Les petits enfants
Chapitre 6
-Ah
non ! reprend Jean-Jacques Binet en se retournant vers Paul sur le pas de la
porte. J'peux pas retourner chez nous ! Il faut que je surveille le chantier !
-La
police est là pour ça, non?
-Oui,
la police est là pour surveiller le "peuple", mais c'est tout le reste,
les ouvriers, la machinerie, qu’il faut que je surveille.
-Je ne
comprends pas…
-J’sais
bien que vous ne comprenez pas ! Dans un chantier "normal", il y a
toujours des imprévus, des choses auxquelles on ne s’attend pas; mais
aujourd’hui le chantier n’est pas normal, je ne sais pas ce qui peut arriver…
-À
quoi vous pensez, monsieur Binet ? Au vol ? Au vandalisme ?
-Oui,
au vol surtout ! C’est l’bordel aujourd’hui et il y en a qui peuvent en
profiter, ni vu ni connu, de partir avec du matériel.
-On
vous laisse, monsieur Binet, reprend Roxanne. On va faire entre monsieur
Valiquette, maintenant.
-
Monsieur Valiquette… commence-t-elle après l’avoir prié de s’assoir. Elle a
devant elle un homme d’une soixantaine d’année - au moins - en habits de
travail, jeans et bottes à pointe d’acier. Il a son casque de travail à la
main. Il regarde autour de lui comme pour voir si on lui a rien dérobé, si tout
est bien resté en ordre dans son domaine.
-Oui ?
-C'est
vous le propriétaire de la compagnie ?
-Oui, c’est
moi; pis avant moi, c’était mon père, Antoine Valiquette. C’est lui le
fondateur de Construction Valiquette. Il est parti de rien, et puis petit à
petit, il a bâti une compagnie solide avec une belle réputation. Quand il a
commencé dans les années, c’était la belle époque, pour les entreprises de
constructions, comme un âge d’or. Il fallait tracer et construire les routes, parfois
des trottoirs, ériger les ponts, creuser les égouts, faire les aqueducs pour
les villes qui se bâtissaient. Avant c’était la misère ici, pis ça s’est
civilisé un peu. Il fallait construire les édifices municipaux, les écoles, les
bureaux de poste, les casernes de pompiers, les postes de police...
-Quand
avez-vous pris la succession de votre père ?
-Exactement
tente ans, cette année. Il était à la veille de prendre sa retraite, mais là il
a fait un AVC. Il n’en est pas mort mais il est resté paralysé, il était pas
mal diminué. Il a vite dégénéré. Lui qui avait toujours était super-actif, qui
avait toujours travaillé, qui vivait à 200 milles à l’heure, il a pas supporté
d’être cloué dans un fauteuil, de rester là à rien faire. Il était plus du monde
à la maison et ma mère a dû le placer dans un CHLSD à Montebello; pis il est
mort six mois plus tard. C’était une fin bien triste pour un homme comme lui.
-Donc,
si je comprends bien il a fait pas mal de contrats un peu partout dans la
région. Vous souvenez-vous si c’est lui qui a dirigé premier le chantier de la
route de Lac-des-Sables il y a environ quarante ans ?
-Non,
mon père n'avez pas eu ce contrat-là…
-Vous
avez l’air désappointé...
-Certain
que j’suis désappointé ! Mon père aurait bien voulu l’avoir ce contrat-là, mais
c’est Morin et frères de Saint-Jovite qui l’a eu. Mais c’était pas juste !
-Pourquoi
?
-C’est
vrai que Morin et frères était plus établi et avait plus le moyen, mais après
on s’est aperçu qu’ils avaient triché, il avaient manigancé pour avoir les
termes du contrat avant; ça leur donnait un avantage sur les nous autres !
Peut-être qu’ils l’auraient eu pareil, mais mon père leur en a voulu longtemps.
Quand ils ont fait faillite après, quand le scandale de la corruption a éclaté,
mon père a bien ri dans sa barbe.
-Comment
avez-vous obtenu ce contrat-là ? Il vous a été octroyé par le Ministère de la voirie,
je crois.
-Ben,
j’ai soumissionné comme tout le monde; pis Valiquette Construction était le
plus bas soumissionnaire pis on l’a eu; c’est comme ça fonctionne; on a pas
triché !
-Dites-moi,
monsieur Valiquette, j’ai vu en arrivant qu’il y avait pas mal d’ouvriers; qui
surveille un chantier comme celui-là ?
-Il y
a un contremaître, Jean-Jacques Binet, et puis chaque équipe a un chef d’équipe
qui dirige le travail des ouvriers. Pis moi, je suis là tous les jours.
-Donc
un contremaître pis des chefs d’équipe. Est-ce que c’est que demande le
protocole du Code du travail ?
-Le
protocole… Le protocole… Oui, en gros, ça le respecte.
-En
gros ?
