Le crime du dimanche des Rameaux
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Nancy Fournier ne pouvait pas croire ce qui venait de se passer :
Sébastien, son Sébastien, avait eu un grave accident !
Non, ça n’se peut pas, ça n’se peut
pas; qu’est-ce qui a bien pu se passer ? J’espère qu’il n’est pas mort. Si les
ambulanciers l’ont amené, c’est bon signe; au moins, la police n’a pas fait
venir la morgue…
Tout en conduisant, ses pensées se bousculent dans sa tête. À travers
ses larmes, ravalant ses sanglots, elle essaye de suivre la route sinueuse. Sa
conduite est un peu erratique, elle ne peut pas conduire trop vite; l’ambulance
l’a facilement distancée. Tout est brouillé, tout est confus, tout est flou.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer
? J’espère que c’est un accident; ils
ont pas pu faire ça, c’est impossible. Ils ont pas pu faire ça. Dans quel était est-il ?
Nancy fournier était une fille de Noyan. Elle avait grandi dans le rang
des Dardelle sur une ferme. Son père habitait à l’origine sur un autre rang,
mais comme il était le troisième fils, il n’y avait plus de place pour lui sur
la terre familiale. Il avait épousé une fille Dardelle et le couple s’était
installé avec les beaux-parents. Le beau-père avait eu trois enfants mais les
fils n’avaient pas voulu prendre la relève, ainsi ce sont les parents de Nancy
qui avaient hérité de la ferme. Nancy avait quatre frères et sœurs; sa sœur
ainée Louison habitait encore à Noyan. Son père était mort depuis peu et sa
mère vivait avec sa sœur ainée au village. L’un des ses frères avait essayé de
reprendre la ferme mais l’époque des fermes familiales était terminée et il
s’était recyclé dans l’élevage des moutons. Nancy se souvenait de son enfance
sur la ferme; ce n’était pas la misère, mais les temps étaient durs.
Comme elle était bonne élève à l’école, ses professeures l’avaient
encouragée à poursuivre ses études le plus possible. Elle avait fait son
secondaire à Papineauville, et avait bien réussi. Puis elle avait fait un DEC
en administration au CEGEP de Gatineau. Là elle aurait pu choisir de rester en ville,
et d’y faire sa vie, mais elle savait qu’elle regretterait ses ciels et ses
silences, ses collines et ses rivières, les nuits étoilées et les bruits des
animaux sauvages. Elle savait que le poste de secrétaire municipale allait
bientôt ouvrir. La vieille madame Groulx arrivait à soixante-quinze ans et,
personne ne voulait la jeter dehors, mais il était temps pour elle de prendre
sa retraite. Elle avait alors fait une mineure en secrétariat juridique à
l’UQUO (Université du Québec en Outaouais) et avait obtenu le poste sans
compétition. Depuis quatre ans elle occupait ce poste stratégique. Il lui avait
fallu quasiment partir de zéro et tout organiser. Les dossiers de la
municipalité étaient dans un tels fouillis; beaucoup de documents, mais les
papiers officiels étaient empilés dans des classeurs, dans des boites, sans
ordre et sans classement. L’année 1953 succédait à 1974; 2001 précédait 1967
qui était d’ailleurs répartie et au moins trois boites différentes. Les
rapports des séances étaient dans le même paquet que les bons d’achats de
papeterie. Les contrats d’asphaltage côtoyaient les directives ministérielles.
Et il fallait tout numériser et informatiser. Ses journées étaient bien
remplies. En plus d’essayer de mettre de l’ordre dans les archives, Nancy
devait gérer le quotidien, répondre aux demandes de permis de construction et
de rénovation, aux demandes de commerciaux , faire les procès-verbaux des
séances du Conseil, envoyer et gérer les comptes taxes, de même que de régler
nombre de petits et de grands problèmes de clôtures entre voisins; c’est elle
qui rédigeait les contrats de déneigement ou les travaux de voiries, qui
recevait la correspondance du ministère
des Affaires municipales. Cette année avec l’annonce de la fermeture des
centres régionaux de développement, le monde des élus locaux était en pleine
ébullition.
Pendant deux ans elle avait vécu avec un ami d’enfance, Popeye, (il
avait reçu ce surnom à l’école à cause de ses gros bras poilus et ça lui était
resté) avec qui elle était sortie en quelques occasions à l’adolescence,
notamment à la danse de la fête du village le 21 juillet, et avec qui elle
avait vécu ses premières expériences sexuelles dans une tente dans le bois. Ce
n’était pas le grand amour, ils n’avaient pas le même caractère, mais bon, ils
arrivaient à se faire une petite routine de vie. Cependant, un jour son homme
s’était bagarré au travail sur le chantier de la nouvelle route 348 et on
l’avait renvoyé. Le syndicat avait bien essayé de le défendre, mais il était
dans son tort et le syndicat n’avait rien pu faire : il avait perdu son
emploi. Il avait alors commencé à changer, laissant voir sa vraie nature. Il en
voulait à tout le monde, au gouvernement, aux patrons, au syndicat, à ses
voisins, même à ses amis. Il n’y avait que son oncle Laurent qui arrivait à le
résonner. Il était devenu amer, acerbe, puis colérique. Et surtout il était
devenu jaloux au possible et en particulier jaloux du travail de Nancy qu’il ne
cessait de dénigrer, déjà que Nancy ne recevait habituellement de lui aucun
compliment ni revalorisation. Elle avait passé par-dessus les cris et les
disputes; elle avait peu protesté quand il la menaçait, la poussait ou la
bousculait. Mais quand il avait commencé à s’en prendre à elle physiquement, il
lui avait empoigné le cou et lui avait donné une paire de gifles bien senties,
elle l’avait quittée. Elle avait pris ses affaires et avait déménagé dans une
petite maison qu’elle avait achetée sur le bord du lac Raquette, à l’opposé au
village et elle y avait la paix. Quand ils se croisaient on village, tous deux
faisaient comme si de rien n’était. Depuis, il s’était remis en ménage avec
Micheline. Pauvre elle ! Je la plains.
Nancy n’était pas de ceux qui fréquentaient l’église; ça ne lui disait
rien. Ses parents étaient un couple mixte, son père catholique et sa mère
protestante, et ils avaient pris la décision de laisser les enfants choisir, si
bien que les enfants n’avaient rien choisi. Elle n’avait jamais été baptisée,
ni ses frères et sœurs.
Le départ de l’ancien pasteur monsieur Doyon et l’arrivée de Sébastien
Saint-Cyr, le nouveau, l’année dernière, avait été pour elle un événement
totalement insignifiant. Elle l’avait croisé, le gens avait jasé, et elle
faisait son travail sans s’y intéresser.
Or, un jour Sébastien Saint-Cyr était venu se présenter aux bureaux de
la municipalité, tout simplement. Il faisait son tour. Il avait visité l’école,
la bibliothèque, le bureau de poste, les deux épiceries, la quincaillerie. Il
était même allé chez Ben. Nancy se souvenait très bien de leur première
rencontre.
-Bonjour. Comme vous devez les savoir, je suis nouveau ici, je suis un
gars de la ville, j’apprends à connaître ce nouveau milieu, ce beau village. Je
m’occupe l’été aussi de l’église de Brookhill. Qu’est-ce je dois savoir ? Y
a-t-il un livre qui raconte l’histoire de Noyan ? Une description de l’ancienne
église et de l’ancien presbytère pour me donner une meilleure idée.
Nancy avait été étonnée de son
entregent, de sa gentillesse, de ses manières, de sa façon de s’exprimer qui
tranchait avec celle de Noyannais. Ils avaient finalement jasé presque une
heure. Il lui avait serré la main en la remerciant chaleureusement.
Quelques mois plus tard, en octobre, il était revenu parce qu’il
cherchait un rang qui ne figurait pas sur la carte qu’il avait. Sans trop y
réfléchir, elle lui avait proposé de faire un tour de village, et lui, sans
trop hésiter, avait accepté. Ils s’étaient donné rendez-vous pour le samedi
suivant. Ils avaient pris sa voiture à elle; c’était une belle journée de début
d’automne, les boisés commençaient à se colorer. Il avait pris son appareil de
photo : rang Dardelle, chemin Groulx, chemin des Vallons, chemin Vinoy,
route de Chêneville… Il lui avait fait traverser les six ponts qui passent
au-dessus de la Petite Rouge, ce qui l’avait beaucoup amusé.
Le soir, il voulait la remercier et il l’avait invitée au restaurant,
mais il avait encore du travail pour terminer son culte de lendemain; elle
avait accepté son rendez-vous pour le vendredi soir.
Ce premier rendez-vous avait eu lieu dans un restaurant de Montebello;
ils étaient venus chacun de leur côté, pour éviter les racontars. Nancy se
souvenait de la charmante soirée qu’il lui avait fait passer. Un bon repas…
elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle avait si bien manger; un
bon vin… elle ne se souvenait pas non plus de la dernière fois qu’elle avait
pris du vin; ça datait peut-être de ses années de CEGEP. Et il avait le sens de
l’humour ! Et il était assez perspicace pour vitre percevoir les petits travers
des gens… qu’il imitait de façon géniale. Elle ne se souvenait pas de la
dernière où elle avait ri comme ça ! Il lui avait parlé de ses voyages au
Mexique, au Brésil, en France, son stage en Suisse, à Genève aux bureaux du
Conseil Œcuménique des Églises. Sébastien ne faisait pas prêchi-prêcha, il
parlait comme quelqu’un de normal, il essayait de ne pas juger, de ne pas faire
la morale, d’accepter les gens comme ils sont. Il est gentil avec les gens. Elle découvrait que le travail de
pasteur n’était pas ennuyeux, il fallait aimer les gens, les comprendre, leur
apporter du réconfort; il fallait désirer faire le bien, et il y a tellement de
gens blessés dans les églises. Sur certains points, son travail ressemblait un
peu au sien : écouter les gens, leur venir en aide, les comprendre.
-Dimanche je viendrai à l’église, lui avait-elle dit en le regardant
droit dans les yeux.
« Ça me va, avait-il simplement répondu après un moment.
Et elle y était allée; et elle avait aimait ça.
Et depuis elle y allait, pas tous les dimanches, mais de temps en
temps. Pourquoi pas ? Elle appréciait beaucoup sa façon dynamique et naturelle
d’animer les cultes; il souriait tout le temps. Elle aimait le voir raconter
des histoires aux enfants, c’était presque magique. Tout le monde écoutait.
À Noël, il était parti passer quelques jours chez ses parents à Laval
et Nancy s’était ennuyée à mourir même au milieu de sa parenté. Comme il lui
manquait. Sans lui, les fêtes n’avaient pas eu la même saveur. Elle avait alors
réservé un séjour d’une nuit à l’hôtel Le Manoir de Montebello, le plus chic
entre Montréal et Ottawa. Et quand il était revenu elle lui avait remis un
cadeau symbolique pour « soirée avec une amie ». Ils avaient fait l’amour avec
énormément tendresse; c’était si doux, presque trop. Depuis leur relation,
qu’ils essayaient de garder secrète, avait fleuri. Ils s’aimaient.
Nancy arrive à Buckingham. Enfin.
L’ambulance a disparu depuis longtemps mais elle connaît le chemin de
l’hôpital; d’ailleurs il n’y a qu’à suivre les indications. Elle stationne la
voiture. En franchissant les portes elle se dit c’est que c’est dans cet
hôpital qu’elle est née.
Et que c’est
là qu’elle va veiller son amoureux mourant.
Elle va s’enquérir aux informations.
-Êtes-vous de la famille ?
Pendant une seconde, elle hésite.
« Non, je suis une amie. »
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