Même la mort
C’était le matin qu’il souffrait
le plus. Le matin, c’était le plus difficile. Il y avait la nuit, le repos et
les rêves; et le matin, c’était la certitude d’un autre jour. Non pas qu’il
avait peur de craquer, de perdre toute résistance; depuis longtemps il n’y
avait rien pour quoi résister; sans doute depuis le début même; peut-être même
avant son arrestation. En quoi pouvait-il avoir peur de flancher, d’abandonner
? Il ne pouvait être question de résister; il n’y avait rien, il n’y avait plus rien. L’attente peut-être; mais une
attente pouvait-elle tout remplir le vide de rien ? du néant ? Peut-être
c’était la peur du vide… Non, le vide ne lui faisait pas peur; ni le vide, ni
les murs, ni les souvenirs. Non, c’était son propre espoir qui lui faisait
peur. Chaque matin, c’était l’espoir contre le non-espoir des autres. Chaque
matin, c’était la venue d’une autre journée informe et vide, vidée de son sens,
de tous sens, qui régurgitait l’espoir. Il savait qu’il ne perdrait pas espoir,
qu’il ne perdrait jamais espoir. Il savait que, jusqu’au bout - car il y en
aurait un, quel qu’il soit -, jusqu’à la fin de l’attente inerte, il aurait en
lui l’espoir de cette fin, en cette fin. Et c’est de ça que le matin, que les
matins apportaient la peur.
Il n’avait pas peur de perdre espoir; c’était l’inverse,
l’espoir était avec lui, l’espoir était en lui, aussi rattaché - partie
intrinsèque de son être - que ses doigts bleuis, que ses yeux mi-clos, que sa
voix que personne n’entendait plus, car elle ne s’exprimait plus. Il avait peur
que l’espoir le perde alors qu’il n’y en avait nulle part ailleurs. Comme une
main ou un œil ou une parole peut perdre un être. Ce n’était pas à cause d’une
main, ni d’une parole, ni d’une idée qu’il était prison; c’était pour rien. Il
n’y avait rien. C’était parce qu’il était qui il était, l’être, l’homme qu’il
était. Un homme d’espoir. Il était prisonnier à cause de son espoir. Contre
quoi donc résister ? De quoi avoir peur ? Craindrais-je encore ? Il était en
prison pour rien, pour le rien; et
viendrait aujourd’hui, comme tous les autres jours, tous les jours de
l’attente, le gros homme qui, sans raison, pour rien, avait l’autorité d’être
là et de venir chaque jour, et de chaque jour ouvrir son cachot. Il viendra et
il vient. Contre quoi résister ? Contre ça ? Il n’était ni battu, ni torturé. Elle ne l’avait pas autorisé. Résister
contre l’absurde est absurde. Résister contre la vie vidée de toute substance
ontologique, vie déchue, inhabitée, effacée ? Résister contre le vide, le rien,
le néant ? Même l’espoir en lui ne pouvait y être opposé. Il avait peur que son
espoir fou - absurde ?, il se l’était souvent demandé - qui vibrait, palpitait,
qui était fébrile en son être, ne le perde. Les journées d’attente passaient
sans arrêt les unes après les autres et passeraient jusqu’à la dernière, car il
y en aurait une dernière. Ce n’était qu’un fluide stagnant, fétide, putréfié,
qui l’écœurait, dans lequel il lui était impossible de sombrer, de flancher. Le
temps s’était amalgamé à cette coulée poisseuse, inerte, figée, mort-née,
avortée. Le temps s’était dissipé quelque part, et même la mort. Il était dans une
petite cage qui le contenait et ne contenait rien d’autre que lui et l’espoir
et la folie et la vérité de la folie qui étaient en lui, qui ne pouvait
contenir rien d’autre; une cage trop petite ou trop pleine de lui qui ne
pouvait contenir ni l’horreur, ni le vide.
Zozo aussi était prisonnier, et
depuis si longtemps qu’il allait et venait où bon lui semblait. Il faisait le
ménage des bureaux et des cellules. Il vidait les poubelles, les cendriers et
les seaux hygiéniques. Il éteignait les lumières. Une fois par semaine, il
décrassait la cour avec le tuyau d’arrosage. Quand il venait dans son cachot,
il le saluait en marmonnant et lui, il lui répondait d’un hochement de tête.
Zozo l’appelait Tulpiss.
Une erreur, un tiroir laissé
ouvert, et voilà que le monde peut basculer. Zozo avait vu une lettre et
d’autres encore.
Samy, le gros homme, est rentré
dans son bureau.
« T’as pas l’droit de garde
ces lettre.
-Et alors, Zozo, tu veux les
publier ? Tu sais même pas lire.
