lundi 31 août 2015

Les flammes de l’enfer

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                Après avoir mis le feu à la dernière maison, celle d’Henri Trudel, et avoir contemplé l’incendie pendant quelques minutes, il avait roulé un long moment dans la nuit, à toute vitesse sur sa moto. Il lui fallait fuir. Il s’était d’abord rendu jusqu’au bout du chemin Brookdale, environ une quinzaine de kilomètres plus loin jusqu’à l’embranchement aux quatre routes de Pine Hill. Il savait qu’il ne pouvait se diriger vers le sud, à droite. Le chemin se rendait jusqu’à Kilmar, puis longeait la Rouge jusqu’à son embouchure, ce qui l’éloignait bien trop de Noyan. Il devait prendre vers le nord, un chemin en gravier qui débouchait au Lac-des-Sables, tout à fait convenable pour une moto. Mais Lac-des-Sables n’était pas sa destination; ça le mettait encore un peu trop loin. Il devait revenir chez lui, à Noyan, le plus vite possible. Il avait donc décidé de couper donc à travers bois, en prenant un sentier qu’il avait découvert récemment; ce n’était qu’une piste tracée par les chevreuils à travers la forêt. Il s’y était engagé prudemment. Son phare avant allumé, il roulait à faible allure; il devait éviter les branches basses et les broussailles. Les épines lui griffaient le visage; ses roues dérapaient parfois. Plusieurs fois, il avait dû poser le pied par terre. Une fois, il s’était embourbé et son moteur s’était noyé; il avait dû tirer sa moto, la remettre sur le sentier pour ensuite redémarrer. Il s’était à trembler quelque peu; tout ça lui prenait plus de temps que prévu.
Finalement, il avait réussi à aller jusqu’au bout du sentier et s’était retrouvé sur le chemin Sénéchal, aux limites du village de Saint-Camille, mais aussi tout près de Noyan. Dans quelques minutes il serait chez lui.
À l’entrée du village, il arrête son moteur. En passant par l’arrière, il n’aura que quelques mètres à faire pour arriver chez lui, mais il vaut mieux continuer à pieds pour ne pas attirer l’attention. Il pousse sa moto sans faire de bruit le long de la route. Il perçoit toute l’agitation qui perturbe le village. Bien des gens guettent aux fenêtres ou s’interpellent d’un perron à l’autre. Comme il n’y a pas de service de pompiers, on a dû faire appel à ceux de Lac-des-Sables, mais ça ne servira à rien : les chalets se consumeront sans qu’ils puissent y faire quoi que ce soit. Il traverse le village le plus discrètement possible, évitant de se faire voir. Plus que quelques pas et il pourra ranger sa moto et aller se coucher. Mais monsieur Doyon, le pasteur, dressé comme une vigie sur le parvis de l’église, en essayant de comprendre ce qui se passe, le voit. Il connaît bien le pasteur Doyan. Il y a quelques années, celui-ci l’a beaucoup aidé. Il avait terminé son école primaire de peine et de misère, et les débuts de son secondaire avaient été extrêmement difficiles. Il avait été toujours été un enfant solitaire et les autres jeunes de l’école se sont mis à se moquer de lui, de son allure, de sa façon de parler; ils se moquaient de lui parce qu’il était différent. Après une semaine, il avait refusé d’y retourner. Le pasteur Doyon était venu parler à sa mère : il le prendrait sous son aile. Pendant que madame Doyon lui avait patiemment donné des leçons particulières adaptées à ses capacités, le pasteur lui a fait suivre un cours de catéchisme à sa mesure. Plusieurs nuits, ils l’avaient gardé à coucher au presbytère. Grâce à eux, il avait fini par apprendre à lire, à écrire et à compter. Le jour de sa confirmation, il avait lu le passage de l’évangile devant toute la communauté.
Puis il a commencé à travailler, tout d’abord comme plongeur au restaurant, puis comme aide-cuisinier. Il avait gagné un peu d’argent; il en donnait une partie à sa mère et avec le reste il s’était acheté ce dont il rêvait depuis des années : une moto ! Chez un concessionnaire de Montebello, il avait trouvé une kawa 500 de couleur verte, juste ce qu’il lui fallait. Une vraie merveille ! Il aimait écouter le ronronnement du moteur; et il aimait aussi le faire rugir. Bien des gens du village, il le savait, le regardait avec jalousie. Et depuis, il parcourait inlassablement les routes de la région, du matin au soir. Il avait négligé son emploi, et après un incident – un début d’incendie – dans la cuisine, il l’avait quitté. Le pasteur Doyon, bien sûr, n’avait pas abandonné et essayé de le replacer quelque aprt. De l’autre côté du chemin, dans l’ombre des arbres, il l’avait vu.
