Trahisons
Chapitre 15
Furtivement, tout en lui posant
des questions, Roxanne examine la pièce dans laquelle Émile Vadnais l’a fait
entrer : un petit salon mal décoré où le ménage n’est pas fait très
souvent, et surtout encombré de quantité de boites en carton posées sur les fauteuils,
sur le plancher, sur une petite table basse; dans ce fouillis, il ne reste
qu’une seule place de libre sur le divan où s’assoit l’occupant. De façon un
peu surprenante, il y a des plantes en pots au bord des fenêtres. La télévision
est restée allumée sur une chaîne d’information en continu. Roxanne, qui est restée
debout, fait remarquer :
-Êtes-vous en train de déménager
?
-Moi ? Ben non !... Les boîtes ?
C’est du matériel d’évangélisation envoyé de Montréal pour l’église et qui doit
distribuer dans toute la région.
-Il y en a beaucoup…
-C’est parce qu’on a la foi ! Il
y en a pour toute une année. C’est parce qu’on veut convertir le plus grand
nombre de personnes ! Il faut qu’ils rencontrent Jésus. Tout le monde doit
faire sa part dans l’évangélisation. Chaque dimanche j’en prends une ou deux
boîtes pour en donner aux autres membres. Chacun a sa mission : centres
d’achat, rues commerciales, porte à porte… Il y a peu d’ouvriers et la moisson
est grande.
-Dites-moi, monsieur Vadnais,
est-ce que vous fumez ?
-Moi ? Non ! Quand on est
chrétien on ne fume pas, on boit avec modération et on ne prend pas de drogue,
jamais. Le corps est le temple du Seigneur et il faut le garder digne; et on
reste marié pour la vie… avec une femme. Toutes les autres relations sont
condamnées par l’Évangile; ce sont des perversions !
-Quand l’avez-vous vue la dernière fois, je veux dire Joannie ?
-Le dimanche avant; on ne la
voyait pas les autres jours. Je sais que c’était dur pour elle de venir, elle
me l’avait dit; elle aurait bien voulu venir aux pratiques de chant le samedi,
mais ce sont ses parents qui ne voulaient pas. Ils n’étaient pas chrétiens,
eux. On priait pour elle et pour la conversion de ses parents. On avait décidé
de faire une exception avec elle, elle pouvait chanter avec le groupe le
dimanche même si elle n’avait pas pratiqué; elle attrapait vite, et tout le
monde aimait ça l’entendre; on lui faisait surtout reprendre les refrains qu’on
répète souvent plusieurs fois, pour la gloire de Dieu.
Il se met à battre la mesure :
-Tout est fait pour la gloire de
Dieu ! Amen ! Amen ! Tout dépend de ce que tu en fais ! Amen ! Amen !
-En effet… En parlant des
musiciens, il paraît qu’il y avait un certain guitariste, Guillaume, je crois,
qui avait commençait à s’intéresser à elle. Est-ce que ça vous dit quelque
chose ?
-Guillaume… Guillaime Saint-Amand; c’est un bon garçon, un bon garçon;
il joue bien, il a du talent… mais bon, c’était surtout une complicité musicale
entre elle et lui; ils s’écoutaient l’un l’autre. Et puis… comment dire,
Joannie, c’était pas une fille pour lui; elle était trop bien. Bien sûr, il
était chrétien, mais il n’aurait pas su comment la prendre; il était… comment
dire, pas assez expérimenté, trop jeune pour elle, trop jeune de caractère je
veux dire. Joannie était déjà une adulte.
-Qu’est-ce que vous voulez dire
?
-Ah, j’me comprends ! fait Émile
Vadnais avec un geste de la main.
-Si vous vous comprenez, alors
expliquez-moi. Qu’est-ce que vous essayez de dire ?
Son interlocuteur répond avec
une certaine virulence :
-Je l’aimais moi cette petite fille-là. C’est pas comme ces imbéciles
de petits jeunes qui ne savent rien y faire ! C’était une fille de valeur, et
ils ne la méritaient pas ! Tous des p’tits jeunes sans expérience qui ont
encore la guidille au nez et la couche aux fesses ! C’est vraiment épouvantable
ce qui est arriver !
-Je suppose que vous pourriez me
donner votre emploi du temps de vendredi dernier.
-Vendredi passé ? Le jour de sa
mort…
Émile Vadnais reste quelques instants en silence. Roxanne l’observe.
-J’ai fait ma routine comme d’habitude; le matin j’ai eu une rencontre
les responsables de l’accueil avec le pasteur Timothée et ensuite j’ai
distribué du matériel évangélique dans quelques rangs de Plaisance et ensuite
je suis rentré chez moi… euh non, comme j’étais proche de Papineauville, je suis
allé faire mon épicerie et ensuite je suis rentré chez moi.
-Ça fait longtemps que vous habitez ici ?
-Je suis venu de Montréal avec le pasteur Timothée il y a cinq ans; on
a trouvé cet appartement… et c’est ça.
-Si je comprends bien, c’est l’église qui paie le loyer ?
-En quelque sorte…
-Et vous, en échange, vous travaillez pour l’église…
-Oui, en quelque sorte…
-Vous vivez seul ?
-Oui. Ma famille à moi, c’est
l’église. Le Seigneur a dit en Matthieu 19,29 : « Quiconque aura
quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère,
ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le
centuple, et héritera la vie éternelle. »
-Ce que je veux dire c’est que
personne ne peut confirmer votre emploi du temps.
Émile Vadnais se lève
brusquement comme un diable sortant de sa boîte.
-J’ai rien fait à Joanie !! J’vous
l’ai déjà dit ! Maudite affaire ! Vous me soupçonnez ? Comment ??... Vous avez
aucun droit ! Vous êtes habitée par le diable ! Sortez ! Je veux plus vous
parler !
-Calmez-vous, monsieur Vadnais;
n’oubliez pas que je suis officière de police. SI vous me menacez, je serai
obligée de vous arrêter.
-Sortez tout de suite ! Tout de
suite ! Je vous menace pas mais j’ai le droit de vous demander de sortir de
chez moi. J’aurais jamais du vous permettre de rentrer. Vous… vous êtes habitée
par le diable !
Résolument, il ouvre la porte.
Roxanne hésite, mais sentant qu’il est préférable de ne pas envenimer les
choses, elle se dirige vers la porte
-Je m’en vais, monsieur Vadnais;
je veux juste vous dire que votre comportement est assez surprenant.
-C’correct !
Le surlendemain, samedi, auront
lieu les funérailles de Joannie Delorme. Son corps sera exposé au salon
funéraire vendredi, le matin, l’après-midi et même le soir. Le matin était
réservé à sa seule famille : ses parents, frères et sœurs, ses grands-parents,
tous portant le poids d’une tristesse lourde, oncles et tantes, cousins et
cousines venus des villages voisins, de Saint-André, de Buckingham, de Laval,
de Trois-Rivières, d’Ottawa, essayant de se soutenir les uns les autres le
mieux possible, s’étreignant maladroitement à tous moments. Il y avait un grand
nombre de bouquets de fleurs tout autour de son cercueil : des roses, des
tulipes, des hortensias, des œillets, des delphiniums, des orchidées, des
jacinthes, des renoncules et jusqu’à un petit arrangement d’immortelles jaunes.
Il se trouvait là plus de fleurs d’amour et de passion que de fleurs de
funérailles. De plus, la photo que la famille avait choisie pour les signets la
représentait souriante à la vie. On pouvait y lire : « Tu es partie
comme tu es venue, et nous, nous t’aimerons toujours. »
L’après-midi a vu défiler quelques amis proches de la famille, mais
surtout plusieurs jeunes, ses amies, ses camarades, de son école, qui ont
quitté la polyvalente et séché l’après-midi pour être là. Le directeur Raymonde
Riendeau n’a pu que se montrer tolérant. Lui-même est venu le soir ainsi que
plusieurs des professeurs. Tandis que les garçons avaient des airs assez
piteux, les amies de Joannie surtout pleuraient beaucoup. Quand Mélissa est
arrivée avec ses parents, hésitante, incertaine de l’attitude à prendre, les
yeux humides, un certain malaise s’est installé quelques courts instants. Elle
s’est approchée du cercueil les genoux tremblants, soutenue par sa mère. Elle
avait longuement regardé le visage de son amie qui restait maintenant figé dans
la mort. Elle a serré la main de ses parents machinalement sans pouvoir les
regarder dans les yeux. Après une vingtaine de minutes, la famille Lemieux,
sans plus, est repartie.
Le soir, des représentants de la Commission scolaire ont également fait
leur tour. Étaient venus les collègues de travail, le reste des amis; presque
tous le village de Ripon avait défilé. Le maire et les conseillers et les
employés municipaux, le gérant du guichet bancaire, le propriétaire de
l’épicerie. Tout le monde est venu. Ça n’en finissait plus. Et les parents de
Joannie serraient stoïquement ces innombrables mains. Juliette était aussi venu
en compagnie de Paul, non pas qu’elle se souvenait de Joannie particulièrement
mais pour soutenir la famille éprouvée. Elle avait reconnu quelques-unes des
jeunes filles.
Les commentaires se faisaient à voix basse, meublant imparfaitement une
atmosphère à demi irréelle.
-Comme elle est belle dans son cercueil.
-On dirait qu’elle va se lever.
-Elle ressemble à un ange.
-J’peux pas croire qu’on la reverra plus !
-Pauvre Joannie !
-Et quand je pense à ses parents…
-Comment est-ce possible ?
-Je ne comprends pas ! Non, je ne comprends juste pas !
-Comment ça a pu arriver ?
-C’est donc épouvantable !
-Ça pourrait arriver à n’importe qui !
-Et la police ? Qu’est-ce qu’elle fait ?
-Pas grand-chose, comme d’habitude…
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