la savonnait
partout et surtout dans l’entre-jambe, et dès qu’elle l’a pu, il lui a demandé
de faire la même chose. Il n’a pas tardé à montrer à ses deux garçons de faire
pareil. À eux trois, ils lui donnaient son bain ou une douche tous les jours. Puis
après, le soir, elle devait faire une fellation à son père, avant de
s’endormir. Ça l’aidait à mieux dormir.
Isabelle avait une chambre dans
la maison familiale, mais elle n’y couchait pour ainsi dire jamais. Il y avait
toujours l’un ou l’autre du père ou des frères qui venait la chercher et la
prenait dans son lit pour passer la nuit avec elle. Ils pouvaient la peloter, la
tripoter, la sucer et la baiser comme bon leur semblait.
Isabelle n’est jamais allée à l’école. Au moment de devoir l’inscrire
en première année, le père a déménagé la famille dans un autre quartier de la
ville; les garçons sont allés à l’école secondaire du quartier et les autorités
ont perdu la trace d’Isabelle. Elle n’existait plus; elle n’existait plus que
pour satisfaire la perversité et les instincts bestiaux de son père, et ceux de
ses frères et de son oncle… jusqu’à ce qu’elle rentre à l’hôpital.
Tout petite, elle a appris à les sucer pour leur donner du plaisir.
Toute petite, elle a appris à écarter les jambes pour bien s’exhiber la vulve.
Le matin pour pouvoir déjeuner, elle devait les masturber ou faire une
fellation à l’un ou à l’autre. Je suis convaincue que ce sont ces innombrables
jets de sperme qu’elle a dû avaler durant toute sa vie qui ont provoqué son
cancer. J’ai calculé qu’à deux fois par jour au minimum pendant seize ans,
c’est plus de 10 000 jets de sperme qu’elle a avalés.
Dès qu’elle a eu dix ans, il y a eu le jeu de « l’inspection du
matin ». Chaque matin, son père la faisait assoir sur le comptoir de la
cuisine, les cuisses écartées et ils comptaient ses poils pubiens qui
apparaissaient; et il faisait une même inspection pour ses petits seins qui
poussaient.
Quand elle a eu ses premières menstruations, ils ont fait une grande
fête. Elle devenait une femme ! Pour le jour de son treizième anniversaire, son
père lui avait préparé un cadeau spécial : il est venu dans son lit et l’a
déflorée en la violant; puis ça a été au tour de ses frères qui avaient alors dix-huit
et vingt ans. Pour éviter qu’elle tombe enceinte, ils ont mis des condoms au
début; mais l’année suivante le père a trouvé un médecin compréhensif qui lui a
prescrit des anovulants.
Il n’y avait pas de porte à la salle de bain. Quand elle devait aller
aux toilettes, c’était devant tout le monde, et tout le monde la regardait. Son
père lui demandait même de temps en temps de l’essuyer après avoir déféqué.
Le père avait un frère qui avait un chalet à la campagne, et l’été le
père et les fils et y allaient avec Isabelle pour se reposer. Le premier soir,
ils faisaient une partie de poker et le gagnant avait le droit de passer la
première nuit avec elle. Le gagnant avait le droit de tout lui faire, sauf
« lui faire mal », comme si des viols à répétition ne pouvaient pas faire
mal. Le jour, ils allaient tous à la chasse ou à la pêche sauf un qui restait
avec Isabelle et qui s’amusait avec elle toute la journée. Bien sûr il n’y
avait pas de toilette, juste une bécosse, alors elle devait uriner sur le gazon
derrière le chalet et les hommes la regardaient faire en ricanant.
Pendant l’hiver, ils louaient des films pornos pour mieux s’exciter et
ils recopiaient sur elle ce qu’ils y avaient vu. Ils lui ont mis dans le vagin
des concombres, des saucisses, des carottes, des céleris, des poireaux, des
cornichons, des bananes, des crayons, des manches de marteau, de tournevis, de
brosse… Et ça les faisait rire ! Pour eux c’était un jeu, c’était l’fun. Ils
s’amusaient avec elle, comme on s’amuse avec une poupée gonflable; sauf
qu’Isabelle était une vraie personne avec un cœur et une âme.
