Les petits enfants
Chapitre 20
-Monsieur
Dumas ?
Roxanne
se penche vers un vieillard assis dans une chaise roulante dans laquelle il est
sanglé; à moitié endormi, il contemple le plancher, les yeux mi-clos, un léger
filet de bave pendouillant sur le menton.
-Monsieur
Gaston Dumas, je m’appelle Roxanne Quesnel-Ayotte, je suis officière de la
Sureté du Québec, et voici ma collègue Isabelle Dusmenil. Nous aimerions vous
poser quelques questions. M’entendez-vous ?
Après
la conversation avec Juliette Sabourin sur la rue Principale de Lac-des-Sables,
Roxanne et Paul s’étaient rendus chez Jocelyn Bibeau à Pontneuf comme convenu
pour un interrogatoire en règle. Roxanne avait pris prétexte de lui rapporter
les dossiers concernant l’occupation de l’hôtel « Chez vous, c’est
vous » pour effectuer une deuxième visite. Mais leur visite ne s’était pas
bien passée, Jocelyn Bibeau étant dans un mauvais jour, ou peut-être
l’avaient-ils trouvé dans son état habituel et que c’est Roxanne qui avait été
chanceuse la première fois de l’attraper à un bon moment ?
Toujours
est-il qu’il n’avait pas voulu leur ouvrir et que Paul avait dû hausser la voix
pour qu’il les laisse entrer. Il avait brusquement pris les dossiers qui lui
tendait Roxanne et les avait jetés sous la table sans autre forme de procès et,
bien sûr, il n’avait répondu à aucune de leurs questions disant soit qu’il ne
se souvenait de rien, soit qu’il était trop jeune, soit qu’il s’était trompé,
soit tout simplement en gardant le silence.
Paul
et Roxanne étaient repartis Gros-Jean-comme-devant. Cependant dans la voiture
ils avaient jugé que la journée n’était pas complétement gâchée car l’information
que leur avait partagé la bibliothécaire sur les camps des groupes protestants
valait la peine d’être creusée. Ils pourraient toujours, s’il le valait obtenir
un mandat pour faire comparaître Jocelyn en bonne et due forme. De retour au poste
de la SQ à Papineauville, Roxanne s’était mise à la recherche des responsables
des camps de jeunes protestants qui venaient à Lac-des-Sables trois ou quatre fois
l’été faire une célébration dans leur église et profiter du lac et de la plage.
Elle avait découvert que le fondateur, le pasteur qui avait construit l’Église
au début des années 1950, sur un terrain offert par un certain monsieur Perron,
était Charles Duclos un pasteur missionnaire itinérant qui s’occupait alors de
toute la région : depuis Turso, Noyan, Lac-des-Sables, Grammond, La
Minerve, Vendée, et même jusqu’à Mont-Laurier à presque de cent kilomètres. Cet
élan missionnaire avait effectivement provoqué une petite vague de conversions
de quelques familles à Lac-des-Sables, mais comme chaque famille ayant entre
six et douze enfants, ça faisait beaucoup à la fois. Lorsque le pasteur Duclos
avait pris sa retraite, l’église avait périclité, faute de continuité; ses
successeurs avaient été des étudiants, des pasteurs intérimaires, des
suppléants envoyés par le Consistoire. À cela s’ajoutaient l’éloignement, les
enfants qui déménageaient en ville; on avait vite manquer d’argent pour
entretenir l’église et on avait dû la fermer. Elle avait connu un regain de vie
à la fin des années soixante lorsqu’un pasteur Gaston Dumas, de Montréal, s’était
efforcé avec le pasteur de Noyan, de maximiser les ressources et
l’environnement de la petite église de Lac-des-Sables. Il y amenait des jeunes
de la ville qui campaient sous la tente sur les terrains de l’église de Noyan.
L’expédition Lac-des-Sables était toujours l’un des moments forts des camps. La
petite communauté restante préparait et parait l’église pour la venue de cette
belle jeunesse dont un faisait une grande fête; après une célébration dans
l’église, il y avait un pique-nique sur le terrain adjacent et les enfants
passaient le reste de la journée dans et au bord du lac. Un après-midi de rêve
pour ces jeunes des quartiers pauvres de la ville, comme Pointe-Saint-Charles,
Saint-Henri ou la Petite Bourgogne. Effectivement, 1978 avait été la dernière année
de camp. C’était ce Gaston Dumas que Roxanne avait retrouvé dans un centre de
soins de longue durée de l’Est de Montréal.
Elle
et Isabelle étaient parties le matin pour le rencontrer. Elles étaient arrivées
vers 11 heures. À l’accueil on leur avait indiqué un petit homme en survêtement
assis dans une chaise roulante dans la salle commune.
-Si
vous pouvez lui parler ? Ah oui, Il a encore toute sa tête ! Et il a un sens de
l’humour… très particulier, vous verrez !
-Monsieur
Dumas, m’entendez-vous ? Me comprenez-vous ? Je voudrais vous parler du camp
Bethesda…
Le
vieil homme relève légèrement la tête et ouvre les yeux; il observe avec
intérêt les deux jeunes femmes pendants quelques instants; elle se tirent des
chaises près de lui et s’assoient.
-Ça
veut dire Maison de la miséricorde. On
peut aussi dire Bethsaïda. C’était une piscine de Jérusalem qui avait cinq
portiques, et dont les eaux miraculeuses s’agitaient sous l’action d’un ange.
