Trahisons
Chapitre 16
En ce samedi après-midi, l’église catholique Sainte-Madeleine de Ripon est
pleine à craquer pour funérailles de Joannie, comme si tout le village s’y
était donné rendez-vous. En effet les rues de Ripon sont quasi-désertes ce qui
lui donne à cette journée fraîche de l’automne une atmosphère lugubre. Le
stationnement déborde et des voitures sont stationnées tout au long des rues
avoisinantes. Sans doute aussi bien des gens sont venus des environs :
Saint-André, Noyan, Notre-Dame-de-la-Croix… De très nombreux jeunes de l’école
secondaire Jules-Chiasson de Lachute sont venus, avec leurs parents ou le plus
souvent en petits groupes. Ils se sont mis spontanément sur le côté gauche et
en arrière. Pour la plupart d’entre eux c’est certainement la première fois
qu’ils entrent dans une église, même pour une simple visite touristique. Ils ne
savent pas comment exactement se comporter. Intuitivement, ils essayent de rester
en silence, mais leurs nombreuses conversations à voix basse se transforment en
une sorte de brouhaha comminatoire. Ils sont assis un peu n’importe comment, comme
ils le feraient à la maison, de biais, semi-allongés, les genoux relevés. Plusieurs
ont soigné leur tenue, particulièrement les filles, mais d’autres sont
simplement en jeans et en chandails. Certains des garçons ont leur casquette
vissée sur le crâne. Beaucoup ont leurs téléphones cellulaires en main et
surfent fébrilement ou alors gazouillent en direct ce qui se passe ou encore leurs
impressions du moment. À qui ? Les voies des réseaux sociaux sont insondables. Un
bon nombre de jeunes filles ont les yeux rouges, et certains garçons se forcent
sans vouloir le montrer à retenir leurs larmes. S’ils étaient venus simplement par
curiosité, ils en prennent plein les émotions. Le fait est là : il y a une
morte dans l’église qui emplit tout l’espace et le temps et c’est leur camarade
Joannie.
Paul, qui n’est pas en uniforme, est venu accompagné de sa Juliette;
elle a posé sa main sur sa cuisse en un geste tout en douceur. Il lui sourit.
Il se demande c’était quand la dernière fois qu’il est venu dans une église. À
son mariage avec Monique, il y aura trente-cinq ans l’année prochaine... Ah,
oui, aussi à la mort de certains collègues, morts en service. Une fois à
Montréal et un fois à Longueuil, il y a quelques années. Ça arrive si
vite : une folle poursuite, une fusillade, un accident; le plus grave,
c’est un assassinat. La mort d’un policier ou d’une policière est toujours un
événement difficile, très difficile à vivre et quand il s’agit d’un meurtre,
c’est à la limite du supportable. Les policiers savent bien que ça fait partie
des risques du métier; le risque zéro ça n’existe pas dans ce métier. On a
toujours un peu peur. Et quand ça arrive, la solidarité spontanée, générale et
sincère de nombreux corps policiers de partout au pays et même d’ailleurs est
essentielle, capitale pour permettre de passer à travers cette épreuve. Paul se
dit qu’heureusement, depuis qu’il est responsable du poste de la Sureté du
Québec de Papineauville, il n’est rien arrivé. Quelques agents ont été blessés
en service, mais rien de trop grave.
Il jette un coup d’œil à Roxanne quelques rangées plus loin; elle-même regarde
avec attention les divers groupes de jeunes nerveux, agités, remuants,
piaffant. Elle reconnaît Sharon, Cynthia et Carinne assises côte à côte.
Mélissa, elle, n’est pas avec elle; elle est plutôt avec ses parents un peu
plus vers l’avant. Sylvio Faragón et Timmy Cross sont là aussi, à quelques
bancs d’Alexandre Desjardins, et son inséparable Wilfrid. Alors que ce dernier
parle, gesticule et semble même faire de l’humour, Alexandre est l’un des rares
à exprimer de sa personne la gravité du moment; il est prostré dans un état
second reste les yeux fixés en avant sans rien voir. Ils ont certainement dû prendre quelque chose avant de venir ces
deux-là.
Roxanne remarque que plusieurs professeurs de l’école sont aussi venus,
assis plus vers le centre. Elle reconnaît Pascal Samson, le professeur
titulaire de Joannie et madame Tessier, sa professeure de français. Le directeur
Le directeur de l’école Raymond Riendeau ne peut demeurer en place tournant
continuellement la tête et maugréant du fait que ses élèves sont si turbulents
et pestant de ne pouvoir y faire grand-chose..
Toutes les places sont occupées, en bas au parterre, et le jubé
déborde. Il y a plein de gens debout en arrière et sur les côtés., en même
encore dehors sur le parvis. Dans l’allée centrale a été roulé le cercueil
blanc de Joannie; une photo d’elle toute souriante est posée sur le couvercle
avec un petit bouquet de rose blanche. Blanc sur blanc, se dit Roxanne, c’est
très touchant. Tous les arrangements floraux du salon ont été transportés à
l’église et probablement qu’on y en a ajouté plusieurs autres. Sa famille, ses
parents et son frère et ses sœurs, ses oncles et tantes sont au premier banc,
et tous larmoient et pleurnichent.