-C’est des lettres pour Tulpiss.
-Et alors ? J’peux t’en chier
dix à l’heure des lettre pour ton « Tulpiss » !
-J’vas les lui donner à Tulpiss.
T’avais pas l’droit de garder ces lettres.
Et maintenant Samy était devant
lui, pleurnichant.
« Non, tu peux pas partir,
tu peux pas partir. Regarde-moi, qu’est-ce que j’vais devenir ? Regarde ça;
qu’est-ce que j’vais faire avec ça si t’es plus là ? Regarde ! Tu regardes, hein
? Tu peux pas m’faire ça ! J’suis rien sans toi. J’suis mort sans toi. Tu peux
pas partir. Tu peux pas m’faire ça ! Non, tu peux pas partir. Dis-moi que tu
n’vas pas partir ! Tu peux pas m’faire ça ! Dis-mois que tu n’veux pas partir,
que tu veux rester ici, avec moi. T’es bien ici. T’es logé nourri. Tu sais que
tu n’peux pas partir, tu sais que ça s’peut pas. T’as pas l’droit. T’as pas
l’droit de m’faire ça. Et en plus, où que t’irais ? Hein, t’entends ? Je sais
que tu m’entends. Regarde-moi; tu penses que j’vas pouvoir rester ici une fois
que tu sera parti ? Écoute, reste encore un peu, et puis on va s’parler. J’te
promets qu’on va s’parler. Reste ici, j’t’en supplie; j’t’en supplie… Tu peux
pas m’laisser. S’il-te-plaît, dis-moi le. Dis-moi le que ça n’te fait rien pour
les lettres. J’t’les aurais montrées, tu sais. Oui, c’est vrai, j’te jure ! Tu
peux me croire; j’t’les aurais montrées ! Regard, regarde-moi, qu’est-ce que
j’vas devenir ? Regarde comme je tremble ! Dis-moi que tu n’veux pas partir,
que tu veux rester ! Sois gentil. Tu peux pas partir; tu sais que tu n’peux pas
partir. T’as pas l’droit de m’faire ça. T’as pas l’droit ! Tu sais que t’as pas
l’droit de t’en aller… »
*
* *
Il était sur le bateau et le
vent salé lui pinçait le visage et la peau; et c’était bon. Il le sentait
passer dans ses cheveux, entre ses doigts, sous sa chemise. Il avait à-demi
fermé les yeux et il entendait les bruits du bateau : le bruit régulier
des machines, les bruits des drapeaux claquant, les bruits des cordages, les
bruits de la houle sur la coque; le bruit des voix aussi, lointaines,
d’ailleurs, d’un autre monde qui n’était plus le sien. Qu’allait-il faire ?
Qu’allait-il faire ? Il la savait là, elle, être de chair et de vie.
Est-ce lui qui l’avait entendue,
ou bien elle…? Faisait-elle partie de lui, de son corps affaibli qui
redécouvrait la vie ? de son âme qui avait vaincu l’espoir ? Faisait-elle
partie de lui alors qu’il ne l’avait connue - il y avait tellement longtemps -
que durant quelques mois, aussi intenses avaient-ils été ? Est-ce que c’était à
cause de lui qu’elle a tout enduré ?... Qu’elle avait été violentée ? et pire… Faisait-elle
partie de lui ?
Il la voyait du coin de l’œil
dans le miroitement du soleil sur l’humidité de ses paupières. Après tant de
temps, après si longtemps, elle était là, sur le même bateau; elle vivait.
Mais pour lui, il n’y avait pas
eu de temps. Le temps s’était désagrégé devant l’indicible. C’était à
l’indicible qu’il avait été confronté, à l’absurde, à l’Absolu d’un monde qui
lui non plus n’était pas le sien, mais qui lavait happé, puis recraché sur la
terre des vivants.
Le vent dans ses cheveux; et le
vent c’était comme un souffle de vie, le souffle de sa propre vie - soufflant
sur le monde ? - qu’il redécouvrait tranquillement. C’était bon; c’était très
bon. Vent du large qui semblait l’emporter au bout de sa course; souffle parmi
les souffles.
Elle était là, les cheveux au
vent; il pouvait la voir du coin de l’œil. Elle portait une robe à fleurs
rouges. Elle attendait, regardant la mer.
Alors, après un long moment, un
long moment… il s’était retourné et l’avait regardée, avec ses yeux de douceur.
Et elle, avec un léger sourire, s’était rapprochée.
Alors, à ce moment-là,
définitivement, il s’est dit qu’il avait gagné. Elle et lui avaient gagné.
