Le crime du dimanche des Rameaux
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Paul Quesnel savait que sa fille ne l’aurait pas appelé pour rien... En
fermant son téléphone il se dit que le ménage autour de la maison ne se fera
pas aujourd’hui. Même si l’hiver est terminé depuis presqu’un mois, ce n’est
pas aujourd’hui qu’il va ramasser les branches cassées, passer le râteau,
bruler les feuilles mortes de l’automne dernier, tondre le gazon pour la
première fois, ni retourner la terre de son potager et planter les radis et les
carottes. Dommage, ça lui aurait fait du bien de prendre un peu de grand air de
même que de faire de l’exercice. Non pas qu’il ne se sent pas en forme, les
policiers se doivent de rester en bonne forme physique, mais il travaille
beaucoup assis, en tout cas plus qu’avant, et aussi il y a l’âge qui fait son
œuvre. Il ne peut plus courir aussi qu’il y a quelque années, et bien moins longtemps
aussi. Il sait qu’il a un petit bedon qu’il n’avait pas il y a quelques années.
Et puis il y a cette ancienne blessure à la cheville qui l’incommode. Un soir, une
dizaine d’années après le début de sa carrière, il avait du poursuivre avec un
collègue, deux revendeurs de drogue. Ils s’étaient enfuis dans une fourrière de
voitures. En sautant par-dessus la barrière en grillagée, il était mal retombé
et s’était étiré le tendon d’Achille gauche. Il avait eu la jambe dans le
plâtre pendant six semaines et avec de la physiothérapie sa blessure avait bien
guérie. Mais voilà que son corps est moins souple qu’avant et parfois quand il
marchait plus que d’habitude, les jours d’humidité, sa cheville lui tire un
peu. Heureusement il n’a aucun mal de dos. Il sait que son corps est encore
vigoureux, ses muscles encore saillants. Il aime bien faire un peu de levée de
poids et de musculation dans la petite sale d’entraînement du poste de la SQ.
Depuis son divorce, il y a quinze ans, il s’était contenté de regarder
les jolies femmes de loin. Il avait eu quelques aventures, mais ça le mettait
mal à l’aise chaque fois. Ses enfants auraient bien voulu le remarier. Une fois
ils avaient organisé un rendez-vous « secret ». Roxanne avait invité
une amie pour une après-midi, elle devait avoir treize ans, et au moment où sa
mère, elle aussi divorcée, était venue la chercher, les quatre enfants avaient
disparu. Paul et la mère en avaient bien ri. Ils avaient passé un bon moment,
ils s’étaient même revus, mais ça n’avait pas cliqué. Paul savait qu’il était
encore capable d’avoir de désirs, sa libido n’était pas en panne, mais bon,
quelle femme pouvait se sentir attirée par un chef de police dans la
cinquantaire ?
-Et puis, il faudrait vraiment que je boive moins de café.
Il vide sa tasse dans l’évier et va s’habiller. Il ne se met pas en
uniforme, car il veut que Roxanne garde le contrôle - il se doute bien que s’il
met son uniforme, automatiquement tout le monde va s’adresser à lui plutôt qu’à
elle - mais prend tout de même sa casquette et bien sûr son insigne.
« Paul Quesnel, enquêteur ». Il sourit toujours de guingois en voyant
son nom. Ses collègues l’ont longtemps taquiné sur ses initiales « P.Q. »,
comme dans « Parti québécois »… pour lequel il n’a jamais voté et
pour lequel il ne votera jamais. Il n’est pas royaliste ni fédéraliste d’un
océan à l’autre, mais quand même vouloir séparer le Canada, c’est un peu trop
fort pour lui. Selon lui, la résistance sera grande dans la région en cas de
« séparation » du Québec; bien des gens de demanderaient immédiatement
le rattachement de l’Outaouais à l’Ontario voisine. Comme il n’aime aucun des
autres partis politiques actuels, il est un peu embêté.
Il sort la voiture de l’allée et prend la route 327. Il écoute une
valse de Chostakovitch. Depuis le temps qu’il travaille dans la région il en
connaît tous les coins. Il n’a jamais eu besoin de GPS. Il y en a un dans
chacune des voitures balisées; les jeunes ne jurent que par ça aujourd’hui,
mais lui ne l’a jamais allumé. Juste le temps que ça prend de le programmer et
d’attendre le choix de routes, il est déjà rendu à destination. Il adore rouler
dans ces paysages des Basses-Laurentides tout en vallons et en collines en
palier aux routes élégamment sinueuses. On voit rapidement que la végétation
change, dès que l’on quitte la vallée de l’Outaouais comme tel, la forêt
devient plus dense, plus touffue. On imagine facilement toute la vie sauvage
qui peut s’y cacher.
Noyan, Noyan… C’est un petit village qui s’étend autour
d’une fourche de deux routes et sur trois petites collines en succession. Il y
a une église, oui c’est ça, au centre du village. Je n’avais pas remarqué le
presbytère. Comment est-ce ? Oui, on arrive par l’ouest, à droite il y a un
petit lac, le Lac Paquette, quelque chose comme ça, à gauche une station-service,
où est-elle située avant ? puis en montant, il y a le cimetière, la salle
communautaire, l’église, le presbytère, l’école et les bureaux municipaux et le
garage municipal. À quelque part, il y a un terrain de jeu. Un peu plus loin il
y a une sorte de resto-bar miteux, je crois. Rien de vraiment original. Pas
beaucoup de bâtiments d’époque. Beaucoup de maisons en bois des origines ont
brulé ou ont été démolies...