-C’est toi, Ti-Gus ?
Tout le monde au village l’appelait Ti-Gus, même ses professeurs, même sa mère. Son père était parti quand il était encore bébé gagner sa vie aux États-Unis, quelque part dans le Montana. Il ne l’avait jamais vu. Une fois quand il avait douze ou treize ans, sa mère lui avait montré une vieille photo un peu embrouillée, d’un homme qui fumait une pipe près d’un feu de camp. C’était lui ton père, avait-elle dit, et aussitôt, sous ses yeux totalement décontenancés, elle avait jeté la photo dans le poêle.
-C’est toi, Ti-Gus ? Est-ce que tu sais ce qui se passe ?
-J’sais pas, m’sieur Doyon… J’pense qu’il y a un feu dans le rang Brookdale, mais j’sais rien d’autre.
-Es-tu allé voir ?
-Non, non ! J’ai rien vu !
-Qu’est-ce que tu fais là à cette heure-ci ?
Le pasteur connaissait sa passion qui allait jusqu’à la griserie pour la vitesse et pour le bruit des moteurs. Il ne le décourageait pas, mais il essayait de lui trouver quelque chose d’autre à faire pour occuper ses journées. Il lui disait de faire attention, d’être prudent, de ne pas aller trop vite, de ne pas passer à travers champs, de ne pas rouler la nuit à pleins gaz.
-J’étais parti… faire un tour… mais j’ai manqué d’gaz. C’est ça, j’ai manqué d’gaz, c’est pour ça qu’il faut que j’pousse !...
Le pasteur Doyon le regarde dubitatif.
-Rentre vite chez ta mère Ti-Gus; je pense que c’est mieux pour toi.
Il est rentré chez lui sans demander son reste. Tiens, sa mère aussi est sur le balcon à guetter l’horizon et essayer de comprendre ce qui se passe.
Il va lentement ranger sa moto dans le semi-garage et rentre dans la maison en passant devant elle sans lui adresser la parole. Sa mère non plus ne dit rien, mais elle aussi semble le regarder d’une drôle de façon.
Il se couche en enlevant simplement ses vêtements et en les laissant choir sur le plancher, mais il ne dormira pas beaucoup cette nuit-là. Il tourne et retourne. Toute la nuit il perçoit la confusion; il entend distinctement et tout à la fois, les cris, les appels, les ordres des pompiers, les sirènes, le bois qui flambe, les exclamations, les clameurs, les interjections, les hurlements, les jurons, les vociférations. Toute la nuit, il voit les flammes des brasiers qui montent qui montent dans le ciel de la nuit. Il les voit tellement qu’il a chaud, il est en nage. Il se lève, il va boire un peu d’eau. Sa mère est partie se coucher, tant mieux.
Il a fini par s’endormir car lorsqu’il ouvre les yeux, c’est le matin. Tout de suite il se dit qu’il pourrait aller prendre sa moto et aller voir, mais il hésite. Il sait qu’il ne devrait pas y aller, mais c’est plus fort que lui. Il doit aller voir. Il pourrait partir, et dans quelques minutes à peine il serait là-bas; c’est encore le temps. Il se prend un muffin aux bananes qui sa mère a fait la veille. Il boit une gorgée de lait à même le pichet. Il sort.
Il prend le guidon de sa moto de ses deux mains. Il lui faudra la nettoyer, enlever les traces de boues, les feuilles qui y sont accrochées. Il roulera lentement bien sûr. Le village dort encore, il ne fait pas les réveiller. Dès la route principale, il verra les dernières volutes s’élever dans le ciel de l’aube rose. Il n’ira pas trop loin; il ne s’approchera pas de trop près. Oui, tout a brûlé sur le chemin Brookdale. Le premier chalet puis le deuxième, le troisième... C’est un paysage de désolation, de dévastation, de saccage. Les maisons sont carbonisées, quelques poutres qui fument encore. Il va pour s’élancer.
-Ti-Gus ! Rentre à la maison !
Sa mère lui dit qu’on a trouvé le corps d’Henri Trudel carbonisé dans les décombres de sa maison. Il rentre et va s’allonger sur son lit, médusé, désemparé.

C’est vers la fin de l’après-midi du lendemain que la police viendra cogner à la porte.

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