Les soirs où il y avait du hockey à la télévision, ils avaient un jeu qu’ils
appelaient « le jeu des trois périodes »; ça consistait à lui garder
un doigt dans le vagin, en se relayant, durant toute la durée du match. Et elle
était violée chaque fois que les Canadiens comptaient. Quand c’était l’autre
équipe qui comptait, ils la masturbaient.
L’esprit dépravé de son père ne manquait jamais d’imagination morbide. Le
10 du mois était aussi une journée spéciale. C’était la « journée des 10
fois » : cela consistait à la violer à tour de rôle dix fois durant
la journée. Peu importe qui, peu importe comment, peu importe à quelle
heure : il fallait la violer dix fois durant la journée. Il y avait un
tableau dans le salon et à chaque fois le coupable inscrivait une croix.
Déjà que toutes limites avaient été dépassées, le père d’Isabelle les a
repoussées encore plus en faisant de l’argent avec elle : il la louait à
quelques hommes du voisinage pour une ou deux heures. Ils pouvaient « s’amuser »
avec elle, mais « sans lui faire de mal ».
Vers l’âge de seize ans, après seize ans d’abus et mauvais traitements,
Isabelle a commencé à avoir de problèmes de santé; des problèmes digestifs. Au
début, elle a eu des difficultés à avaler. Son père l’a soignée avec des
Tylenol. Mais bien sûr, ça ne passait pas. Puis elle s’est mise à vomir et du
plus en plus souvent. C’est quand il y a eu du sang dans ce qu’elle vomissait
que son père a finalement décidé de l’amener à l’urgence en disant qu’elle
faisait une indigestion. Comme Isabelle était incapable de parler, autant parce
qu’elle ne savait comment qu’à cause de la douleur, c’est son père qui répondait
comme il voulait aux questions.
Finalement, le procès a eu lieu. J’étais prête à témoigner pendant
plusieurs jours et subir un contre-témoignage serré – j’avais l’habitude – mais
au bout de deux heures seulement, le juge m’a dit d’arrêter; il a dit que ça
suffisait, qu’il n’avait pas besoin que j’entre dans tous les détails sordides
de cette terrible histoire. Il a dit qu’il n’avait pas besoin d’entendre les
autres témoins et a demandé aux deux avocats de faire leurs plaidoyers
immédiatement (ce qui est rarissime en cour), et il a pris l’affaire en
délibéré. Dès le surlendemain, il convoqué le tribunal pour donner sa sentence.
Le père d’Isabelle a été condamné à une peine de quinze ans de pénitencier et a
été déclaré délinquant dangereux. Ses deux frères et l’oncle ont écopé de dix
ans. Comme je l’ai dit sa mère a été acquittée par manque de preuve.
Mais l’histoire d’Isabelle ne s’arrête pas là.
Elle a été opéré, deux fois, pour son cancer; puis elle est sortie de
l’hôpital. Elle allait mieux. On lui a trouvé une place dans un refuge pour
femmes victimes de violences et d’abus avec tous les services et l’aide dont
elle avait besoin. Elle était bien entourée. Elle commençait à s’habituer aux
autres femmes de la maison. Elle apprenait à parler. J’allais lui rendre visite
régulièrement, et nous commencions à bavarder véritablement. Je l’ai même vue
sourire quelques fois quand j’arrivais. C’était il y a deux ans. Je savais
qu’après tous ces sévices, Isabelle ne pourrait jamais vivre une vie normale,
mais au moins elle était à l’abri. D’autant plus qu’on avait dû lui enlever une
partie de l’œsophage avec sa tumeur et elle ne pouvait se nourrir que par
gavage à travers un sac gastrique directement relié à son estomac.
Mais il y environ six mois son cancer est réapparu. Foudroyant. Elle
est morte en moins de quatre semaines. Il ne reste d’elle que sa pauvre
histoire.
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