Le crime du dimanche des Rameaux
3
Ce dimanche matin-là, qui était le Dimanche des Rameaux, la célébration
de l’entrée de Jésus à Jérusalem sous les vivas
et les acclamations d’une foule délirante et la réprobation mal contenue des
pharisiens et qui marque dans la liturgie chrétienne le début de la Semaine
sainte, Agathe Desjardins était arrivée tôt à l’église Saint-Luc de Noyan;
comme à chaque dimanche matin, beau temps, mauvais temps. Agathe était
l’organiste, c’est elle qui faisait chanter la congrégation; c’était un rôle
important, primordial même, et elle le savait. Qui d’autre aurait bien pu jouer
à sa place ? Il y avait bien la petite Odette Cusson, l’une de ses anciennes
élèves qui la remplaçait les quelques fois où elle devait s’absenter. Agathe était
aussi professeure de musique, de piano. Elle habitait une grande maison blanche
avec son mari à la retraite du gouvernement. Ils avaient deux filles à Ottawa,
l’une qui y vivait, l’autre qui y étudiait. Pendant longtemps, son père avait
habité avec eux mais il était mort il y a deux ans, à l’âge très vénérable de
quatre-vingt-dix-huit ans.
Agathe se souvenait quand les hommes du village, dont son père, avaient
bâti l’église Saint-Luc de Noyan. La première chapelle qui datait de la
fondation même du village, en 1875, avait été rénovée et agrandie trois ou
quatre fois mais, il y a soixante ans cette année le village avait vraiment eu besoin
d’une nouvelle église. L’autre était devenue trop vieille et vraiment trop
petite. Le moulin avait fourni le bois à moitié prix, et tout le monde s’y
était mis. Les hommes avaient coulé les fondations, scié, cloué, monté la
charpente; ils avaient installé les portes et les fenêtres; finalement on avait
terminé avec le clocher. Les bons menuisiers avec fabriqué la chaire, les
bancs, ajouté les moulures. Puis on avait peint l’édifice. Les gens du village avaient
choisi ensemble l’ameublement, les tapis, les ornementations. Le synode avait
offert les « vitraux », en fait les vitres peintes, qui
représentaient quatre paraboles de l’évangile de Luc : Le Bon Samaritain, Le Fils Prodigue, La Brebis perdue
et Le Semeur. C’était celle du Bon Samaritain que préférait Agathe.
Peut-être parce que c’était celle qu’elle voyait le mieux de son poste, mais
aussi parce qu’elle voyait dans cette scène de compassion, un homme exclus qui
prend soin de son prochain blessé, qui avait été assailli par des méchants
anonymes et laissé pour mort, en le chargeant sur son âne, elle voyait donc
dans cette scène toute la bonté et la compassion du monde, l’idéal de la vie
chrétienne et de la vie tout court. Quand les sermons du pasteur étaient un peu
long, c’est ça qu’elle regardait et qui lui faisait du bien. Le consistoire
d’Ottawa, lui, avait offert, lors de l’inauguration de la nouvelle église, à la
petite communauté en croissance, un harmonium à pédale, une vraie merveille ! Agathe
avait alors dix ans. Sa mère, qui était une femme de la ville que son père
avait marié de retour de la guerre en Europe (il disait que c’était
l’infirmière qui l’avait amoureusement soigné, et elle ne contredisait pas), sa
mère avait joué quelques années, mais avec huit enfants et la maison à
entretenir, elle n’avait pas le temps de répéter beaucoup… Ainsi, depuis l’âge
de quinze ans, Agathe s’était mise au clavier. Elle s’était émerveillée devant
les sons majestueux, envoutants, enchanteurs, presque divins qui sortaient de
cet instrument. Elle avait appris à connaître les différentes subtilités des
jeux et à profiter au maximum de toutes les capacités et les sonorités de l’instrument.
Activer les pédales, les manettes de forte,
les jeux et le touches tout à la fois lui était devenu naturel, comme une
seconde nature. Puis dans les années soixante-dix, la paroisse avait acheté un
orgue électrique Hammond, qui sonnait comme un troupeau de casseroles fêlées et
Aline avait bien du s’y résoudre.
