Votre
enfer
Récit
Gabriela
Coman et Ève-Marie Doré
J’ai porté plusieurs noms au cours de ma vie et j’en
ai oublié quelques-uns, mais mon nom de baptême est Gabriela Coman; je suis née
en Roumanie et dans les pages qui suivent, je vais vous raconter mon histoire.
C’est une histoire vraie, une histoire de plus de seize ans passés dans les
réseaux de prostitution internationaux. En fait, je raconte plutôt mon histoire
à une autre jeune femme qui, elle, s’appelle Ève-Marie Doré. C’est une
étudiante en Travail social de l’Université de Montréal qui est venue faire un
stage dans le refuge pour femmes où je vis depuis quelques temps, depuis que je
me suis enfuie. C’est là que nous nous sommes rencontrées. Elle s’est liée
d’amitié pour moi et c’est elle qui a insisté pour que je raconte mon histoire.
Au début, je n’ai pas trop bien compris ce qu’elle voulait dire, mais elle
avait l’air vraiment de s’intéresser à moi et à ce que j’avais vécu. Et moi
j’aime son nom : Ève-Marie, la première femme et la mère de Jésus, ça me
rappelle mes années d’enfance en Roumanie, lorsque ma grand-mère et mes parents
m’amenaient à l’église de notre village. « Ève-Marie Doré »… on pourrait
dire « dorée » aussi, ou même « adorée ». Ève-Marie m’a
également dit que si on arrivait à publier mon histoire, ça pourrait aussi
conscientiser les gens sur la question de la prostitution et de l’exploitation
sexuelle, peut-être, et peut-être je pourrais gagner assez d’argent pour
retourner dans mon pays; mais je ne sais pas si j’ai vraiment envie de
retourner en Roumanie, là où les exploiteurs m’ont prise. Je ne sais pas si
j’ai vraiment envie de retrouver mes parents après ces seize de vie de
prostituée…
Nous écrivons cette histoire parfois dans la petite
chambre que je partage avec une autre femme dans ce refuge à Montréal, parfois
dans un petit bureau adjacent à la salle commune; moi, je lui parle à Ève-Marie
et elle, elle écrit à l’ordinateur ce que je lui raconte. Je vois sur l’écran
les lettres et les mots qui s’enfilent; ça me fait drôle. Moi je ne pourrais
pas écrire mon histoire. C’est déjà assez difficile à raconter comme ça...
Comment tout raconter ? Comment raconter tout ce que j’ai vécu ? Je raconte mon
histoire de façon décousue, en désordre, par intermittence, en fragments, avec
des trous et Ève-Marie arrive, comme par magie, à recoller les morceaux.
Certaines fois je raconte un ou deux détails superficiels et Ève-Marie avec ses
suggestions ou en me posant les bonnes questions arrive à m’en faire dire plus.
Des fois, quand certains souvenirs plus douloureux que les autres montent à la
surface je me mets à pleurer, ou alors à d’autres nous restons en silence, sans
rien dire, face à face et Ève-Marie me tient simplement la main, tout
l’après-midi s’il le faut. Ensuite elle me serre dans ses bras et me
dit avec un léger sourire: À demain.
Et moi, j’essaye aussi de sourire et je dis : Oui, ça ira mieux demain. Ce que je peux dire c’est que je ne sais
pas trop pourquoi ou comment, mais ça me fait du bien de raconter mon histoire.
De toute façon, je ne sais même pas taper sur un
clavier d’ordinateur, je ne sais pas comment ça fonctionne; je n’ai jamais eu
l’occasion de l’utiliser. De plus, même si j’ai appris le français à l’école
primaire en Roumanie, et que j’ai vécu plusieurs années en Suisse et France.
Mon français n’est pas assez bon, trop rudimentaire, pour pouvoir l’écrire
comme il faut. S’il fallait qu’Ève-Marie écrive mot pour mot ce que je dis, ça
ressemblerait à ça : « Moi, je suis née en Roumanie; moi, j’ai étudié
dans petite école de village; j’ai habité chez mes parents; et un jour… ».
Un jour… Mon village natal
s’appelle Benesti. Il est situé à trois heures et demie de la capitale Bucarest ,
dans les hauteurs des Carpates, dans la Transylvanie. La
ville importante la plus proche était Sibiu. À l’époque de mon enfance mon
village comptait à peu près 2 000 habitants et il en compte moitié moins
aujourd’hui; bien des gens sont partis vivre en ville. Au centre de Benesti, se
trouve l’église orthodoxe dédiée à Saint-Chrysostôme, le Saint-à-la-Bouche-d’Or.
Quand j’y pense !... Pour moi, la bouche d’un homme est devenue synonyme
d’instrument d’exploitation. Et c’est ma bouche qui vaut de l’or pour les
hommes quand elle les suce. C’est là que j’ai été baptisée un mois après ma
naissance, selon la coutume, au mois de mars 1980 en plein régime des
Ceausescu. Au moment du renversement des Ceausescu en 1989, quelques mois après
la chute du mur de Berlin, j’avais neuf ans, et la Roumanie, après quarante ans
de régime communiste et vingt ans de dictature, était dans un état lamentable.
Et même si les gens dansaient et chantaient dans les rues, l’après-régime a été
l’une des périodes des plus chaotiques; tout le tissu social, politique et
judiciaire était en délabrement. Ainsi les truands, les bandits, les
malfaiteurs et autres voleurs de tous acabits ont fait main basse sur les
ressources du pays. L’instabilité sociale a permis une progression
exponentielle de la criminalité et l’essor sans pareil des organisations
mafieuses.
C’est peu de temps après, peu de
temps après la chute de Berlin aussi, qu’ont commencé à écumer dans tous les
pays nouvellement libérés de l’Est, la Roumanie mais aussi la Hongrie, la
Bulgarie, la Pologne, l’Ukraine, les pays baltes, les recruteurs pour le trafic
humain, humant la chair fraîche de ces régions pauvres et désorganisées propice
à alimenter les réseaux de prostitution et d’exploitation sexuelle.
Tout d’abord dans les villes où
la moisson était abondante et facile à prendre; il y avait tant de jeunes
filles désœuvrées, jouissant d’une nouvelle liberté, une vraie manne; il
suffisait de se pencher pour la ramasser; puis, ça a été au tour des campagnes.
Leurs manières de procéder pouvaient varier, mais toujours basées sur des
promesses alléchantes d’emploi bien rémunérés : petites annonces dans les
journaux, faux centres d’aide, entrevues, campagnes publicitaires, parrainages…
Dans mon cas les recruteurs se sont tout simplement présentés à la mairie et
ont présenté aux autorités municipales, avec force paroles mielleuses et les
pots-de-vin qui allaient de soi, un projet d’une organisation
non-gouvernementale basée en Amérique qui voulait recruter des jeunes et leur
offrir des bourses pour venir étudier, dans leurs nouveaux bureaux de Bucarest,
« les principes de solidarité internationale et pour se perfectionner dans
une profession qui serait utile au pays et à sa reconstruction ». Pour
cela, il fallait leur faire passer des tests d’aptitudes pour évaluer leur
personnalités, leurs attitudes, leurs capacités, leurs potentiels. Les
rencontres se sont faites en fin de semaine dans les locaux mêmes de la ville. En fait, ils
voulaient nous voir en personne pour évaluer notre aspect physique. Ils étaient
trois, deux hommes et une femme. Nous étions plusieurs jeunes à avoir répondu à
l’annonce publique. Je venais d’avoir quinze ans, je me trouvais assez jolie et
j’étais très bonne à l’école, mais l’école fonctionnait sans grand budget et
mes parents ont cru que ce serait une occasion unique d’obtenir une formation
que je ne pourrais jamais me payer autrement. Ils m’ont encouragée à me rendre
à l’entrevue. Cinq d’entre nous avons été retenues, cinq filles. Les entrevues
ne duraient pas très longtemps, dix minutes environ. L’un des deux hommes nous
posait des questions sur notre famille - je n’avais qu’un frère qui travaillait
dans une mine de charbon - sur le niveau économique de notre père, s’il avait
une voiture, sur nos amis, nos relations. Que nous étions naïfs ! Aujourd’hui,
ils ne pourraient plus agir de cette façon, les gens sont devenus méfiants,
mais à l’époque... Mais les moyens qu’ils utilisent aujourd’hui sont tout aussi
efficaces.
Quand on m’a dit que j’avais été
sélectionnée, j’avoue… j’en ai honte aujourd’hui, que j’étais très fière, je me
suis sentie très flattée ! J’étais emballée par ces perspectives de vie
nouvelle, je sautais dans la maison; et mes parents aussi étaient très fiers.
On m’a remis un chèque de 500 lei (qui était certainement faux et que mes
parents n’ont sans doute jamais pu encaisser) et un billet d’autobus pour me
rendre à Sibiu à une telle adresse à telle heure (13 hr, ce qui n’est pas
fortuit), le surlendemain. J’étais très excitée, et mes parents aussi, bien
qu’un peu inquiets, mais j’ai promis de leur donner des nouvelles tout de suite
en arrivant.
J’ai donc pris l’autobus avec ma
petite valise rouge; mes parents m’ont embrassée très très fort. Ce sera la
dernière fois leur vie qu’ils me serreront dans leurs bras; je ne les ai même
jamais revus, ni mes grands-parents non plus qui sont sans doute décédés
aujourd’hui, et ils n’ont plus jamais eu
de mes nouvelles, sauf peut-être une fois. Ils ne savent même pas si je suis
morte ou toujours vivante. Depuis seize ans. J’ai passé seize ans dans les
réseaux de prostitution et de trafic humain. J’ai été violée des milliers de
fois, par tous les trous de mon corps; j’ai avalé des milliers de jets de
sperme; j’ai été emprisonnée, ligotée, giflée, battue, fouettée, frappée à coups
de poings, à coups de pieds, à coups de baguettes; on m’a invectivée, injuriée,
insultée, on m’a crié, hurlé dessus, on m’a terrorisée; on m’a tiré et arraché
les cheveux, tordu les bras et les jambes; on m’a mordue, piquée, pincée au
sang, griffée, tailladée; on m’a rentré dans le vagin et dans l’anus toutes
sortes d’objets : crayons, cigares, chandelles, manches de brosse,
matraques… J’ai eu mal, j’ai eu des membres brisés, j’ai souffert de la faim,
de la honte, du désespoir; j’ai pris des drogues qui m’ont fait halluciner; on
m’a uriné dessus; j’ai été humiliée comme c’est presque impossible de le
décrire. J’ai perdu ma dignité, mon intégrité, mon identité; j’ai été vendue et
achetée et revendue et achetée encore dans toute l’Europe, une bonne dizaine de
fois. Pendant seize ans.
Quand je suis arrivée à Sibiu au
terminal d’autobus, j’ai dû demander mon chemin; on m’avait dit qu’il ne me
faudrait marcher que quelques minutes pour arriver au lieu du rendez-vous : un
immeuble tout moderne, très confortable, tout vitré et tout. Mais en fait, la
marche a duré presque une heure et ça aussi ce n’est pas un hasard. Comme ça
les filles arrivent au rendez-vous un peu hagardes et affaiblies, elles sont
fatiguées, elles ont faim et soif. Elles sont encore plus malléables. L’adresse
qu’on m’avait donnée n’existait pas, mais aussitôt que je me suis engagée dans
l’allée pour aller vérifier d’un peu plus près, un homme est sorti d’une
voiture déjà stationnée, pour bien vérifier si j’étais venue seule, et m’a
abordée en me demandant abruptement si je venais pour l’organisation en
question. Comme j’ai dit oui, oui, en
hochant la tête, si contente de toucher enfin au but, il m’a expliqué qu’il y
avait eu une erreur dans l’adresse qu’on m’avait donnée et qu’il allait me
conduire directement au lieu convenu. En prenant ma valise pour la mettre dans
le coffre, il m’a invitée à entrer dans la voiture; en plus du chauffeur en
avant, il y avait déjà un homme assis sur le siège arrière à côté duquel j’ai
dû m’asseoir et l’autre, celui qui m’avait abordée, plutôt que de se mettre à
l’avant s’est aussi assis sur le siège arrière. Avant que j’aie pu dire quoique
ce soit, il a refermé la porte et la voiture a démarré. Le piège, la toile
inextricable, venait de se refermer implacablement sur moi pour ne plus jamais
se rouvrir.
Peut-être croyez-vous que j’ai
l’air de raconter ça sans émotion, sans état d’âme, mais ça fait si longtemps,
c’est si loin, et cette petite innocente Gabriela est si loin de moi qu’il me
semble qu’il s’agit d’une autre personne, qui n’est pas moi, qui a disparu, qui
a été enterrée ce jour-là, dont je me serais désintéressée.
Nous avons rapidement quitté la ville en direction de
Bucarest. Bientôt, l’homme à ma gauche a mis son bras sur mes épaules en me
faisant des compliments du genre : Alors
ma poulette, tu es rentrée au poulailler; belle comme tu es, tu vas pondre de
jolis œufs - il me passait les doigts sur la joue, puis dans le cou - comme tu as la peau douce, si douce, si
douce. J’essayais de me déprendre un peu, mais je n’avais pas beaucoup de
place pour bouger avec l’autre homme collé sur moi de l’autre côté. Holà, holà, ma poulette, il faut pas faire
la farouche; moi les farouches, elles m’excitent ! Alors il a commencé à
m’attraper les seins et j’ai voulu crier, mais tout de suite l’autre homme m’a
mis une main sur la bouche, tout en me pliant un bras dans le dos. Le premier a
alors pu me tripoter à sa guise; il passait ses mains dans mon cou, sur mes
seins, sous ma blouse et même entre mes jambes; j’avais beau essayer de me
dégager, de me tortiller, je ne pouvais pas faire grand-chose. Mes larmes
coulaient sur mes joues.
Nous sommes arrivés à
destination, à peu près une heure plus tard. La voiture est entrée dans un
garage et quelqu’un a refermé la porte derrière elle. On m’a fait sortir de la
voiture et j’allais exprimer mon indignation à autre homme qui se tenait debout
et avant même que j’ai pu ouvrir la bouche il m’administrait deux fracassantes
gifles; je suis tombée à genoux pas terre; la tête me résonnait, j’avais les
joues en feu. Je pleure. Sans attendre, il m’agrippe par les cheveux et me
redresse brutalement. Son nez à quelques centimètres du mien il m’ordonne de me
la fermer si je ne veux pas recevoir la correction que je m’hérite. Me tirant
toujours par les cheveux, il m’entraîne à l’intérieur de la maison; nous
traversons une pièce, puis une autre, puis tournant dans un couloir il me jette
dans une sorte de cagibis dont il referme la porte. J ’entends le
verrou se refermer.
J’ai pleuré pendant des heures;
j’ai pleuré pendant des heures; j’ai pleuré tout mon saoul et même après les
jours suivants, j’ai pleuré encore souvent jusqu’à ce que je n’ai plus eu de
larmes. On arrive à ne plus avoir de larmes, je le sais. Tout mon univers vient
de s’écrouler. Je ne peux le croire. Je ne peux pas croire ce qui m’arrive. Je
ne peux pas croire que je suis prisonnière, que la police ne va pas venir me
sortir de là, je dois trouver un moyen de rejoindre mes parents; et quand je me
mets à imaginer ce qui pourra être la suite, l’angoisse et la panique me
saisissent toute entière et me font trembler de la tête aux pieds. Je suis dans
le noir total. La peur et le désespoir m’envahissent. Je ne peux pas réfléchir;
je ne peux que me répéter que ce n’est pas vrai, ce ne peux pas être vrai. Mais
ce sera vrai, et même le pire que j’ignore encore m’arrivera.
Au bout de quelques heures, je
sens la faim et la soif qui me tenaillent, et j’ai surtout besoin d’aller à la
salle de bain. Pendant de longues minutes je me demande si je dois cogner à la porte. J ’essaye de me
retenir. Et quand je n’en peux vraiment plus, quand la douleur physique devient
insupportable, alors je cogne à la porte en espérant qu’il y a un gardien. Je
supplie. S’il vous plaît, j’ai besoin
d’aller à la salle de bain. Silence. Je répète ma supplique : S’il vous plait, je dois aller faire pipi.
Je pleure. Et soudain la porte s’ouvre et une voie crie : Ta gueule ! La lumière m’éblouit et je
sens plus que je ne vois qu’on pousse du pied un seau dans mes jambes. Je
prends quelques secondes pour comprendre. Dépêche-toi,
ou tu passes ton tour. Alors je comprends; je lève ma jupe, je baisse ma
culotte et je m’accroupis sur le seau, mais la tension est si grande que je
prends du temps avant de pouvoir commencer à faire pipi, et je n’ai pas encore
fini lorsque l’homme me repousse, enlève le seau et ferme la porte. J ’ai toutes les
cuisses mouillées d’urine et je m’essuie comme je peux avec ma jupe; je pleure
à nouveau.
