Les
mains
Pendant longtemps, pendant des années, je me souviens,
tout avait semblé calme, paisible, dans la petite ville, comme si rien ne
pouvait arriver sauf le confort flegmatique et la croissance perpétuelle. On
était habitué à l’insouciance, à la quiétude; on ne se faisait pas de soucis
pour demain. On déambulait, on allait et venait dans les parcs, on vaquait à
tout et à rien. C’était le temps de la « prospérité », comme il se
disait. On souriait quand c’était de mise. On saluait; très poliment. Parfois
même on s’entraidait quand la météo faisait rage. On rêvait, et oui, on rêvait.
Ça c’était avant « les mains ».
Au tout début, il y a de cela combien de temps ?, cela
était apparu discrètement, subrepticement un petit matin, un vendredi il semble
bien, comme si de rien de rien n’était, en catimini, comme en douceur; cela n’avait
été que deux petites boursouflures sur un mur de la ville, le mur d’une
ancienne usine à l’abandon qui avait été fermée il y avait quelques années pour
cause de « relocalisation ».
Sur un mur où des jeunes artistes désœuvrés avaient, jadis, exprimé leur
créativité folle en des graffitis violacés, un mur arrière qui donnait sur une petite
rue où pratiquement plus personne ne passait; loin
des parcs, loin des rives du fleuve, loin des marchés, loin des lieux de vie
coutumiers. Des petites turgescences, deux tumeurs qui ressemblaient à
quoi ? À deux petites pommettes en train de mûrir, distantes l’une de
l’autre d’une trentaine de centimètres. Pas
de quoi « fouetter un chat » ! Il aurait été si facile alors de
s’en débarrasser. Il aurait suffit de les empoigner et de les arracher. Mais
personne de la ville ne s’en était occupé, ni la population et encore moins les
autorités; peut-être personne ne s’en était même aperçu, les gens étant trop
occupés ou, pour plusieurs, trop préoccupés par des choses bien plus
importantes.
Et même lorsque deux petites tiges, frêles comme des
brindilles du bois étaient apparues, il aurait été encore temps. Deux bons coups de sécateurs et ça aurait été
fini, tout aurait été terminé. Mais on n’avait rien fait. Et même lorsque ces
branchettes avaient grossi, toutes dressées droites et raides, froides et roides,
et alors qu’avaient poussé au bout de chacune d’elles cinq épines dures comme
de l’acier, embryons informes de doigts, il aurait encore été possible de faire
quelque chose : fondre les tiges au chalumeau, dynamiter le mur, démolir
l’usine, isoler le quartier, lancer l’alerte.
Maintenant les mains étaient là. Deux mains noires et menaçantes
aux doigts distordus et osseux au bout de deux avant-bras malingres tout en
nerfs. Et les mains tuaient. Monstrueusement. Atrocement.
Le jour et le nuit, le matin et le soir, chaque semaine
de chaque mois, elles tuaient; sans arrêt. Elles y avaient pris goût; et cela
leur était devenu de plus en plus facile.
Les mains attrapaient tout être passant à leur portée,
guettant leurs proies potentielles, avec une rapidité, une avidité, une
cupidité, qui ne pardonnait pas. Alors elles déchiquetaient les vêtements,
elles griffaient leurs victimes, elles les lacéraient, elles les déchiraient;
alors elles égorgeaient, elles éventraient, elles dépeçaient, elles arrachaient
les membres, réduisaient les corps en charpie.
Quand elles avaient attrapé quelqu’un, et bien des fois
c’était des pauvres gens, des gens de bonne foi, qui n’avaient même pas eu le
temps de s’en apercevoir, c’en était fait. Impossible de se défaire de leur
poigne, de leur irrésistible emprise. La
personne avait beau se débattre de toutes ses forces, se plaindre tant et plus;
elle hurlait, criait, suppliait, implorait, conjurait et hurlait à nouveau;
elle essayait de se défendre, elle cognait, elle frappait, elle mordait, mais
les mains étaient toujours les plus fortes; les mains étaient toujours plus
fortes. On ne pouvait jamais s’échapper et sauver sa vie. Les mains écorchaient
vif le corps, arrachaient la peau, hachaient les chairs; elles serraient le cou
malicieusement, sans émotions, sans état d’âme, et, quand c’était la fin, elles
étranglaient leur victime qui suffoquait en indicibles souffrances.
La portée de ces mains s’allongeait, s’allongeait toujours,
inexorablement, et il y avait toujours de nouvelles victimes, de plus en plus;
leur territoire s’agrandissait, elles pénétraient partout, elles dominaient
tout. Elles étaient devenues deux hideux tentacules qui se mouvaient en
ondulant, en pénétrant chaque recoin de la ville. Plus rien ne leur était
secret. Plus rien ne pouvait leur échapper. On ne se sentait plus à l’abri même
dans l’intimité de son foyer. Chaque nuit hurlait d’insupportable horreur, et
au cœur de la ville la terreur avait fait son nid, la terreur régnait. Ce
n’était pas tant les mains qui se déplaçaient; c’était la ville qui se mouvait
autour d’elles, en une spirale de mort inéluctable.
Bien sûr, on en parlait; mais comme sans rien dire, en
cachette, en secret, de peur de les provoquer, de peur qu’elles se sentent
offensées, narguées, de peur de les affronter. Oui bien sûr, on en parlait,
mais la plupart des gens de la ville essayaient de ne pas y penser. Qu’est-ce
que cela aurait changé de toute façon maintenant qu’il était trop tard ?
Les mains étaient là en plein cœur de la ville et elles étaient là pour rester.
Pour toujours ? Nul ne le savait. On espérait que leur rapacité finirait
par s’éteindre d’elle-même. On cherchait simplement à sauver sa peau ; les
plus malins d’abord et dommage pour les autres.
Nul n’était épargné. Les femmes, les hommes, les enfants,
les jeunes et les vieux, des familles entières se faisaient attraper, saisir,
en un instant, puis massacrer, éviscérer, puis jeter sur les pavés. En certains
endroits, les corps s’amoncelaient, se putréfiaient, et l’odeur, la puanteur,
faisait qu’on se pinçait le nez. Les rigoles de sang rouge et noir s’écoulaient
lentement le long des trottoirs, dans les caniveaux des ruelles et des
arrière-cours et pesamment jusque dans les égouts où il disparaissait et on
prenait bien garder de ne pas y marcher et de s’y salir les pieds, de ne pas
laisser de trace. Et toujours des cris striduleux qui paralysaient les
survivants qui ne pouvaient rien faire, mais qui se bouchaient les oreilles
comme ils le pouvaient.
Un jour, les mains s’étaient particulièrement acharnées
sur deux jeunes victimes, un jeune couple nouvellement installé dans la ville,
dont on ignorait l’origine, dont on ignorait même le nom. Elles avaient attaqué
ces proies faciles avec une extrême cruauté, une atroce sauvagerie, on aurait
presque dit avec un plaisir morbide; elles s’étaient acharnées sur ces fragiles
corps qui s’épanouissaient à la vie. Elles les avaient atrocement torturés,
mutilés, ravagés, au niveau du ventre et des reins, et du cœur. Elles leurs avaient
serré tour à tour, si fort, le mince cou, si fort, que
les doigts étaient entrés dans la chair, que les veines avaient éclaté; les
vertèbres se rompaient en de sourds craquements, le sang coulaient de la bouche,
des oreilles et du nez, et les yeux avaient jailli de leurs orbites. L’un était
resté accroché à un nerf et pendait sur la joue comme regardant le jour qui se
levait, et un autre était tombé et avait roulé sur le sol.
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