Mon ami Pierre-Marc
Sans doute est-ce à moi de
raconter cette histoire. Sans doute suis-je le seul à pouvoir la raconter, le
seul à avoir compris… compris trop tard. Sans doute me faut-il expier d’avoir
compris trop tard. Aurais-je pu éviter la mort violente de mon ami Pierre-Marc
? Oui, certainement…
Je connaissais Pierre-Marc depuis
plusieurs années. Nous nous étions rencontrés à l’université. C’était
simplement « un bon gars » comme on dit. Il savait rire et s’amuser,
et faire rire aussi. Il prenait la vie du bon côté. Il savait faire des folies,
des choses originales. Il arrivait aux cours en vieux jeans et runningshoes, avec toutes sortes de
chapeaux sur la tête, et même une fois il était arrivé avec une fausse
barbe ! Et il « avait le tour », comme on dit, avec les filles;
comme il pouvait être charmant avec elle, et comme il savait les charmer ! Il
en avait conquis des cœurs… mais était-ce là quelque indice de ce qui allait se
passer ?
À la fin de nos études il est
parti faire le tour du monde avec vingt dollars en poche et les yeux pleins de
rêves. Deux ou trois fois, j’ai reçu une carte de lui de l’Argentine ou de
l’Île Maurice. Moi, j’ai commencé à travailler; je suis tombé en amour, on a eu
un enfant, puis on a divorcé. Rien de très original je le sais. Et voilà ce Pierre-Marc
qui est réapparu dans ma vie, sans crier gare, comme un animal aux abois,
apeuré, qui cherche un ultime refuge avant l’hallali.
Sans crier gare ? Je ne sais
trop; je ne crois pas à tous ces phénomènes paranormaux, un peu comme tout le
monde, mais j’avais rêvé à lui les semaines précédant son retour… mais encore
là, était-ce une raison pour me méfier ?
Quand on a sonné à la porte, ça
a été une vraie apparition : il était là aux limites de la panique, il
haletait presque, les cheveux hirsutes, tout débraillé; dans ses yeux arrondis,
c’était l’angoisse que je lisais.
« Michel ! Michel ! Enfin
je te retrouve ! Il faut que tu m’aides ! Il faut que tu m’aides !
- Pierre-Marc ??... C’est toi, Pierre-Marc
?... Mais qu’est-ce que tu as ? Entre, entre ! »
Il a presque fallu que je le
porte jusqu’au salon où il s’est affalé sur le divan. C’est à ce moment-là,
sans doute, que j’aurais dû faire attention, que j’aurais dû mieux écouter, que
j’aurais dû me douter de quelque chose. Et maintenant il est mort; il s’est
tué.
Je lui offert à boire; ses mains
tremblaient et il ne pouvait tenir le verre et j’ai dû le faire boire comme un
enfant. Il a commencé à me raconter toute une histoire, mais son récit était si
chaotique, si emberlificoté, si embrouillé, et son intonation variait
constamment; parfois il criait ou alors sa voix devenait presque inaudible que
j’avais de la peine à tout comprendre. Voici à peu près ce que m’a dit :
« Écoute-moi, Michel;
écoute-moi bien… Il faut que je te raconte, laisse-moi te raconter. Je n’en
peux plus, je sens que j’approche de la fin; je sens que si personne ne m’aide,
ce sera la fin pour moi. Je suis en train de devenir fou…
- Pierre-Marc, calme-toi.
- Laisse-moi parler, Michel, il
faut que je te raconte. Tout a commencé quelque part en Inde. J’étais en train
de traverser l’Himalaya; je ne m’étais pas senti très bien depuis quelques
jours, mais c’était une occasion unique de faire un voyage extraordinaire.
J’avais traversé toute l’Europe, le Moyen-Orient, la moitié de l’Afrique et je
suis retrouvé en Inde. On m’offrait de me joindre à une expédition jusqu’au
Tibet. Fantastique !! Incroyable ! Et là, au pied de l’une de ces gigantesques
montagnes de l’Himalaya, une nuit, j’ai fait ce rêve pour la première fois. Je
marche avec une femme que je ne connais pas, que je ne crois pas connaître;
nous marchons sur une plage, - j’ai fait ce rêve tant de fois ! – des fois nous
sommes nus ou habillés, mais le plus souvent en maillots de bain et tee-shirts.