-En
gros… parce que selon le nombre d’ouvriers il faudrait un deuxième
contremaître, mais disons qu’on les fait rentrer à des heures différentes,
alors on s’en sort…
-Hmm…
hmm.
-Oui,
pis il faudrait aussi un autre homme pour la circulation des camions, c’est moi
qui fait ça en fait; mais disons que c’est surtout exigé dans les grands
chantiers; pour le petits chantiers comme celui-là on est plus loose.
-Donc
pour des raisons d’économie vous avez un peu transigé sur la sécurité à ce que
je comprends…
-Vous
avez… tout le monde le fait !
-Monsieur
Valiquette, j’ai plus important à m’occuper. On verra ça plus tard. Pour l’instant,
je me dis que c’est fort possible que la sécurité ait été désuète lors de la
première construction de cette portion de route comme elle est actuellement… Est-ce
qu'on peut tomber dans un trou creusé par une excavatrice ?
Raymond
Valiquette content de changer de sujet et de s’en sortir à si bon compte, s’empresse
de répondre : « Tomber, tomber… oui, ça s’peut, il peut toujours y
avoir des accidents; mais rester pris là, je vois bien ce que vous pensez, ça
c'est impossible : il y a toujours de la surveillance…
-Même
si tout n’est pas toujours fait selon les règles.
-Mais
même chez Morin et frères qui étaient pas des enfants de chœur, ça se s’rait
jamais passé. Jamais un ouvrier aurait pu tomber pis après ça être enterré sans
qu’on s’en aperçoive; c’est impossible !
-Une
supposition, monsieur Valiquette : quelqu'un vient le soir sur le chantier,
juste pour regarder l’avancée des travaux, juste par curiosité et là il
trébuche, il tombe dans le trou, il se casse une jambe et il ne peut plus
remonter…
-C’est
impossible ! Le matin quand les gars sont rentrés, ils l’auraient entendu,
c’est certain.
-Supposons
que la personne est tombée sur la tête pis qu’elle est inconsciente ?
-Non,
non, ça s’peut pas. J’en ai vu des chantiers dans ma vie, pis j’en ai vu des ouvriers.
Jamais quelqu’un aurait bouché un trou sans s’aviser que tout est correct. Pis
en plus de ça, chaque matin le chef d’équipe fait le tour pour voir si tout est
correct. C’est impossible, j’vous dit !
Paul
intervient : « Qu’est-ce que vous allez faire le reste de la journée,
monsieur Valiquette ?
-Ben
là… Je dois rester ici, c’est certain. J’peux pas rentrer chez nous ! J’vais
voir avec Jean-Jacques ce qu’il en pense. Il faut que j’renvoie les hommes chez
eux, mais… En fait, savez-vous quand est-ce qu’ils pourront revenir ?
-Donnez-leur
congé demain aussi. Probablement qu’ils pourront revenir après-demain,
vendredi.
-Un
jour de perdu !
-C’est
mieux que de perdre tout le contrat, monsieur Valiquette.
-Qu’est-ce
que t’en penses ? demande Roxanne à son père une fois la porte refermée
derrière le propriétaire.
-Je
pense que je suis comme toi : je n’y comprends rien.
-Ça
m’aide !
-Sortons;
l’équipe de Gatineau devrait bientôt arriver…
Dehors
toute une foule compacte de curieux s’est formée autour du lieu de l’accident,
des vacanciers pour la plupart en tenue estivale : shorts, gaminets à
fleurs, lunettes de soleil et sandales. Tant de monde parle et commente qu’on
entend qu’un brouhaha bourdonnant. Paul évalue la foule à près de deux cents
personnes.
-Il va
falloir écarter tout ce beau monde. Fais agrandir le périmètre de sécurité.
Repousse-le à au moins cinquante mètres plus loin.
Avec
Turgeon et Isabelle, Roxanne fait reculer la foule; les gens se mettent à
protester, à vociférer, à maugréer, à bougonner, et même à invectiver les
policières et policiers les accusant de les empêcher de voir, de les priver de
leurs droits, de brimer la démocratie. « C’est de la dictature ! »
Juste à ce moment arrive l’équipe spécialisée en reconstitution de scènes de
crime de Gatineau. Paul les accueille.
-Bonjour,
je suis Paul Quesnel, chef du poste de Papineauville.
-Oui,
moi c’est Stéphane Montreuil. On est venus tout de suite après votre appel.
Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ?
-Venez
voir.
Arrivé
devant le trou du drame, Stéphane ne peut s’empêcher de laisser échapper un
sifflement.
-Ouais,
ouais; je vois. Bon, mettons à l’ouvrage. Merci d’avoir fait reculer tous ces
curieux.
Il
appelle ces hommes : il s’agit de dégager les pierres une à une et les
gravats sans déplacer le squelette à moitié sorti et en prenant des photos à chaque
étape.
-On en
a pour, mettons, pour trois heures… Ça vous va ?
-Parfait.
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