Ça prendra encore plusieurs
heures, trois, quatre, cinq, je ne sais pas, et finalement je me suis endormie,
abrutie autant par la fatigue et le désespoir que la faim et la soif, je n’ai
rien avalé depuis le matin lorsque je suis partie de Benesti, sauf un petit
goûter que j’avais pris dans l’autobus. En plus de la douleur au quotidien et
de la peur au ventre, les filles des réseaux de prostitution ont
continuellement faim; c’est un stratagème habituel dans ces milieux : on
affame les filles pour les affaiblir. Dans ma demi-conscience, je sens qu’on
ouvre la porte et qu’on verse de l’eau dans ma bouche. On me tape sur les
joues : Allons réveille-toi;
réveille-toi ! Le patron veut te parler. J’essaye de me lever. On me
crie : Allons, dépêche-toi, il
t’attend. Je me tiens aux murs pour ne pas tomber. C’est la nuit. On me dirige vers
le bout du couloir, vers une sorte de salle de travail où il y a un homme
derrière un bureau. Il m’indique un fauteuil et je m’y affale lourdement. Il me
tend un plateau avec quelques biscuits : Tiens, sers-toi. Je prends un biscuit mais ma bouche est si pâteuse
que je ne peux même pas mâcher, malgré la faim qui me tenaille. Les bras
branlants sur les accoudoirs, les yeux fermés, j’arrive à murmurer : J’ai soif. L’homme me tend un verre
d’eau que j’agrippe à deux mains et je bois goulûment. Mon cerveau et mon corps
recommencent à fonctionner. Ça va mieux
maintenant ? demande la
voix. J ’essaye de dire, pleurant et reniflant, que je ne
comprends rien à ce qui m’arrive que j’étais venue à Sibiu pour un emploi.
M’interrompant, j’entends la voix de l’homme qui me dit qu’en effet il y a eu
confusion; que je n’aurais pas dû me trouver à cet endroit-là, à ce moment-là,
que ces hommes attendait quelque d’autre, une fille d’affaires, mais que
maintenant il est pris avec moi et qu’il va bien falloir faire quelque chose.
Il dit qu’il va essayer de me trouver un billet d’autobus pour Benesti.
L’espoir renaît en moi, un espoir fou, qui fait
vaciller mon esprit; je me dis que c’est vrai, que c’est vrai qu’il y a eu erreur
sur la personne, que c’est vrai que je vais sortir de là, que c’est vrai que je
vais retourner à la maison, revoir mes parents. Je lui dis, merci, merci (Imagine-toi, Ève-Marie, je
lui dis merci !); j’essaye de me
lever mais je suis encore trop faible. De toute façon il me fait rasseoir.
Mais, car il y a un mais,
continue-t-il, il va falloir que tu
m’aides. Je suis prête à faire tout ce qu’il voudra pourvu que je puisse
repartir chez moi. Il me fait promettre. Bon,
en attendant, tu vas rester ici pour éviter les mauvaises rencontres et dormir
ici. Il m’indique un divan. Je voudrais bien aller me débarbouiller mais je
reste coite.
Comme de raison, tout ça c’est
de la frime, des mensonges; c’est faux. Tout est faux dans cet univers faux;
non, ce qui est vrai, ce sont les énormes profits… et la souffrance des filles.
Une fois qu’une fille est prise au piège, elle n’en ressort jamais, jamais. Le
filet est si bien tendu, la toile est si bien tissée, la machine est si bien
huilée et fonctionne de façon si parfaite que les filles y sont des victimes
irrémissibles; une fois qu’on y est, c’est à jamais. Elles sont entre 15 et 20
millions dans le monde, comment évaluer leur nombre et qui augmente sans cesse ?,
dans pratiquement tous les pays du monde, et plus de 200 000 jeunes filles
et enfants deviennent chaque année de nouvelles victimes. C’est un monde en
soi, un univers qui a ses propres lois, sa structure propre et qui fonctionne à
la perfection; tout est bien rodé, mis en place pour exploiter les filles au
maximum, pour faire un maximum de profits. Car les profits sont
pharamineux : plus de 10 milliards de dollars par année; c’est la deuxième
industrie criminelle la plus fructueuse après le marché de la drogue et avant
le trafic d’armes. C’est une monstrueuse industrie à broyer les filles et les
femmes qu’elles attrapent en ses serres. Chaque fille est utilisée à son
maximum, pressurisée chaque jour, chaque heure, chaque occasion; sans aucune
considération; c’est un monde sans aucune émotion, sans aucun sentiment, sans
humanité. Il n’y a que l’argent qui compte. Une jeune vierge comme je l’étais
lors de ma capture vaut son pesant d’or. Il faut en profiter.
Le lendemain, après une nuit où je n’ai dormi qu’à moitié,
le patron est arrivé avec mon billet d’autobus pour Benesti. Bien sûr c’était
un faux, mais je me raccrochais à cet espoir fou que cet homme, « le
patron », pouvait avoir un raisonnement normal et poser un geste pour
m’aider. On m’avait tout volé, ma valise, mes affaires, mon portefeuille, mon
argent, mes papiers. J’étais entièrement à sa merci. Il m’a offert des
croissants secs et un verre de jus pour déjeuner, il était près de midi; il m’a
dit qu’il avait dû négocier ferme avec les hommes de la maison qui ne voulait
pas me laisser partir, pour leur expliquer qu’ils s’étaient trompés de
personne. Il avait réussi de peine et de misère à obtenir qu’il m’achète ce
billet pour un départ demain matin à 9:00; je ne pouvais en croire mes oreilles
et mes yeux, mon calvaire allait se terminer; mais il y avait une
condition : la fille d’affaires avec laquelle ils m’avaient confondue
devaient être présentée à un riche financier pour son anniversaire et les
hommes ne pouvaient pas risquer de ne rien lui offrir. Tu comprends c’est un homme très estimé de la ville et conserver de
bonnes relations avec lui est essentiel à leur commerce; alors voilà, ce que je
te propose : tu la remplaces, tu passes à sa place une belle soirée avec
ce financier et demain matin, on te dépose à la gare d’autobus. Tu verras il
est très gentil et très riche, et tu seras bien sage avec lui; je suis sûr même
qu’il te fera un beau cadeau pour te remercier. Je me suis mise à protester
et à pleurer, non, non je ne veux pas;
j’avais si peur. Alors, brutalement, le « patron » m’a pris la
mâchoire dans sa main et m’a serré les joues en me forçant à le regarder :
C’est comme ça que tu me remercies, je me
suis démené autant que j’ai pu et c’est tout ce que tu trouves à dire. Tu n’a
pas le choix ma petite fille, c’est la seule chance que tu as; si tu ne la
prends pas, je te laisse aux mains de ceux qui t’ont trouvée; c’est à prendre
ou laisser; c’est ton choix. Écoute-moi bien, j’ai bien d’autres chats à
fouetter qu’un petite ingrate comme toi, si tu n’acceptes pas mon offre
immédiatement je déchire ce billet et tant pis pour toi. J’étais terrorisée
et j’ai accepté, bien sûr. Parfait, te
voila raisonnable; tiens pour te prouver ma bonne foi, je te laisse le billet
d’autobus; ne le perds pas. Ce soir, on va t’amener chez cet homme d’affaires
et demain matin, on te met à l’autobus, et voilà ! Oh ! une dernière chose,
notre homme d’affaires attendait une jeune fille répondant au nom de Candy,
alors ce soir tu t’appelles Candy, tu as compris ?
Il m’a alors confiée à une femme âgée d’une
quarantaine d’années extrêmement maquillée que je n’avais pas remarqué et qui
fumait dans un coin de la
pièce. Nous sommes montées à l’étage et elle m’a amenée dans
la salle de bain, m’a fait prendre une douche, me laver les cheveux : Lave-toi et sèche-toi, a-t-elle clapi.
La douche me faisait du bien, et j’y lavais mes larmes car je sentais que je me
préparais à ma condamnation. La femme est revenue quand j’étais en train de
finir de mes sécher et, en me donnant le nécessaire, m’a dit de me raser. Je ne
m’étais même jamais rasé les jambes, je me sentais si maladroite, si
inadéquate. Après le rasage des jambes, j’ai dû me raser des aisselles, puis
elle s’est chargée de m’épiler les sourcils et de me raser le pubis; il ne faut
en laisser qu’un petit rectangle. Raser les filles de cette façon les ramène
encore plus au rang de petites filles pré-pubères, innocentes, fragiles,
vulnérables; il faut que leurs corps ressemblent le plus à celui d’enfants,
mais on les utilise sexuellement comme celui de femmes mûres; qu’est-ce qui se
passe dans la tête des hommes ? La « marraine » m’a menée ensuite
dans une autre chambre et m’a fait choisir des vêtements dans une immense
penderie. Je lui ai demandé si elle savait où était ma valise pour que je
prenne mes propres vêtements. Elle a répondu par un grognement et a continué à
sortir des morceaux de linge tous aussi minimalistes les uns que les
autres : tout d’abord un soutien-gorge beaucoup trop petit. Je ne peux pas mettre ça, ai-je essayé
de protester, mais la femme a levé les yeux au ciel, la cigarette pendante aux
lèvres. Ensuite une blouse transparente très échancrée et une jupe très courte
et enfin une paire de souliers à talons hauts. Je me voyais dans le miroir
attifée comme une fille de rue et je commençais à pleurer. La femme m’a
brutalement donné une chiquenaude sur l’arrière de la tête. Arrête ! C’était
tout. Sans ménagement, elle s’est mise à me brosser, à m’arranger les cheveux
et me coiffer en épagneul; ensuite, ça a été la manucure, c’est-à-dire me
tailler et me vernir les ongles couleur grenat; et enfin, pendant que mes
ongles séchaient, est venue l’obligatoire séance de maquillage : poudre,
fond de teint, fard bleu sur les yeux, du noir sur les sourcils, mascara sur
les cils et surtout gros rouge à lèvres. Je reniflais. Arrête ! a-t-elle redit; je
ne veux pas recommencer ton maquillage. Elle m’a donné un mouchoir; elle a
complété ma tenue en me mettant des pendants d’oreilles ainsi qu’une chaînette
à la cheville droite et en m’aspergeant d’un parfum très odorant. Elle semblait
satisfaite.
En début de soirée, on m’a fait
sortir par le garage où une voiture attendait. Les hommes sifflait et me
faisait des remarques. Wouou, la belle
p’tite chatte ! J’avais honte. On m’a fait asseoir sur la banquette
arrière, et un homme s’est assis à côté de moi. Chacun a son rôle dans cette
industrie : il y a les patrons bien sûr, ceux qui empochent le gros des
profits, puis certains hommes font du repérage, d’autres piègent les filles,
d’autres sont des chauffeurs et quelques femmes servent de marraines ou font la
cuisine ou l’entretien; et tout ce monde fait de l’argent. Et il y a les
clients; ce sont eux qui paient. Qui sont les pires ?... La voiture a roulé
longtemps; je crois que c’était pour être sûr que je ne pourrais retrouver mon
chemin ni dire où je me trouvais; c’était bien inutile d’ailleurs car je ne
connaissais pas très bien Sibiu; je n’y étais venue que deux fois avant ce
jour-là; c’était avec l’école pour les célébrations de la fête nationale. La
voiture s’est arrêtée devant une luxueuse résidence; encore une fois nous
sommes entrés par le garage. Un majordome a ouvert la porte et l’homme a côté
de moi m’a dit de descendre; en fermant la porte, il a rajouté en
s’adressant au majordome : On revient la
chercher demain matin à 9 heures.
Le majordome m’a conduite par un escalier dans une
grande pièce où un homme très élégant, aux cheveux poivre et sel, m’a
accueillie : Ah, voilà la Candy que
j’attendais ; comme elle est ravissante ! Viens, viens près de moi, ma jolie ;
approche, je ne te mangerai pas, ahahah ! J’ai déjà mangé, mais toi peut-être
que tu as faim et soif; on va commencer par les amuse-gueules avant de trouver
quelque chose de plus consistant, ahahah ! Il était tout joyeux; il
souriait affreusement. Elle m’a pris la main et tout en continuant à parler il
m’a servi à boire, du champagne qui attendait dans un seau à glace. Il y avait
aussi à manger des petits fours et d’autres hors-d’œuvre et comme j’avais
tellement faim j’en ai profité pour me remplir un peu l’estomac. Il me
nourrissait en m’obligeant à lui lécher le bout des doigts. Nous étions assis
l’un à côté de l’autre sur un canapé, lui avec sa coupe dans la main et moi
essayant de manger. Il passait sa main
dans mes cheveux en me complimentant sur ma tenue, sur mon physique; ayant posé
sa coupe, il a passé son autre main sur mes genoux et mes cuisses nues tout en
remontant jusqu’à passer le bout de ses doigts sous ma jupe. J’étais tétanisée.
Il me faisait horreur, je n’avais qu’une seule envie et c’était de m’enfuir,
mais je pensais à ce billet d’autobus dans mon minuscule sac à main posé sur le
divan. Lui, il était de plus en plus entreprenant; d’une main il me maintenait
le dos et il avait passé l’autre dans ma blouse et me caressait les seins sur
et sous le soutien-gorge; il m’embrassait goulûment dans le cou, en me
susurrant des mots doux. Il répétait mon nom, Candy, Candy, et y ajoutait toutes sortes d’adjectifs. Quelques
larmes coulaient de mes yeux et lui s’est amusé à les lécher en soupirant. Au
bout d’un moment, il m’a fait lever et m’a menée dans une pièce attenante;
c’était la chambre à coucher; elle était richement meublée et décorée avec un
immense lit au beau milieu. J’ai eu un léger recul, mais il a mis sa main au
creux de mes reins et m’a poussée vers le lit. Il m’a fait asseoir et a
continué à m’embrasser le cou et la gorge. Il a défait les boutons de ma blouse tout
en me caressant; quand il a enlevé mon soutien-gorge il a poussé des petits
cris d’admiration en voyant mes seins; il les a abondamment caressé et
embrassé. Je ne résistais pas; je savais que ça ne servirait à rien. Il a pris
alors ma main et l’a posée sur son entre-jambe; je sentais avec effroi son sexe
en érection dans son pantalon. Regarde ce
que tu me fais, ma jolie Candy, irrésistible que tu es; tu me rends fou, tu es
trop belle, je ne pourrais me retenir encore longtemps. Il m’a demandé de
le déshabiller et je tremblais tellement que j’avais du mal à défaire ses boutons;
il a dû m’aider. Je lui ai aussi enlevé son pantalon et ensuite son caleçon et
le reste. Il était assis sur le lit et m’a dit de le masturber, ce que j’ai
fait avec les mains. Avec ta jolie bouche
aussi. Ce que j’ai fait. C’était horrible; je me dégoutais. Il m’a fait
basculer sur le lit et a enlevé mes derniers vêtements; j’étais couchée sur le
dos et il m’embrassait partout; il s’est mis à me lécher avec sa langue le
ventre et ensuite, en écartant mes jambes, la vulve. J ’avais fermé les
yeux et je pleurais en silence. Bientôt, il m’a frotté avec un gel, à
l’extérieur et à l’intérieur; la sensation horrible de son doigt dans mon vagin
m’a presque fait vomir. Que toutes les femmes imaginent un seul instant ce que
ça peut être comme sensation. J’aurais tant voulu pouvoir m’évanouir. Et lui,
il parlait toujours : Ma jolie
poupée, mon petit candy, que tu es belle, que tu es douce. Avant de me
pénétrer, il a mis un condom, mais je crois que c’est d’avantage pour la
lubrification que comme moyen de contraceptif. Quand il m’a pénétrée, la
douleur a été atroce; j’ai crié et lui, tout en continuant son va-et-vient en
moi, s’en ai amusé et il s’est mis faire
comme s’il voulait me consoler en m’embrassant dans le cou et même sur les
lèvres : Ça va aller ma toute jolie,
tu vas voir, ça va être merveilleux pour nous deux. Quand il a éjaculé,
après de longues minutes, il est resté en moi quelques instants. Puis il s’est
retiré satisfait de lui-même : Les
émotions ça creuse, n’est-ce pas ? Il a avancé un plateau de gâteaux
et des fruits. Il s’est servi et m’a invitée à le faire. J’étais dégoutée mais
j’avais faim aussi, et j’ai pris une banane, facile à manger. Ah, une banane, on voit ce qu’elle aime la petite Candy ; alors,
c’était bien n’est-ce pas ? Déflorer une jolie fille comme toi, ça vaut le coût.
Tout se paye dans ce monde crapuleux, cette machine
innommable, depuis une passe rapide à 20 euros dans une voiture jusqu’à la
double pénétration à 200; une nuit complète de 250 à 500 euros; deux filles à
la fois de 100 à 200 euros; la défloraison d’une vierge comme moi, c’est dans
les 2 000 euros.
Il m’a violé cinq fois dans la
nuit à environ une heure d’intervalle chaque fois. Puis il a fini par
s’endormir. Au petit matin, j’ai ouvert les yeux avant qu’il ne se réveille. Je
me suis habillée silencieusement et grignoté quelques gâteaux et pris un jus de
fruits. J’avais en même temps horreur de ce que je venais de faire, mais je me
disais que j’allais rentrer chez moi, rentrer chez moi, revoir mes parents, que
mon cauchemar était fini… alors qu’il n’était même pas commencé.
Le majordome m’a fait descendre
dans le garage où les deux mêmes hommes et la voiture étaient là. Mais ils ne
m’ont jamais conduite au terminus d’autobus évidemment. J’avais été offerte à
un amateur de jeunes vierges, mais maintenant allait commencer le vrai travail.