*
* *
C’est dimanche matin; sept
heures, sept heures et demi. Il se prépare comme d’habitude pour ses deux
cultes aux petites églises qui lui ont été confiées. Il aime ces moments de
calme, de paix, de grâce. Il aime prier durant ces moments; il aime faire un
peu de méditation. Il ferme les yeux à moitié et se confie au rythme de l’air
qui entre et sort de lui. Souffle de l’Esprit. Elle dort, et les enfants aussi.
Sur ces êtres qu’il aime, la lumière du jour commence à s’irradier. Profondeur
des moments qui sont les siens, qui n’existerait que pour lui. Comment parler
de Dieu aux gens qui viendront ce matin, comment leur dire ce Dieu qui est dans
la lumière du matin, qui est dans le sommeil des enfants ? Est-ce même possible ?
Le téléphone sonne… C’est trop
tôt. Il y a quelque chose.
« My reverend, dit la vieille, très vieille Victory, je suis prête et
même la mort est prête. »
Il a pris quelques instants
avant de raccrocher. « Même la mort est prête. » Il faut que ce soit
un dimanche matin. Depuis tant et tant de temps; des semaines, des mois, des
années. Tant de souvenirs enfuis, tant de souffrances éteintes. Les plaies sont
refermées, bien refermées, à peine sensibles quelques fois, comme en ce moment.
Avoir tant vécu; avoir tant enduré pour finalement l’amour le sauve, et la vie…
La vieille Victory ;
plus de quatre-vingt ans; avoir tant vécu et d’une telle façon, avec
acharnement, avec une âpreté sans borne, avec rage, sans répits aucun. La vieille Victory ,
elle n’est plus qu’un coup de téléphone en ce dimanche au petit matin.
Il y va; il y va sans peine.
Peut-être l’amour, et la paix.
« Regardez, ma vieille
Sissy est morte. Une vieille voix, un souffle qui hésiterait. Elle était
vieille : dix-sept ans… C’est vieux pour une chatte, ne trouvez-vous pas
mon reverend-poète ? »
Pourquoi aujourd’hui ?
Il regarde l’animal couché sur
le divan. Pourquoi aujourd’hui ? Même la mort était prête. Il reconnaît les
meubles qui sont là depuis si longtemps; le canapé, le guéridon, le fauteuil,
le buffet d’une autre époque, qui contient la réserve de porto qu’elle
appréciait tant. Véritables antiquités, sans aucune usure, comme s’ils
n’avaient jamais été utilisés, comme s’ils n’avaient jamais servi, comme s’il
ne s’était jamais rien passé. Les photos sur les étagères sans poussière :
celle de ses deux fils assassinés; celle de son mari, le
« révolutionnaire », le « Liberator ».
La photo mondialement connue où il accepte un bouquet d’une petite fille avant
de monter dans un compartiment de train, et elle, à l’arrière-plan, qui sourit
d’une façon si énigmatique. Et celle de leur mariage dans l’église de campagne,
il y a tant d’années, au temps d’un autre monde.
Il regarde à nouveau la chatte
et sans doute convient-il de baisser les yeux.
« Ramenez-moi dans ma
chambre, please my reverend. Faites-le
avant de repartir. »
Alors il prend dans ses bras ce
vieux corps décharné, léger comme celui d’une gamine, comme celui de ses
enfants, et si frêle, si fragile; et elle, elle appuie, à peine, juste à peine,
la tête sur sa poitrine; elle pose la main sur son bras. Et peut-être ses yeux
fermés, de l’intérieur, lui sourient-ils; peut-être. Elle l’a sans doute aimé,
admiré, idéalisé. Elle aurait voulu, il le sait, l’avoir comme fils, ou
petit-fils, et le cajoler ou le réprimander; le peigner, lui préparer ses
repas, payer ses études. Elle avait lu ses œuvres, et sans doute les avait-elle
appréciées. Sans doute a-t-elle souffert pour lui, alors qu’il souffrait à
cause de son monde. Et cette main doucement posée sur son bras, sa tête sur sa
poitrine, c’est sa façon de demander pardon.
Il monte l’escalier lentement
avec la vieille
Victory dans les bras en faisant attention aux violettes sur
le bord des fenêtres; il en avait fait tomber une la toute première fois qu’il
était venu.
Il la pose sur son lit,
doucement, délicatement; et tandis que les bras maigres s’attardent un peu sur
lui, il lui dit ce qu’elle n’a pas entendu depuis plus de vingt ans :
« We love you, madame la présidente. »
Et il l’étreint contre lui
presque imperceptiblement. Elle ne dira pas merci, il le sait. Elle ferme les
yeux.
Il repose le corps inerte de la vieille Victory
sur le lit; et il reste longtemps, longtemps, jusqu’à ce que le soleil soit
haut dans le ciel, à la
regarder. Peut-être qu’il a pleuré.
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