J’ai aimé deux hommes dans ma
vie; mais vraiment aimé; amoureuse folle, à en perdre la tête. Toutes les
femmes qui ont été un jour amoureuses savent de quoi je parle.
Le premier s’appelait Robert;
Robert Bédard. C’était mon prof de philosophie en deuxième session au CEGEP. À
l’époque, quelle que soit la concentration qu’on avait choisie, on avait quatre
cours de philo obligatoires. Mon premier cours, je n’en ai aucun souvenir, je
ne me souviens même plus si c’était un homme ou une femme qui le donnait. Mais
dès que je suis entrée dans sa classe à lui, j’ai écarquillé les yeux : ça
a été le vrai coup de foudre ! Il avait un charme fou ! Et l’entendre parler de
l’existentialisme comme il le faisait me faisait frémir de l’intérieur. L’entendre
nous exposer les particularités de ce courant de la philosophie moderne qui
place l’existence de la personne au centre de toute réflexion me faisait
littéralement frissonner de plaisir et d’envie. Je pouvais l’écouter, comme
hypnotisée, magnétisée nous expliquer avec patience l’évolution de ce courant
depuis Kierkegaard jusqu’à Merleau-Ponty, en passant par Heidegger,
Sartre, Camus et Simone de Beauvoir. Je
buvais ces paroles. Je rêvais de lui pour ainsi dire chaque nuit. Mais j’avais
dix-huit ans ! Et lui certainement le double de mon âge (et j’ai su plus tard
que c’était d’avantage).
Je trouvais tous les prétextes
possibles et imaginables pour me rendre à son bureau : je n’avais pas
compris telle notion, j’avais besoin d’explications supplémentaires, est-ce que
mon dernier travail était bien… Et là, je cherchais tous les indices qui
pouvaient me renseigner sur qui il était : il ne portait pas de bague à
l’annuaire, il n’y avait pas de photos de femme sur son bureau, son bureau
était rangé à la va-comme-je-te-pousse… Je lui demandais même conseil sur la
matière de mes autres cours. Je venais lui parler de tous les livres que je
lisais, de tous les films que j’allais voir; je lui demandais s’il voulait un
café (j’ai vite su qu’il le prenait avec un peu de lait et pas de sucre). Je
m’arrangeais pour le croiser dans les couloirs, pour manger à sa table à la
cafétéria. Plus tard, il me dira qu’il s’était bien amusé de tout mon manège
séducteur dont il n’était pas dupe; mais moi, j’étais folle de lui.
Quand la fin de session est
arrivée, je voulais m’assurer que je le reverrais et je lui ai demandé s’il
serait de retour en automne. Sa réponse a été positive, et l’été de mes
dix-neuf ans a été le plus long de toute ma vie. Je m’étais trouvé un travail
d’été dans une station-service; ce n’était pas du plus grand romantisme !
Au retour, en automne, je l’ai
croisé dès le premier jour, bien sûr. Et là, j’ai vu qu’il y avait quelque
chose de changé dans le regard qu’il portait sur moi : il ne me voyait plus
comme son étudiante (d’ailleurs, je n’étais plus
son étudiante) mais comme une femme, comme une jeune femme; une toute jeune
femme certes, mais comme une femme quand même. Son sourire aussi avait changé,
et sa voix aussi. Et sans doute que moi aussi j’avais changé durant l’été.
Avais-je embelli ? Plus tard, il me dira qu’il m’avait trouvé épanouie.
Dès la deuxième semaine, nous
sommes allés souper au restaurant. C’était si excitant ! Il m’avait donné
rendez-vous dans un petit resto de la rue St-Denis (c’était le Mille neuf cent nonante neuf qui a fermé
il y a bien des années), dans un autre quartier que celui du CEGEP. Je suis
arrivée au moins une demi-heure à l’avance, mais lui aussi était un peu à
l’avance. Ça nous a fait bien rire ! Et nous avons passé une si agréable
soirée. J’ai pris un salade niçoise et lui du saumon en… Et il m’a laissée
choisir le vin ! Fallait-il qu’il soit devin… On s’est raconté nos vies, même
si en fait sa vie était passablement plus longue que la mienne.
