lundi 17 août 2015

Les flammes de l’enfer

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                Assis à son bureau, au poste de la Sureté du Québec à Papineauville, en cette fin d’après-midi, Paul Quesnel faisait le bilan de l’été qui se terminait. Il estimait que son équipe avait bien travaillé; ce n’était pas une grande surprise, non, car avec les années il avait réussi à instituer un bon climat de travail et maintenir un haut niveau de motivation, et ses agents et officiers avaient adhéré à sa méthode. Il ne voulait pas être excessivement exigeant avec son équipe; il essayait juste de tirer le meilleur de chacun « et de chacune ».
L’été était toujours une saison un peu plus compliquée. Plusieurs de ses agents, particulièrement ceux qui avaient des enfants d’âge scolaire, prenaient leur congé, leurs vacances. C’était toujours un casse-tête pour avoir des effectifs en nombre suffisants pour que le travail se fasse de façon adéquate. Lui, il préférait, depuis plusieurs années, prendre ses vacances en automne, durant la saison morte. Il pouvait profiter des réductions bien sûr sur les réservations, mais il a avait aussi la possibilité de pouvoir visiter des endroits touristiques sans touristes; c’était pour Paul un plaisir inégalé. Il aimait beaucoup visiter les lieux chargés d’histoire. Il y a deux ans, il avait fait Venise et l’Italie du nord : Padoue, Verone, Milan, Turin, pour finir avec Gênes; il avait à peine entr’aperçu la Toscane aux paysages à couper le souffle et il s’était promis d’y retourner un jour. Et l’année dernière, ça avait été Versailles et les châteaux de la Loire (il aimait beaucoup Paris, mais comme il y était déjà deux fois, il voulait voir autre chose de la France) : Sully-sur-Loire, La-Ferté-Saint-Aubin, Chambord, Beauregard, Chaumont, et ainsi de suite jusqu’à Angers.  À la fin toute fin, il était remonté jusqu’en Normandie pour passer deux jours au Mont Saint-Michel qui l’avait grandement impressionné. Cette année, il avait déjà son billet d’avion pour la Chine. Il s’était fait un itinéraire à partir de Beijing.
En plus de jongler avec l’horaire des congés, Paul devait s’occuper des stagiaires. Chaque été l’École de police de Nicolet lui en envoyait un ou deux qu’il jumelait avec l’un et l’autre de ses agents dans les équipes de patrouilles. Paul devait remplir un rapport de stage avec évaluation, bilan et commentaires; c’était ce qu’il était en train de faire : finaliser le rapport de stage de d’Olivier Jean-Jacques… un jeune homme d’une famille d’origine haïtienne qui avait passé quatre mois dans son équipe. Un policier noir dans la police de Papineauville ! C’était bien la première fois que ça arrivait ! Ça avait fait sensation, il faut le dire. Paul était toujours étonné de la somme effarante de papier qu’il devait noircir, de formulaires à remplir, de rapport à écrire, de documents à contresigner, qu’il y avait dans le monde de la police; sans compter les autres nombreuses heures qu’il devait passer devant l’écran de son ordinateur à lire d’autre rapports, d’autres directives.
Et puis, en été, il y avait toujours plus de touristes dans la région, des gens qui ne connaissaient pas toujours bien les routes, ce qui causaient plus d’accident; il y avait plus de fêtes de famille avec leur lot de gens qui boivent plus que raisonnablement et dont les esprits s’échauffent au soleil. Plus de jeunes désœuvrés aussi après la fin des classes; ils ne commentaient pas des crimes très grave, mais le nombre d’infractions, de violations de domiciles, d’actes de vandalisme, augmentait considérablement sans qu’on puisse tout résoudre.
Et cette année, il y avait eu ce crime commis dans le presbytère de Noyan, une violente attaque qui avait causé la mort du pasteur. Ce qui avait passablement perturbé la petite communauté. Après à peine quatre jours, (Ça s’est vraiment bien passé; on s’en est bien tiré, Roxanne et moi), on avait procédé à l’arrestation de trois suspects; après l’examen de faits, le coroner avait porté des accusations d’homicide involontaire au premier et de complicité et de non-assistance à une personne en danger aux deux autres.
Après l’enquête et la résolution du crime commis contre le pasteur de Noyan, Paul Quesnel avait décidé de mettre sa fille en congé. Cette enquête avait été plus éprouvante pour elle que pour lui, elle avait commis une faute professionnelle, qui avait eu heureusement peu de conséquences, mais surtout il voulait lui accorder du temps pour essayer de replacer son couple sur la bonne voie. Roxanne s’investissait beaucoup dans son travail, et cette enquête avait provoqué le départ de son conjoint Fabio. Paul ne se sentait pas directement responsable, mais quand même, il aimait sa fille (et était très fière d’elle) et ça lui faisait quelque chose. Il savait parfaitement ce que la vie de policier pouvait exiger d’un couple.