Car il s’agit bel et bien d’un travail, sauf qu’ici les employées ne sont pas
payées, et n’ont pas le choix de quoi que soit d’ailleurs. Le vocabulaire
aussi : les hommes de service appellent le chef « le patron »,
pour donner illusion. On nous disait : Allez,
c’est l’heure d’aller « travailler » ; as-tu bien
« travaillé » aujourd’hui ? On change de lieu de
« travail »; voici ton horaire de « travail ». Je me
souviens des années plus tard alors que j’étais devenue presque une
« vieille », j’ai assisté à plusieurs conditionnements à leur nouveau
travail de jeunes filles qui avaient été piégées à qui je devais servir
d’initiatrice. La jeune fille était tout d’abord battue, maltraitée, menacée de
viol et de mort, moi j’avais échappée à ce de genre conditionnement, une bonne
partie de la nuit avant que le patron ne vienne s’enquérir de son sort. Toute
la scène est entièrement connue d’avance par les acteurs. Allons, allons, qu’est-ce qui se passe ? disait-il en souriant avec
condescendance à la jeune fille en pleurs, traumatisée, somnambule, abrutie de
terreur. Il y a Jeff ici qui se plaint de
toi; il dit que tu ne veux pas coopérer; qu’est-ce que tu lui as fait ?
Rien, rien, il m’a frappée et j’ai rien fait. Allons, allons, est-ce que tu vas traiter mon ami Jeff de menteur,
est-ce que c’est ce que tu fais ? Non, non. Là, il la saisit par la gorge à
l’étouffer. Tais-toi ! Tu ne parles
que si je t’interroge; le fait est que tu t’es mise dans un vrai pétrin; est-ce
que tu sais ça que tu es dans un sale pétrin ? Allons, allons, si tu ne veux
pas répondre je te laisse avec Jeff et tu t’arranges avec lui. Non, non !,
dit la fille au bord de la
suffocation. Bon , alors dis-moi : tu le sais que tu
t’es mise dans un sale pétrin ? Oui. Dis-le
moi clairement que je comprenne bien; dis-moi que tu t’es mise dans un sale
pétrin. Oui… je me suis mise dans un sale pétrin. Bon, on commence à y voir plus clair (et il desserre un peu son
emprise); alors, est-ce que tu veux te
sortir de cette position où tu t’es mise toi-même ? Oui, oui. Bon, moi je peux t’en sortir, je vais te
rendre ce service; tu veux bien que je te fasse sortir d’ici, n’est-ce pas
? Oui. Bon, alors il va falloir que tu
sois gentille avec moi; tu veux bien être gentille avec moi, n’est-ce pas ?
Oui. Bien, et pour être gentille avec
moi, il faut que tu travailles pour moi un peu; tu veux travailler pour
moi ? Travailler ? Écoute bien ma
poulette, ne me fais pas perdre mon temps; je te pose la question juste une
autre fois, si tu réponds à côté je te remets dans les mains de Jeff et là tant
pis pour toi, moi je m’en lave les mains. Je te fais sortir d’ici si tu
travailles pour moi quelques temps; tu es d’accord ? Oui. Tu es bien d’accord ? Oui. Dis-le bien que je le l’entende que tu veux
travailler pour moi. Oui, je veux travailler pour vous. Bon, là tu réponds comme j’aime. Alors
puisque tu t’es placée toi-même dans cette sale situation tu vas travailler
pour moi et tu seras bien sage ? Oui. Tu
vas faire tout ce que je te dis et tu vas bien m’obéir ? Oui. Bien, voici Marlène, (c’était moi), qui va te montrer quoi faire. C’est
d’une indicible cruauté mentale; c’est si bien monté que le macabre piège s’est
refermé sur l’innocente victime sans qu’elle ne s’en aperçoive et c’est si bien
fait que c’est elle-même qui s’y est mise de son plein gré; de menace en
chantage, d’intimidation en duperie, c’est elle-même qui signe sa condamnation.
Dans la tête du patron, et souvent dans sa tête aussi, elle est consentante,
elle accepte, elle désire « travailler » pour lui, elle ne veut que
ça. Il ne se sent pas responsable, ni encore moins coupable de rien. D’ailleurs
tous les hommes, surtout les clients, sont convaincus de ça; tous les hommes de
cette industrie du mal sont convaincus que les filles sont d’accord, qu’elles
aiment leur travail, qu’elles aiment ça se faire violer, se faire enculer, se
faire abuser, se faire frapper, qu’elles avaler leur sperme. D’ailleurs, c’est
ce qu’elles disent. Tu aimes ça; n’est-ce pas, tu aimes ça, hein ? Ça te fait
du bien, hein, la petite salope; tu jouis, n’est-ce pas ! Que peuvent-elles
bien dire ? Elles ne peuvent répondre qu’une seule chose : Oui, j’aime ça; oui j’aime ça. Il n’y a pas d’autre
réponse possible, sinon elles se font battre, et elles peuvent se faire battre
à mort. Elles disent et font ce qu’on attend d’elles, ça leur évite au moins
d’être battues, disons moins battues. Et pour survivre, certaines filles
finissent pas se convaincre elles-mêmes qu’après tout c’est vrai qu’elles
aiment ça.
Les hommes ne m’ont reconduite au premier endroit ni
au terminal d’autobus, mais nous sommes allés jusqu’à Bucarest, dans un vrai
bordel. J’ai compris avec une rage qui m’a longtemps dévorée que je ne
retrouverais pas ma liberté, que ça n’avait été qu’un horrible mensonge. Le
soir même dans ce bordel de la capitale de mon pays, j’ai commencé mon
existence de prostituée, d’esclave sexuelle sur qui les sadiques du monde
entier ont assouvi leurs fantasmes. J’ai passé seize ans dans les réseaux de
prostitution à me faire violer et abuser chaque jour, plusieurs fois par jour,
et nous sommes des millions, dans cette situation. Aussitôt arrivée, une femme,
la marraine, m’a initiée à mon « travail ».
Elle m’a menée dans une chambre dénudée avec seulement
un lit et m’a fait déshabiller. Puis elle a fait entrer des hommes qui m’ont
violée l’un après l’autre par-dessus, par-arrière, à califourchon, à l’envers,
dans toutes les positions, en m’écartant le jambes au maximum et la souffrance
était insoutenable, ou ils me forçaient à des fellations, les uns après les
autres, les uns après les autres, sans fin; c’était tous les hommes de la
maison, les chauffeurs, les gardiens, les agents, certains sont revenus deux ou
trois fois; je pense que ça a duré trois heures. Je souffrais de partout.
J’étais complètement abrutie par la douleur, sans aucune réaction. Sauf quand
ils m’ont violée par l’anus, j’ai essayé de crier mais la marraine m’a fait
taire en m’empoignant par les cheveux. Puis à la toute fin, pour terminer mon
initiation, deux hommes m’ont violée en même temps, leurs deux sexes me
pénétrant en même temps par les deux orifices, le vagin et l’anus. J’étais
couchée sur le premier en train de le baiser quand l’autre a rentré son sexe
dans mon anus. J’ai voulu m’ôter mais le premier m’a maintenue fermement : la
douleur était atroce, j’avais l’impression que mon bas-ventre allait exploser.
Et eux ils ricanaient. J’avais quinze ans. Deux jours avant, j’étais encore
vierge. J’invite toutes les femmes à imaginer ce que ça peut être pour une
adolescente que de subir une double pénétration. Une fois qu’ils ont terminé,
la marraine a dit : Ça va comme ça,
et les hommes m’ont laissée. J’étais paralysée, amorphe, inerte, je ne pouvais
plus bouger tant j’avais mal partout en moi. Tu commences demain, a dit la marraine. Le soir même, elle me
teindra les cheveux pour parachever ma transformation.
Elle m’a donné
un contraceptif oral, la « pilule du lendemain ». Elle m’a aussi
donné un nouveau nom; elle m’a appelée Lylie. Donner un autre nom, les
débaptiser, fait aussi partie de la déshumanisation des filles; que ce
soit Lolita, Vanessa, Sonia, Elsa, Tania, Olga, Nana, Nadia, Léa, Lana, Emma,
Greta, Tina, Anna, Anita, Dora, Dalida, Éva, Claudia, Marissa, Jessica, Macha,
Magda, Angela, Natacha, Veronica, quelques Barbie, Daisy, Sandy, Suzie, Baby,
Dolly, Doddy, Cathy, Connie, Betty, Pussy, Vickie, Kitty, Lizzy, Poky, Kikky,
ou Carmen, Rachel, ou Loulou, Tatou, Catou ou Marylin, c’est du pareil au même.
Je pense à vous toutes, les filles que j’ai côtoyées. Leur donner un autre
« nom », c’est leur faire perdre leur identité; leur nom à elle
disparaît, hop, envolé, oublié, il n’existe plus, car elles-mêmes ont cessé
d’exister. Mais, en plus, on ne leur donne pas un vrai nom, juste un prénom ou
un diminutif, pour bien montrer qu’elles ne sont pas de personnes complètes,
même pas des demi-personnes, des moins que rien, des objets, de objets de
valeur mais insignifiants. Mais rebaptiser quelqu’un, c’est aussi en prendre
possession, c’est se l’approprier. Chaque fois que j’ai été vendue ou échangée,
chaque fois qu’on homme s’est accaparé ma personne, on a changé mon nom. Il n’y
avait que les esclaves qui se font ainsi nommés par le maître auquel ils
appartiennent. Quelqu’un dira-t-il encore que l’esclavage a été aboli il y a
plus d’un siècle, que les filles prises dans les filets des réseaux de
prostitution ne sont pas les esclaves modernes ? Elles appartiennent à des
maîtres qui ont tous les droits, et je dis bien tous les droits sur elles. Avec les divers noms qu’ils leur donnent
selon leur bon vouloir, viennent aussi les surnoms pour nous qualifier à
leur guise : femelles, bébés, poupées, poupettes, trainées, roulures, catins,
garces, putes, putains, pétasses, nymphos, baiseuses, jouisseuses, vicieuses,
suceuses… et toute la ménagerie des poules, poulettes, chiennes, vaches,
tigresses, cochonnes, chattes en chaleur; avec toutes les déclinaisons
possible : p’tite cochonne, grosse cochonne, sale pute, sale garce, belle
suceuse, p’tite salope, toute une baiseuse !
Les clients nous appellent ainsi pour se
déculpabiliser et mettre le poids du viol et des violences sur les filles
elles-mêmes; elles le cherchent bien après tout. Ce sont elles qui se font
violer et c’est sur elles qu’est la faute. Sans oublier les autres litanies pour
nous dénigrer, nous humilier, nous avilir encore plus : connasse, pétasse,
salope, perverse, charogne, ordure, saleté, enculée, p’tite merde, grosse merde, trou d’merde, gros paquet de merde tu m’écœures… C’est
la fille qui se fait violer, et c’est elle qui souille le client. De part et
d’autre le conditionnement est total : elles sont considérées comme de la
merde, elles ne valent que de la merde, alors les hommes les traitent comme
tel, comme de la merde, on leur fait payer le fait de n’être que de la merde. Tiens , bien
fait pour toi, ça t’apprendra. D’ailleurs, pour tous les hommes, tous,
tous, ceux des réseaux et les clients, les filles aiment ça, toutes ces salopes,
elles aiment baiser, elles aiment se faire violer, elles aiment se faire
enculer, elles aiment sucer une bonne grosse queue. Alors profitons-en. Mais, si on est autant de la merde, pourquoi ne
nous laissent-ils pas aller ?...
Après un mois à Bucarest, une fois que j’étais bien
domptée et bien dressée, je suis passée en Autriche. Le patron m’a fait venir
dans son bureau et m’a dit : Montre-moi
ce que tu sais faire. J’avais été avertie par la marraine; je savais à quoi
m’attendre. Il fallait lui faire le grand jeu. J’étais déjà en déshabillé.
Sensuellement, j’ai commencé à me dévêtir, en mes déhanchant et montrant mes
seins bien en avant. Lui était assis dans son fauteuil et mes regardait. J’ai
défait sa braguette et sorti son sexe en érection que j’ai sucé goulûment
arrivant à le mettre presque en entier dans ma bouche. Il frémissait un peu.
Puis, quand il était très excité, tout dur et droit, je me suis mise à
califourchon sur lui, les pieds de chaque côté de ses cuisses sur le fauteuil,
et je l’ai chevauché bien langoureusement, comme je devais le faire. Mes seins
à portée de ses lèvres; et lui bien impassible, sans bouger - c’est la fille
qui doit faire tout faire dans le déroulement de cette infecte fornication -
même quand il a éjaculé en moi. Alors je ne suis accroupie devant lui et je
léché son sexe pour bien le nettoyer. Il a dit : P’tite pute, tu pars dans dix minutes. Il avait dit : P’tite pute, plutôt que : Sale pute. J’avais réussi le test. J’ai
ramassé mes vêtements et j’ai quitté son bureau.
Il fallait bien m’éloigner de mes proches, en cas
d’improbables recherches de la part de ma famille. C’est aussi une autre étape
de la dépossession : on nous supprime notre identité, notre aspect, et
ensuite on nous extirpe de notre milieu, on nous prive de nos repères. On nous
emmène dans un autre pays, une autre ville qu’on ne connaît pas, dans une
langue qui nous est étrangère. Les filles ne sont plus rien, et n’ont plus
rien. Un matin, la marraine dit : Lylie,
aujourd’hui tu pars. Elle ne dit même pas : prépare-toi, car les filles n’ont rien à préparer. Je pars avec
simplement le linge que je porte et qui n’est même pas à moi. Nous ne possédons
rien, ni bien personnel, ni vêtement, rien; même notre corps ne nous appartient
pas. Nous n’avons aucun papier légal, ni certificat de naissance, ni carte de
citoyenneté, ni permis de conduire ou permis de travail, aucune
assurance-maladie, pas de compte en banque; nous vivons en dehors du monde en
victimes invisibles. Et quand l’une de filles meure, personne ne signe son
certificat de décès, personne ne l’enterre, ni ne dresse une stèle. Personne ne
vient récupérer son corps. Il est tout simplement jeté dans un dépotoir ou dans
un fossé. Personne ne sait où nous sommes, personne ne se préoccupe de notre
existence. Nous n’avons pas même de domicile, de maison où habiter, pas de
chambre à soi où se retirer, où s’isoler; nous ne sommes jamais seules, jamais
libres de nos mouvements. Jamais les filles ne sortent des quatre murs des
bordels, sauf pour les orgies collectives. Elles ne décident d’absolument rien
dans cet univers concentrationnaire; un univers où elles sont à jamais
prisonnières qui les écrase, qui les broie, qui les réduit à néant. Elles ne
peuvent rien faire, rien faire d’autre que de se faire violer, abuser et
humilier. Elles ne font aucun geste que posent les gens normaux, aucune
activité que tout le monde, ou les autres filles de leurs âges font tous les
jours, comme prendre l’autobus, marcher dans la rue, promener son chien, aller
au restaurant, faire du lèche-vitrine, aller au parc, aller au cinéma, se
raconter des blagues ou des commérages, faire du sport, faire de la danse ou de
la musique, chanter dans une chorale, sortir avec des amis, nourrir son poisson
rouge, dorloter son chat, décorer sa chambre, meubler son appartement, bêcher
le jardin, arroser les plantes, aller à l’école… Certaines qui ont été
capturées en bas âge sont littéralement illettrées, ne savent ni compter, ni
lire, ni même écrire leur nom; tout ce qu’on leur demande de faire, c’est de
savoir bien sucer une queue ou alors d’écarter les cuisses et se faire baiser.
Aller à l’église, aller chez des amis, visiter un musée, faire ses devoirs,
faire des mots-croisés, ouvrir son courrier, collectionner les coquillages,
partir en voyage, faire des emplettes, sont toutes des choses inconnues,
interdites; comment peuvent-elles prendre une crème glacée ou acheter du
chocolat, acheter une pièce de vêtement
ou un bijou ? Elles n’ont pas un sou en poche. Jamais elles ne partent en
voyage, jamais elles ne prennent des vacances, toutes des choses normales que
font les gens normaux; jamais elles ne vont au restaurant, jamais elles peuvent
traverser la rue seules. Même lire un livre ou un journal est prohibé, et
encore plus écrire, et au grand jamais on ne peut téléphoner; même regarder la
télévision est défendu en bien des endroits; les seules fois où le téléviseur
était allumé, c’était pour visionner des séries insipides ou des films, et la
majorité du temps, c’était des films pornos. Jamais nous ne regardons les
informations. Il pourrait y avoir l’élection d’un nouveau gouvernement, une
guerre ou une révolution en Afrique, un tremblement de terre à Los Angeles, des
inondations au Pakistan, nous ne le saurions pas; nous sommes complètement
coupées du monde. Juste penser, réfléchir est interdit. Ce n’est pas juste un
lavage de cerveau, c’est un lessivage par le vide, une véritable trépanation.
Jamais elles n’ont de conversation avec qui que ce soit et sur quoi que ce
soit. Jamais elles ne reçoivent de compliments, jamais elles n’en donnent.
Elles ne sont en contact avec rien du monde extérieur, rien ne sort de leur
univers clos et clôturé, fermé, bouché; les seules relations interpersonnelles
qu’elles peuvent avoir sont celles ambigües avec les autres filles ou les
marraines, de mépris avec les clients, ou de soumission avec le patron ou avec
ses hommes de main. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai lorsque j’ai dit que
nous n’avions pas de nouvelles du monde. Les filles se parlent entre elles
malgré, et on arrive à glaner quelques informations ici et là, notamment quand
on se fait un client un peu bavard, qui a envie de parler. Ah ! ce nouveau gouvernement ! Ah ! ce conflit au Moyen-Orient qui n’en
finit pas ! Si tu savais comme je m’en fous.
Tous les hommes sont des abuseurs; tous sans exception
ont la permission et le droit d’abuser d’elles, de les dominer. C’est la seule
image qu’elles ont des hommes. Tout, tout, tout ce qui compose leur univers
sert à faire tourner et enrichir l’industrie de la traite et l’exploitation des
femmes. Tous les jours sont semblables, se faire baiser, se faire violer, se
faire enculer, faire des fellations ou les deux à la fois. Jamais elles ne
rient, ni ne chantent, jamais elles ne fêtent leur anniversaire. Elles ont une
vague idée des fêtes de l’année par les propos de leur clients ou encore
lorsqu’elles doivent décorer le bordel pour l’halloween ou Noël.
À l’halloween, elles ne sont déguisées en fleurs, en
lapines ou en chattes, en sorcières ou en vampires, en femmes fatales, en
Wonderwoman, en princesses, en reines, en Blanche-Neige, en petite sirène ou en
d’autres héroïnes que pour mieux divertir les clients. À Noël, elles sont
costumées en anges, en fées des étoiles, en rennes, en flocons de neige ou en
petites lutines, même en Vierge Marie, pour être mieux offertes en cadeau; tout
ça encore pour amuser les clients, pour leur plaisir. Quand on boit un coup,
c’est encore et toujours pour le bien-être des clients, pour leur satisfaction;
un client satisfait et un client qui reviendra. Quand ils se saoulent et
s’empiffrent, ils nous forcent à boire et il faut se saouler avec eux. Lors
d’une fête de Noël à Paris, c’est moi qui étais la
Mère Noël ; je me penchais vers l’avant et mettais les mains
part terre le derrière dressé et les clients s’amusaient à me verser du
champagne dans le vagin que je leur faisais boire en repliant les genoux. Et
tout le monde, les hommes et les filles, s’esclaffait.
Une autre fois à Paris, nous avons monté des scénettes
pour exciter les riches clients. C’était des pervertissements pornos des contes
pour enfants. L’un des plus courus était Le Petit chaperon rouge. Pendant que
l’une de nous racontait l’histoire, les autres la jouaient. Celle qui jouait le
Petit chaperon était simplement vêtue d’une petite cape et d’un capuchon rouge
avec des petites sandalettes et portant à son bras un petit panier. C’est tout.
Au début, on l’a voyait avec sa mère dans une scène de lesbianisme
affriolant : Comme sa maman l’aimait
! Ensuite sa maman l’envoyait chez sa grand-mère et elle partait en
gambadant. Bien sûr le loup l’abordait en la violant; comme elle lui expliquait
qu’elle devait se rendre chez sa grand-mère, le loup s’y rendait avant elle.
Rendu là, le loup violait la grand-mère avant de l’ « avaler »
et attendait le Petit chaperon rouge dans son lit. Et le fameux dialogue des
grandes oreilles et des grandes dents ses terminait par : Grand-mère, comme vous avez une grande queue
! Mais c’est pour mieux la manger, mon enfant ! Et le loup forçait le Petit
chaperon rouge à lui faire une fellation au plus grand plaisir des spectateurs,
qui en redemandaient; alors le bucheron arrivait et la baisait par en arrière
tout occupée qu’elle était à sucer le loup. Sur ce, la grand-mère se réveillait
et l’histoire se terminait par une orgie à quatre... Je pourrais raconter la
même chose sur Blanche Neige et les sept nains qui devait faire sept fellations
l’une après l’autre pour se faire accepter par les nains ou encore Boucle d’Or
et les trois ours qui devait comparer trois queues en érection ou encore La
Belle et la Bête, Jeanne d’Arc, etc.
Il arrive aussi que pour animer des fêtes orgiaques,
on demande aux filles de mimer ou de jouer telle ou telle situation comme les
Jeux Olympiques d’hiver ou d’été, les Grands Ballets ou la Course autour du
monde; mais n’est qu’une macabre mascarade, ce ne sont que des prétextes pour
exciter l’appétit sexuel des clients; les simulacres des compétitions ne sont
faites que pour exposer le sexe des filles le plus possible, et les humilier
encore un peu plus; c’est à celle qui écartera les jambes au maximum et qui
offrira son sexe avec le plus de virtuosité, c’est à celle qui sera capable de
contorsionner avec la plus grande flexibilité. L’imagination des exploiteurs
est sans limite. On les déguise en athlètes, en gymnastes, en ballerines, en
marionnettes, en bédouines, en gheshas, en esclaves, et même en femmes
d’affaires, pour mieux les déshabiller et les violer avec délectation. Souvent
j’ai été mise en laisse et on me promenait à quatre pattes comme un animal de
compagnie, en me tapant le derrière avec une verge. J’ai participé aussi à des
séances de zoophilie, des relations sexuelles avec des animaux, des chiens
surtout, dressés pour chevaucher les filles, mais aussi des singes, des
serpents, des lapins, des perroquets, des chevaux. C’était écœurant, mais nous
n’avions pas le choix.
L’univers de l’exploitation sexuelle s’est bâti en
toute liberté en dehors de la société normale, avec ses propres règles et son
propre fonctionnement constitutif, ses propres règles implacables et
impitoyables. Les filles vivent hors du monde, hors du temps; elles sont
irrémédiablement enfermées dans une véritable prison à sécurité maximum où
elles n’ont plus aucune autonomie propre, ni d’existence propre; elles ne sont
que des choses dont on use, des objets que l’on vend et qu’on rachète ou
même qu’on s’échange : 1 000 euros, 5 000 dollars, combien en yens,
en dinars, en pesos, en livres, en roubles, en dollars canadiens ? Combien mon
maquereau a payé pour que j’aboutisse à Montréal ? Une bonne fille soumise et
attrayante est une valeur sûre, on la vend au prix fort. Dans le marché de la
traite humaine, c’est entre un ou deux millions de filles qui sont vendues
chaque année. On vend les filles deux à la fois, trois à la fois, parfois cinq
ou six. Des fois, il y a des hommes d’autres réseaux qui viennent examiner la
marchandise. Ils viennent au bordel et on leur amène celles qui sont à vendre.
Alors ils ouvrent nos blouses ou nos peignoirs, et nous pressent les seins sans
ménagement, ils les aiment fermes et ronds, ils nous tâtent les fesses, ils
nous rentrent les doigts dans le vagin, tout ça en disant : Beaux morceaux, ou bien : Ouais pas mal, ou : Ça pourrait être mieux; ou encore :
C’est quoi ces laidasses ? Ils nous
font pencher vers l’avant pour nous examiner la ligne de la croupe, ils
écartent nos jambes et une fois assurés de l’état satisfaisant de la
marchandise, ils vont payer le patron et nous embarquent.
Les voyages se font de jour, de nuit, peu importe.
Pour passer la frontière entre la Roumanie et l’Autriche, c’était de nuit par
des chemins détournés. À cette époque, il fallait encore faire un peu
attention, mais une fois sur le territoire de la communauté européenne, le
transport des prostituées est d’une facilité déconcertante, une vraie
farce : il n’y a aucun contrôle à aucune frontière. Les passeurs sont
morts de rire de voir avec quelle facilité on peut nous faire circuler d’un
pays à l’autre; on dirait que ç’a été fait exprès pour ça; l’abolition des
frontières en Europe a peut-être aidé au tourisme et le commerce, mais aussi un
coup de main fantastique pour le commerce illicite, et qui a eu un effet
multiplicateur exponentiel sur le trafic humain. Un trafic qui s’effectue
toujours de l’Est vers l’Ouest. Pas toujours, en fait. Il existe tout un
système de traite de filles de l’Asie vers l’Amérique; aussi un autre de
l’Afrique vers les pays du Nord. On nous met cinq ou six filles dans une
fourgonnette avec un chauffeur et un gardien; les filles ne sont même pas
attachées, ni entravées; elles ne peuvent s’échapper, c’est impossible, et
elles le savent. Pendant le trajet, il y en a toujours une ou deux qui choisies
pour satisfaire les deux hommes, pour leur faire la pipe qu’ils méritent, à
laquelle ils ont droit. En ce premier voyage, j’étais assise en arrière et j’y
ai échappé.
Les hommes des réseaux, les gardiens, les chauffeurs,
les passeurs, tous, peuvent nous prendre et nous violer n’importe quand,
n’importe où, ils n’ont pas de permission à demander à qui que ce soit, c’est
comme ça. Après ou avant notre journée de travail, ils montent ou descendent
dans le dortoir et pointent celle qui leur fait envie : Eh, toi, la p’tite salope, amène-toi ! Et on y va, en toute
passivité, en toute servilité. Pour ces hommes, il ne fait aucun doute que les
filles aiment ça, et c’est ce qu’elles disent de toutes façon : Tu aimes ça, hein ?... Oui, j’aime ça. Tu
aimes ça profond, hein ! Oui, j’aime ça profond. Et ça les renforce dans leur vision du monde. D’ailleurs, à leurs
yeux, toutes les femmes sont des putes, toutes les filles sont des nymphomanes,
et en plus, il ne faut pas leur faire perdre la main, n’est-ce pas, ils font ça
pour nous rendre service. Ces hommes voient le monde comme une jungle avec des
gagnants et des perdants, et si tu ne veux pas être dans les perdants, tu dois faire
partie des gagnants. C’est bien dommage, mais les filles ont perdu, et ils ne
peuvent rien contre ça; ce n’est pas de leur faute, ce n’est pas eux qui les
ont forcées.
Au milieu du trajet, un peu après avoir franchi la
frontière autrichienne, la voiture s’est arrêtée et les hommes se sont
dégourdis les jambes en allant pisser contre un arbre; ils nous ont fait sortir
deux par deux pour aller faire de même. Ils nous regardaient uriner en nous
disant de nous grouiller. Puis nous sommes remontées et le voyage s’est
poursuivi jusqu’à Vienne, la capitale de l’Autriche. J’apprendrais plus tard
faire des golden showers, des douces
dorées. Certains hommes adorent que les filles leur urinent dessus; quand on
est prévenues qu’un tel client s’en vient, on boit beaucoup et on se retient le
plus possible; il faut lui uriner sur le ventre ou même dans les mains et on
écarte bien les jambes pour qu’ils voient bien l’urine s’écouler; des fois, on
est deux ou trois à la fois et on déclare que celle qui urine le plus longtemps
gagne et le client est content.
Nous sommes arrivées au petit matin. La maison close
n’était pas très loin du quartier diplomatique; un quartier des plus chics. À
Vienne, je suis devenue Olga, ça sonnait russe, car les filles que les hommes
préfèrent en Europe de l’Ouest, ce sont les russes, peut-être que ça titille
encore plus leur envie de domination, que c’est bon pour leur ego, et les
autres slaves, Ukrainiennes, Biélorusses, Polonaises, Hongroises, Bulgares,
Lituaniennes. Je ne parlais pas un mot de russe mais mon accent roumain
suffisait à faire illusion. J’ai vite appris les rudiments d’allemand pour
répondre aux désirs de clients. Hast du das, hein gern ? Ja, ja, ich habe das gern. (Tu aimes ça, hein. Oui, oui, j’aime ça.) Du bist eine Dirne gerecht. Ja, ich bin
deine kleine Dirne. (T’es rien qu’une pute. Oui, je suis ta petite putain.)
On apprend vite quand obéir est une question de survie. À Vienne, c’était
presque une maison de luxe, en tout cas les clients étaient presque tous de la
haute société : des diplomates, des représentants gouvernementaux ou
d’organismes internationaux venus à divers congrès ou bien de riches hommes
d’affaires. Je ne pourrais même pas faire la liste des sortes d’hommes qui
m’ont violée au cours de ces seize ans : des diplomates, des avocats,
des hommes d’affaires, des importateurs, des professeurs d’universités et leurs
étudiants, des banquiers, des financiers, des policiers, des soldats, des
religieux, des évêques, des hommes politiques, des ministres, des fonctionnaires,
des maires, des employés municipaux, des bibliothécaires, des médecins, des
dentistes, des chirurgiens, des vétérinaires, des bijoutiers, des écrivains,
des journalistes, des animateurs de télévision, des comédiens, des pompiers,
des pilotes d’avion et des stewards, des coureurs automobiles, des sportifs,
des athlètes olympiques; j’ai même couché avec une champion du monde du 200 mètres en natation
qui s’en vantait, un Allemand. Tous les genres d’hommes nous passent dessus
sans exception : des garagistes, des ouvriers, des fermiers, des
restaurateurs, des livreurs de pizza, des laveurs de vitres, des peintres en
bâtiment, des veilleurs de nuit, des gardiens de zoo, des manipulateurs de
machinerie lourde, des coiffeurs, des marins et des officiers, des
informaticiens, des artistes, des chanteurs d’opéra, des musiciens d’orchestre,
ceux-là ils aiment bien nous prendre pour leur instrument de prédilection.
Plusieurs d’entre eux, on ne les voit qu’une fois; mais certains, ceux qui
viennent régulièrement prendre leur coup, on les revoie, on finit par les
connaître, ils se souviennent de nous. Quand ça s’est très bien passé avec une
fille, ils finissent par la redemander à chaque fois, et les marraines aiment
ça, ça fidélise la clientèle; mais il faut aussi créer le manque, alors elles
cachent la fille demandée une fois sur deux et proposent au client une autre
fille qui lui ressemble un peu. Car chaque homme à sa préférence en ce qui a
trait au type de fille, chacun a son genre de femme : avec des gros seins,
avec des seins plus petits, petites, maigres ou élancées, boulottes, les
cheveux longs ou courts, sa démarche, ça manière de sucer ou de bien jouir.
Car la fille
doit toujours faire semblant qu’elle aime ça, c’est ce qu’il y a de mieux pour
que le client revienne; il faut que le client en soit persuadé, elle se
déhanche, elle se tortille, elle soupire, elle couine, elle gémit aux bons
moments, elle feule, elle geint, elle se laisse embrasser, elle jouit de
prendre sa grosse bitte à pleine bouche et le client en redemande.
Physiquement, celles qui sont le plus populaire, ce sont les courtes sur pattes
avec des gros seins, celles-là on est sûr qu’ils y a toujours des clients pour
eux. La très grosse majorité des filles des réseaux d’exploitation sont plutôt
petites, frêles, délicates, faciles à dominer, peu menaçantes. Les Philippines
sont parmi les plus populaires. Le type de filles que les hommes n’aiment pas
beaucoup, ce sont celles qui sont trop grandes, par peur d’être dominés
peut-être; et celles qui ont la poitrine plate, celles-là elles ont peu de
risque de se faire capturer par les réseaux; et les obèses aussi, quoique... Ce
que les clients aiment, ce sont les filles assez petites, avec une poitrine
ronde, généreuse, engageante, qui se prend bien, un ventre plat, les hommes
détestent les bourrelets, et des fesses rebondies; pas du tout non plus le
genre mannequins de défilés de mode, élancée et maigre à faire peur. Les seins,
c’est ce qui les attirent le plus, avant toute autre chose, tous en raffolent;
plus ils sont gros, plus ils attirent la concupiscence des hommes. Aucun homme
ne résiste à une poitrine plantureuse, voluptueuse, bien exhibée, c’est la
garantie de leur plaire, à croire qu’ils ont tous été sevrés du lait maternel
trop tôt. Ils tâtent nos seins, les tripotent, les caressent, les pressent, les
soupèsent, les balancent, les lèchent, les embrassent, les sucent, les tètent,
les aspirent, les respirent, les mordillent, se les frottent contre le visage;
ils adorent qu’on leur caresse le corps partout avec nos seins, sur les fesses,
la poitrine, le ventre, le sexe. Un jeu fréquent auquel ils se prêtent est
celui, où se mettant à califourchon sur la fille, de se faire sucer et
d’éjaculer entre ses seins. Combien de fois les filles se font mordre les seins
au sang par les hommes qu’elles chevauchent ! Ça les amuse. C’est si
douloureux. Plus les seins sont gros, plus c’est bon. Plus ils se balancent, meilleur
c’est. À Berlin, il y avait un client, un jeune, qu’on avait surnommé « le
joueur d’orgue »; ils commandaient cinq ou six filles à la fois, ça lui
coûtait sont salaire d’une semaine, et nous devions nous placer côte à côte le
long du lit en nous tenant par les épaules et en nous penchant vers l’avant;
nos douze seins formaient une longue rangée qu’il faisait balancer, couché sur
le dos, extatique, de gauche à droite avec ses deux mains, pendant que la
dernière lui faisait un fellation; il jouissait en moins d’une minute.
Moi, tu vois Ève-Marie, je n’étais pas parmi les plus
belles, j’étais dans la moyenne, tu vois que j’ai des seins moyens; je n’ai
jamais été ni la plus grande ni la plus petite, c’est peut-être ce qui m’a
permis de demeurer aussi longtemps dans le circuit. Je n’avais rien de
particulier pour attirer le regard. Gare à celles qui se démarquent par
leurs yeux bleus, une petite cicatrice ou un grain de beauté bien placer sur la
joue ou la fesse, les hommes en raffolent elles y passent plus souvent qu’à
leur tour.
À Vienne, il y avait une trentaine de filles, deux
fois plus qu’à Bucarest, surtout des Slaves, quelques Africaines. C’était la
classe vraiment. Ironiquement, l’atmosphère était bonne; je suis obligée de
dire que le travail était moins dur qu’à Bucarest, c’est vrai qu’avec la
clientèle de haute classe, de cadres supérieurs, distingués et tout, qu’on
avait, on avait droit au gratin de la société perverse mâle. Le bordel était
ouvert dès 7h le matin, pour permettre à certains de ces messieurs de venir
nous rendre visite pour une petite pipe matinale avant d’aller au travail à
l’ambassade ou à la banque et de bien commencer leur journée, mais on ne
faisait chacune que dix heures par jour en se relayant; et une à deux fois par
semaine, il y avait les soirées, les
orgies. Le patron venait choisir six, dix ou douze ou quinze d’entre nous selon
les besoins, et on nous amenait en un convoi de deux ou trois voitures vers le
lieu de la partouze; la moitié du temps c’était dans la résidence privée d’un
millionnaire, mais ce pouvait être aussi une ambassade ou un bureau d’une
multinationale ou les locaux d’une organisation internationale ou encore un
grand hôtel cinq étoiles. La première fois que j’y suis allée, ça avait lieu
dans le Château Rostchild, un club privé pour gentlemen avec grillage
électrique, porte d’entrée coulissante et armada de gardiens de sécurité armés.