Et puis nous nous sommes vus
comme ça « en amis » durant tout l’automne, jusqu’aux vacances de
Noël, tous les deux aussi surpris l’un l’autre que ça fonctionne aussi bien
entre nous. Nous étions bien ensemble, c’était aussi simple que cela, et nous
ne désirions que passer encore plus de temps ensemble. Au CEGEP, nous faisions
bien attention à ce que notre idylle ne soit pas trop visible. Et moi, je
découchais de la maison de plus en plus souvent; j’habitais encore chez mes
parents à Verdun en banlieue de Montréal. La première fois qu’il m’a amenée
chez lui, j’étais passablement nerveuse, mais comme j’étais plus amoureuse que
nerveuse, je savais ce que je voulais et je voulais l’obtenir; je voulais
l’avoir, lui ! Nous n’avons pas mangé beaucoup et moins parlé que d’habitude,
avant de nous mettre au lit très vite. Cette première fois a été merveilleuse.
Il s’est excusé de son âge, il s’est excusé du fait que depuis son divorce il
avait un peu perdu l’habitude, il s’est excusé qu’il était moins en forme
qu’avant, jusqu’à ce que l’arrête et que je l’embrasse à pleine bouche. Ça a
été suffisant. J’avais déjà eu des amourettes avent de le connaître, mais avec
lui tout était différent. Il a vraiment essayé de me procurer du plaisir, et il
y a extrêmement bien réussi.
Nous avons décidé d’attendre au printemps avant d’aménager ensemble. En
fait, il a vendu sa maison à Brossard et il a acheté un condominium en ville,
condo que nous avons choisi ensemble en couple amoureux que nous étions. Je me
suis occupé du gros de la décoration. Mes parents voyaient bien que j’étais
amoureuse et désiraient ardemment que je leur présente mon copain. S’ils
avaient su, s’ils avaient su !
Et quand ils ont su qui c’était,
ils n’ont pas du tout apprécié. Robert avait juste un an de moins que ma mère !
Mais j’étais si amoureuse. Et nous voulions nous marier. Oui, vraiment. Mes
parents ont bien vu que nous étions sérieux, qu’il était sérieux, que nous nous
aimions vraiment, alors ils ont fini par l’accepter, ils ont fini par accepter
que leur petite fille chérie, à peine sortie de l’enfance, qui jouait à la
poupée il n’y a pas si longtemps, fasse sa vie avec un homme qui avait deux
fois son âge et plus, et qui en plus avaient deux enfants à peu près de mon âge
! De toute façon ils n’avaient pas le choix.
On peut dire que dans les
circonstances je me suis bien entendue avec ses enfants. En fait, ils ne
vivaient plus avec lui depuis plusieurs années; ils avaient vécu chez leur mère
après le divorce de leurs parents, et maintenant, ils vivaient leurs vies,
comme on dit. Ils avaient des conjoints
et avaient chacun leur appartement. C’est surtout sa fille, Alexandra,
qui au début m’a regardée de travers.
Comme il était divorcé, nous avons cherché un pasteur protestant qui
accepterait de nous marier. Et il y en avait justement à Verdun. Pour mes
parents, c’était atterrir sur une autre planète, une planète hostile de
surcroît. Nous avons fréquentée cette paroisse de l’Église unie un moment avant
de lui trouver les mêmes défauts qu’aux églises catholiques.
Nous avons vécu vingt-cinq ans
ensemble. Et, durant ces vingt-cinq ans, nous avons été heureux, complètement,
entièrement et totalement heureux.
Nous aimions vivre ensemble,
nous aimions vivre l’un avec l’autre; nous aimions dormir ensemble. Au début,
il venait m’attendre à la fin de mes
cours à l’université ou bien c’est moi qui allais le chercher au CEGEP. Nous
faisions de grandes marches main dans la main ou des randonnées de vélo qui
nous menaient jusqu’à l’un des nombreux parcs de Lachine où nous pique-niquions
au bord de l’eau.
Et je l’ai accompagné dans des congrès et des symposiums, aux
États-Unis, en Angleterre, en Europe et même une fois au Japon; et c’était
toujours dans les meilleurs hôtels. Souvent, pendant que lui participait à son
colloque, je visitais la ville où nous étions, et le soir je lui racontais ce
que j’avais vu ou visité. Et partout où nous allions bien des yeux se
tournaient vers nous à notre passage.