Ah là je me souviens ! Il y a une quinzaine d’années il y a avait eu toute une série d’incendies sur le même chemin, le chemin Groulx, qui s’en va vers Brookhill; sept ou huit maisons avaient brulées la même nuit, des incendies criminels, c’était évident. Il y avait eu un mort je crois, un homme âgé si je me souviens bien, qui n’avait pas pu sortir assez vite de sa maison. Pour la plupart, c’était des chalets ou des maisons d’été inoccupées à ce moment-là. On n’avait jamais attrapé l’incendiaire; je suis sûr que bien des gens savaient ou du moins se doutaient de qui il pouvait s’agir, mais personne n’avait été dénoncé, et personne n’avait été accusé.
Ah là je me souviens ! Il y a une quinzaine d’années il y a avait eu toute une série d’incendies sur le même chemin, le chemin Groulx, qui s’en va vers Brookhill; sept ou huit maisons avaient brulées la même nuit, des incendies criminels, c’était évident. Il y avait eu un mort je crois, un homme âgé si je me souviens bien, qui n’avait pas pu sortir assez vite de sa maison. Pour la plupart, c’était des chalets ou des maisons d’été inoccupées à ce moment-là. On n’avait jamais attrapé l’incendiaire; je suis sûr que bien des gens savaient ou du moins se doutaient de qui il pouvait s’agir, mais personne n’avait été dénoncé, et personne n’avait été accusé.
Roxanne ne lui avait pas dit grand-chose.
-Viens, il y a eu un drôle d’accident à Noyan et je voudrais que tu
viennes voir.
Il s’était abstenu de lui dire qu’il aurait bien voulu profiter de sa
journée de congé pour nettoyer le terrain. Il ressentait un mélange de joie et
de fierté. Il arrive au village; une dernière courbe et il voit les premières
maisons.
-La station service n’est pas près du lac mais à l’entrée du village. En face, on a aménagé
une petite halte. C’est vrai en hiver les gens patinent sur le lac. Et le lac
s’appelle le « Lac Raquette ».
Paul ralentit; il observe tout ces gens qui vont et viennent dans tous
les sens. Des petits groupes se sont formés et ça discute ferme. Il doit se
stationner plus loin et il se fraye un chemin dans la foule. Le cordon de
sécurité et dressé. Il voit Turgeon qui, avec Vaillancourt et Turbide arrivés
dans la deuxième voiture, essaye de calmer tout le monde. Il déambule
tranquillement écoutant les bribes de conversations qui lui parviennent.
-…une histoire épouvantable !
-Le pauvre pasteur Saint-Cyr… Dans quel état on l’a ramassé !
-Il est vraiment mal tombé. Pis en plus rester comme ça toute la nuit,
c’est assez épouvantable !
-C’est vraiment un accident bête comme ça s’peut pas.
-En tout cas, ça a donné tout un choc aux jumelles Godin !
-Mets-en ! Leur « Don Juan » d’une nuit !...
-C’est sans compter les autres…
-Où est Roxanne ? demande Paul à Turgeon.
-Bonjour inspecteur. À l’intérieur.
Les policiers savaient bien qu’ils étaient père et fille. Au début, certains
d’entre eux, pour ne pas dire tous, leur avaient jeté quelques regards
interrogateurs, soupçonneux, ne sachant pas trop ce que cela augurait. Mais
rapidement, Paul avait mis les choses au clair par son leadership et en mettant
tout le monde sur le même pied. Et puis Roxanne était vraiment un bon agent de
police. Quelquefois, on les taquinait l’un ou l’autre, quand par exemple, quand
Roxanne était en congé en on accusait Paul de favoritisme; ou alors quand l’ordinateur
de Roxanne plantait on disait qu’elle tenait ça de son père. Le dicton national
du poste de Papineauville était : « Tel père, telle fille ! »,
avec la variante consacrée : « Telle fille, tel père ! »
Paul rentre dans le presbytère, et voit sa fille en pleine méditation.
-Ah, papa, te voilà. Écoute, c’est le pasteur. Il habite ici; il est
tombé en bas de l’escalier hier soir et on ne l’a retrouvé que ce matin par ses
paroissiens quand ils ont vu qu’il n’arrivait pas à l’église. Les paramédics
sont arrivés les premiers; ils l’ont trouvé baignant dans son sang, inconscient,
en bas de l’escalier qui mène au sous-sol. Ils l’ont amené à Buckingham dans un
état critique.
-Hmm…
Paul la laisse continuer.
-Je t’ai appelé à cause de tout ce monde. Quand je suis arrivée, ils se
sont presque jetés sur moi et je ne voulais pas être seule pour les affronter. Je
sais que j’ai bien fait.
Paul lui sourit peinant à ne pas trop laisser voir son admiration.
- Je sais que j’ai bien fait, car entretemps, en faisant le tour de la
maison, j’ai découvert quelque chose. Ça pourrait être un accident bien sûr,
mais maintenant je sais ce n’est pas un.
-Non ?
-Non, regarde…
En s’accroupissant sur le palier de l’escalier qui mène au sous-sol, Roxanne
montre à son père de tous petits éclats de bois luisant. Son père, très
intrigué, se penche par-dessus son épaule puis s’accroupit à son tour.
-Hmm, hmm …
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