Le crime du dimanche des Rameaux
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À l’hôpital de Buckingham, l’après-midi de ce dimanche des Rameaux s’était
écoulée si lentement qu’on aurait pu croire que le temps s’était arrêté.
Quand Nancy était arrivée à l’urgence dix minutes après l’ambulance,
une dizaine de personnes se trouvaient dans la salle d’attente; il y avait une
jeune mère avec deux enfants qui reniflaient, un homme qui se tenait le
poignet, un couple de personnes âgées, mais tout le personnel était rassemblé
autour de Sébastien. Après bien des explications avec l’infirmière chef, Nancy
avait fini par obtenir quelques informations. Son état était grave; non
seulement il avait une fracture de la cervicale, mais il y avait eu une
hémorragie à l’intérieur de sa boite crânienne. Ça c’était le plus grave. Dès
l’arrivée de l’ambulance, l’équipe d’urgence s’était immédiatement affairée
autour de lui; l’important pour l’immédiat, était de stabiliser ses signes
vitaux.
Pendant toute la durée des examens de Sébastien à l’urgence, Nancy
était restée dans la salle d’attente essayant de comprendre ce que pouvait bien
se passer d’après les allées et venus du personnel. Elle entendait des ordres
et des contre-ordres, elle percevait les bip bip des moniteurs sans savoir si
c’était bon signe.
Urgentologue, traumatologue, neurologue se et autres spécialistes relaient.
Après presque trois quart de fiévreux examens, on juge qu’il faut l’opérer d’urgence. Nancy voit
le rideau s’écarter; un infirmier pousse la civière où Sébastien est étendu,
inerte. Il est intubé, il a un soluté dans le bras, un cathéter dans la
poitrine, il a un masque à oxygène.
-Qu’est-ce qui se passe ? Où est-ce qu’on l’amène ?
-Au bloc opératoire; on va essayer de diminue la pression sur son
cerveau.
-Est-ce que je peux y aller ?
-Au bloc opératoire, non, mais il y a une salle d’attente sur l’étage à
côté de la salle de réveil.
Il faut appeler le chirurgien de garde. Il habite à Gatineau. Il dira
qu’il arrive dans une heure.
Nancy se fait indiquer l’ascenseur et monte au deuxième étage dans la
salle d’attente; il y a quelques chaises, un divan, une petite table avec des
revues, de grandes fenêtres qui donne sur l’Outaouais. La salle est vide; il n’y
a personne d’autre qu’elle. À l’autre bout du couloir, elle voit du mouvement :
c’est le chirurgien qui arrive. L’équipe est prête.
Elle n’a rien apporté pour passer le temps et ne sent pas capable
d’ouvrir Châtelaine ou Maazine Véro.
Les yeux sont humides Nancy se met à penser à son amoureux. Elle pense
à ces si beaux moments qu’ils ont passés ensemble. On dirait que tous ces
moments étaient aussi beaux les uns que les autres. Elle pense à cette journée
de décembre quand ils ont marché quatre dans la propriété de son père. Ils
avaient chaussé les raquettes et marché dans les bois. La neige était immaculée
et brillait de milliards d’éclats. Tout baigné dans un grand silence blanc. Ils
avaient vu toutes sortes de traces qu’elle avait identifiées pour lui :
des lièvres, un renard, un chevreuil. Sur le retour, ils avaient vu une bande
des cerfs de Virginie, des femelles avec leurs petits.
Puis à son tour, il lui avait fait découvrir Montréal. Ils étaient
partis tôt le samedi matin et ils étaient allés sur le Mont-Royal, ils avaient
marché dans le Vieux-Montréal où il n’y avait pas de touristes. Il lui avait
montrée campus de l’Université McGill où il avait étudié il y a tout juste deux
ans. Il l’avait amenée au cinéma; ils avaient vu le film de l’heure Mommy, mais ils n’avaient pas aimé ça.
Ils avaient terminé la journée par un concert de l’orchestre Métropolitain la
Maison symphonique dirigé par un jeune chef dynamique, du Brahms, du Schubert,
de Rismky-Korzakov.
Elle aimait ses yeux, elle aimait son sourire, elle aimait sa
spontanéité.
Elle n’était presque jamais sortie de son village sauf pour aller
étudier à Gatineau, et une fois à New-York pour une fin-de-semaine avec deux
amies, et lui il était allé au Mexique, en Europe, en Afrique, en Palestine.
Chez lui, ils avaient regardé ses photos de voyage. Ça la faisait rêver. En automne, on partira : on ira en
France, en Belgique, en Hollande, en Allemagne… Et tous les livres qu’il avait. Elle
s’aperçoit qu’elle a faim. Elle va se prendre un sandwich et un café aux machines
distributrices du rez-de-chaussée et elle remonte vite au deuxième étage.
Les quelques fois où elle était allée chez lui, c’est lui qui avait fait
la cuisine. Il adorait ça. Pour lui, c’était tout un art. Il se mettait un
tablier rouge; il avait un livre et il suivait les directives à sa façon. Il
lui faisait du veau méditerranéen, de la soupe aux lentilles et tofu, des
légumes au miel; et elle aimait surtout ses hors d’œuvres des petites bouchées
fines et délicieuses qui fondaient dans la bouche.
Quand elle allait chez lui, elle faisait attention. Elle ne prenait pas
sa voiture, elle venait à pieds. Ils ne se cachaient pas, mais ça les ravissait
de garder leurs amours secrètes.
Quand il venait chez elle, c’était la même chose. Du chemin Paradis, il
fallait prendre une longue allée sous les arbres pour se rendre à sa maison et Sébastien
se stationnait, tout au fond pour que personne ne voit sa voiture. Sa maison donnait
sur le lac et il se promettait bien de venir se baigner en été. Quand ils
étaient assis sur sa galerie à siroter un chocolat chaud, personne ne pouvait
le voir. C’était leur havre d’amour et de quiétude.
Il lui racontait qu’il avait toujours voulu aider les gens; il s’était
toujours senti l’âme altruiste. Il lui faisait découvrir un autre monde, un
univers fascinant de compassion, de solidarité, de bienveillance, de bonté. Il
lui racontait ces grands espoirs et ces petites misères. Comment le Conseil
avait décidé sans lui de réduire son poste de temps-plein à un demi-temps pour
des raisons de compressions budgétaires. Il admettait que oui il y avait des
problèmes budgétaires, mais qu’il avait un contrat de trois ans, que ça ne se
faisait pas comme ça, qu’il fallait passer par le consistoire. Les réunions
deux ou trois dernières réunions, ça avait bardé. Laurent Groulx ne décolérait
pas. Il enrageait de ne pouvoir le contrôler. Sébastien ne savait pas s’il
pouvait rester dans ses conditions. Ça devenait trop difficile et elle le
comprenait. Ce ne sont pas des gens
faciles; ils ont une mentalité d’assiégés.
Ils avaient ri comme des fous quand il lui avait raconté sa nuit folle
chez les jumelles Demerrit. Il est vraiment un bon conteur, il changeait
d’intonation, il faisait des mimiques. Il adorait rire de lui. Il avait été
leur rendre visite, là-bas dans le rang des falaises, et une tempête s’était
déclarée, on était à la fin novembre. Il avait essayé de sortir mais avait du
s’arrêter et était revenu. Elles l’avaient nourri, bichonné, aux petits soins
avec lui, à qui se pâmerait le plus. Il avait dormi dans le salon. L’une
était descendue pour alimenter le foyer elle s’était assise au bord du divan et
lui avait raconté sa vie. L’autre quelques minutes plus tard, pour vérifier une
fenêtre mal fermée, et s’était assise par terre. Il leur avait pris la main, et
c’est de là que la rumeur était partie. Le lendemain, en fin d’après-midi, le
chemin avait dégagé et il était reparti.
Nancy regarde les murs de couleur indéfini. Elle s’approche des
fenêtres et regarde dehors les eaux gonflées de la rivière. Elle entend les
bruits coutumiers d’un hôpital, les appels au micro, les timbres sonores des
ascenseurs, les chariots de la collation.
En fin d’après-midi, après son opération, Sébastien est amené aux soins
intensifs; elle le voit passer, le visage si pâle. Elle sait qu’elle ne pourra
repartir. Demain, elle commence à travailler à dix heures, mais elle compte
passer la nuit à le veiller, même si elle ne peut rien faire. Elle repartira
demain matin; elle ira prendre une douche rapide chez elle, se changera et
rentrera au bureau. Elle reviendra dès qu’elle aura terminé, à quatre heures.
À ce moment, Nancy aperçoit une jeune
policière qui la regarde depuis un bon moment un peu plus loin dans le couloir.
Ça doit faire quelques instants qu’elle l’observe.
La policière s’approche d’elle, la casquette à la main :
- Est-ce que vous êtes Nancy Fournier ?
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