Le crime du dimanche des Rameaux
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C’est Roxanne Quesnel-Ayotte l’officier qui était de service quand le
téléphone avait sonné au poste de la SQ de Papineauville ce dimanche matin-là. Sa
période de garde commençait à huit heures du matin et il devait se termine à
minuit. Une longue journée en perspective mais les dimanches étaient
généralement des journées assez calmes, plus calmes en tout cas que les
vendredis et les samedis où bars, restaurants, cabarets et salles de quille
restaient ouvertes jusque tard dans la nuit. Il n’y avait pas énormément de
distractions dans cette région de villages et de petites villes, alors les
fêtards et les noceurs trouvaient à s’amuser comme ils pouvaient; surtout les
jeunes. Les plus décidés allaient jusqu’à Gatineau où le choix de
divertissements étaient beaucoup plus grand. Le moment où ils revenaient, au
petit matin du samedi et du dimanche, était toujours périlleux : excès de
vitesse, conduite en état d’ébriété, tapage nocturne, bagarres. L’année où elle
avait eu son transfert à Papineauville, Roxanne avait appris quand intervenir
dans une bagarre et quand ne pas intervenir. Le seul dimanche vraiment occupé,
depuis son arrivée avait celui de la prise d’otages : un homme désespéré de
Fasset, nouvellement séparé, s’était barricadé avec ses enfants et menaçait de
leur faire du mal. Roxanne avait essayait de le raisonner, mais n’avait pas
réussi; et c’est finalement un intervenant social prêté par le poste de
Gatineau qui avait y réussi.
Quand elle avait obtenu son transfert, elle avait cherché une maison où
s’installer avec son copain-conjoint Fabio. Elle ne savait plus trop où ils en
étaient dans leur relation. Ils s’étaient rencontrés à Montréal chez des amis
communs et ils s’étaient mutuellement plus assez vite. Fabio était venu du
Mexique pour fuir la violence des trafiquants de drogue. Il était un artiste de
rues, et il avait travaillé avec les jeunes de la rue à Guadalaraja. Fabio
avait beaucoup parlé de cette belle ville mexicaine à Roxanne et notamment de
son quartier historique de Tlaquepaque haut lieu de vente d’artisanat mexicain.
Ses succès comme travailleur de rue n’avaient pas fait l’affaire de tous. Il y
a une dizaine années, on avait retrouvé cinq têtes humaines de cinq activistes dans des boîtes
réfrigérées, crime signé du cartel de Sinaloa. Comme Fabio connaissait deux des
hommes assassinés, il avait décidé de partir. Il avait obtenu son statut de
réfugié, puis de résident permanent à une époque où c’était encore possible. Fabio
a vraiment du talent, se disait Roxanne; il avait déjà fait deux expositions
dont une à la Maison de la culture de Côte-des-Neiges dont on avait parlée aux
informations culturelles. El était bon avec les enfants, et avec les jeunes. Il
ferait un bon père pour mais enfants. Mais après presque deux ans, sans avoir pu
se trouver d’emploi dans la région, il était reparti à Montréal. Ils formaient
toujours un couple, mais avec deux maisons. Ils se voyaient le fins de semaine.
Un couple « en garde partagée » soupirait Roxanne, « en attente
de statut » aurait dit Fabio. Et puis, il y a quand même cette horloge
biologique qu’on ne peut pas déjouer.
Roxanne décroche le téléphone. Un appel avait été placé au 911 pour
qu’une ambulance vienne de toute urgence pour un accident grave dans le petit
village de Noyan. L’ambulance était partie de l’hôpital de Buckimgham et la
centrale maintenant contacte averti le poste de la SQ.
-Ce serait un accident grave dans l’église ou proche de l’église; il y
aurait un mort.
-Ça va, on y va; pas besoin de me donner l’adresse : l’église de
Noyan ce doit être facile à trouver.
Roxanne avaient appelé immédiatement l’un des policiers de service,
Turgeon, et ils étaient partis à toute vitesse vers Noyan, quelque trente cinq
kilomètres vers le nord-ouest. Roxanne aimait conduire; pas besoin de mettre la
sirène mais elle klaxonne dans les tournants serrés. Ils étaient arrivés tout
juste après l’ambulance d’Urgence-Santé. Roxanne connaissait peu Noyan. Elle se
dit en ralentissant qu’elle n’y a jamais mis les pieds comme tel; elle y est
sans doute passée en patrouille, mais sans s’arrêter. Il ne se passait jamais
rien dans ce petit village isolé.