Le soleil se couche, tout est gris, pourtant tout est clair; je perçois
parfaitement chaque détail de la
scène. La mer est houleuse et le sable noirâtre, mais si
doux, si doux, si mou… Nous nous enfonçons parfois jusqu’aux chevilles, mais nous
marchons sans difficulté aucune. Cette femme à côté de moi, je la vois marcher;
toujours de dos, ou de côté, jamais de face; je ne connais pas son visage. Dès
que j’essaie de la regarder, de lui prendre la tête pour la voir de face, le
rêve s’arrête. Elle est là à ma gauche; des fois je parle, mais elle ne répond
pas, elle ne répond jamais et ne tourne jamais la tête vers moi, pour m’écouter
ou me regarder… Et voilà qu’apparaît toujours au même moment, devant nous, une
jeune fille immobile; une fille absolument magnifique, exceptionnellement
belle, ravissante, éblouissante de beauté et d’attraits; et juste au moment où
nous passons près d’elle, elle m’appelle par mon nom : "Pierre-Marc …
Pierre-Marc …" Je n’entends pas sa voix; je vois seulement, mais très
nettement ses lèvres remuer et sa bouche qui m’appelle : "Pierre-Marc
… Pierre-Marc …" Toujours deux fois. Et à chaque fois nous passons tout
droit, cette autre femme et moi, nous continuons notre marche; de toutes mes
forces je voudrais m’arrêter et répondre à la jeune fille, mais nous continuons
tout droit, et le rêve s’arrête, s’évanouit ou bien je me réveille…
« La première fois, je me
suis demandé : qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça peut bien
vouloir dire ? qui sont ces deux femmes ? Au début, je me suis dit que ce
n’était qu’un simple rêve, très étrange, mais un rêve quand même. Mais ce rêve
revenait toutes les nuits; tu entends Michel, toutes les nuits !! Je me
demandais chaque matin, à chaque réveil : qui sont ces deux femmes ? qui
suis-je pour elles ? Toujours il revenait, toujours semblable, toujours la même
scène sur cette plage grise, toujours la même fin. Est-ce que cette jeune femme
m’appelle ? Comment faire pour la rejoindre ?
« L’expédition progressait
et je me sentais de plus en plus mal. Bientôt je ne pouvais plus continuer;
j’avais de la fièvre; je vomissais tout ce j’essayais de manger. J’ai dû retourner
à Katmandou où on a dû m’hospitaliser. Heureusement que des gens se sont
occupés de moi. Je me suis resté deux semaines à demi-inconscient, sans que le
rêve ne revienne et je suis sorti de la clinique. Et puis soudain, il est revenu. Le même
rêve, la même plage, la même jeune femme qui m’appelait : "Pierre-Marc…
Pierre-Marc…" si doucement, si langoureusement, si insidieusement. Je
devrais trouver cette femme; je devais trouver cette plage !! Mais où ? Dans
quel pays ? Dans quel coin sur la terre ? Où est cet endroit sur le globe ?
Peut-être devais-je trouver l’autre femme aussi, celle qui marche à mes côtés
dans mon rêve. Je devais la
trouver. Je connais son visage par cœur; il me semblait que
je pouvais la retrouver entre dix mille ! Michel, je suis allé partout ! J’ai
commencé par l’Australie et j’en ai parcouru toutes les plages. Puis Hawaï, la
Californie, le Mexique, les Caraïbes, la Jamaïque… Partout j’étais aux aguets;
chaque matin, je me disais : "Aujourd’hui, je vais la trouver, elle
est là ! elle m’attend en bas, elle m’attend au bar, non, sur la plage, elle
est là tout près !…" J’avais si peur de la manquer, de passer juste à
côté, qu’elle passe à quelques mètres de moi. Je devais la trouver. Elle me
cherchait. Je suis allé partout : en Martinique, en Guadeloupe, en
République Dominicaine, au Venezuela, en Argentine, au Brésil, en Floride. Je
suis retourné en Afrique, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, jusqu’à Madagascar. Et
chaque nuit le même rêve obsédant. Nous marchons sur la plage et elle est là et
elle m’appelle : "Pierre-Marc… Pierre-Marc…" Toujours deux fois.