Quand il a pris sa retraite, j’ai travaillé à temps partiel pour être le
plus possible avec lui. J’étais devenue notaire et j’étais associée dans un
bureau de droit. Il s’occupait de la maison, du jardin. Je ne faisais jamais
d’heures supplémentaires. Je me dépêchais de rentrer à la maison pour être avec
lui. Nous adorions aller au concert, à l’orchestre symphonique, aux Grands
Ballets. Nous allions autant Festival de Jazz qu’au Festival Bach et nous nous
y tenions par la main en déambulant de scène en scène. Je ne pourrais faire la
liste de tous les artistes que nous avons entendus ni compter combien de fois
nous sommes allés au Jardin botanique que ce soit dans les serres ou à
l’extérieur. Une fois en sortant du Jardin, nous avons rencontré l’une de ses
anciennes étudiantes (que je ne connaissais pas) avec ses deux enfants. Mais
elle était si gênée que nous n’avons pas échangé beaucoup. Comme nous avions des passes VIP au musée des Beaux-Arts, nous n'y manquions presque
jamais une exposition, même si notre favori était le
discret musée du Fier Monde. Et comme nous avons voyagé : au Mexique, aux
États-Unis, en France, en Espagne, dans plus d’une douzaine de pays d’Europe y
compris la Russie. Nous avons fait du ski dans le Alpes croisant et recroisant
la frontière de la France et de la Suisse; c’était magnifique ! J’adorais
prendre l’avion avec lui pour traverser la moitié de la planète. Nous avons
fait deux fois une croisière, une fois dans la Mer des Caraïbes, et une autre
fois en Alaska. Il semblait que rien ne pouvait altérer notre bonheur.
Et puis nous aimions lire tous les deux : Aquin, Ferron, Nietzche,
Neruda, Garcia Marquez, Ibsen, Goethe, Éric-Emmanuel Schmitt, Alice Munroe…
Nous ne pouvions résister à acheter un livre. Nous connaissions tous les bons
libraires (c’est-à-dire une demi-douzaine) de Montréal. Nous passions des
soirées à lire ensemble le même livre l’un tournant la page pour l’autre.
Lorsque nous avions des soirées entre amis, surtout qu’il m’avait
appris à apprécier les vins et nous avions un cellier bien garni, principalement
ses collègues de travail et autres philosophes, il ne me laissait jamais de
côté. Dans la mesure de mes moyens, je prenais part aux conversations et je trouvais
doublement fascinant, fascinant de découvrir tant de choses qui m’étaient
inconnues et fascinant d’avoir quelque chose à en dire et que l’on m’écoute les
dire.
Puis Robert est tombé malade.
Un jour il a commencé à se plaindre qu’il avait mal à la tête. Il est
allé s’allonger en prenant des cachets; mais à son réveil le mal de tête
persistait. Je l’ai amené au CLSC et le médecin a eu l’intelligence de lui
prescrire un examen approfondi. Nous nous sommes rendus à l’hôpital presque un
mois après; ces migraines ne s’étaient pas calmées, bien au contraire. J’avoue
que je commençais à être un peu inquiète, sans rien laisser voir pourtant.
Robert a subi tout un battage de tests et d’examens; à la suite de quoi, on lui
diagnostiqué un cancer du cerveau. C’était l’hospitalisation immédiate et
traitements intensifs de radiothérapie pendant six semaines. Il a perdu plus de
vingt kilos et tous ces cheveux. Malheureusement le traitement n’obtenait pas
les résultats désirés. L’équipe médicale lui a offert de tenter un traitement
expérimental, mais Robert ne voulait pas servir de cobaye. Il est mort en
quelques mois; en trois mois et demi plus spécifiquement. Nous avions demandé
une chambre privée et je suis restée avec lui tout ce temps-là presque nuit et
jour. Il était sous sédatifs pour contrôler la douleur. Quelques jours avant sa
mort, nous nous sommes dit au revoir en nous regardant dans les yeux et nous
nous sommes longuement embrassés; j’ai longtemps eu son goût salé et âcre sur
les lèvres.