Elle en avait vu des pasteurs. Ah, ça oui ! Elle en était rendue à son
numéro quatorze avec Sébastien Saint-Cyr. Déjà presqu’un an qu’il était là et
elle ne savait que penser de lui. Certes il connaissait bien la musique ce
jeune-là, il jouait de la guitare; certes il avait une belle voix et il
chantait juste, ce qui n’était pas le cas de son prédécesseur, monsieur Doyon,
qui chantait faux et fort et qui n’avait aucune oreille. Mais au moins, le
pasteur Doyon la lassait jouer à son rythme. Non ce qui dérangeait Aline Desjardins
chez Sébastien Saint-Cyr, c’était toutes ces nouveautés, ces nouveaux chants
modernes – rythmés ! syncopés !! – qu’il s’était mis en tête de vouloir faire
apprendre aux gens de la paroisse. Il voulait « rafraîchir » la
liturgie ! On aimait mieux les bons vieux cantiques à Noyan, Aline le savait.
Il avait même voulu se débarrasser des Chants
évangéliques pour faire venir un nouveau recueil. Heureusement que le
conseil de paroisse avait dit non sous le prétexte que les finances ne le
permettaient pas.
Sébastien Saint-Cyr lui téléphonait toujours le mercredi ou des fois le
jeudi pour lui dire quels chants il avait choisi pour le dimanche suivant. Elle
avait quelques jours pour répéter, mais on chantait les mêmes cantiques depuis
cinquante ans, alors elle les connaissait pas mal tous par cœur. Parfois il
venait chez elle lui montrer un répons ou une antienne, mais décidément ça
n’entrait pas. Une fois, il y a deux mois, il avait voulu lui faire jouer
« Qu’il ami fidèle et tendre… » deux fois plus vite que de coutume sous
prétexte que c’était un chant d’espérance et non d’enterrement, et ça l’avait
rendue malade. Elle n’était allée à l’église le dimanche suivant et la jeune Odette
avait du jouer à sa place à pied levé. Dans la semaine, le pasteur St-Cyr était
venu lui faire ses excuses chez elle, et elle avait les avait acceptées; mais
elle avait ajouté qu’elle allait prendre sa retraite à la fin du printemps.
Elle jouerait jusqu’à la Pentecôte, et après ça, ce serait fini. Elle
deviendrait simple paroissienne.
Agathe arrivait dont tôt le matin au moins une heure avant le début du
culte; ce n’était pas tellement parce qu’elle devait répéter, mais parce
qu’elle aimait bien accompagner l’entrée des paroissiens d’un fond musical.
Elle trouait que ça mettait de l’ambiance. Monsieur Besson aussi est là, l’homme
à tout faire, qui fait sa routine : ouvrir les portes, mettre le chauffage
en hiver, ouvrir les fenêtres en été, balayer le parvis, mettre les numéros des
cantiques sur le tableau, puis sonner la cloche pour appeler les fidèles.
Ce matin-là, monsieur Laurent Groulx, le président du Conseil de
paroisse arrive presque en même temps qu’elle. Laurent Groulx est un peu comme
le responsable en chef des affaires de la paroisse. Il gère l’église depuis
trois décennies, et il sait comment faire. Aucune décision ne se prend sans
lui. Il en veut au consistoire qui a imposé ce nouveau pasteur à l’église
Saint-Luc, sans que la paroisse ne soit impliquée. C’est vrai qu’elle s’était
mise sur la liste des placements, mais quand même… Il s’est juré qu’on le
reprendrait plus. Les premières réunions du Conseil de paroisse ont été
laborieuses parce que le nouveau pasteur remettait sans cesse en question les
manières de faire. Il paraît qu’il fallait suivre les procédures et les
politiques de l’Église qu’il disait. Il avait même voulu organiser des
élections à l’Assemblée annuelle pour nommer les responsables aux divers postes.
