Le crime du dimanche des Rameaux
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L’homme s’est levé avec un léger mal de tête. C’est vrai qu’il a mal
dormi; il a tourné et retourné toute la nuit; il s’est réveillé une ou deux
fois. Hier, en soirée, quand il est revenu chez lui, il a arrêté la voiture
dans l’allée, il a éteint les phares et il est resté un moment assis derrière
le volant sans bouger, essayant de ne penser à rien. Il a les mains sur le
volant. Il ne voit pas les arbres qui bordent l’arrière de la maison. Il ne
fait pas attention aux étoiles qui commencent à illuminer le ciel. Il y a un
moustique qui bourdonne dans la voiture qu’il essaye d’écraser du revers de la
main. Le chien aboie autour de la voiture. La maison est vide, il le sait; personne
ne l’attend. Sa femme travaille comme tous les vendredis et samedis soirs. Sa
femme est hôtesse au bar de l’hôtel de Noyan « L’Hôtel à Lemay ». « Lemay »
c’est un hôtel pour les chasseurs de passage, un restaurant et un bar tout à la
fois. C’est le seul endroit à Noyan où il est possible de s’amuser un tant soit
peu. « Lemay » a toujours été là. C’est le père, Ben, qui, à
l’époque, avait construit une petite cabane en bois rond en bas de la petite
côte où il vendait de l’alcool maison pour les bucherons en partance pour le
chantier. Ben, c’était un costaud avec un cou comme un tuyau de poêle, qui
pouvait terrasser un ours en lui faisant une prise d’épaule par en arrière. En
tout cas, il ne lui fallait pas lui dire que son alcool goûtait le fond de
baril ou encore moins l’eau de javel. Ben a commencé à offrir des repas; la
cabane s’est transformée en guinguette, qui a été agrandie à son tour en
auberge. Il n’y vient pas souvent de véritables touristes, mais on sait que la
fin de semaine, il y aura toujours du monde chez Lemay, et qu’on s’y amuse ferme. Son enseigne au néon vert, rouge
et bleu clignotant qui est la même depuis vingt-cinq ans agît comme aimant. On vient
chez Lemay le vendredi et le samedi
soirs avec la régularité des pèlerinages. Depuis quelques temps, il y a un
groupe de musiciens qui jouent du country. Ça met de l’ambiance. Mais on vient
surtout au Lemay pour les jolies et
potelées serveuses. C’est que sa femme travaille.
Elle ne rentrera pas tout de suite, il le sait. Elle travaille quatre
soirs par semaine, du jeudi au dimanche. Le samedi, elle commence à cinq
heures, et elle finit vers deux heures du matin. Ce sont de longues heures,
mais le reste de la semaine, c’est plus tranquille, et passé l’été, c’est pas
mal mort. Ce sont de longues heures, mais ça paye bien. Il faut en profiter. Lui,
il alterne les étés d’ouvrage temporaires et les hivers de chômage depuis des
années. Elle travaille au salaire minimum, mais elle se fait beaucoup de
pourboires. Les hommes sont généreux avec les jolies hôtesses. Ça l’agace un
peu de la savoir là-bas, mais il faut bien vivre. Il sort de la voiture et
rentre dans la maison par l’escalier de côté. Le chien aboie toujours.
-Ferme-là ! Tu vas alerter tout le voisinage !
Il se met à caresser virilement son chien, un berger allemand, un beau
mâle dans la force de l’âge. Il a toujours aimé les chiens, et spécialement les
bergers allemands. Il sait comment les dresser pour en faire de bons chiens de
garde. Quand on lui en confie un, il sait quoi faire avec.