Elle aperçoit le clocher de l’église et immédiatement elle sursaute à
la vue de tous ces gens rassemblés : une foule agitée, compacte, bruyante,
a en effet envahi toute la place centrale du village. Il y a du monde
partout : autour de l’église, tout autour du presbytère juste à côté, dans
la rue, sur le tond central. Les gens parlent et gesticulent. Ils discutent fort,
ils s’interrogent; ils vont et viennent dans tous les sens. Plusieurs filment
la scène avec leurs téléphones cellulaires. Quelques femmes s’essuient les
yeux. Il y a même des enfants qui sautillent, surexcités. On dirait que tout le
village s’est donné rendez-vous. Visiblement les gens sont ébranlés par ce qui
venait de se passer. Roxanne se tourne vers son coéquipier; ils échangent un
regard perplexe. Elle doit faire jouer la sirène pour pouvoir approcher au plus
près. Elle arrête la voiture près de l’ambulance et en descend en mettant sa
casquette.
-Fais éloigner la foule, dit-elle à Turgeon, tout en se frayant un
chemin jusqu’à la porte d’entrée du presbytère. C’est une maison préfabriquée
qu’on a simplement installée sur des fondements en ciments. L’ancien
presbytère, beaucoup plus grand avait été démoli il y a une vingtaine d’années
parce qu’il était devenu vétuste. La communauté avait préféré loger ses
nouveaux pasteurs dans une maison « plus moderne ». C’est une maison
d’un seul étage à laquelle on a rajouté un sous-sol de mêmes dimensions. En
plus de l’entrée d’en avant, il y a une porte qui donne sur la cour arrière et
une autre porte sur le côté avec un escalier pour entrer directement au
sous-sol. Une grande baie vitrée permet de voir le salon. Un homme dans la soixantaine
s’approche d’elle.
-C’est vous la police ? Il s’agit d’un accident. Le pasteur est tombé
dans l’escalier.
-On s’en occupe monsieur. Si vous voulez nous aider, demandez aux gens
de s’éloigner un peu. Il faut permettre aux ambulanciers de faire leur travail.
Elle entre dans la maison. La porte donne directement sur le salon; il
y a une armoire à manteaux juste à droite; le salon s’étend sur la gauche. Un
peu plus loin à droite il y a la porte ouverte qui mène au sous-sol. Les ambulanciers
appliquent les soins d’urgence, cerceau cervical, stabilisation des signes
vitaux, masque à oxygène, sur le corps d’un homme qui semble sans vie sur le
plancher du sous-sol. Automatiquement, elle prend une photo de la scène. Il
n’est pas mort, pense Roxanne; c’est toujours ça.
-Qu’est-ce qu’il a ? leur demande-t-elle.
-Multiples contusions, fractures et commotion cérébrale; très
probablement une fracture de la cervicale.
Roxanne regarde l’immense tâche de sang qui s’étalait sur le sol. Du
sang séché, coagulé, écalé.
-Et d’où vient le sang ?
-D’une blessure au front, mais superficielle.
-Ça n’a pas l’air de s’être passé ce matin…
-Non, probablement hier soir; on sait pas si on pourra le réchapper. Il
faut le conduire tout de suite à l’hôpital.
-Je vous fais un passage.
Revenue dehors, Roxanne voit que Turgeon a quand même réussi à repousser
les gens. Les parents ont compris qu’il fallait mieux éloigner les enfants.
-Écartez-vous encore ! Il faut laisser la place aux ambulanciers.
Après quelques minutes les ambulanciers sortent une civière où le corps
inanimé de Sébastien St-Cyr est allongé, sanglé sous une couverture. Les
ambulanciers lui ont mis un soluté; on ne voit que son visage tuméfié à la fois
rouge de sang et dramatiquement livide. Un grand mouvement de panique étouffée
secoue la foule qui instinctivement recule. Au milieu des exclamations de
stupeur et de frayeur, Roxanne entend une femme crier, comme en panique.
Rapidement, les ambulanciers rentrent la civière dans leur véhicule. L’un d’eux,
une femme, monte à la l’arrière avec le blessé. L’autre rentre à l’avant et démarre;
tous gyrophares allumés, l’ambulance contourne l’église et s’éloigne.
Roxanne retourne à sa voiture; elle ne verra pas qu’une voiture est
aussitôt partie à la suite de l’ambulance. Roxanne fait deux appels; le premier
pour faire venir une autre voiture de police, le deuxième à son père.
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