Tout le bâtiment était ultra chic; un ameublement de grand luxe avec lustres
dans le grand salon et miroirs au plafond dans les chambres. Arrivées à
destination, on nous faisait descendre de la voiture et entrer dans le grand
salon; et là, le patron vendait sa marchandise et nous présentait comme les filles les plus belles et les plus
chaudes de Vienne ! alors que nous attendait une dizaine ou une quinzaine
d’hommes d’affaires, salivant et trépignant, terminant leur repas ou après
avoir signé de bons contrats ou des accords commerciaux, ou des banquiers qui
venaient de s’échanger quelques milliards en actions diverses; ou bien
c’étaient un groupe de diplomates qui voulaient sceller la réussite leurs
négociations, ou simplement une grosse huile qui désirait récompenser ses
cadres supérieurs pour une année fructueuse. Alors qu’au bordel, on était en
déshabillé à journée longue, ces jours-là, on s’habillait et de façon tout ce
qu’il y a de plus chic : robes à paillettes ou jupes moulantes, blouses
saillantes ou corsages échancrés et bijoux à profusion aux poignets, au cou,
aux oreilles, aux chevilles, sans lésiner sur le maquillage et le parfum. Ce
n’était que de longues exclamations d’admiration bestiales lorsqu’on arrivait;
chaque homme pouvait choisir la fille qui lui plaisait, la baiser à qui mieux,
par en arrière, par en avant, ou en se faisant chevaucher, en jouir autant
qu’il le voulait et comme il le voulait, il n’y avait aucune contrainte, aucune
restriction, aucune limite, puis l’échanger pour en essayer une autre, et ainsi
de suite autant qu’il le désirait. La partouze, beuverie comprise, durait jusqu’aux
petites heures du matin. Là, on nous revoyait et on retournait en voiture
jusqu’au bordel.
Après un an à Vienne, j’ai eu la surprise de voir
arriver Theodora, une des quatre autres filles de Benesti qui avaient
sélectionnées avec moi par les recruteurs. Le roulement est toujours important
dans les maisons de prostitution; beaucoup de clients veulent de la chair
fraîche et de la
nouveauté. Tous les trois mois à peu près il y avait de
nouvelles filles qui arrivaient. Lorsque nous nous sommes vues, Théodora et
moi, nous nous sommes tout de suite reconnues, mais sans rien dire évidemment,
ça aurait suffi pour nous faire battre et nous faire partir aux antipodes l’une
de l’autre. Il est vrai aussi que nous n’étions pas fières, ni l’un ni l’autre
de ce qu’était dorénavant notre existence; mais dès que j’ai pu le faire sans
risque, sans que personne ne nous voit, je l’ai serrée dans mes bras et quand
ses larmes ont commencé à couler, je n’ai pas réussi, je n’ai pas réussi à
retenir les miennes.
Dans les semaines suivantes nous réussissions à nous
parler de temps en temps et, par brides, nous raconter nos histoires. Après sa
capture à Bucarest, frappée et ligotée, elle avait été envoyée immédiatement à
Prague. C’est là qu’elle avait été déflorée par le fils d’un important chef
d’entreprise, bon client d’un des plus importants hôteliers de la République
tchèque; une vierge par mois, c’était le prix qu’il demandait pour laisser ces
hôtels servir de relais aux passeurs. Ça se passe de façon très simple; les
passeurs qui transportent les filles et qui doivent faire une halte nocturne au
milieu d’un long trajet ont plusieurs de ces adresses où s’arrêter sur toutes
les routes principales d’Europe; il y en a dans tous les pays sans exception;
que personne ne croit que son pays est exempté. Les passeurs y font descendre
les filles et tout le personnel mâle de l’auberge peut en profiter en échange,
pour les passeurs, d’un repas, d’un verre d’alcool et d’un bon lit; après une
bonne nuit de sommeil, les passeurs sont prêts à repartir et à mener leur
cargaison à destination. Le matin, c’est avec des commentaires d’un mépris
indescriptible que l’hôtelier sert aux filles une tasse de café réchauffé et un
quignon de pain. Theodora avait été offerte à l’un des chefs d’une chaîne d’auberge
très coopératif envers les chefs mafieux qui voulait obtenir un gros contrat de
ravitaillement auprès d’une multinationale qui l’a lui-même offerte au fils du
président de cette compagnie. Les cadeaux sont bons pour les affaires. Elle m’a
raconté ce qui lui été arrivé à Prague; à peu de choses près c’était la même
histoire que la mienne.
Les deux hommes, le père et le fils, l’attendaient dans une
chambre d’un des plus luxueux hôtels de la ville; ils lui ont offert une coupe
de champagne puis le fils l’a amenée dans la chambre pour la sauter dans son
lit; quand il a vu qu’elle avait saigné et taché les draps, le père a appelé
les femmes de chambres qui ont changé le lit sans rien dire. Sur l’ordre de
l’homme d’affaires, Theodora est partie prendre un bain moussant dans la salle
de bain. Il l’y a rejointe et la baisée à son tour; et quatre autres fois
chacun par la suite. À Prague, m’avait-elle raconté, elle avait vécu des choses
horribles. Un jour, au début elle ne se sentait pas bien; elle était si malade
qu’elle pouvait à peine se tenir assise dans son lit. Lorsque le patron,
entouré de sa garde, est venu voir ce qui se passait, pourquoi elle ne pouvait
pas aller travailler comme les autres, l’une des filles, une nouvelle comme
elle, a voulu prendre sa défense en demandant pour elle un jour de congé. Le
patron l’a immédiatement assaillie d’un rude coup de poing à la figure; elle a
vacillé et le patron l’a frappée à nouveau avec un coup de genou dans le
ventre. Elle s’est écroulée, et là le patron lui a asséné de coups et de coups
de talon à la tête, en hurlant de rage, jusqu’à ce que sa figure ne soit plus
qu’une bouillie de chair et de sang. Elle est morte. Son nez avait éclaté; ses
yeux pendaient sur ses joues; des morceaux de dents brisées étaient éparpillés
sur le plancher; il y avait une grande flaque de sang sur le plancher. C’était
horrible. Les autres filles étaient paralysées de terreur. Le patron,
essoufflé, a dit : Nettoyez en
vitesse; vous êtes déjà en retard. Les hommes ont emporté le corps pour le
jeter dans un dépotoir en banlieue et les filles ont nettoyé la chambre comme
elles ont pu, et la vie du bordel a continué. Theodora se sentait coupable de
sa mort; elle disait que c’était à cause d’elle qu’on l’avait tuée à coups de
talons.
Dans le bordel à Prague, elle a trouvé ça très dur;
elle ne comprenait par un mot de ce qu’on lui disait et elle s’est fait battre
souvent, surtout que c’est une jolie fille et elle était très populaire auprès
des clients qui la réclamaient à cor et à cri, ce qui suscitait la jalousie des
autres filles. Elle se faisait battre par les filles et par les hommes. Moi, je
n’avais que très peu touché à la drogue jusqu’à maintenant, mais Theodora était
déjà dépendante quand elle est arrivée à Vienne et elle avait toutes les peines
du monde à diminuer sa consommation. À Vienne, il n’y en avait pas beaucoup,
mais le patron lui en fournissait quand elle en réclamait. Nous n’étions pas
des amies proches à Benesti, même si on avait été ensemble à l’école; nous
n’étions pas dans la même classe, elle avait un an de plus que mois; mais se
retrouver nous a fait un bien immense; en tout cas, à moi ça me permettait de
croire que je n’étais pas toute seule dans cet enfer, et pour elle, je sais que
mon aide lui a permis de ne pas sombrer complètement dans la folie. Nous faisions
fait attention pour ne rien laisser voir de notre amitié, même lorsqu’un client
nous réclamait ensemble pour des petits jeux pornographiques. Ça, c’est un
autre jeu excitant favori des hommes : voir des filles se faire des
mamours, les voir se caresser, s’embrasser, se sucer mutuellement les vulves,
se stimuler, se faire l’amour à l’aide de toutes sortes d’objets érotiques et
jouir goulûment comme deux lesbiennes amoureuses. Les filles deviennent vite
adroites à se faire mutuellement ce qu’il faut pour satisfaire les clients.
Est-ce qu’elles aiment ça ? Non pas vraiment, mais c’est sûr que ça change de
la brutalité des clients, alors on y met le temps qu’il faut. Des fois
certaines parties de lesbianisme qu’on nous demande sont beaucoup plus
désagréables; les hommes nous mettent en compétition l’une contre l’autre, nous
font lutter, nous font même nous battre entre nous. C’est à celle qui sera la
plus agressive, la plus mauvaise, la plus méchante, la plus belliqueuse. Ça les
excite. Je me suis battue contre d’autres filles dans la boue, dans la gelée,
dans l’eau, dans la mousse.
Le pire jeu de ce genre auquel j’ai du prendre part était
celui du combat de coqs; les deux
filles se mettent à quatre pattes par terre ayant chacune un plume d’oie
plantée dans l’anus et il s’agissait, pour triompher, de réussir à voler la
plume de l’autre. Celle qui gagne ne sera que violée et non pas enculée, car la
plume qu’elle conserve dans l’anus la protège. Pourtant s’il y a une chose que les
hommes détestent, c’est bien les vraies lesbiennes. Ils sont prêts à les tuer
toutes sur place. Elles les répugnent. Ils ne supportent pas plus les
homosexuels qui les dégoûtent tout autant; deux lesbiennes, c’est deux filles
de moins, deux filles dont ils ne peuvent profiter pour leurs plaisirs
charnels.
Je suis restée un peu plus de deux ans, je crois, à
Vienne avant de partir pour Rome. C’est le matin durant la séance de maquillage
que j’ai appris que je devais partir; j’avais dix minutes pour me préparer. Theodora
me serrait les bras à me faire mal, totalement paniquée, presque hystérique,
les yeux révulsés, mais moi, je n’avais pas le choix; je lui mettais la main
sur la bouche pour ne pas qu’elle crie, je ne pouvais rien faire d’autre; je ne
l’ai même pas étreinte pour ne pas empirer la situation. Pendant tout le
trajet, je pleurais abondamment, espérant de tout cœur qu’elle ne sombrerait
pas dans le désespoir, mais j’en doute; quelque chose me dit qu’elle s’est
suicidée peu de temps après mon départ, ou qu’elle est morte d’une surdose.
Si au moins, j’avais pu la prendre avec moi, surtout qu’à Rome... À
Rome, les conditions de travail étaient en même temps plus pénibles et moins
dures. Tous les bordels se ressemblent, mais ils sont tous différents. À Rome,
le problème, c’était le lieu, il n’y avait pas l’air climatisé dans la maison,
mais seulement des climatiseurs dans quelques chambres, et rien dans la chambre
commune qui était au sous-sol, pas de fenêtre non plus. Comme seule aération,
il y avait trois lucarnes qui donnaient sur la cour arrière; c’était éprouvant.
Durant les chaleurs de l’été, on y crevait de chaleur; plusieurs des filles
s’évanouissaient. Les tâches ménagères aussi nous incombaient; une fois par
semaine, le dimanche matin le bordel fermait pour quelques heures jusqu’en
début d’après-midi, sans doute pour permettre aux hommes d’aller à l’église, il
fallait laver les draps et nos vêtements, nettoyer les chambres et laver les
planchers, balayer les couloirs et les escaliers, sortir et dépoussiérer les
tapis, astiquer les meubles, faire briller les miroirs; mais curieusement, ces
corvées étaient faites dans une certaine bonne humeur, sous le regard torve des
carabiniers locaux, les seuls mâles autorisés à venir dans la cour arrière, qui
se rinçaient l’œil sous prétexte de nous protéger des intrusions dangereuses. Cette
cour était grillagée et l’on ne pouvait s’en échapper, mais au moins on était
dehors, un peu par la force des choses; quel bonheur c’était de voir le soleil,
de sentir la fraîcheur de la brise, se sentir l’air marin. La matrone y
participait et tout le monde mettait la main à la pâte, comme si ce petit
intermède ménager hebdomadaire permettait de libérer la pression et les
tensions. La matrone, qu’on appelait Santa-Tanta, y était pour beaucoup dans la
bonhomie ambiante. Il fallait bien sûr faire tous nos clients quotidiennement,
et rapporter chaque mois le montant exigé par le patron, et en cela elle était
intransigeante, mais tout de même elle prenait soin de nous, elle nous écoutait
à sa façon, elle nous soignait lorsqu’on était malades et ne nous forçait pas à
travailler quand on avait nos menstruations sauf pour des fellations à nos
clients réguliers, tout à l’opposé de cette chipie acariâtre de marraine de
Bucarest ou que celles surtout que je rencontrerais plus tard en Allemagne.
Le bordel était sur la petite plazza Bonifacio, à
quelques minutes de marche du Vatican; il n’était indiqué dans aucun guide
touristique, mais le bouche à oreille suffisait pour que les touristes du monde
entier affluent durant toute la belle saison. En hiver, plusieurs des clients
réguliers revenaient, ceux qui ne voulaient pas se mêler aux étrangers ou qui
partaient eux-mêmes vers d’autres paradis tropicaux comme Cuba ou la Barbade, ou
encore la Thaïlande qui offre des plaisirs que l’Italie ne possède pas.
M’adapter au bordel de Rome n’a pas été trop
difficile, surtout qu’avec le français que j’avais étudié à l’école, je me suis
vite débrouillée en italien. La chose que j’ai trouvé le plus difficile était Il muro ai belli buchi (Le mur aux jolis
trous) : c’était le mur de la petite pièce sous l’escalier qui menait aux
chambres, il était percé d’un certain nombre de trous à différentes hauteurs,
les carabiniers et les inspecteurs sanitaires ou municipaux qui venaient à la maison
y glissaient leur queue et la fille de service devait lui faire une pipe et
tout avaler bien sûr; c’était propre, vite fait, ni vu ni connu, pas
compromettant; l’homme remontait sa braguette et repartait satisfait de sa
visite pour rédiger un rapport en trois exemplaires. Et il disait : Puttana, puttana ! Et parfois : Mama mia ! On étouffait dans ce réduit;
je détestais les jours où c’était mon tour d’y être de service et devoir passer
la journée dans cette pénombre surchauffée. Le médecin quant à lui venait une
fois par mois. Et bien sûr, il se faisait payer par des services appropriés.
C’était la même chose pour tous les autres travailleurs et spécialistes que
nécessitent l’entretien au quotidien d’un bordel : électriciens,
plombiers, couvreurs, ramoneurs, marchands de meubles; les patrons ont des
listes complètes d’hommes qui offrent leurs services en échanges de faveurs
sexuels. Ça réduit considérablement les coûts d’exploitation. Le rôle du
médecin est crucial dans un bordel, car les exploiteurs ont horreur de maladies
sexuelles et une peur bleue de la propagation du sida. Elles passent donc des
examens médicaux régulièrement; dès qu’une fille est déclarée malade, elle est
éliminée ou, au mieux, impitoyablement jetée à la rue.
Une bonne partie de notre clientèle de la maison close
de la plazza
Bonifacio était des hommes d’église, curés, prêtres,
aumôniers, diacres, moines, frères ou pères, nonces apostoliques, secrétaires,
évêques ou même cardinaux et jusqu’à des popes orthodoxes - quelle surprise, ça
a été pour moi ! - se permettant de forniquer, loin des yeux loin du cœur, sans
que personne n’en sache rien. Les favoris de certaines filles étaient bien sûr
les séminaristes qui étaient si jolis à regarder, presque à croquer, et en même
temps si tristes à voir avec leur air coupable de chiens battus la queue entre
les jambes. Mais les ecclésiastiques avaient un si grand mépris des femmes,
mépris qui atteignait les limites du dégoût et de la répugnance, pour ces
créatures de Satan qui les induisaient en tentation et qui les faisaient
succomber à leurs péchés, à cause de qui ils se vautraient ainsi à leur grande
honte dans le vice et le lucre, que veut, veut pas ça m’affectait, ça me
rendait peu charitable; surtout que cette attitude déteignait sur bien des hommes
italiens; il n’est pas très bon d’être un « pute » au pays mâle de
Berlusconi. La plupart du temps j’expédiais la chose la plus vite possible pour
m’en débarrasser et passer au suivant.
Mais il me fallait quand même faire attention et jouer
juste sur les limites des plaisirs offerts et de la répugnance ressentie, car
faire commerce avec l’Église est lucratif et Santa-Tanta avait quand même ces
chéries à l’œil et ne voulait pas que se tarisse la manne que ces visites
saintes et assidues rapportaient à ses affaires, et à son patron. À Rome, il
n’y avait pas de soirées de partouzes comme à Vienne, mais il arrivait souvent
qu’une ou deux filles soient livrées à domicile. Comme partout, les hommes
d’Église pouvaient demander deux ou trois filles en même temps, et parfois deux
ou trois hommes ensemble se payaient une fille, pour réduire les coûts. Alors
on était amenées dans un presbytère ou une sacristie ou une autre résidence de
communauté pour satisfaire subito presto
et en catimini les envies irrépressibles et inconfessables de ces messieurs.