Il entre. Il se prend une bière dans le frigidaire. « C’est à
cause d’elle, tout ça. À cause d’elle, pis à cause de lui. Cruser ma femme ! Maudit bâtard ! Il l’a ben cherché ! »
Il sort le reste de roastbeef;
il aime ça quand elle fait du roastbeef, surtout qu’elle le prépare bien. Il le
fait chauffer au micro-ondes avec des patates. S’il a encore faim, il s’ouvrira
une boîte de fèves au lard. L’homme ouvre la télévision qui s’allume sur RDS :
il y a une partie de hockey, Canadiens contre Pittsburg; la première période
est déjà commencée.
L’homme s’assoit dans son fauteuil avec son assiette.
« Quand j’y pense… ça prend-tu un maudit sans-cœur ! Ça s’en va
faire la morale au monde pis ça s’en va cruser
la femme des autres. »
Il prend une gorgée de bière.
« Je l’ai ben eu, en pas pour rire. J’les ai vus l’autre jour sur
le bord du chemin; il sort de chez Brouillet; pis là ils commencent à s’faire
la jasette sur le bord d’la porte comme si de rien n’était. Ça pouvait pas en
rester là ! À soi, j’y ai dit : « Pourquoi tu jases avec ma femme ?’
Pis lui qui répond : « Je lui parle à titre de pasteur. »
Pis moé, j’réponds : « Pis moi icitte, j’te parle à titre de
protecteur ! » Aille, tabarnac, tu l’as pas vu trembler dans ses culottes,
la queue entre les jambes. Il l’a ben cherché, c’maudit bâtard. »
Il prend quelques bouchées de viande. À cause d’elle. C’est de sa faute
à lui.
« Oui, tu l’as ben cherché : courir après ma femme
! Maudit crosseur ! Pis les jumelles Godin, c’est pas une histoire
inventée, ça ! Tout le monde sait qu’y a couché avec les deux. »
Il reste songeur quelques secondes,
« Mais pourquoi parler de Nancy ! J’comprends pas c’qu’elle vient
faire là-d’dans ? Y l’aurais-tu cruser
avec ? Ça s’rait ben l’bout ! C’t’à cause de lui c’qui est arrivé. Ben bon pour
lui. Il fallait ben l’avertir. »
La première période se termine. Il va mettre son assiette dans l’évier.
Quand sa femme arrive il est déjà couché.
Ce matin, après une nuit agitée, il pense à ce qui s’est passé. Sa
femme dort à ses côtés. Il essaye de faire attention de ne pas la réveiller. Il
ne va se lever que vers onze heures. Il sort du lit silencieusement. Il descend
dans la cuisine et se fait chauffer de l’eau pour un café instantané. D’habitude
il se fait deux rôties au beurre de peanut, mais il sent que ce matin, ça ne
passera pas. Il regarde dehors. Il aimerait bien aller voir, mais on va peut-être
trouver ça bizarre, il ne fréquente pas l’église. Il y allait avec sa mère
quand il était petit, mais ça fait au moins trente qu’il n’y a pas mis les
pieds; sauf des fois, c’est vrai, à Noël, pour faire plaisir à sa femme.
Ils se disputent souvent; il cri. Elle a dont le don de le mettre en
colère. Faut toujours qu’elle fasse les choses à sa tête. Quand il l’a vue avec l’autre, j’te dis que le cœur me débattait. Il
lui a allongé quelques taloches, pour qu’elle comprenne bien que ça ne se
faisait. Elle s’est excusée, mais ça ne lui suffisait pas de s’en prendre à sa
femme; il fallait lui donner une leçon à lui. Pis il l’a eue.
Il sort nourrir et caresser son chien. C’est à ce moment-là que
l’ambulance passe juste devant chez lui, il sursaute en la voyant une passer
rapidement sur le chemin; elle n’a ni ses phares ni sa sirène, il ne l’avait
pas entendu.
-Ça y est ! Mon oncle Laurent
l’a "trouvé" ! Il a appelé le 911.
Il se dit qu’il pourrait y aller avec son chien, mais il ne promène
jamais son chien qui reste toujours dehors. Les
gens vont trouver ça bizarre si j’arrive avec mon chien. Au même moment, il
voit la voiture de police conduite par Roxanne passer.
« Ah, pis j’ai ben l’droit de faire un tour en char. J’peux
faire semblant de me promener. »
Mais c’est ça l’excuse ! Il
pourra dire qu’il a vu passer l’ambulance pis la police pis qu’il est venu par
curiosité.
Il remonte s’habiller; il sort sans faire de bruit, comme un voleur
Dès le deuxième tournant, il voit la lumière des gyrophares de
l’ambulance et de la voiture de police, en haut de la petite côte, entre
l’église et le presbytère. Peu à peu, il commence à distinguer la foule
compacte et remuante.
« Estie !? Toutte le monde est là !! »
Un instant, il s’arrête. Est-ce que c’est une bonne idée d’y aller ?
Peut-être devrait-il revenir en arrière ?... Il remet la voiture en marche. Il
s’arrête sur le bord de la rue du Centenaire à une cinquantaine de mètres. Il
regarde attentivement. Il voit son oncle Laurent qui discute avec un policier
qui, lui, essaye de faire reculer la foule.
Il voient les ambulanciers sortent une civière avec un corps dessus
qu’on ne distingue pas mais dont le visage est couvert d’un masque à oxygène.
« Y’est pas mort ! Yahoooo tabarnac ! »
Son exclamation s’interrompt. Il voit la voiture à la suite de
l’ambulance.
« Mais c’est pas la voiture de Nancy qui suit l’ambulance ?!
Qu’est c’est qu’elle fait là ? Qu’est c’est qu’ça peut vouloir ben dire ?
Il voit une jeune policière qui sort de la maison à la suite des
ambulanciers et qui rentre dans sa voiture.
Une femme ! Une femme ! Elle ne
trouvera jamais rien.
Sorti de sa voiture, Roxanne fait reculer les gens davantage. Elle fait
installer un périmètre de sécurité; elle donne des instructions à son
coéquipier. Elle rentre dans le presbytère.
L’homme sort de sa voiture.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai vu
l’ambulance passer devant chez nous.
-C’est le pasteur Saint-Cyr !... Il a eu un accident !
-Un accident ? Quel accident ?
-Il serait tombé dans son escalier.
Maudit niaiseux. Il continue
de flâner. Il entend les voix. Les gens sont au bord de la panique. Les
familles avec les enfants ont commencé à ramasser leur marmaille endimanchée pour
s’en aller. La mère Brouillet essaye de persuader ces filles de faire de même.
Agathe Desjardins est au bord de l’hystérie; les jumelles Godin qui sont avec
elles n’ont pas l’air mieux. Le couple Auclair a l’air de ne pas savoir où se
mettre. Les portes de l’église sont toute grandes ouvertes. Émile Besson, son
éternelle casquette visée sur la tête, est appuyé sur le rebord se demandant
s’il doit les fermer ou non; c’est sûr qu’il n’y aura pas de culte ce matin,
mais peut-être que la police aura besoin de l’église.
Il regarde son oncle Laurent Groulx la cravate défaite, les cheveux en
broussaille, le vidage en feu, qui gesticule tant et plus et discute fort avec
les uns et les autres. Il accroche le bras de Bertrand Joliat pour lui dire
quelque chose… et soudain il l’aperçoit. Il demeure interdit les yeux
écarquillés.
L’homme voit la bouche de son oncle articuler « Va-t-en
! » sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.
Pourquoi ? J’ai le droit d’être
là. Pis elle trouvera jamais rien. L’homme ne peut pas aller plus loin dans ses
réflexions. Une autre voiture de police vient d’arriver; deux autres policiers en
uniforme en descendent. Puis une autre voiture non-balisée arrive; ne pouvant
aller plus à cause de la foule, elle s’arrête de l’autre côté de la place
centrale.
Un homme en descend; c’est l’inspecteur Paul Quesnel.
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