On avait du faire appel au comité de supervision du consistoire pour négocier
et arrondir les coins. Laurent Groulx n’aimait juste pas qu’on lui dise quoi
faire. Même s’il y a une trésorière, madame Aline Auclair, c’est lui qui a la
main mise sur le corde la bourse. Il est aussi président du comité des
fédéi-commissaires, chargés de gérés les fonds et les placements.
À soixante-cinq ans il est presque complètement chauve, mais il se
garde en forme en allant jouer au golf plusieurs fois par semaines au Club de
Notre-Dame-de-la-Croix. L’hiver il passe trois ou autre mois en Floride avec sa
femme Amanda, mais il téléphone régulièrement à ses comparses du Conseil pour se tenir au
courant. Il échange quelques mots avec Raymond Besson. Il fait un signe de tête
à Agathe.
-Bonjour Laurent. Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ?
-Non, non, ça va. Tout va très bien. Je suis juste venu voir si tout
est correct. Aujourd’hui c’est un dimanche un peu spécial.
-C’est surtout la semaine prochaine que ça va être spéciale.
Agathe sait bien que Pâques, la plus grande fête de l’année chrétienne,
la sainte-cène; aujourd’hui, dimanche de Rameaux, il y aura bien une procession
des enfants avec des simili-branches de palmiers mais pas trop de remue-ménage.
On chantera « Hosanna ! Béni soit ce Sauveur débonnaire… » un des ses
cantiques préférés. Agathe voit Laurent Groulx sortir d’un pas rapide sur le
perron, puis regarder à droite en direction du cimetière, puis à gauche en
direction du presbytère, comme s’il attendait quelqu’un.
« Laurent Groulx a l’air bien nerveux, ce matin », pense
Agathe.
Généralement, le pasteur arrive vers dix heures, une demi-heure avant
le culte. Il dit bonjour aux uns et autres; il installe ces papiers sur la
chaire; il regarde si tout est en place; il y a souvent des détails qu’il faut
régler à la dernière minute. Sébastien Saint-Cyr aime bien accueillir les gens
qui arrivent à l’église; il a un bon mot pour chaque personne. Ce matin, les
jeunes familles avec les enfants qui doivent participer à la procession
arrivent un peu plu tôt.
Agathe regarde sa montre : dix heures et quart et toujours rien !
Peut-être que le pasteur Saint-Cyr a encore fait la fête hier soir et qu’il
n’arrive pas à se réveiller. Elle échange un regard interrogateur avec Aline
Auclair la trésorière. Le stationnement de même que l’église se remplissent. Deux
hommes s’échangent des propos grivois et pouffent de rire : « Il doit
faire de trop beaux rêves. »
Dix heures vingt. Voila les deux jeunes Monika et Sandra avec leur
mère; les deux familles Besson avec leurs bébés. Nancy Fournier est arrivée
aussi. Les jumelles Godin. Les plus âgés sont à leur place habituelle :
madame Demeritt, la vieille madame Dagenais, monsieur Prohon qui parle tout
seul.
Laurent Groulx est en conciliabule avec quelques membres du Conseil.
Finalement, à dix heures et demie, les gens sont inquiets; ils se doutent
qu’il se passe quelque chose. Laurent Groulx prend une décision : il demande
à Bertrand Joliat, l’un des membres du Conseil, de venir avec lui; il faut
tirer les choses au clair. On les voit traverser le terrain alors qu’ils vont
sonner à la porte du presbytère. Pas de réponse. Laurent Groulx sonne à
nouveau, tandis que Bertrand Joliat essaye de regarder par une des fenêtres du
salon. Le président du Conseil sort sa clé et ils entrent dans le presbytère.
-Pasteur Sébastien, êtes-vous là ? les entend-on crier.
Quelques instants plus tard, Bertrand Joliat revient à toute vitesse
vers l’église, affolé; c’est la consternation.
-Vite ! Appelez une ambulance ! Vite ! Et appelez la police ! Le
pasteur s’est tué !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire