Les
vacances du ministre
« Et on se revoit après les vacances, monsieur le
président. »
C’est sur ces mots que le ministre avait pris congé de son
chef. Il était tard et presque tous les bureaux du parlement étaient vides. La
fin de la session avait été comme toutes les autres, mouvementée, houleuse,
exténuante. Le ministre était revenu aujourd’hui, au lendemain de la clôture des
travaux, pour faire un peu de rangements et pour aider son chef a fignoler, finaliser
le message que celui-ci devait adresser à la nation le premier de l’An.
Les deux hommes s’étaient bien sûr longuement attardés sur
le thème de l’Année Internationale de la forêt et s’étaient appliqués à surenchérir
sur les progrès accomplis en politique internationale. Évidemment, le président
avait tenu à reconnaître « avec réalisme et honnêteté » qu’il y avait
encore du chemin à parcourir.
Le ministre et son chef avaient hésité avec sérieux et
concentration et longtemps travaillé sur ce qui était bon à dire et ce qu’il
fallait éviter d’évoquer. Allait-on rappeler les traditionnels conflits du
Moyen-Orient ? de l’Amérique Latine? de l’Afrique ? la fièvre Ébola ? Le
terrorisme? Devait-on se féliciter des « victoires de la démocratie et de
l’humanité » en Tunisie ? en Haïti ? Que faire des sommets avortés et des
négociations maintes fois rompues ?
Pragmatiquement, les deux hommes avaient préféré que ne soit
cité, dans le message du président, aucun événement spécifique, ni que n’y soit
faite aucune allusion pouvant se prêter à interprétation. Le résultat s’avérait
être des vœux joliment tournés vers un futur imaginaire : « renforcer et
parachever les politiques sociales du gouvernement », « prioriser les
jeunes » et « les unités familiales », « puiser dans les
valeurs qui ont fait de ce pays un symbole de liberté et de dignité »,
« nous comptons sur la collaboration, le sens extrême des responsabilités
et les efforts honnêtes et francs de tous et toutes parmi vous » pour
« réduire le gaspillage éhonté de notre vie même en tant que peuple dans
les déchirements des luttes sociales, la surconsommation, les dégâts
écologiques… »
Le ministre se remémorait les passages les plus réussis avec
satisfaction dans la limousine qui le ramenait chez lui. Oui, certes cette
année qui s’achevait avait été pour lui une succession de réussites et de succès.
Il y avait d’abord eu sa nomination
en tant que ministre senior lors d’un remaniement, puis chose plus élogieuse
encore, son élévation au rôle de confident de son chef. C’était à lui et à nul
autre que celui-ci avait demandé de venir aujourd’hui. Bien sûr son ascension
et ses promotions provoquaient des jalousies et même de la suspicion. Mais le
ministre ne trouvait dans ces réactions d’envie qu’une autre raison de se
congratuler de son sort. Nombre de scandales avaient terni l’année parlementaire.
Des têtes étaient tombées en démissions ou destitutions. Oh, certes, le
ministre savait fort bien qu’il n’était pas exempt de toute irrégularités,
mais, d’abord cela faisait partie du jeu de la politique, et son flair et son
sens politique, dont il était très fier, lui avaient permis de louvoyer, de
sautiller et d’éviter les éclaboussures afin d’arriver à ses fins, ce dont il
se sentait également très fier.
En fait, ce qui l’avait le plus inquiété avait été les
menaces de divorce de sa femme. En homme de responsabilités, il avait pris
contact avec un psychologue matrimonial réputé qui les suivait depuis lors.
Tout n’était pas encore réglé, mais sa femme commençait à admettre qu’elle
était frigide et névrosée, et pour sa part il arrivait à espacer ses crises d’auto-mutilation
ou celles d’ « infantilisme » au cours desquelles il se roulait
par terre et tapait des talons en hurlant.
Il avait aussi été quelque peu secoué par son deuxième fils
qui avait définitivement quitté l’université « pour faire de la
musique », du jazz !! Celui-ci ne réapparaissait que sporadiquement pour
réclamer de l’argent… à sa mère, mais de moins en moins souvent depuis que la
qualité et la renommée de l’orchestre de jazz que lui et quelques copains avaient
formé, avaient considérablement augmentées. Ils avaient même, récemment,
remporté un concours.
Le ministre pensait à son fils ainé qui lui, avait une
conduite irréprochable. Depuis la fin de ses études en Droit, plusieurs amis du
ministre lui référaient suffisamment de cas pour lui assurer un confortable
emploi du temps. Sa femme était enceinte de cinq mois et la naissance de ce
(premier) petit-fils serait assurément l’événement heureux majeur de la
prochaine année dans la vie du ministre.
Quant à sa fille, elle devait être quelque part en Europe ou
en Asie; on recevait une carte de temps à autre. Elle parcourait le monde
depuis le jour de ses dix-huit ans quand elle avait quitté la maison. Le
ministre ne comprenait toujours pas pourquoi; elle semblait m’aimer tellement
quand elle était petite.
Le ministre avait acheté pour sa femme un vraiment beau
qu’il allait lui remettre pendant leurs vacances aux Bahamas : une magnifique
bague serti de seize diamants qui lui avait coûté 10 000 dollars, ce qui ne
pouvait nuire aux démarches entreprises; or, il se sentait un peu chagrin, un
peu coupable. Comment allait-elle réagir ? Saurait-elle l’apprécier ? Le
traiterait-elle de « minable » à nouveau ? Ce cadeau suffirait-il à
ramener l’harmonie? Il s’était mis à regretter les partys d’autrefois, ceux de
sa jeunesse.
Il se rappelait ces « inter-fêtes », les semaines
de relâche, grandes semaines de réjouissances, lorsqu’il partait avec tout un
groupe d’amis de l’école ou du collège, au chalet de l’un ou de l’autre. Les
journées se passaient dehors en skis en raquettes ou en patins; on préparait
les repas ensemble en s’amusant, on vivait en petite communauté coupée du reste
du monde. Et après les journées excitantes, il y avait les veillées autour du
foyer, les chansons, les danses et les jeux de câlineries et de séduction. C’était
facile, on avait à peu près tous le béguin les uns pour les autres et les romances
idylliques se terminaient toujours de la bonne façon. C’est lors de l’une de
ces inter-fêtes qu’il avait rencontré et charmé sa femme. La gang s’était
disloquée lorsqu’étaient apparus les couples mariés et les enfants. Ah! tant de choses ont changé depuis,
se dit le ministre.
Heureusement il y avait Eileen, son amie, sa seule amie, sa
douce maîtresse. C’est toujours elle qu’il allait trouver dans ses moments
difficiles, de découragement, de fatigue. Ah, qu’elle savait le comprendre !
Elle seule savait le consoler, cajoler, l’écouter; elle le servait, le
minouchait, le massait merveilleusement, et quelle amante était-elle ! Et elle,
savait apprécier les cadeaux qu’il prenait plaisir à lui faire ! Durant
quelques secondes, il avait hésité. Il avait levé la main pour dire à son
chauffeur de changer sa route et de le laisser chez elle; mais il savait qu’il
ne pouvait y aller ce soir. Pourtant, elle seule aurait pu le comprendre. Ce
n’est pas le bon soir.
-Je l’appellerai tout à l’heure, se dit-il.
*
* *
Arrivé chez lui, le ministre voit tout le devant de la
maison recouvert d’une épaisse couche de neige, sauf l’allée de l’entrée et
celle du garage qui sont impeccablement nettoyées; les lumières et les
décorations ont été installées autour de la porte et des fenêtres, ainsi que
dans l’immense épinette du parterre. Le ministre
salue son chauffeur et sort. L’air froid de cette nuit d’hiver le raidit. À
travers ses yeux mi-clos, il regarde la buée de son haleine.
À l’intérieur, tout est silence. Sa femme s’est endormie à
force de somnifères… Il s’assoit dans le salon après s’être versé un verre. Il
s’allume une pipe et reprend le cours de ses pensées.
-Eileen, il faut que j’appelle Eileen… mais la sonnerie
retentit au bout du fil du bout de la nuit sans que personne ne réponde à son
appel. Déçu, le ministre sent du coup la lassitude revenir. Que de choses a-t-il
à faire avant ces vacances bien méritées ! D’abord, tournée dans son comté,
puis la réception officielle du Nouvel An. Puis le repas chez son fils et la sortie
au restaurant habituelle avec sa femme. Ensuite les nombreuses
autres visites chez ses parents, ses beaux-parents, le réveillon, les
invitations des amis. Lui-même et sa femme devront assister à plusieurs réceptions ou sa
présence a été souhaitée par son chef. Il y a aussi les nombreux cadeaux qui
restent à faire, les bonis de fin d’année à ses collaborateurs, à son chauffeur,
au personnel de la maison.
En plus, il y a tous les préparatifs pour ses deux semaines
de vacances en Suisse où il devra traîner les affaires courantes; tous ces
rapports à consulter, les téléphones à faire, le psychologue, l’avocat, ses
maux d’estomac qui
le font souffrir de plus en plus…
Le ministre prend le téléphone et Eileen ne répond toujours
pas, il voudrait lui r de tous ses soucis, tous ses tracas, ses
responsabilités, du temps qu’il n’a pas. Il lui laisse un message, le ministre.
-Où est-ce que tu es ? Toi seule, Eileen, tu pourrais me
comprendre …
Et il pleure au téléphone, le ministre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire