Je la vois, cette maison, la maison où je suis née, où tout
s’est passé. Je suis restée à une certaine distance sur le sentier qui y mène,
et je la vois, entre les branches des bouleaux et des érables, à peu près telle
qu’elle était alors.
Qu’est-ce que je ressens ?... Je me dis que c’est une
vieille maison désaffectée, oubliée, qui pourrit, qui s’en va vers la mort...
qui est morte déjà. Personne n’y est revenu depuis que je l’ai quittée;
personne n’y a plus habité depuis le drame.
Quelqu’un aura verrouillé la porte, et la maison a été
laissée à l’abandon.
La végétation a poussé sans contrainte; les jeunes peupliers
ont envahi tout le devant, les grands conifères cachent à demi la façade; le
jardin du côté n’est plus que broussailles. Quelques tuiles du toit ont été
emportées par le vent; les murs sont lézardés.
Est-ce que je me souviens d’elle ? de cette porte, de ces
fenêtres, de cet escalier sur le côté, de ces lucarnes, de cette cheminée ? Je
cherche; je ferme les yeux; j’essaye de me souvenir. C’est l’intérieur que je
vois, si distinctement : la grande cuisine et le salon avec le foyer, et l’escalier
qui mène aux chambres de l’étage... et ce cagibi où je suis presque morte, d’où
j’entendais les cris horribles, horribles !
J’ouvre les yeux, mon cœur palpite un peu. Après tant de séances
de thérapie, tant d’aide de la part de mes amies, de la part de Julio, je sais
maintenant que j’ai survécu au drame, que mon être propre a survécu, mais,
néanmoins, mon cœur palpite un peu. C’était il y a longtemps, plus de
vingt-cinq ans, et je me souviens avec tant d’acuité : ma mère, ma sœur... Maman... je me surprends à murmurer.
Je regarde les environs, les champs, les bois, les collines
à l’horizon, et à ma droite, un peu en contrebas, j’entends couler, presque
chanter, l’eau de la rivière.
En me tournant encore plus, j’aperçois Julio appuyé sur le
capot de la voiture, et je lui souris. Je voulais y marcher seule, je ne sais
trop pourquoi, car, somme toute, je suis un peu déçue. Après tout ce qu’on m’avait
dit au village - en me dévisageant comme un animal bizarre -, je croyais
trouver une maison beaucoup plus délabrée, presque effondrée, en ruine. Je
croyais que le chemin serait impraticable et le sentier introuvable dans la
végétation. Et me voilà maintenant, presque à regret, regardant cette maison d’où
j’ai entendu, il y a vingt-cinq ans, ma mère et ma petite sœur hurler leur agonie.
La contrée est reconnue pour ses denses brouillards. Y viennent-ils
toujours tuer ?
*
* *
Ma mère, les soirs de brouillards, nous faisait nous
dépêcher. Nous soupions en vitesse et la vaisselle restait là pour le lendemain;
et interdiction formelle de s’approcher des portes et des fenêtres. On
éteignait tout. Les soirs de faibles brouillards, nous nous terrions au fond de
la cuisine. Mais les soirs de brouillards plus épais, lorsque dans la pénombre
nous voyions les nuées blafardes se former, s’opacifier, s’allonger, se
distordre, s’agglutiner aux arbres, lorsque nous voyions, apeurées, les masses
blanchâtres s’avancer pesamment et, en une lente valse mortuaire, lentement
encercler, envelopper toute la maison, ma mère nous agrippait, ma petite sœur Diane et moi, et elle nous enfermait, et elle avec nous,
dans le cagibi qui servait de dépense. Et elle nous étreignait, nous serrait
contre elle jusqu’à nous faire mal.
Je me souviens de ses yeux exorbités d’épouvante; je me
souviens qu’elle essayait de nous rassurer, mais ses mots rapides, saccadés, hachurés,
peut-être n’avaient-ils pas de sens pour nous deux, et bientôt elle s’arrêtait,
et nous restions là toutes les trois terrorisées par la mort, par la menace de
la mort toute proche, rôdant tout autour, partout autour de nous, prête à nous
engloutir. Je voyais ses grands yeux qui brillaient dans l’obscurité. Parfois, nous
restions ainsi toute la nuit, et alors ma sœur
et moi nous nous endormions plaquées contre la poitrine de notre mère et nous nous
réveillions le matin un peu courbaturées.
Les brouillards pouvaient s’infiltrer n’importe où, par la moindre
fissure, par le moindre interstice. Lorsque ma mère voyait les brouillards se
former, elle s’affairait anxieusement à vérifier encore et encore toutes les
possibilités de petites ouvertures. Continuellement, compulsivement, elle
calfeutrait les portes et les fenêtres, les murs et les planchers, et elle
chassait à grands cris et en faisant de grands moulinets les minces volutes qui
malgré tout réussissaient à pénétrer dans la maison.
Cet automne-là, les brouillards ont été de plus en plus
fréquents. C’était presque chaque jour que notre mère nous entraînait dans le
cagibi où nous nous blottissions en tremblant. Les brouillards montaient plus
vite et plus opaques de la rivière et rapidement enveloppaient notre maison.
Ils semblaient alors l’écraser, l’emprisonner. Nous entendions les murs grincer
sous leurs forces titanesques. Parfois, ma mère entrouvrait la porte et
regardait, toute aux aguets, à l’affût de la moindre petite ouverture.
Ma petite sœur avait à peine un an et moi j’en
avais quatre. Nous savions - notre mère nous le répétait sans fin - que ces brouillards
de mort pouvaient et voulaient nous prendre et nous précipiter dans la rivière
et nous y noyer comme tant d’autres avant nous. Nous savions déjà accomplir les
gestes rituels de hâte et de fuite, de plus en plus vite, pendant que notre
mère vérifiait tous les verrous, avant de nous cacher au fond du cagibi. Ma
mère parfois tremblait frénétiquement quand elle nous serrait contre elle et
elle invectivait alors, paniquée, fiévreuse, d’imprécations et de malédictions,
les brouillards de la mort; et malgré la peur atroce que je ressentais, je
tâchais de toujours tenir la petite main de ma sœur.
Un soir de cet automne-là, il y a plus de vingt-cinq ans,
alors que nous étions toutes les trois blotties dans le cagibi, ma mère, après
quelques regards furtifs par la porte entrouverte, est allée vérifier le
calfeutrage de la porte d’entrée. Et ma petite sœur,
à quatre pattes, l’a suivie ! J’avais lâché sa main, j’avais lâché sa main !
Ma mère n’a pas semblé la voir tout de suite et ne semblait pas
la savoir derrière elle alors qu’elle s’activait à la porte. Et subitement,
avec une violence inouïe, la porte s’est ouverte toute grande, comme arrachée
des mains de ma mère, et le brouillard est entré et a agrippé ma petite sœur ! Ma mère, comme une démente, s’est aussitôt mise à
hurler de toutes ses forces contre le brouillard tout en empoignant ma sœur qui criait aussi; déjà elle avait les jambes à l’extérieur
! Le brouillard agglutiné à son petit corps l’entraînait, la tirait, la
capturait...
« Non, non, non! PAS ELLE, PAS ELLE ! » hurlait ma
mère, en retenant Diane à pleins bras tout en essayant de refermer la porte. Du
cagibi, je voyais, horrifiée, cette lutte sans merci : je voyais le brouillard
qui tirait inexorablement le petit corps de ma sœur
qui se démenait des bras et des jambes, vers l’extérieur; et je l’entendais
hurler de terreur et de douleur. Ma mère, criant toujours et le corps à demi- plié,
cherchait à refermer la porte tout en tirant de toutes ses forces sur les membres
de ma sœur toujours davantage aspirée
vers le néant.
Alors, ma mère est tombée en avant, et avant qu’elle ne se soit
relevée la porte s’est refermée. Et j’ai entendu l’insupportable cri de douleur
de ma petite sœur. Le brouillard lui arrachait les
vêtements, lui brûlait la peau. Et ma mère la tenait toujours, et elle aussi a
été attaquée. Elle a eu le visage lacéré, les vêtements déchirés, la tête
furieusement secouée, comme si le brouillard s’acharnait sur elle pour lui
faire lâcher cette proie qui était la sienne.
J’ai entendu leurs cris et les bruits de leur lutte encore
quelques minutes, de l’autre côté de la porte, puis de plus en plus loin...
vers la rivière. Puis plus rien; que le silence ouaté du néant.
On a retrouvé leurs corps, que le courant avait entraînés un
kilomètre plus loin, le lendemain, enlacés, pris dans des branches basses. Et
moi, on m’a retrouvé recroquevillée, hagarde de terreur, dans le cagibi de la
cuisine. Les enterrements ont eu lieu et je suis allée vivre chez une tante en
ville.
*
* *
Avant de venir à la maison, je suis allée au cimetière voir
les tombes de ma mère et de ma sœur, ainsi que celle de mon père.
Je n’ai pratiquement aucun souvenir de mon père. Ma mère ne m’en a jamais
parlé. Je sais qu’il est mort noyé dans la rivière, alors qu’il revenait d’une
longue journée de travail au chantier et que, ayant voulu prendre un raccourci,
il s’était égaré dans le brouillard. Je n’avais pas encore trois ans et ma mère
était alors enceinte de sept mois de ma petite sœur
Diane.
C’est tout de suite après que les premiers signes de sa
folie sont apparus.
Bravo pour la nouvelle de cette semaine.
RépondreSupprimerYvette