lundi 8 février 2016

Les petits enfants
Chapitre 6

-Ah non ! reprend Jean-Jacques Binet en se retournant vers Paul sur le pas de la porte. J'peux pas retourner chez nous ! Il faut que je surveille le chantier !
-La police est là pour ça, non?
-Oui, la police est là pour surveiller le "peuple", mais c'est tout le reste, les ouvriers, la machinerie, qu’il faut que je surveille.
-Je ne comprends pas…
-J’sais bien que vous ne comprenez pas ! Dans un chantier "normal", il y a toujours des imprévus, des choses auxquelles on ne s’attend pas; mais aujourd’hui le chantier n’est pas normal, je ne sais pas ce qui peut arriver…
-À quoi vous pensez, monsieur Binet ? Au vol ? Au vandalisme ?
-Oui, au vol surtout ! C’est l’bordel aujourd’hui et il y en a qui peuvent en profiter, ni vu ni connu, de partir avec du matériel.
-On vous laisse, monsieur Binet, reprend Roxanne. On va faire entre monsieur Valiquette, maintenant.

- Monsieur Valiquette… commence-t-elle après l’avoir prié de s’assoir. Elle a devant elle un homme d’une soixantaine d’année - au moins - en habits de travail, jeans et bottes à pointe d’acier. Il a son casque de travail à la main. Il regarde autour de lui comme pour voir si on lui a rien dérobé, si tout est bien resté en ordre dans son domaine.
-Oui ?
-C'est vous le propriétaire de la compagnie ?
-Oui, c’est moi; pis avant moi, c’était mon père, Antoine Valiquette. C’est lui le fondateur de Construction Valiquette. Il est parti de rien, et puis petit à petit, il a bâti une compagnie solide avec une belle réputation. Quand il a commencé dans les années, c’était la belle époque, pour les entreprises de constructions, comme un âge d’or. Il fallait tracer et construire les routes, parfois des trottoirs, ériger les ponts, creuser les égouts, faire les aqueducs pour les villes qui se bâtissaient. Avant c’était la misère ici, pis ça s’est civilisé un peu. Il fallait construire les édifices municipaux, les écoles, les bureaux de poste, les casernes de pompiers, les postes de police...
-Quand avez-vous pris la succession de votre père ?
-Exactement tente ans, cette année. Il était à la veille de prendre sa retraite, mais là il a fait un AVC. Il n’en est pas mort mais il est resté paralysé, il était pas mal diminué. Il a vite dégénéré. Lui qui avait toujours était super-actif, qui avait toujours travaillé, qui vivait à 200 milles à l’heure, il a pas supporté d’être cloué dans un fauteuil, de rester là à rien faire. Il était plus du monde à la maison et ma mère a dû le placer dans un CHLSD à Montebello; pis il est mort six mois plus tard. C’était une fin bien triste pour un homme comme lui.
-Donc, si je comprends bien il a fait pas mal de contrats un peu partout dans la région. Vous souvenez-vous si c’est lui qui a dirigé premier le chantier de la route de Lac-des-Sables il y a environ quarante ans ?
-Non, mon père n'avez pas eu ce contrat-là…
-Vous avez l’air désappointé...
-Certain que j’suis désappointé ! Mon père aurait bien voulu l’avoir ce contrat-là, mais c’est Morin et frères de Saint-Jovite qui l’a eu. Mais c’était pas juste !
-Pourquoi ?
-C’est vrai que Morin et frères était plus établi et avait plus le moyen, mais après on s’est aperçu qu’ils avaient triché, il avaient manigancé pour avoir les termes du contrat avant; ça leur donnait un avantage sur les nous autres ! Peut-être qu’ils l’auraient eu pareil, mais mon père leur en a voulu longtemps. Quand ils ont fait faillite après, quand le scandale de la corruption a éclaté, mon père a bien ri dans sa barbe.
-Comment avez-vous obtenu ce contrat-là ? Il vous a été octroyé par le Ministère de la voirie, je crois.
-Ben, j’ai soumissionné comme tout le monde; pis Valiquette Construction était le plus bas soumissionnaire pis on l’a eu; c’est comme ça fonctionne; on a pas triché !
-Dites-moi, monsieur Valiquette, j’ai vu en arrivant qu’il y avait pas mal d’ouvriers; qui surveille un chantier comme celui-là ?
-Il y a un contremaître, Jean-Jacques Binet, et puis chaque équipe a un chef d’équipe qui dirige le travail des ouvriers. Pis moi, je suis là tous les jours.
-Donc un contremaître pis des chefs d’équipe. Est-ce que c’est que demande le protocole du Code du travail ?
-Le protocole… Le protocole… Oui, en gros, ça le respecte.
-En gros ?
-En gros… parce que selon le nombre d’ouvriers il faudrait un deuxième contremaître, mais disons qu’on les fait rentrer à des heures différentes, alors on s’en sort…
-Hmm… hmm.
-Oui, pis il faudrait aussi un autre homme pour la circulation des camions, c’est moi qui fait ça en fait; mais disons que c’est surtout exigé dans les grands chantiers; pour le petits chantiers comme celui-là on est plus loose.
-Donc pour des raisons d’économie vous avez un peu transigé sur la sécurité à ce que je comprends…
-Vous avez… tout le monde le fait !
-Monsieur Valiquette, j’ai plus important à m’occuper. On verra ça plus tard. Pour l’instant, je me dis que c’est fort possible que la sécurité ait été désuète lors de la première construction de cette portion de route comme elle est actuellement… Est-ce qu'on peut tomber dans un trou creusé par une excavatrice ?
Raymond Valiquette content de changer de sujet et de s’en sortir à si bon compte, s’empresse de répondre : « Tomber, tomber… oui, ça s’peut, il peut toujours y avoir des accidents; mais rester pris là, je vois bien ce que vous pensez, ça c'est impossible : il y a toujours de la surveillance…
-Même si tout n’est pas toujours fait selon les règles.
-Mais même chez Morin et frères qui étaient pas des enfants de chœur, ça se s’rait jamais passé. Jamais un ouvrier aurait pu tomber pis après ça être enterré sans qu’on s’en aperçoive; c’est impossible !
-Une supposition, monsieur Valiquette : quelqu'un vient le soir sur le chantier, juste pour regarder l’avancée des travaux, juste par curiosité et là il trébuche, il tombe dans le trou, il se casse une jambe et il ne peut plus remonter…
-C’est impossible ! Le matin quand les gars sont rentrés, ils l’auraient entendu, c’est certain.
-Supposons que la personne est tombée sur la tête pis qu’elle est inconsciente ?
-Non, non, ça s’peut pas. J’en ai vu des chantiers dans ma vie, pis j’en ai vu des ouvriers. Jamais quelqu’un aurait bouché un trou sans s’aviser que tout est correct. Pis en plus de ça, chaque matin le chef d’équipe fait le tour pour voir si tout est correct. C’est impossible, j’vous dit !
Paul intervient : « Qu’est-ce que vous allez faire le reste de la journée, monsieur Valiquette ?
-Ben là… Je dois rester ici, c’est certain. J’peux pas rentrer chez nous ! J’vais voir avec Jean-Jacques ce qu’il en pense. Il faut que j’renvoie les hommes chez eux, mais… En fait, savez-vous quand est-ce qu’ils pourront revenir ?
-Donnez-leur congé demain aussi. Probablement qu’ils pourront revenir après-demain, vendredi.
-Un jour de perdu !
-C’est mieux que de perdre tout le contrat, monsieur Valiquette.

-Qu’est-ce que t’en penses ? demande Roxanne à son père une fois la porte refermée derrière le propriétaire.
-Je pense que je suis comme toi : je n’y comprends rien.
-Ça m’aide !
-Sortons; l’équipe de Gatineau devrait bientôt arriver…

Dehors toute une foule compacte de curieux s’est formée autour du lieu de l’accident, des vacanciers pour la plupart en tenue estivale : shorts, gaminets à fleurs, lunettes de soleil et sandales. Tant de monde parle et commente qu’on entend qu’un brouhaha bourdonnant. Paul évalue la foule à près de deux cents personnes.
-Il va falloir écarter tout ce beau monde. Fais agrandir le périmètre de sécurité. Repousse-le à au moins cinquante mètres plus loin.
Avec Turgeon et Isabelle, Roxanne fait reculer la foule; les gens se mettent à protester, à vociférer, à maugréer, à bougonner, et même à invectiver les policières et policiers les accusant de les empêcher de voir, de les priver de leurs droits, de brimer la démocratie. « C’est de la dictature ! » Juste à ce moment arrive l’équipe spécialisée en reconstitution de scènes de crime de Gatineau. Paul les accueille.
-Bonjour, je suis Paul Quesnel, chef du poste de Papineauville.
-Oui, moi c’est Stéphane Montreuil. On est venus tout de suite après votre appel. Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ?
-Venez voir.
Arrivé devant le trou du drame, Stéphane ne peut s’empêcher de laisser échapper un sifflement.
-Ouais, ouais; je vois. Bon, mettons à l’ouvrage. Merci d’avoir fait reculer tous ces curieux.
Il appelle ces hommes : il s’agit de dégager les pierres une à une et les gravats sans déplacer le squelette à moitié sorti et en prenant des photos à chaque étape.
-On en a pour, mettons, pour trois heures… Ça vous va ?

-Parfait.

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