Roxanne avait accepté ce congé et était partie à Montréal; et avec l’aide de quelques amis, elle facilement avait retrouvé Fabio. Il avait retrouvé un collectif d’artistes marginaux, autour duquel il avait gravité à son arrivée à Montréal, il y a huit ans. Le groupe qui se faisait appelé « L’Art-relève » (Roxanne trouvait le jeu de mots douteux) avait pignon sur rue sur Fullum… de biais avec le poste général de la Sureté du Québec et du pénitencier de Parthenais ! C’était une ancienne usine de coton (une « facterie ») juste assez transformée pour des artistes et des créateurs bohèmes, non-conformistes, indépendants, contestataires et originaux ! Dans les grandes salles immenses ou les minuscules ateliers individuels, on retrouvait de tout : artistes multimédias bien sûr, mais aussi, peintres, sculpteurs, graveurs, imagiers, modeleurs, qui travaillaient toutes sortes de matériel possible et imaginables : le papier, le bois, le fer, le plâtre, le cuivre, la broche, le métal, le béton, les plastiques, la céramique, les matériaux composites, les pièces d’ordinateurs, de bicyclettes, de vieux meubles; certains travaillaient à la spatule, d’autres au chalumeau, d’autres encore à la tronçonneuse. Tout l’édifice bourdonnait d’activité, jour et nuit, surtout la nuit. Roxanne sera frappée du gigantisme de certaines œuvres qui s’élevaient plus haut que deux étages. Certains artistes étaient leur œuvre elle-même, comme rester sans bouger au coin d’une rue pour dénoncer l’immobilisme culturel et de la société ambiante. Ou faire couler l’eau d’un tuyau et en dévier son cours pour symboliser la vacuité des aspirations modernes. Ou encore de faire des traces de mains mouillées sur un mur de la ville, tout de suite disparues, pour souligner ce qu’il a d’éphémère dans la destinée humaine.
On rentrait dans l’édifice par une petite porte dérobée, qui donnait sur des escaliers en métal qui grinçaient. Roxanne parcourait les salles et les étages, et elle devait s’avouer qu’elle était fascinée par ce qu’elle voyait. Elle avait trouvé Fabio en pleine discussion révolutionnaire avec deux ou trois autres locataires de la place. Il se sentait dans son élément, parfaitement à l’aise dans cet environnement un peu subversif, qui défendait à travers les arts de multiples causes sociales et où les pétitions circulaient autant que l’alcool. Et probablement un peu de drogue, mais sans doute pas trop, pensait Roxanne. Il habitait les lieux mêmes, comme quelques autres, s’étant fait une chambre d’un petit réduit, servant de gardien de nuit contre le vol et le vandalisme. Il n’avait pas de salaire bien sûr, mais il avait au moins un toit sur la tête, et en attendant il cherchait à se faire engager comme travailleur de rue par l’un des groupes militant du quartier. Ce qui était sûr c’est qu’il ne reviendrait pas à Saint-Aimé, où Roxanne habitait et où il l’avait suivie pendant trois ans. Roxanne avait pris une chambre dans un motel de banlieue et était restée trois semaines à Montréal, s’intéressant à ce qu’il faisait, à ses aspirations, écoutant ses discours passionnés sur les diverses formes artistiques et leur pouvoir évocateur. Elle ne pouvait s’empêcher de l’écouter.  Elle l’aimait toujours, et lui aussi l’aimait toujours. Mais accepterait-il à nouveau de venir s’encabaner au milieu de nulle part dans un désert culturel et artistique total ? Autant qu’elle accepterait probablement, elle, de dormir dans un cagibi de rien du tout. Après trois semaines, ils avaient  convenu de se séparer en bons termes, de rester « bons amis ». Ils iraient chez l’un et chez l’autre. Elle devait se faire une raison.
Roxanne avait ensuite pris ses vacances. Deux semaines en Jamaïque, une aubaine qu’elle avait trouvée sur un site de voyages en surfant sur la toile. Elle devait partir le lendemain; très bien c’est ce qui lui fallait. Elle avait laissé sa voiture dans le stationnement de l’aéroport et n’était partie qu’avec un sac de voyage. L’avion avait atterri à Kingston, l’une des capitales les plus violentes du monde, mais l’autobus venaient prendre les touristes pour Montego Bay directement à la sortie de l’aéroport. Malgré toute attente elle avait aimé ce lieu, cette très belle rivière en cascades, qu’on pouvait escalader, et qui se jetait dans la mer au milieu d’une magnifique plage de sable blanc et fin. Il ne faisait pas trop embêter par les vendeurs ambulants, sauf quelques mâles de l’endroit qui lui avaient des avances très peu subtiles, mais elle souriait intérieurement d’imaginer leurs têtes si elle dévoilait son métier. Elle avait pris un cours de plongée avec bobonne, et avait appris à descendre et remonter en palier, à contrôler sa respiration, puis avait passé deux heures de pur plaisir en haute mer. Elle s’était dit que ces vacances. Somme toute, lui faisaient du bien. Elle avait envoyé une carte postale à son père, une à sa mère et une troisième à Pascale, une amie du secondaire, sa meilleure amie.
De retour à Montréal, elle avait sauté dans sa voiture et était repartie directement vers l’Outaouais. À son arrivée, chez elle, à Saint-Aimé, un petit bouquet de fleurs l’attendait à la porte avec une carte de Fabio !
Paul pioche toujours sur le rapport d’évaluation de son stagiaire. Son téléphone sonne. C’est Jocelyne la réceptionniste.
-Patron ! C’est Jean-Claude Simoneau. Le chef des pompiers de Buckingham.
Paul le connaît bien. Il se devait de connaître les responsables de la sécurité, de la santé de sa région, les maires, les directeurs d’école, même les travailleuses sociales. Simoneau n’aurait pas appelé pour rien.
-Je le prends.
-Oui, Jean-Claude. Qu’est-ce qui se passe ?

-Écoute Quesnel, amène-toi; je vais avoir besoin de toi. On a répondu à un appel d’urgence aujourd’hui. On a trouvait un cadavre complètement calciné.

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