Toujours en me regardant intensivement de ses yeux incomparables, profonds, à
nuls autres pareils. Toujours ce sable mou, et ce vent qui agite la mer et qui
me fait frissonner. Je suis bien; toujours les mouvements de ses lèvres
charnues et sensuelles qui prononcent mon nom en silence, comme une mélopée qui
me fait frissonner encore plus. Elle
m’appelle, c’est sûr. A-t-elle besoin d’aide ? A-t-elle besoin de moi ? Elle ne semble pas angoissée, ni
désespérée. Elle ne crie pas mon nom comme si je devais aller à son secours.
Elle apparaît et dit mon nom, toujours deux fois, et disparaît. Où es-tu donc
mon amour ? Où es-tu donc ? Mon amour, mon adorable amoureuse, ma femme,
où es-tu ? Où te caches-tu, mon amour ? M’appelles-tu de quelque part de
l’univers ? Montre-toi pour que nous nous aimions pour l’éternité. Mon amour,
mon amour… Je connais son visage par cœur, ses lèvres, ses yeux, son nez, ses
cheveux foncés, jusqu’aux lobes de ses oreilles; elle me ressemble. Je connais
son corps, la rondeur de ses seins, de son ventre, de ses cuisses. Dans
certaines auberges de jeunesse je demandais aux responsables s’ils l’avaient
vue en la décrivant avec force détail. M’apparaîtra-t-elle subitement comme un
ange, comme une apparition ? Elle me dira simplement : "Bonjour Pierre-Marc,
me voilà", avec son magnifique sourire. Parfois, je la touchais presque.
Combien de femmes vues de côté ou de dos ai-je accostées en étant sûr que
c’était elle. Et à chaque fois quelle déception ça a été !
« Enfin je me sui
dit : quel idiot que je suis ! Ce n’est pas pour rien que j’ai rêvé d’elle
la première fois en Inde, c’est là qu’elle se trouve, c’est là qu’elle
m’attend. Alors j’y suis retourné. Depuis longtemps je n’avais plus d’argent et
je devais retourner là-bas. J’ai tout
fait pour me procurer de l’argent; j’ai travaillé comme un forçat… j’ai aussi
fait de la contrebande, j’ai vendu de la drogues aux jeunes; j’ai volé, j’ai
extorqué d’autres femmes et j’enrageais que ça me prenne trop de temps à
amasser la somme dont j’avais besoin pour continuer ma quête folle. Enfin j’ai
pu retourner en Inde et j’ai parcouru tout le pays; tu ne peux pas t’imaginer
l’immensité de ce pays. Je me suis retrouvé sur la magnifique plage de Goa que
surplombe le vieux port portugais… Et c’est là que j’ai craqué, Michel. Je n’en
pouvais plus; c’était assez… Ma douleur d’abandonner était atroce,
insupportable, mais j’ai lancé la serviette. Qu ’elle se montre à moi et je
l’aimerai, mais je n’en pouvais plus… J’ai tout fait; j’ai tout fait ce qui
était humainement possible et même plus. Quelle torture c’était, Michel !
Toujours la voir, chaque nuit, l’avoir juste à côté de moi, en moi, comme si elle était mienne déjà,
et ne jamais la trouver, ne jamais la voir en chair et en os, ne jamais
pourvoir la toucher, comme un fantôme de l’au-delà. Je sais qu’elle m’aime. Tu
ne peux pas t’imaginer, Michel, comme j’ai souffert… cruellement ! Et je
souffre encore; je ne vois plus qu’elle, je ne pense qu’à elle, je ne vis que
pour elle. Quand je me couche, avant même de rêver je sais que je vais rêver à
elle; je rêve que je fais un rêve et dans ce rêve je vois se dérouler ce rêve
qui est toujours le même rêve… J’ai l’impression que ma tête va éclater ! Et
souvent, je me dis que, non, elle n’existe pas, que je suis fou, que j’ai le
cerveau malade. Qu’est-ce que ça veut dire d’autre ? À chaque fois que le téléphone
sonne, à chaque fois qu’on m’interpelle, chaque fois que ça cogne à la porte,
je sursaute et je tremble de tout mon corps en répondant; toujours je crois que
c’est elle… Où est-elle ? Où est-elle ailleurs que dans ma tête ? Tu dois
m’aider, Michel; j’ai besoin d’être soigné, d’être délivré de ce fantôme. Il
faut que tu m’aides. »
J’avoue que sur le coup je ne
savais trop quoi faire. Son récit, aussi incohérent et invraisemblable qu’il
pouvait être, m’avait véritablement impressionné. Mais c’était surtout son état
de surexcitation extrême qui m’avait secoué. Je l’ai mis au lit; il était
littéralement mort de fatigue et d’angoisse, mais il ne voulait pas se
coucher :
« Elle va venir cette nuit encore, Michel, elle
va venir me voir encore. Michel ! Empêche-la ! Empêche-la de me hanter
d’avantage ! »
Je l’ai veillé comme un petit
garçon et il a fini par s’endormir. Et jusque tard dans la nuit, j’ai pensé à
son incroyable récit en cherchant la clé qui me permettrait d’y trouver un
sens. Mais je ne trouvais rien.