Mes parents, ses enfants, et
beaucoup de nos amis sont venus à ses funérailles; je n’avais pas voulu
qu’il soit exposé parce je ne me voyais pas affronter seule la meute de
visiteurs qui serait venue. L’église était pleine à craquer. Je ne me souviens
de pas grand-chose sauf que j’ai pleuré tout le long et beaucoup de gens
pleuraient de me voir pleurer, mais ça me faisait du bien, et de toute façon je
ne pouvais pas m’en empêcher.
C’est alors que j’ai dû vivre mon deuil et ça été très dur. J’avais
atteint la mi-quarantaine, et je ne savais que faire de ma vie, même si je
savais qu’elle n’était pas finie. Y retrouver un sens a été difficile. Je n’ai
pas consulté de psychologue et peut-être aurais-je dû comme me l’ont dit mes
amies. Ils et elles m’ont dit de ne pas rester encagée, de déménager, de donner
petit à petit les affaires de Robert, de m’occuper. Moi je relisais sans les
comprendre les livres que nous avions lus tous les deux. J’ai finalement repris
mon travail, mais j’avoue que le cœur n’y était plus.
Robert m’avait laissé un certain
montant d’argent, disons suffisamment pour vivre. J’ai quitté mon emploi et
j’ai fait ce que je savais faire et que j’aimais faire avec lui : j’ai voyagé,
beaucoup, en Europe, en Chine, en Australie où j’ai fait de la plongée
sous-marine au-dessus de la Grande Barrière de corail, dans le grand Nord
canadien à la recherche des ours polaires que je n’ai jamais même entrevus.
J’ai pris des cours de parachutisme. Je me suis impliquée dans la cause
écologique. Mais quand le responsable du groupe local a commencé à me faire des
avances, je suis partie.
Et, comme j’étais devenue avec Robert
un peu experte en vins, pas autant que lui quand même, je suis allée dans des
compétitions de dégustateurs, ces êtres d’exception qui vous détectent un vin
seulement en le goûtant ou juste en le humant. C’est un milieu pour « gens
riches et célèbres » un peu comme les défilés de mode; mais bon, ça avait
son côté émoustillant.
Et c’est là que j’ai rencontré Yannick; le deuxième amour de ma vie.
C’était un tout jeune homme d’à peine trente ans, mais sa réputation
commençait à se répandre. Il était de Tours en France. La première fois que je
l’ai vu c’est à Bordeaux où il faisait une dégustation-causerie sur les crus de
cette année-là. J’étais tellement déconcertée, émerveillée; j’avalais
littéralement tout ce qu’il disait. Je suis tombée en amour avec lui… Je
n’étais plus la petite fille de dix-huit que j’avais été, mais je me suis quand
même demandé quelle serait la bonne façon de l’approcher.
Mais le coup de foudre a été réciproque et immédiat. Ça n’a pas été
long. Dès que je l’ai abordé, il m’a souri; il m’a trouvée de son goût et
depuis nous nous ne sommes plus quittés. Il est si beau, si séduisant, si
talentueux, tout en longueur, et si sérieux pour son âge! J’ai presque vingt-cinq de plus que lui. Mais il s’en fiche,
comme il se fiche bien de ce que les gens peuvent penser. À l’intérieur, je suis
aussi jeune que lui. Il me fait l’amour si tendrement et moi je prends soin de
lui et de toutes ses affaires. Je sais que je le materne un peu, mais nous en
avons bien le droit tous les deux.
Il y a quelques mois, il a gagné le Championnat du monde de dégustation
de vin à l’aveugle qui a eu lieu à Madrid. Il y a eu un reportage sur nous avec
photos dans L’Actualité. Il est
maintenant une sommité qui fait la une de toutes les revues de vins et les
magazines spécialisée en science œnologique et il est en demande aux quatre
coins du monde. Alors moi, je le suis et je continue de voyager.
Surtout que nous avons maintenant deux pieds à terre : un au Québec,
une maison ancestrale que j’ai trouvée en Estrie, et un ancien château près de
Léognan dans le sud de la France. Que pourrais-je demander de mieux à la vie ?
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