Des dizaines de fois j’ai fait des pipes dans un confessionnal; parfois,
c’était les prêtres qui faisaient la queue pour se confesser plutôt que les
fidèles. Mais là aussi, la brutalité gardait ses droits; nombre de religieux se
servaient des objets cultuels pour leurs rituels sexuels : crucifix,
calices, chapelets, saint-chrême et bréviaires étaient utilisés à toutes les
sauces, et même les hosties trouvaient leur place dans des communions très
particulières; on nous en fourrait un dans le vagin et le jeu rigole pour le
prêtre était d’aller le rechercher avec la langue. C ’est là que, pour la première fois, j’ai
connu des hommes québécois sans savoir que je me retrouverais ici dix ans plus
tard. Ils me dégoutaient tous les uns que les autres; et malgré tous mes
efforts, malgré l’entraide et la solidarité évidente, et la générosité, du
groupe de filles du bordel, je ne parvenais à m’intégrer à leurs discussions
polissonnes sans fin sur les vertus théologales des uns et des autres et sur
les bienfaits du célibat sur la concupiscence et les faiblesses de la chair.
Je suis restée deux ans et demie à Rome avant de me
faire envoyer à Genève. Quand le maquereau d’un autre bordel venait voir
Santa-Tanta avec le patron, nous restions toutes coites; personne n’avait envie
de partir et on ne voulait pas se faire remarquer. Mais ils descendaient dans
notre chambre et elle nous faisait mettre en rang le long du mur en petites
tenues. De quoi avait-il besoin ? Des jeunes, des plus expérimentées, des plus
adroites, des lascives, d’une ou deux plus timides ? Quand il passait sans nous
remarquer c’était un soupir de soulagement. Comme je comprenais le français,
l’allemand, l’italien et un peu d’anglais à cause des touristes, j’étais une candidate
de premier choix pour cette ville internationale. Et, me vantait Santa-Tanta,
je n’étais pas une de ces têtes folles comme plusieurs parmi les autres qui
jacassent force commérages dès qu’elles en ont l’occasion. Non, non, tu n’auras aucun problème avec elle, je te garantis; elle
sait tenir sa langue et elle sait se tenir; jamais une plainte, jamais un mot
de travers; le respect de la clientèle et de son travail avant tout; et elle
est encore jeune, tu l’auras à ton service pour plusieurs années, et puis elle
parle français. Ce dernier argument l’a convaincu et il a hoché la tête. L ’acheteur m’a dit
de me tourner et de me pencher et écartant les jambes; il a baissé ma culotte
et a écarté mes fesses, il a rentré un doigt dans mon vagin; il voulait voir si
je n’étais pas trop élargie, c’est-à-dire si mon vagin n’étais pas trop
distendu. Ouais, ça va, ce trou-là j’le
prends... Dépêche-toi te préparer, a simplement conclu la matrone.
Je suis montée dans la fourgonnette où il y avait déjà
quatre autres filles d’un autre bordel, la récolte avait été bonne. Le voyage à
pris huit heures; nous nous sommes arrêtés une fois à un relais dans les
contreforts des Alpes pour casser la croûte. L ’hôtelier et les serveurs ont eu droit à
leur pipe habituelle. Il y en a un qui a voulu nous regarder pisser l’une après
l’autre. Ça lui plaisait. Alors qu’on remontait dans la fourgonnette, les deux
hommes de garde ont soulevé nos jupes devant les autres pour nous faire
respirer le bon air des montages, et les autres se sont marrés tout leur saoul,
ils riaient aux éclats en se tapant sur les cuisses comme des demeurés. Le
bordel de Genève, qui ressemblait un peu à celui de Vienne, n’était pas très
loin du quartier international; je m’en souviens, c’était sur la Route des
Franchises, je trouvai ça assez ironique. Missions consulaires, Croix-Rouge,
Amnistie internationale, OMS, ONU, OMC, HCR, OMM, UIT, COE, je les ai toutes
faites ces organisations; même des employés de l’OMPI venaient nous voir, à
quelques minutes de marche. L’OMPI c’est l’Organisation mondiale de la
propriété intellectuelle, c’est tout dire !
À Genève, ce n’était pas les hommes gourmands en
manque de femmes et argentés qui manquaient, comme les Africains. Ceux-là
alors, quand ils arrivaient en délégation, c’était bruyant et animé. Toutes les
filles blanches étaient alors réquisitionnées. À Genève, nous allions souvent
en escorte dans des chambres d’hôtel cinq étoiles, et comme je comprenais
plusieurs langues, j’étais une candidate de choix pour ces visites particulières.
Dans la journée, le patron disait tout simplement : Tatiana, 20 hr. À Genève,
j’étais Tatiana, il fallait jouer sur mon côté vaguement slave. À Rome, j’avais
été Nina un bout de temps, puis Cooky vers la fin. J ’en étais venue à souhaiter qu’il me désigne,
car ça allégeait et écourtait mes journées de travail et ça en brisait la
monotonie, et ça me permettait de sortir aussi. Je devais me préparer, me
maquiller, me parfumer et m’habiller, parfois selon les demandes du client. À
l’heure dite, l’un des gardes, impeccablement vêtu, venait me chercher et me
conduisait à l’hôtel; il laissait les clés de la voiture au valet, je pouvais
voir en passant des dizaines de Mercedes, de BMW, de Bentley, de Rolls-Royce
dans le stationnement. On rentrait tout bonnement par la porte principale et
sans même passer par la réception, il me faisait montait à tel ou tel étage où
m’attendait le client qui avait payé mes services pour une demi-heure, ou
parfois, plus rarement, une heure. Je me suis fait des Français, des Allemands,
des Américains, des Canadiens, des Japonais - les pires salopards vicieux de
tous -, des Coréens, des Chinois, des Latinos, des Indous, des Australiens et
des Suisses aussi. On ne m’envoyait pas chez les Russes, car chaque homme
désire sa touche d’exotisme érotique. Les Russes avaient droit aux Asiatiques
surtout, comme les Philippines, ou encore les mulâtres.
Un soir, l’un de ces clients m’a offert un verre,
c’est presque toujours comme ça que ça commençait, puis m’a fait déshabiller et
je l’ai déshabillé à son tour; nous étions étendus côte à côte à poils sur le
lit, en nous faisant face. Il me regardait avec beaucoup d’attention. C’était
un Britannique, dans la jeune quarantaine, bien de sa personne avec une petite
moustache; peut-être un financier de la City. Il s’est penché vers moi et s’est mis à me
caresser, des doigts, des mains et de la langue; il m’a caressé dans le cou,
sur les joues, sur les yeux, les épaules, le dos, sur la poitrine; il me
mordillait les doigts; c’était à la fois très doux, je dirais presque gentil,
et en même temps, il était le maître, j’étais à sa disposition, j’étais son
jouet, sa poupée, sa possession. J’avais juste envie qu’il en finisse. Il a
continué; il est descendu vers mon ventre vers puis vers ma vulve et mon clitoris
qu’il s’est mis à lécher; puis de plus en plus intensément, de plus en plus
profondément; on aurait dit qu’il cherchait mes zones érogènes. Bien sûr, je ne
ressentais absolument rien, j’avais appris depuis longtemps, comme toutes les
filles prostituées, à me séparer mentalement de mon corps. Toutes les filles
font ça, se séparer de leur corps. C’est normal, ça devient naturel, c’est
instantané. Je n’ai jamais rien ressenti dans aucune des dizaines de milliers
de fois qu’un homme m’a pénétrée, sauf au tout début. Au début j’ai ressenti de
la douleur, de la souffrance, la honte, l’humiliation, le dégoût de moi-même.
Mais une fois la souffrance surmontée et la douleur disparue, une fois le corps
adapté à l’humiliation, à la déshumanisation, les filles ne ressentent plus
rien. Il se fait une coupure totale entre les terminaisons nerveuses et la tête. Bien souvent,
l’une ou l’autre drogue rend la chose encore plus facile. Mais bon, ça avait
l’air de lui faire plaisir à ce Britannique BCBG, je me disais qu’au moins ce
n’est pas un salaud brutal ou vicieux comme les autres, c’est un salaud
d’accord mais ce n’est pas une brute, ni un porc. Alors, je ne sais pas trop
pourquoi, j’ai pris sa tête entre mes mains pour l’encourager et j’ai fait
semblant d’aimer ça en gémissant un peu. Après quelques moments, il a mis un
condom et il m’a pénétrée. Encore là, il essayait d’être délicat, presque
tendre et au moment de l’orgasme, il s’est laissé aller; nous nous sommes
regardés dans les yeux, disons que c’est moi qui l’ai regardé dans les yeux,
car d’habitude je garde la tête tournée et même les yeux fermés. Il s’est
couché sur moi et je n’osais pas le déplacer; j’ai tourné ma tête de côté, et
c’est alors que j’ai vu son téléphone portable sur la table !
Je n’en avais jamais utilisé de ma vie, mais je savais
ce que c’était, depuis quelques temps les patrons ne se servaient plus des
portables pour communiquer, pour faire des transactions, pour arranger les
rendez-vous, et beaucoup de clients en avaient. Une idée folle m’a traversé
l’esprit; quand il s’est écarté, je me suis habillée et j’ai tout bonnement dit
en anglais : It’s yours ? C’est
à toi ? Yes. Can I ? Est-ce que je
peux ? Well…
I don’t know. Oh, why not ? Ouais… pourquoi pas ? Il m’a ouvert le téléphone et a pesé la touche de
démarrage. Mes parents n’avaient pas de téléphone bien sûr, mais en cas
d’urgence à Benesti nous allions recevoir ou donner des coups de fil au bureau
de poste. J’ai composé le numéro, mais il ne s’est rien passé. Mon client,
allongé à côté de moi, s’est proposé de m’aider et il m’a demandé le numéro, et
là il m’a aussi demandé le code international. J’ignorais le code pour entrer
en Roumanie, et j’ai compris la futilité de mes efforts. Il a dit : I’m sorry, je suis désolé, et je suis
sortie de la pièce, et je me dirigeais vers la porte de sa chambre d’hôtel. Attends, a-t-il dit. J’ai déjà payé, mais voilà pour toi. Il
me tendait un billet de cinquante francs suisses. Non, non, je ne peux pas
prendre ! Donne au patron. Non, j’ai déjà
payé ton patron, ça c’est un cadeau que je te fais parce que j’ai vraiment aimé
ça; c’était très… spécial. Non, non, je ne peux prendre, sinon j’aurais graves ennuis. Il
était si désolé. Comment t’appelles-tu ?
Tatiana. Tatiana… Est-ce que tu viens de
Russie ? Non, je viens de Roumanie !... Comment avais-je pu dire cela ?
Impulsivement, j’avais voulu affirmer cette parcelle de mon identité, qui me
revenait du tréfonds de mes jeunes années à jamais disparues; mais tout de
suite je l’ai regretté. Je pouvais encourir des sanctions pour avoir dit ça.
J’ai quitté la chambre. Le
garde m’attendait dans le couloir. Qu’est-ce
qui s’passe ? Tu as dépassé l’heure prévue ! C’est parce que j’ai jasé avec
lui; ils aiment bien ça quand nous parlons avec eux. Ouais, ça va; mais si jamais j’ai des ennuis avec le patron à cause de
toi !...
Mon Britannique m’a fait redemander; deux jours après
et cette fois-ci dans l’après-midi. Je suis rentrée dans sa chambre, ses
valises étaient déjà toutes prêtes dans le salon; il avait un avion à prendre;
il m’attendait dans la
chambre. Hello , Tatiana. J’ai commencé à me
déshabiller, mais il m’a arrêtée. Arrête,
je ne t’ai fait venir pour ça. Il m’a tendu son téléphone. Prends-le ; il faut faire 00 pour sortir du
pays et 43 pour la Roumanie, ensuite tu fais le numéro de téléphone.
J’étais comme paralysée; je ne comprenais pas, je ne comprenais rien. Est-ce
que c’était un piège ? Est-ce qu’il était de mèche avec les exploiteurs ? Ça ne
pouvait pas être vrai, c’était impossible. Je me suis levée; je voulais
m’enfuir, mais il m’a retenue par les poignets. Tatiana, téléphone chez toi. Call home. Je pleurais à chaudes
larmes. J’ai quand même pris le téléphone, mais mes mains tremblaient tellement
et mes doigts étaient si raides que je pouvais presser aucune des touches. Attends je vais le faire. Il a composé
le code de sortie, puis le code du pays, et même le numéro de téléphone de
Benesti qu’il avait retrouvé dans la mémoire de l’appareil. Il m’a mis le
téléphone sur l’oreille. Au bout d’un long moment, j’ai entendu la sonnerie. Un coup,
deux coups. Branii ! Quelqu’un
répondait. J’ai dit en roumain : Teofila, c’est toi ? C’est toi, Teofila ?
Oui, qui est à l’appareil ? Teofila,
c’est Gabriela, Gabriela Coman. Mon Dieu
! J’entendais ses exclamations à l’autre bout du monde. Teofila, dis à mes
parents que je suis vivante; vivante tu m’entends. Dis-leur que je suis
vivante. Tu peux faire ça pour moi ? Oui,
oui, je leur dirai. Dis-leur que je vais bien, dis-leur de ne pas s’inquiéter,
dis-leur que je vais bien. Oui, oui, je
leur dirai, Gabriela, compte sur moi. Dis-leur que je suis à… que je suis…
Non, dis-leur juste que je vais bien, que je suis en bonne santé… que je
travaille. Tu leur diras Teofila. Oui,
Gabriela, compte sur moi. Et j’ai raccroché. Je n’avais même pas demandé
comment allaient mes parents. Je ne sais pas si Teofila la postière a fait le
message. Je suppose que oui; je suppose qu’il a dû autant les rassurer que les
laisser avec leurs questions. Pauvre Teofila, ils ont dû la questionner tant et
plus sans pouvoir obtenir les réponses qu’ils voulaient; peut-être a-t-elle
inventé une histoire. Je sanglotais, je pleurais, comme ça faisait six ans que
ça ne m’était pas arrivé. Mon Anglais m’a pris dans ses bras, et moi, la
pauvresse je me suis laissé faire. J’aurais dû le battre, le frapper, lui
griffer le visage jusqu’à le défigurer pour me venger de tout le mal subit et
que sa Bobonne sache ce qu’il était venu faire à Genève : profiter des
jeunes filles exploitées. I’m sorry.
Shut up ! Ça, c’était trop; j’étais en colère, toute chamboulée, je me suis
levée pour m’en aller. Attends, j’ai
quelque chose pour toi. Non, non, rien, je ne veux rien; tu vas juste
m’attirer problèmes. Il a sorti deux billets de 100 francs suisses. Je te les donne. Je les ai jetés sur le
tapis. Prends-les je t’en supplie; ça
pourrait t’aider un jour. Je les ai froissés dans ma main et je suis
sortie. Le garde n’était pas devant la porte; j’ai donc attendu dans le
couloir, mais je ne pouvais pas rester là sans attirer l’attention; j’ai fait
les cent pas. Le garde devait se trouver devant la porte, c’était formellement
interdit pour lui de partir. Enfin, quelques minutes après, il est arrivé, tout
éberlué de me voir poireauter, c’est vrai que j’étais sortie de la chambre un
bon dix minutes avant le temps. Le garde s’est mis à bafouiller. Qu’est-ce que tu fais là ? J’ai
dit : Il a pris son coup et m’a
foutue dehors. Dans l’ascenseur le garde trépignait d’inquiétude, suant à
grosses gouttes. Tu ne l’diras pas au
patron que j’étais pas là, hein ? Alors, j’ai eu une intuition.
Instinctivement, je lui ai mis les deux billets dans la main. D ’accord, je dirais rien, mais garde ça pour
moi. Je tremblais. J’avais dit ça presque sans réfléchir. Je prenais un
risque énorme qui pouvait nous valoir à tous les deux des conséquences
tragiques. Ce que je faisais était très dangereux. Nous pouvions tous les deux
perdre la vie pour ça. Il a juste dit : OK, et il a mis l’argent dans sa poche. Il savait qu’il était en
faute lui aussi et qu’il s’assurait ainsi de mon silence.
Je suis restée plus ou moins trois ans à Genève. L’été
après cet épisode avec mon Anglais, un acheteur est venu. Il parlait allemand
avec le patron. Le patron avait récemment reçu un nouvel arrivage de jeunes
filles d’Europe de l’Est, des Bulgares, des Ukrainiennes, des Lettones, mais
pas de Roumaines. La plupart de ses filles étaient, comment dire, des
travailleuses forcées. Depuis peu, le système de recrutement en Europe de l’Est
avait changé. Il y avait encore toujours des enlèvements comme le mien, mais
après avoir écumé presque tous les coins des divers pays, ce n’est pas que la
police était devenue plus efficace, mais les populations étaient plus méfiantes
et savaient mieux détecter les rapaces carnassiers. Alors les trafiquants
recrutaient les filles par des annonces d’emploi de secrétaires, de serveuses,
de danseuses, de filles au pair, ou encore de femmes de ménages ou de gardienne
d’enfants dans des familles riches. Et c’est d’elles-mêmes qu’elles venaient se
jeter dans la gueule des loups. Arrivées à destination, elles étaient plus
menacées que battues; on leur confisquait leur passeport, leurs papiers et on
les obligeait à travailler dans l’industrie du sexe. Elles travaillaient comme
escorte pendant six ou huit mois; on leur donnait un petit revenu à peu près
cent euros par mois et ensuite on les renvoyait chez elles. Et hop, on faisait
de la place pour d’autres, plus jeunes et plus jolies. Certaines même, de
nouveau sans ressources, revenaient d’elles-mêmes l’année d’après.