Le lendemain, il était plus
calme. J’ai alors mieux remarqué comme il était maigre; il semblait
squelettique. Il me faisait penser à un héroïnomane qui ne peut plus se passer
de sa dose de mort : le même état d’agitation, la même maigreur, les mêmes
yeux hagards. Nous sommes allés à la clinique. Il se laissait faire, docilement, comme
un enfant. Il n’avait pas de carte d’assurance-maladie, alors j’ai dû payer la visite. Pendant
que nous attendions, il ne disait rien; il restait amorphe, comme s’il avait
peur d’ouvrir la bouche et que survienne l’irréparable; mais je le sentais
extrêmement conscient, tout son être aux aguets, aux limites de la résistance. En le
voyant, la médecin a encaissé le coup. Pierre-Marc avait tenu à ce que
j’assiste à l’examen. Elle l’a examiné sous toutes les coutures, longuement,
vraiment minutieusement; j’en étais perplexe. Elle a diagnostiqué, par
commodité : « Surmenage extrême, besoin de repos complet,
sous-alimentation, système nerveux fragilisé… » Elle lui a prescrits des
fortifiants et des tranquillisants en arrangeant un rendez-vous pour dans deux
semaines.
Mais Pierre-Marc n’est jamais
allé à ce rendez-vous. Il s’est suicidé.
C’était il y a trois jours, au
crépuscule. Il semblait plus calme; sans doute les effets des médicaments. Sans
doute savait-il que c’était la fin; il s’est peut-être dit qu’il ne s’en
sortirait jamais, que cette accalmie serait de courte durée ou encore peut-être
qu’il ne pourrait jamais rejoindre cette femme que dans l’au-delà ? Que sais-je
? C’est sûr que comme moi à ce moment-là, il n’avait pas compris. Des témoins
ont dit qu’ils l’avaient vu marcher tranquillement le long du fleuve et se
laisser couler. Sans doute s’était-il assis une bonne partie de la journée sur
l’herbe à regarder l’eau du fleuve couler inlassablement vers le large. Sans
doute son esprit, son âme s’est-elle écoulée avec cette eau et s’y est
confondue pour enfin, peut-être, rejoindre, quelque part dans l’ailleurs, une
plage au sable gris. Sentant le soir arriver – un autre soir – Pierre-Marc s’est
laissé couler à son tour. On l’a retrouvé trois kilomètres plus loin. Je suis
allé identifier son corps à la
morgue. Bien que tout boursoufflé, tout gonflé d’eau, son
visage était paisible; il ressemblait à un quelconque banlieusard sans
problème, un bon père de famille…
Et c’est alors, seulement,
seulement alors, en le voyant que j’ai compris ! Je te demande pardon
Pierre-Marc, mon ami; je te demande pardon de n’avoir pas compris avant; et
peut-être à cause de cela es-tu mort, inutilement, stupidement, et celle que tu
adorais et qui t’aimait déjà avec toi. Pierre-Marc, cette jeune fille de ton
rêve qui t’appelait chaque nuit, oui elle t’appelait, oui elle t’appelait, mais
ce n’est pas ton nom qu’elle prononçait si tendrement; elle disait, elle te disait :
« Papa… Papa… »
Salut David. Tu as vraiment la plume alerte.
RépondreSupprimerÇa m'impressionne.
Et aussi ta capacité de réfléchir à partir des événements de la vie.
Au plaisir !
Guy
Cher David,
RépondreSupprimerCette nouvelle est vraiment, vraiment très bonne.
Yvette
Merci David, pour cette nouvelle, et toutes les autres.
RépondreSupprimerShalom
Claire