-Vous
étiez responsable de ce camp n’est-ce pas dans les années 1970 ?
-C’était
il y a bien des années. Ça n’existe plus. Si vous voulez vous inscrire, il
faudra en trouver un autre…
-C’était
un camp à Noyan, n’est-ce pas ?
-Oui, sur
les terrains de l’église. On avait pas mal d’enfants; on faisait six semaines
de camps, tout d’abord une semaine pour les grands, les futurs moniteurs et
ensuite les plus jeunes. C’était des enfants de la ville, des enfants des
familles pauvres qui ne pouvaient aller à la campagne. Pour eux, c’était
extraordinaire; ils allaient de découvertes en découvertes.
-Vous
en étiez le directeur, n’est-ce pas ?
-Mais
oui; vous avez l’air de tout savoir !
-Non,
je ne sais pas tout. Parlez-moi de l’année 1978, par exemple.
-Ç’a
été la dernière année.
-Monsieur
Dumas, parlez-moi du camp de 1978.
-Ensuite
on l’a fermé.
-Qu’est-ce
qui s’est passé ? Pourquoi avez-vous arrêté de faire des camps après 1978 ?
-Les
petits enfants…
-Pardon
?
-C’est
ça que vous voulez savoir non ? Il aimait trop les petits enfants.
-Qui
ça ?
-Leonard
Bishop. Vous ne l’avez pas trouvé ?
Paul
et Roxanne échangent un regard.
-Vous
en avez mis du temps, mais vous avez quand même fini par me retrouver. Je me
demandais si la vérité n’éclaterait qu’au ciel !
-Qui
était Leonard Bishop, monsieur Dumas ?
-C’était
un étudiant en théologie de Vancouver. Il était en processus de formation pour
devenir pasteur et il était venu faire un stage ici au Québec, paraît-il pour
apprendre le français. Il voulait faire une immersion et français et il avait
demandé de faire son stage au Québec. Tu parles ! Il venait chercher de la
chair fraîche ! C’est ça qu’il voulait. Moi, j’avais souvent eu des stagiaires,
c’était normal, ils doivent faire deux stages… À cette époque c’était deux
stages; ensuite ça a été juste un, par mesure d’économie… Peut-être qu’aujourd’hui
il ne faut plus rien faire du tout; tout change.
-Donc
il était venu de Vancouver…
-Oui,
il avait fait sa demande dans son Synode de la Colombie-Britannique et on avait
reçu sa demande au Synode de Montréal-Ottawa, et moi j’avais déjà plusieurs
années d’expérience. Alors on me l’a confié, surtout qu’il n’y avait pas
beaucoup de superviseurs qualifiés qui parlaient français. Il est venu à mon église
à Montréal, elle aussi est fermée maintenant, et puis au camp. Il apprenait
vite. Il avait le sens de l’humour, les jeunes le trouvaient drôle, il avait le
tour. Il était bon comédien : il racontait des histoires le soir et il
imitait la voix de tous les personnages. Les enfants se moquaient de son
accent, mais lui ça le faisait rire. Il connaissait plein de jeux. Il savait
jouer de la guitare. Mais… mais derrière mon dos…
-Qu’est-ce
qu’il faisait derrière votre dos ?
-Ils
aimaient trop les petits enfants, les petits garçons surtout. Je me souviens de
la toute première fois qu’il avait dû préparé une prédication, ça fait partie
de leur apprentissage, il avait choisi de prêché sur ce passage de l’évangile,
vous savez, quand les femmes amènent leurs enfants à Jésus et que les disciples
les repoussent. Jésus leur dit : « Laissez venir à moi les petits
enfants et ne les empêchez point, car le Royaume des cieux est pour ceux qui
leur ressemblent…. Et moi je n’ai rien compris, rien de rien ! Ça devait être
plein de sous-entendus, mais je n’ai rien vu. Et comment j’aurais pu comprendre
?... Jamais je ne m’en serais douté !
-Qu’est-ce
qui s’est passé au camp, monsieur Dumas, à Lac-des-Sables ?
-Je ne
m’en suis jamais aperçu, non pas du tout; il était habile, il faisait ça dans
les bois, on avait un immense terrain, sous l’eau, peut-être même dans les
tentes, toujours en cachette; un vrai terrain de jeu. Au début c’était des
chatouilles, puis de petites caresses, il les prenait par le cou, par le bras,
par les épaules; il leur pinçait la joue. Ceux qui résistaient ils devait les
laisser tranquilles, les autres ça allait plus loin… Il avait le choix ! Et
puis les enfants partaient après deux semaines, ni vu ni connu. C’était un
prédateur; il savait capturer ses proies : il leur faisait des petits
gentillesses, il leur donnait des privilèges en échange d’attouchements, ils agressait
les plus faibles. Et un puis un jour à Lac-des-Sables…
-Oui…
à Lac-des-Sables…
-C’était
notre troisième sortie de l’été à Lac-des-Sables, c’était la dernière semaine
du camp. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé; je me suis toujours dit
que ça devait être un accident. Mais l’un des moniteurs, appelons-le…
appelons-le Matthieu, est venu me chercher en courant presque me disant de
venir vite, que c’était urgent, sans avertir les autres. Dans un des coins de
la plage, caché par un petit bosquet, il y avait un autre moniteur, disons Marc
et un des petits, on va dire Luc qui pleurait, qui reniflait et Marc essayait de le consoler. Et dans
l’eau, couché sur le ventre, les pieds sur sortis, le corps de Leonard gisait, noyé…
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