Le patron a fait descendre dans le garage celles dont
il ne voulait plus, et l’acheteur en a choisies huit, dont moi.
Direction : l’enfer.
Je ne l’ai su qu’à l’arrivée, mais nous partions pour
Ulm dans le sud de l’Allemagne, un petit voyage d’à peine cinq heures. Entre la
Suisse et l’Allemagne, il n’y a même plus de douane. On longe le lac de
Constance et hop, nous voilà de l’autre côté de la frontière. Ulm est
une ville industrielle, noire, sale, polluée, des raffineries, des usines de
voitures, du charbon. Il y a bien une colossale cathédrale gothique et une
université à Ulm, et je n’ai jamais vu ni l’une ni l’autre, car ce n’est pas là
qu’était situé le bordel, plutôt dans le quartier ouvrier, non loin de la gare,
mal famé, où sévissaient toutes les violences urbaines. Die Höhle der Vergnüger (La Caverne des plaisirs), en fait, c’était
plus qu’un bordel; c’était un bar et on y offrait des spectacles, si on peut
appeler ça comme ça, de danses érotiques, vous savez ces filles qui se frottent
lascivement sur un poteau pour exciter les mâles en érection; on faisait aussi
des stripteases, et autres démonstrations pour assouvir tous les plaisirs
charnels des clients masculins. Tous les goûts étaient permis dans ce bouge. Le
bar ouvrait à 14 hr, pour quelques habitués chômeurs ou retraités, mais c’était
surtout vers 18 hr à la sortie des usines qu’il s’animait. Il devenait alors un
antre du lucre et de la débauche dans son expression la plus sordide. On
évoluait dans un bruit assourdissant de cris, de hurlements, d’exclamations tonitruantes,
de hululements hystériques, de rires tonitruants et dans un brouillard de fumée
à couper au couteau; les bousculades et même les bagarres étaient fréquentes.
Plus d’une quarantaine de filles y travaillaient, six jours sur sept; le lundi
c’était fermé. On faisait soit l’accueil, soit les tables, soit les danses.
Mais à quelque position que ce soit, tous les clients pouvaient nous tripoter,
nous toucher, nous tâter les cuisses, les fesses ou les seins. Pour aller plus
loin, il fallait payer. À l’arrière de la grande salle, il y avait une série de
petites alcôves d’un mètre par un mètre et là c’était soit la pipe soit une
baise debout par en arrière. Cinq minutes pas plus long. On les enfilait les
uns après les autres. C’était épouvantable. Je n’en croyais ni mes yeux, ni mes
oreilles, ni mon nez. Les premiers soirs, j’ai cru que ma tête allait éclater
de tant de boucan, tant de tapage assourdissant. Toute la soirée jusqu’à la
fermeture à 4 hr du matin, ça n’arrêtait pas, ça hurlait, ça criait, ça
beuglait, ça bramait, ça s’invectivait, ça pétait, ça crachait, ça braillait,
ça chantait, si on pouvait appeler ça chanter; la bière coulait à flot dans les
verres et sur le plancher, sans oublier les hommes qui vomissaient sur nous. Le
plus surprenant, c’est que les filles gardaient une part de l’argent qu’elle faisait
avec les clients. Dix euros pour une danse sur la table avec droit de toucher,
vingt euros pour une pipe, trente euros pour une baise rapide et quarante pour
enculer une fille. On en gardait le tiers et le reste pour les patrons. On
pouvait se faire jusqu’à vingt clients les soirs de grands achalandages, les
vendredis et les samedis. Mais on ne gagnait presque rien; on ne pouvait rien
garder. Toutes les filles se droguaient et il leur fallait qu’elles se payent
leurs doses d’héroïne, de cocaïne ou d’amphétamines. Et puis, il y avait les
vêtements, les souliers, les jupes, tout le maquillage et les vernis, les
accessoires comme les brosses ou les rasoirs, la literie, ainsi que les
médicaments quand on était malades; au bout du compte il ne restait pas grand-chose.
Ulm, c’était le cul du monde. Durant douze heures sans
vraie pause, six jours sur sept, dans un bouge qui puait la merde et le vieil
alcool, on se faisait continuellement agresser, sauter sans ménagement par des
troupeaux de bêtes sauvages hurlantes et malodorantes qui nous rentraient leur
queue jusqu’au fond de la gorge ou au plus profond des entrailles. J’ai vu là
et vécu des scènes de bestialité sans nom. Oui, ces hommes étaient des bêtes,
et les filles aussi étaient réduites au rang de bêtes. On leur trempait les
seins dans une chope de bière, et ils s’en abreuver. Parfois, pendant qu’elle
en suçait un, les autres membres du groupe la violaient tour à tour par en
arrière. Et tout le monde riait. Puis pour lui payer son dû, ils lui fourraient
les billets dans le vagin. Et ça les faisait rire encore plus.
Certains, pour montrer leur force, rentraient un ou
deux dans le vagin d’une fille, puis la soulevait de cette seule main jusqu’à
la lever à bout de bras aux applaudissements effrénés de leur public. On en
faisait de paris. Les filles menstruées étaient toujours en demande. On les
pénétrait quelques coups, puis elles devaient sucer la queue en érection tout
rougie de son propre sang; et ça durant dix heures de temps, sans arrêter. Tout
ceci est la pure vérité; je l’ai vu et beaucoup d’autres avec moi l’ont vécu.
Il fallait que je m’enfuie, il fallait que je parte de
là; il le fallait absolument. J’étais en train de devenir folle, je me droguais
comme une défoncée. J’étais toujours bourrée. Je sentais que je devenais accro.
Je ne savais plus quel jour c’était ni quelle heure c’était. J’ai revécu des
temps abominables plus tard à Marseille, mais à Ulm, c’était effroyable. Chaque
matin, un peu avant midi, quand on se levait, je me disais, pendant les
quelques heures de lucidité que j’avais encore, qu’il fallait que je tienne,
encore un jour, encore une semaine jusqu’au moment propice. C’était dur,
atrocement dur. J’essayais de me garder un peu d’argent, parfois c’était dix
euros par semaine, parfois c’était quinze. Tous les lundis, notre seule
journée, non pas de congé, parce qu’il fallait faire notre ménage et il y avait
un certain nombre de clients particuliers comme les inspecteurs de police ou
les hommes politiques ou comme les caïds et les chefs du crime organisé qui
venaient faire leurs comptes et réclamer leur pipe, mais disons notre seule
journée plus calme, je sortais mon argent et je le comptais en pensant au jour
je pourrais acheter, non pas ma liberté, mais mon départ. Un soir, ça faisait
déjà plus d’un an et demi que j’étais là, il y a eu une bagarre, une vraie
bagarre. À coups de tables et de chaises, de goulots de bouteilles et de
couteaux à cran d’arrêt. La police a dû intervenir et a fait une descente. Je
crois que plus de cent personnes, filles, clients et personnel se sont faits
embarqués. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, mais cette fois-là,
j’ai profité de la confusion pour prendre mes affaires et partir par la porte
d’en arrière. Je suis partie avec une autre fille Pamela, une jeune Grecque de
dix-huit ans. La plupart des filles du Höhle
étaient devenues des épaves qui avaient fini par perdre toute notion de dignité
et tout espoir de se sortir de ce gouffre. Pamela était un peu comme moi et
nous nous étions liées d’amitié, si ce mot a encore un sens en situation de
survie. Nous nous étions entendues depuis plusieurs mois qu’à la première
occasion nous nous enfuirions et advienne que pourra. Nous sommes sorties par
l’une des sorties de secours et comme il y avait plein d’alarmes qui retentissait,
une de plus ne faisait pas de différence. Nous avons descendu les escaliers
d’urgence et nous nous sommes éloignées de ce lieu de damnation. Nous marchions
dans la bruine dans les rues de Ulm, presque heureuses de cette liberté
retrouvée, mais à deux heures du matin deux filles paumées ça ne passe pas
inaperçu. Un homme nous a ramassées, c’était un petit maquereau du coin qui
nous a proposé de bosser pour lui. Nous avions environ 500 euros, tout ce que
nous avions ramassé Pamela et moi en plus de 300 autres euros que nous avions
dérobés aux autres filles en partant. Je sais que ce n’est pas très gentil,
mais nous n’avions pas le choix. Nous l’avons supplié de nous amener n’importe
où mais pas à Ulm. Il a réfléchit, il faisait une bonne affaire : on le
payait une première fois pour nous prendre et il savait qu’il pourrait nous
revendre chacune pour le double que ce que nous offrions. On est parties pour
Munich.
À Munich, notre maquereau samaritain nous a vendu à un
réseau de prostitution, en subissant toujours les mêmes attouchements de
contrôle; comme je n’étais plus toute jeune, j’avais alors 22 ans, il n’a pas
obtenu autant pour moi que pour Pamela, ce qui ne lui a pas fait plaisir, mais
il n’avait pas envie de me rembarquer. Je lui ai fourré mes 200 francs suisses
dans les mains en lui disant de partir maintenant. Les autres gars avaient les
yeux grands ouverts. Si j’avais mes 200 francs avec moi, c’est que, au moment
de mon départ de Genève, par une chance que je n’osais espérer, l’un des deux chauffeurs
était le garde à qui je les avais confiés. Il devait nous mener jusqu’à l’autre
côté de la frontière allemande et ensuite revenir à Genève. Il ne lui a pas été
difficile de me glisser discrètement mon argent dans les mains, sans sourire.
Moi non plus, je n’ai pas souri.
Les gars de ce nouveau réseau nous ont aussitôt
expédiées à Berlin avec trois autres filles. À Berlin, ville en ébullition et
en plein boom économique depuis la réunification de l’Allemagne, les réseaux
avaient toujours besoin de nouvelles filles. Il y avait beaucoup de Turques, et
d’autres filles moyen-orientales; c’était les plus en demande. La minorité
turque est importante à Berlin et ça excitait les hommes de posséder des femmes
et des filles turques, de se composer des harems. Les faux réseaux
d’immigration ou de réunification des familles faisaient des affaires d’or.
Combien de jeunes filles d’Irak, de Syrie, de Palestine, d’Afghanistan et même
d’Iran, croyant retrouver un oncle éloigné ou un cousin par alliance se
retrouvaient prisonnières des mailles du trafic humain et de l’exploitation
sexuelle ! Si on avait expédié deux filles comme moi et Pamela à Berlin,
c’était pour servir d’entraîneuses à ces jeunes filles chétives et ingénues.
À Berlin, j’ai vraiment rencontré pour la
première fois les « petits anges »; je croyais avoir tout vu, mais
j’avais tort. J’en avais entendu parler mais je n’en avais rencontrés. Celles
qu’on appelle les petits anges ce sont des petites filles qui ont été vendues
par leurs parents très jeunes, ou bien qui ont été kidnappées encore bébés et
qui ont grandi dans un bordel, qui y ont
passé toute leur vie. Elles n’ont aucun souvenir de leur vie avant; leur vie
c’est ça, c’est satisfaire le désir des hommes, c’est être l’objet du désir des
hommes, c’est être des objets par lesquels les hommes d’âge mûr satisfont leurs
désirs sexuels. Très tôt, elles sont robotisées. Dès l’âge de deux ou trois
ans, ou même avant, parfois alors qu’elles tètent encore le biberon, on leur
met un pénis dans la bouche; et que font ces petites bouches ? Elles tètent
bien sûr, c’est un réflexe naturel. Elles avalent le sperme en croyant que
c’est du lait caillé. Toutes petites, à deux ou trois ans, ou même avant, on
leur rentre les doigts dans le vagin ou dans l’anus. Chaque âge apporte son
nouveau lot de sévices et d’abus. Elles grandissent avec ça. Elles n’ont jamais
connu rien d’autre. Elles sont pénétrées dès l’âge de six, sept ou huit ans,
dès qu’elles atteignent l’âge de raison, qu’elles sont assez grandes pour
comprendre. Pré-adolescentes, elles n’ont aucune pudeur, elles ne savent pas
cacher leur nudité, elles n’y pensent pas. Elles peuvent masturber deux ou
trois hommes en même temps, une queue main dans chaque et une troisième dans la bouche. J ’étais
éberluée; c’était hallucinant, horrifiant, effroyable, c’est le pire de ce que
j’ai vécu durant toutes ces années dans les réseaux. Elles n’ont plus
conscience de rien, elles n’ont plus de conscience même. Tout ce qu’elles
savent faire, c’est assouvir les perversités des hommes. Les petits anges valent leur pesant d’or,
elles rapportent des millions à ceux qui les possèdent.
Et souvent, ce sont les familles mêmes qui vendent
leurs filles aux exploiteurs pour quelques billets, pour rembourser une dette
ou simplement parce qu’une fille de plus, c’est soit une malédiction soit un
boulet. Bien des hommes allemands, célibataires ou mariés, en possédaient chez
eux, cachées dans un grenier, dans une cave, ou dans une maison de campagne. Un
avocat en droit commercial bien en vue de Berlin invitait des clients
importants à des discussions autour d’une table et sous la table se trouvaient
deux ou trois de ces petits anges qui faisaient des pipes aux uns et aux autres
durant les discussions. Et personne ne disait rien. Tout au long de l’enfance
et de la pré-puberté, elles servent pour les réseaux pornographiques sur
internet. On les prend en photos sous toutes les coutures, sous tous les
angles, dans toutes les positions, et plus c’est dégradant, mieux c’est.
Souples comme elles, on les fait se contorsionner dans tous les sens, les
jambes les plus écartées possibles et la vulve la plus exposée possible. J’en
ai vues avec les poignets et les chevilles attachés suspendues dans les airs;
j’en ai vues écartelées sur une table de billard avec une canne de billard dans
le vagin. J’ai vu des petites filles de dix ans, le sourire fendu jusqu’aux
oreilles, faire l’amour à califourchon sur des hommes obèses de 200 kilos, eux
aussi tout béats. Quand les petits anges grandissent, à la puberté, elles deviennent
des Vénus, des objets de luxe. On les
loue à la journée et elles se font tripoter les petits seins naissants ou
explorer la vulve fraîchement formée pendant toute la journée de location. La
plupart du temps, une Vénus est louée
à une quinzaine d’hommes; chaque jour elles passent de l’un à l’autre qui se
retrouve avec elle deux fois par mois. C’est à savoir chez qui elle aura ses
premières menstruations. L’heureux homme ! Lui seul a le droit à ce moment-là
de la pénétrer, de la prendre, de se l’offrir.
À Berlin, j’ai aussi vu que si jusqu’à maintenant la
plupart des clients que je m’étais faits payaient en argent, dorénavant le
comptant ne circulait pour ainsi dire presque plus. Les patrons acceptait les
cartes de crédits ou les cartes de paiement, chique-chaque, pour les transferts
de sommes d’un compte; c’était plus rapide, plus efficace et beaucoup plus
sécuritaire.
Je suis restée presque trois ans à Berlin, avant qu’on
m’embarque pour Paris, la ville des filles de joie, dans le dixième arrondissement.
À Paris, j’étais devenue marraine à temps plein; c’est moi qui voyait à la
bonne marche de la maison, qui réveillait les filles le matin, qui les mettait
au lit quand ça n’allait pas; c’est moi qui accueillait et initiait les
nouvelles; c’est moi qui veillait à ce que chacune de filles fasse bien son
travail, accomplisse son lot de client, sa juste part. C’est moi qui montais
les spectacles comme Le Petit chaperon ou les célébrations de Noël dont j’ai
déjà parlé. C’est moi aussi qui accueillait les clients et qui les dirigeait
vers telle ou telle fille; c’est moi qui « conseillait » les
hésitants ! Comment ai-je pu faire ça, me direz-vous ? Alors que j’avais vu tant
d’horreurs qui m’avaient levé le cœur, tant de gestes sordides qui me
répugnaient, que j’avais vécu dans ce monde de violence ? Moi, je perpétuais,
j’alimentais, je participais à ce monde d’exploitation et d’abus innommable ?
Comment pouvais-je aider, contribuer, à ce que les filles se fassent violer à
leur tour chaque jour et chaque heure ? Car c’est ce que j’ai fait. Je me
faisais horreur, mais je me disais que j’avais bien droit à un repos après
toutes ces années d’abus et de prostitution forcée. Et puis, je me disais que
si je ne le faisais pas une autre le ferait. Je me disais que je pourrais
essayer un tant soit peu d’atténuer l’horreur quotidienne des filles; que je
pourrais négocier quelques aménagements avec les patrons; que je pourrais un
tant soit peu diminuer leurs souffrances causée par violence continue.
Bien sûr je savais bien que je ne pourrais jamais
arrêter la monstrueuse machine à broyer les filles dont j’étais un rouage, un
tout petit rouage insignifiant, que je ne pourrais jamais mettre un terme à la
traite des femmes, trafic mondial, planétaire et extrêmement bien structuré ;
je savais que je ne pourrais jamais stopper cette folie meurtrière, qui tue les
femmes avec une impitoyable cruauté et efficacité juste parce qu’elle sont des
femmes, cette horrible industrie machiavélique du viol systématique des jeunes
filles. Car, c’est ça l’existence, le destin, le sort des filles prisonnières
des réseaux de prostitution et d’exploitation sexuelle, c’est d’être violées,
continuellement, implacablement, pour l’éternité. Violées. Violées. Violées.
Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées.
Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées.
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Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées. Violées.
Violées. Et encore violées. Et toujours violées.
Rien d’autre. L’avez-vous assez lu, bien vu, bien
entendu ? Sur combien de pages faudra-t-il l’écrire ?
Tu sais Ève-Marie, le terme qui définit cet univers,
pour moi c’est le mot « violance ». Bien sûr, c’est un monde violent,
dur, sinistre et insensible. Un monde où la violence, et la peur, sans cesse
enserrent les filles. Mais cette violence est celle des viols, des viols
quotidiens, continuellement, implacablement. La violance, c’est l’oppression et
les abus sexuels de tous les instants, sans aucun répit, sans aucune
échappatoire, aucune issue de secours, sans aucun secours possible. La
violance, c’est un état perpétuel de folie démentielle; la folie démoniaque
d’un monde absolument inimaginable pour le commun des gens, et la folie
dégénérescente, dans laquelle sombrent irrémédiablement les filles et les
jeunes femmes qui y sont condamnées. La violance, c’est la torture
omniprésente, omnipotente qu’elles subissent. La violance c’est la mort chaque
jour, chaque soir, chaque nuit. La violance, c’est l’invasion parasitaire,
insidieuse, écœurante, fétide et mortifère de leurs jeunes corps. La violance,
c’est le pourrissement, la putréfaction de leurs chairs et de leurs âmes.
À Paris, c’était un peu comme Genève, mais en moins
riche, en moins chic, un Genève de seconde classe. Sauf que la grande majorité
des clients étaient des Parisiens, des hommes des environs, très de peu de
diplomates ou d’étrangers ou de touristes. Presque tous de beaux messieurs
veston-cravate qui aimaient les bons vins et qui jouaient au tennis le samedi
pour se garder en forme. Une routine fade et monotone, insipide et ennuyeuse.
Et contrairement aux Allemands, les hommes français aiment les femmes; ils les
adulent, ils les adorent, ils retrouvent dans la pute leur maman idolâtrée
perdue. Il y avait très peu d’éclats de voix ou d’irruptions de colère dans
cette maison. Tous ces hommes étaient d’une incommensurable mièvrerie, d’une
mortelle banalité. Ils aimaient minoucher les filles, les dorloter, les
cajoler, les câliner, les enlacer avec force soupirs de séduction béate, leur
susurrant des mots d’amour à n’en plus finir, que ç’en était écœurant. Après
trois ans à Paris, d’un régime abrutissant, j’en ai eu marre et je suis partie
pour Marseille. J’avais acquis une certaine, non pas autorité, mais une
certaine considération par mon « bon » travail de marraine à Paris
mais je voulais en sortir. J’avais une certaine liberté; je pouvais me promener
dehors sur le trottoir de la Place Clichy. Je voyais les arbres verdir au
printemps, les jardins se fleurir. C’est moi qui faisais les courses, moi qui
réceptionnais les marchandises. Je me dis que j’aurais pu partir, quitter la
maison et m’enfuir, mais c’est impossible : personne ne s’échappe des
réseaux, aucune fille ne sort vivante de l’exploitation sexuelle. Un jour l’un
des patrons m’a amenée prendre l’apéro dans un café-terrasse, et on conversé
comme ça tout bonnement un bon moment passant de la température à la finale de
la Coupe du Monde perdue par la France au prochain arrivage qui fallait aller
cueillir à la gare d’Austerlitz ! C’était hallucinant ! Et le pire, c’est que
je ne ressentais absolument rien. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. J’ai
dit que je me faisais horreur, et c’était vrai. Pourquoi au moins ne pas voir
un peu du pays ? J’avais envie de changer d’air, d’aller voir la mer, tiens, de
respirer l’air méditerranéen. Lors de la visite d’un caïd de Nice à mon patron,
j’ai osé parler. De toute façon je n’avais rien à perdre; je n’avais pas peur
pour ma vie, elle n’était plus en danger et tout le monde pouvait y trouver son
bénéfice. La première surprise passée, mon patron et le caïd ont considéré
l’offre et tout à coup l’autre s’est mis ricaner. Après un petit aparté, ils
ont décidé de m’envoyer non pas à Nice, mais à Marseille. Je suis sûr que tu vas t’y plaire, a dit le caïd, et mon patron s’est empressé
d’acquiescer : Oui, oui, ça te changera
d’ici, en rigolant aussi. J’ai vite compris pourquoi et je me suis
longtemps demandé pourquoi je n’avais pas gardé ma bouche fermée.
Le caïd m’a pris dans sa voiture, une Porsche décapotable;
son chauffeur conduisait et moi j’étais assise sur le siège arrière. Il m’a
revendue à un maquereau de Marseille.
Marseille, c’était épouvantable. La maison était à
quelques minutes de marche du port. Ça a été le pire endroit que j’ai connu
après Ulm, avec ses masses d’Arabes sales, crasseux, crottés; c’est à croire
qu’ils ne se lavaient jamais, la peau grisâtre, les cheveux poisseux; suant,
bavant, dégoûtants, ils puaient comme des porcs; j’en avais la nausée. Les marins
sont des gentlemen comparés à eux. Pour moi, les Maghrébins sont les moins
regardants des hommes sur la marchandise. Jeunes , vieilles, grandes ou
petites, belles ou laides, attrayantes ou négligées, ils s’en foutaient
royalement. Il leur fallait assouvir leurs instincts sexuels, besoins, envies,
désirs avec concupiscence et rapacité comme une guerre à finir. Et mal
embouchés comme c’était par croyable; ils s’invectivaient, vociféraient,
criaient, s’engueulaient au moindre prétexte en gesticulant. Souvent ils s’en
prenaient à nous, les filles, comme si c’était de notre faute. Moi, j’avais
tout perdu; non seulement j’avais perdu mon statut de marraine pour ne
redevenir qu’une pute parmi les autres, mais je devais faire le trottoir comme
les autres. Le trottoir, c’est encore plus humiliant que le bordel ou que
l’escorte. À Paris, j’avais rencontré des filles qui arrivaient d’Amsterdam, la
ville de tous les vices. Elles racontaient qu’on les exposait dans des vitrines
bien éclairées et que les clients déambulaient
en essayant de jauger leurs « talents ». Ou alors elles
faisaient le trottoir; c’était sécuritaire et hygiénique, mais faire le
trottoir tous les jours, ça les écœurait. Chaque homme était un client
potentiel et elles se faisaient la lutte pour les attirer. Et l’hôtel miteux était
à la mesure de la clientèle : un vrai bouge, une turne de la pire espèce.
Tout était déglingué. Les chiottes se bougeaient régulièrement, on ne changeait
pratiquement jamais les draps. On dormait dans une sorte de cave malodorante et
sans fenêtre et où l’humidité suintait par tous les murs. La bouffe était de la
saloperie et le maquereau nous obligeait à prendre nos douches deux par deux
pour économiser l’eau.
C’est vrai qu’il y en a toujours pire que soit dans ce
monde-là. Celles qui sont plus petites sont humiliées d’avantage; et les
Noires, c’est pire encore pour elles, car s’y ajoute le racisme sans retenu.
Les Noires, elles sont constamment diminuées, constamment rabaissées,
continuellement insultées; on les couvre toujours d’obscénités. Sales négresses de merde ! Moi, pas trop
moche mais pas parmi les plus émoustillantes, sans attraits particuliers, je
considérais que je m’en été à peu près bien tirée, mais ça, c’était trop, faire
la drague et endurer le reste, surtout après les années plus tranquilles de
Paris; j’étais arrivée au bout ma résistance, je n’en pouvais plus, et je m’en
voulais terriblement d’avoir échoué dans cet asile de fou par ma faute. Le
désespoir, le découragement, l’écœurement m’ont envahie complètement jusqu’à
dépérir; je suis tombée malade. J’étais vraiment souffrante et je me suis dit
que c’était la fin, que j’allais crever et je me fichais éperdument. Là, le
maquereau s’est inquiété, il ne voulait pas perdre la somme qu’il avait payée
pour moi, et m’a laissée au repos quelques jours, le temps de me rétablir. Je
me suis installée sur le toit de la maison à l’ombre d’un parasol et je dormais
tout mon saoul. Lui, venait me voir chaque jour avec des oranges ou de figues
et pour ne pas me faire perdre la main il demandait qu’une pipe bien méritée en
échange de ses bons soins.
J’ai fini par aller mieux. Mais je suis restée faible
de longues semaines. J’ai eu droit à un « traitement de faveur ».
J’avais le droit de choisir mes clients, et bien sûr je ne choisissais que les
plus présentables. Un jour, un an après, un homme de main de la pègre de
Montréal s’est présenté à la maison pour procéder à l’acquisition de nouvelles
filles. Souvent ils le font en se les échangeant. Mon maquereau n’a pas hésité
à m’inclure dans le lot en vantant mon expérience. C’était pour se débarrasser
de moi; il n’a rien dit bien sûr du fait que j’avais été malade. Nous sommes
parties une vingtaine qu’il avait récoltée ça et là dans les bordels de
Marseille. C’était l’été dernier.
La traversée de l’océan en cargo a été un voyage
éprouvant. Nous étions vingt-deux et nous avions dix couchettes dans un coin de
la cale; il n’y avait qu’une seule toilette; il fallait se relayer pour dormir,
la moitié dormait le jour, l’autre la nuit, mais toutes nous nous faisions violer
à tour de rôle par l’équipage. C’était le prix de notre passage. Chacun son
tour, marins et officiers, quand il n’était pas de garde venait dans notre
réduit et en choisissait une pour la baiser dans sa cabine sans ménagement.
Sans oublier le mal de cœur dont on ne pouvait se débarrasser. Aux heures de
repas, nous allions par groupes de quatre dans le réfectoire, et le cuistot
nous servait à même la table et nous devions manger avec les mains. Il y avait
un escalier qui menait sur le pont et de temps en temps, et deux ou trois
ensemble nous allions, sur le dernier palier, respirer l’air du large. Le
voyage a duré deux semaines; et nous sommes arrivées à destination :
Montréal où les bordels de la rue Saint-Laurent m’attendaient. C’est très
particulier que dans la ville de Montréal, je crois que c’est unique au monde,
la plupart des rues où racolent les prostituées sont sous le patronage des
saints : Saint-Laurent, Sainte-Catherine, Saint-Urbain, Saint-Hubert,
Saint-Timothée... On est bien protégé ! On peut penser que le Canada est le
meilleur du monde, mais certainement pas pour les filles de rues. Sans oublier
ces centaines de femmes autochtones qui se sont fait assassiner en une
vingtaine d’années. Les gangs de motard, vous pensez qu’ils vivent de l’air du
temps ? L’affaire Pickton, ça ne vous dit rien ?
Tous d’abord j’ai fait le trottoir pendant deux
saisons, un automne et un hiver; je ne m’attendais à l’hiver montréalais, je te
jure; les filles sont tête nue, en petits souliers et en jupettes rase-trou et
moi, j’étais frigorifiée, quand je trouvais un client, ça me permettait au
moins d’aller me réchauffer. J’ai vite attrapé une grippe à en crever et on m’a
mise alors dans les peep-shows, ces
espèces de cabines vitrées où le client nous regarde nous déshabiller, nous
déhancher et nous contorsionner de toutes les façons les plus suggestives
possibles. Et lui de l’autre côté de la vitre il se masturbe à qui mieux-mieux.
Cette vie-là, dans les filets du trafic humain, c’est
un enfer; et ce n’est pas une image, c’est le vrai enfer; l’enfer, c’est
l’absence de tout vie, de tout amour; et cette existence-là de millions de
femmes - et d’enfants - dans le monde, totalement déshumanisée, n’est pas une
vie, c’est l’enfer.
Et c’est votre
enfer, celui des hommes, des gouvernements et des populations. C’est vous qui
l’avez créé, c’est vous l’alimentez, c’est vous qui le maintenez en action. Par
votre mépris, non pas juste le mépris, le refus de l’autre, la négation de
l’autre, l’anéantissement de ces femmes, vous leur refusez leur droit même à
l’existence. C’est votre enfer, ce n’est pas le mien; moi, je ne l’ai pas
choisi, ni aucune des filles. Mais c’est vous qui l’avez créé et qui le créez
chaque jour par votre silence et votre acceptation tacite. Vous le tolérez. Il
y a des prostituées partout, dans toutes les villes du monde, on ne peut pas
dire : je ne savais pas; je l’ignore. Hypocrites ! C’est un aveuglement
volontaire et collectif.
Vous pensez que j’exagère peut-être quand je parle
d’enfer; mais Ève-Marie ajoute ici un tout petit article qu’elle a trouvé sur
ce qu’on appelle internet (sur le site Avaaz) :
« Amita était une jolie petite fille de neuf ans qui
aimait sa famille. Un jour, elle a été kidnappée, emmenée dans une ville loin
de chez elle et enfermée dans une cage. On
l'a ensuite forcée à avoir des relations sexuelles avec des dizaines d'hommes
chaque jour, et on l'a
sévèrement battue chaque fois qu'elle criait ou refusait. Cinq années de
terreur plus tard, souffrant de maladie transmise sexuellement, elle a été battue à mort à l'âge de quatorze
ans.
L'histoire
d'Amita est le pire cauchemar que l'on puisse imaginer, mais des millions de femmes et de jeunes filles
sont chaque année victimes de ce trafic de viol - l'un des problèmes les
plus terrifiants de notre époque. La meilleure manière de lutter contre ce
fléau est de dénoncer les trafiquants
et mettre fin à leurs profits.
Chaque minute qui passe est une minute de trop pour
les victimes. Nous ne pouvons pas ramener Amita à la vie, mais chaque
minute, deux nouvelles Amita sont livrées à l'horreur. Arrêtons ce trafic ! »
Chosifier une personne, c’est le pire péché; c’est le
péché contre la personne même, contre la vie même, contre la vie divine qui
cherche à s’exprimer. Oui, le plus grand péché qui soit, c’est celui de nier la
vie, celui de faire mourir la vie, de tuer la vie, c’est de porter atteinte à
l’intégrité, à la sacralité de ce qu’est la vie d’une personne. Le plus grand
péché qui soit, c’est celui de tuer une personne, de supprimer la vie d’une
femme en la chosifiant, en la vidant de sa substance, de son identité, de son
âme et de son unicité, en une réification ontologique ignoble et abjecte.
J’espère que tous ces hommes seront damnés pour l’éternité, c’est bien ce
qu’ils méritent. Ce qu’ils font aux femmes est infiniment impardonnable; et
c’est infiniment inexcusable de les laisser faire.
Pour moi, la traite et l’exploitation des femmes,
c’est déjà l’enfer sur terre, pas besoin d’attendre la fin des temps; c’est ce
qui se rapproche le plus de l’enfer, une déshumanisation complète de la
personne; une personne, une femme qui est totalement vidée de sa substance;
elle n’existe plus, elle a disparu de la terre de vivant. L’enfer ce n’est pas
la mort, c’est l’absence de vie tout simplement. Ces filles-là, ces millions de
filles prises dans les affres des réseaux internationaux, dans toutes les
parties du monde, à la grandeur de la planète entière, n’existent plus. Elles
n’existent plus pour personne. Leurs familles ignorent complètement où elles se
trouvent, quand elles n’ont pas déjà rejetées, ou qu’elles n’ont pas déjà été
vendues par leurs propres parents, leurs géniteurs. C’est épouvantable de faire
ça à son propre enfant, à sa petite fille innocente. C’est épouvantablement
triste de vivre dans un monde où les parents en arrivent là. Ces filles vendues
et violées, revendues et reviolées, n’existent plus pour personne, pour aucun
gouvernement, elles n’ont ni adresse, ni identité, ni avenir; elles n’ont
aucune liberté, elles sont privées de tous les droits fondamentaux :
sécurité, nourriture, logement, éducation, liberté de mouvement et de pensée.
Elles ne peuvent rien par elles-mêmes. Elles n’ont plus d’existence véritable
et chaque jour elles sont abusées, violées; cinq fois, dix fois par jour, par
toutes sortes d’hommes. Si on compte au minimum cinq millions de filles
prostituées dans le monde et chacune se fait violer cinq fois chaque jour, ça
fait 25 millions de violeurs ! Chaque jour !! Plus de 150 millions par semaine
! Un demi-milliard par mois ! Y a-t-il vraiment un demi-milliard d’hommes
abuseurs et violeurs dans notre monde ?
Il ne faut pas compter pas là-dedans les prostituées
de luxe qui en ont fait un métier, le plus vieux métier du monde; à part cette
infime minorité de femmes qui parviennent à vendre leur corps et d’en vivre,
qui s’en enrichissent et qui s’en targuent, toutes les filles, je dis bien
toutes les filles que j’ai rencontrées sont des victimes et vivent un enfer
quotidien d’où il n’y a aucun, aucun moyen de sortir, de s’échapper. L’enfer,
c’est pour toujours. L’enfer, c’est les autres qui l’ont créé.
L’enfer ce sont les autres qui nous le font vivre et dont on ne peut jamais
jamais sortir.
Mais toi, Gabriela, tu t’en es quand même sortie, me
direz-vous.
Non, vous vous trompez. Moi je n’existe pas, ni
Ève-Marie d’ailleurs qui est censée écrire ce livre. Je n’ai existé que
quelques instants dans la tête d’un auteur à l’imagination fertile et sitôt
cette dernière page tournée vous m’oublierez, je m’effacerai de votre mémoire
et je disparaîtrai de votre univers, comme toutes les autres.
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