La cérémonie empreinte
d’émotions, se poursuit. Mélissa s’est levée et est venue lire quelques mots d’une
voix faible; Pascal Samson également a lu un petit texte décrivant Joannie
comme « un trésor que nous avons perdu ». L’un des oncles s’avance et
prend la parole au nom de la famille.
-Joannie… nous t’avons tellement aimée, car personne ne pouvait s’empêcher
de t’aimer… Tu as été pour nous tous, et surtout pour ta famille, un ange sur
la terre et maintenant… tu es un ange dans le ciel.
Il se met à bafouiller, puis sa voix se brise. Les gens applaudissent.
Le curé essaye tant bien que mal de ne pas se contenter de banalités;
mais a du mal à trouver le ton juste; rien n’est facile.
On a joué et chanté l’Ave Maria
de Gounod, Si Dieu existe de Claude
Dubois et Prendre un enfant par la main
d’Yves Duteil, un chant d’habitude réservé pour les baptêmes. Le curé le prend
au bond.
-Plus personne d’entre nous, à commencer par les parents de Joannie ne
pourra désormais la prendre par la main, pour lui donner confiance en son pas,
pour l’amener au bout du chemin. C’est maintenant Dieu le Père qui la prendra
par la main, qui la guidera, qui lui fera faire le tour de son paradis et lui
trouvera la plus belle place…
L’émotion monte encore d’un cran. De nombreux sanglots se font entendre
bruyamment. Comme par magie, les téléphones cellulaires se sont éteints
d’eux-mêmes.
Le prêtre asperge le cercueil d’eau bénite en prononçant la bénédiction
finale.
-Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
Les plus âgés se signent. Les employés des pompes funèbres transportent
le cercueil vers les portes de l’église. Les membres de la famille se lèvent un
à un et marchent en arrière; c’est l’un de ses frères qui soutient la mère de
Joannie; puis la foule suit en pesant cortège.
Et soudain, alors que les
employés des pompes funèbres ont franchi les portes de l’église, et s’apprête à
descendre les quelques marche du perron pour mettre le cercueil de Joannie dans
le corbillard qui l’amènera au cimetière, dans un silence d’un indicible
recueillement, une voix forte au ton hargneux s’élève :
-Ah ! T’étais là toi, mon tabarnac ! Tout ça c’est à cause de toi, mon
écœurant;
tu l’as attirée dans ta secte !
Roxanne allonge le cou. Elle
voit le père de Roxanne interpeler et pointer du doigt quelqu’un parmi ceux qui
sont restés debout en arrière :
-Va-t-en, maudit chien ! Va-t-en avant que j’te sorte d’ici !
C’est le pasteur Bellavance qui est visé; il reste figé sur place.
Dans le tumulte causé par cet esclandre, ses frères essayent de retenir
le père de Joannie. Sa femme essaye de le résonner.
-Calme-toi, Jean-Jacques !
Calme-toi. Ça sert à rien…
-Non, j’me calmerai pas ! Va-t-en,
j’tai dit ! J’veux pas te voir la face ici !
Émile Vadnais qui était là aussi
avec deux autres hommes probablement des membres de l’église de la
Réconciliation, réagissent les premiers : ils entourent leur pasteur et
s’éclipsent rapidement par une porte de côté. Roxanne remarque que plusieurs
jeunes font partie du groupe; ils sont restés les yeux baissés durant toute l’altercation.
Les frères et les fils soutiennent
le père de Joannie et l’amène jusqu’à la voiture des pompes funèbres montent
aussi les autres membres de la famille. Le cortège se met en branle à toute
petite vitesse pour le cimetière.
Il y a environ 700 mètres à
faire jusqu’au cimetière. Les gens se mettent à marcher pour s’y rendre. Roxanne
s’arrange pour se placer en arrière de Mélissa.
-Bonjour, Mélissa.
-Ah… Heu… Bonjour.
-Tu te souviens de moi, je suis Roxanne Quesnel-Ayotte, c’est moi qui
suis chargée de l’enquête sur la mort de Joannie.
-Est-ce que… est-ce que ça avance ?
-On peut dire que oui. Mais il y a encore tellement de choses que
j’ignore de Joannie; et toi tu l’as connaissais beaucoup plus que moi. Accepterais-tu
de revenir me voir et de me parler d’elle ? Ça m’aiderait beaucoup, tu sais,
dans mon enquête.
-Je ne sais pas… Il faudrait que
je demande à mes parents.
-Bien sûr. Viens avec eux si tu
veux; viens cette semaine, n’importe quel jour, en fin d’après-midi après l’école
au poste de police de Papineauville. Tiens, je te donne ma carte avec mon
téléphone et mon courriel.
-Je vais voir… Si vous pensez
que ça peut vous être utile.
-Oui, très utile; je compte
vraiment sur toi. Il faut celui qui a fait ça. En passant, c’était très beau ce
que tu as dit tout à l’heure… et ça ne devait pas être facile; tu es une jeune
fille très courageuse.
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