lundi 1 février 2016

Les petits enfants
Chapitre 5

-Alors, Éric Canuel, vous nous dites que ça fait plus de quinze ans que vous faites ce métier-là ?
-Oui.
L’homme à qui Roxanne pose cette question est en habits de travail : jeans sales, chemise en coton pali, bottes à bouts d’acier. Il tient son casque sur ses genoux en le tapotant. L’un de ses pieds ne peut s’empêcher de sautiller. Comme à son habitude, Paul est resté un peu en retrait. Il n’y a pas beaucoup d’espace dans cette petite habitation roulante, alors il se tient négligemment appuyé sur le rebord de la porte comme s’il regardait dehors.
-Et donc c’est vous qui étiez au volant de la pelle mécanique cette après-midi quand c’est arrivé ?
-Oui, c’est ça.
-Racontez-moi ce qui s’est passé.
-Ben, pas grand-chose... Je sais pas trop quoi vous dire... J’faisais simplement mon travail… Chaque jour on a des tâches à faire, pis on les fait. Depuis quelques jours, je défait le soutènement de l’ancienne route. Déjà les gars, la semaine passée ont enlevé l’asphalte, et moi je dois creuser pour enlever le reste. Il faut plusieurs couches pour faire une route. Ça devait me prendre encore deux ou trois jours pour finir.
-Dites-moi donc comment ça marche exactement ?
-Ben, moi avec ma pelle, je creuse; j’enlève les roches, c’est surtout des blocs de granit, et je transverse ça dans un camion qui les amène; c’est pas très compliqué… Il faut tout enlevé, pis, ensuite une autre équipe vient remonter la route avec son nouveau tracé. Chaque gars a sa spécialité.
-Vous dites que vous mettez les débris dans un camion avec votre pelle, mais il me semble que je n’en ai pas vu…
-C’est vrai... c’est vrai… Ben, j’pense que c’est parce quand on avait fini le matin, le dernier chargement est parti, mais en après-midi, je sais pas pourquoi, mais il avait du retard, alors j’ai commencé sans lui. C’est quand même pas un crime ! Il fallait ben commencer l’ouvrage !
-Bien sûr que non, ce n’est pas un crime… mais il doit bien y avoir un surveillant de chantier, quelqu’un qui prend les décisions ? Vous ne lui avez pas dit que le camion n’était pas encore là ?
-C’est Binet qui est le surveillant; monsieur Valiquette lui, c’est le contracteur.
-Et vous avez commencé sans lui dire, c’est ça…
-Ben… ouais, c’est ça; il fallait que le travail se fasse, pis le camion arrivait pas…
-Monsieur Canuel, énervez-vous pas. Ce que vous faites ou ne faites pas sur le chantier, ça ne concerne pas la police. Racontez-nous la suite.
-Ben là, quand Binet m’a vu, il a commencé à faire des grands signes pour me dire d’arrêter, mais moi, j’ai continué; mais là il me montrer le trou que j’étais en train de faire, pis là j’ai compris que c’était pas à cause du camion qu’il voulait que j’arrête, il y avait autre chose; y était énervé en pas pour rire.
-Ensuite…
-Ben, là j’ai arrêté. Mais j’suis pas descendu tout-de-suite; c’est vrai que j’avais pas vraiment fait ce que j’devais faire. Mais j’ai vu qu’il y avait quelque chose de pas normal. Binet m’a fait signe de pas bouger, pis quand je l’ai vu partir à l’épouvante chercher monsieur Valiquette, j’ai desendu pis j’ai regardé dans le trou que j’avais fait.
-Et qu’est-ce que vous avez vu ?
-Ben, la même chose que vous…
-C’est-à-dire…
-Ben, un maudit squelette, c’t’affaire ! Pis moi j’ai rien à voir avec ça !
Paul alors lui met la main sur l’épaule et lui dit : « On le sait, Éric. Vous allez retourner chez vous, et vous allez vous calmer; mais n’allez nulle part, restez chez vous, parce que ça s’peut bien qu’on ait encore besoin de vous.
Et ouvrant la porte : « Au suivant, de ces messieurs ! »

-Bonjour, vous êtes Jean-Jacques Binet, c’est ça ?
-Oui, c’est moi le surveillant de chantier. Monsieur Valiquette a bien confiance en moi. Ça fait des années que je travaille pour lui.
-C’est quoi votre rôle ?
-Moi rôle ? Voir à ce que tout se passe bien, c’est ça mon rôle ! Il y a toujours quelque chose qui cloche sur un chantier, un camion qui tombe une panne, un ouvrier qui fait une erreur, des fois même un accident ! des livraisons qui ne se rentent pas, c’est un gros stress. Pis même quand ça va bien, il faut voir à bien des choses. On a des échéances à respecter, un budget à rencontrer. Il y a toujours des imprévus : un terrain qui n’est pas comme on pensait, un chargement qui n’est pas conforme, un fournisseur qui fait des histoires… Gérer un chantier, c’est tout un ouvrage ! Il faut que je sois là avant que les hommes arrivent, vers sept heures le matin.
-Est-ce qu’aujourd’hui était une journée comme les autres ?
-Aujourd’hui ? Oui, ça a bien roulé ce matin. Chaque équipe allait à un bon rythme. Pis il y a eu cette histoire entre les deux machinistes.
-Quelle histoire ?
-Ah, c’est juste une histoire d’ancienneté. D’habitude j’ai deux chauffeurs de rétroclaveuses Morrisson et Canuel. Mais Morrisson a été malade pis il n’est pas venu pendant deux jours. C’est pour ça que j’ai demandé à Canuel de faire le déblayage, même si c’est pas son travail d’habitude, pas parce qu’il est incompétent mais parce qu’il a moins d’ancienneté que Morrisson. Mais quand il est revenu il a voulu faire le travail, mais moi j’ai trouvé que Canuel faisait bien ça, mais il l’a pris avec un gros grain d’sel, j’parle de Morrisson. Ça fait qu’au début de l’après-midi, il s’est arrangé avec les chauffeurs pour qu’ils arrivent en retard là où travaillait Canuel, pour le faire ch… excusez mon langage mademoiselle, disons pour le mettre en maudit, pour se r’venger. Pis v’là mon Canuel qui veut pas jouer ce p’tit jeu, pis, pendant que j’étais avec les chauffeurs de camions, le v’là qui commence sans que le camion arrive, c’est quoi cette affaire-là ?? J’ai jamais vu ça ! Il y a toujours ben des limites ! Je cours pour l’avertir; j’me dis que là, il faut qu’ça arrête cette histoire. Ça va faire, mais là en m’approchant j’ai vu quelque chose de bizarre : ça m’a semblé comme un morceau de main qui avait retombé de la pelle. Ça s’pouvait quasiment pas. J’ai tout de suite crié à Éric d’arrêter. Il semblait par comprendre, ou mettons qu’il voulait pas comprendre, il n’en faisait qu’à sa tête. À force de crier, il a fini par arrêter et là j’ai mieux regardé dans le trou qu’il venait de creuser, et en fait il y avait un crâne et des morceaux de squelettes dans le trou ! C’était affreux !
-Qu’est-ce que vous avez fait ensuite ?
-J’savais pas trop quoi faire. C’était épouvantable; je suis parti cherché Raymond pour lui montrer. Les patrons ne sont pas tous comme ça, mais lui il aime marcher autour d’un chantier, c’est son genre.
-Monsieur Binet, vous êtes un homme d’expérience, pis vous êtes un homme plein de bon sens. Qu’est-ce qui a pu se passer, d’après vous ?
-Je l’sais pas…. C’est sûr que ça s’est passé quand on fait la route, à ce moment-là; c’est sûr. La manière que le reste de squelette est pris dans la roche, c’est la seule possibilité; il n’est pas venu tout seul, je vois rien d’autre. Peut-être que quelqu’un est tombé dedans et a été enterré par mégarde, mais ça paraît pas croyable ! C’est quasiment impossible ! Non, c’est impossible ! Il aurait fallu que personne ne le voit pis qu’on le recouvre de pierres. Il y a toujours du monde qui surveille un chantier. Ça s’peut pas que ce soit un accident : on l’aurait vu tout de suite !... J’ai déjà entendu des histoires d’horreur de mafia qui coule des morts dans le béton, mais comme ça, enterré comme ça dans la pierre, je ne l’sais pas; c’est incroyable. C’est tout c’que j’peux dire.

-Retournez chez vous monsieur Binet, et si jamais il vous vient une idée, voici les numéros pour nous rejoindre. De toute façon, c’est possible qu’on fasse encore appel à vous en cours d’enquête.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire