Les petits enfants
Chapitre 8
Les arbres défilent de chaque côté. Ils ont dépassé
le village de Saint-Émilie. Le ciel est bleu pâle à cause de l’humidité de
l’air, et prendra bientôt les teintes de rose du soir qui vient. Après quelques
instants de silence, Paul reprend la parole en prenant une autre piste.
-Il
faut attendre les examens. Le corps va être amené dans le laboratoire
d’expertise de Gatineau par l’équipe de reconstitution. Ce ne sera pas une
autopsie, mais on va essayer de découvrir des détails sur les restes qu’on a
trouvés pour savoir ce qui a pu se passer, s’il a des fractures, par exemple,
des traumatismes. S’il a des traces de terre sous les oncles, comme s’il avait
gratté…
Mais
Roxanne, trop absorbée par ses propres pensées, ne l’écoute pas. Elle secoue la
tête.
-Écoute, dit-elle, exprimant ses idées à haute voix.
Mettons qu’il était saoul et qu’il revenait d’une beuverie; il a pu trébucher, tomber
dans un trou du chantier et rester là inconscient, et on ne l’aurait pas
découvert… Mais encore là, il aurait été avec d’autres, ses partenaires de bar.
Ils ne l’auraient certainement pas laissé là tout seul. Et même si le soir, à
la sortie du bar, ils l’ont perdu de vue, le lendemain, les autres, ceux qui
étaient avec lui, se seraient inquiétés de ne pas le voir revenir… Mais s’il
avait été seul, s’il était revenu seul du bar et qu’il était tombé dans une
excavation du chantier en cours ?... S’il était tout seul en vacances, par
exemple… Non, il y aurait eu ses affaires à l’hôtel, ou même dans un camping,
et les propriétaires se seraient aperçus de son absence. Et en plus, il y a
l’équipe du chantier; que ce soit le lendemain ou le lundi matin, l’équipe de
travailleurs l’aurait vu au fond de son trou, mort ou vivant. On ne remplit pas
un trou sans regarder dedans.
-N’oublions
pas que la sécurité du chantier était défaillante. On sait que très probablement
le contracteur a triché pour obtenir la soumission; il aurait très pu aussi,
par économie, ou pour une plus grande marge de profit, arrondir les coins pour
ce qui est l’exécution du travail, des équipes, de la compétence des
travailleurs, de la mise en œuvre, de la surveillance, des règles à suivre, etc.
-Eh !... Je pense à quelque chose. Supposons, oui,
qu’il est allé au bar et qu’il est sorti ivre, comme on a dit, et qu’il a voulu
faire le fin-finaud en coupant à travers le chantier et qu’il est tombé….
-Il faut trouver un plan d’époque et savoir où se
trouvait le bar à cette époque…
-Attends laisse-moi finir ! Ça pouvait être un
samedi, c’est possible, on va généralement au bar les vendredis et les samedis,
et là il serait resté jusqu’au lundi, c’est vrai, il aurait eu amplement le
temps de mourir... Mais bien plus que ça ! Ça pouvait être les vacances de la
construction !
-Haaa… C’est pas bête ça. Continue; je t’écoute.
-Supposons qu’il soit tombé au début du congé de la
construction. On sait que tous les chantiers du Québec, sans exception, sont
fermés durant ces deux semaines-là, les deux dernières semaines de juillet.
Donc, il passe une journée à la plage, à la fin de laquelle il s’en va dans un
bar de la rue principale. Et il reste en
maillot de bain et va directement, sans se changer, au bar prendre une ou
deux bières pour se rafraîchir. En été, en vacances, il n’y a certainement pas de
règles de tenue stricte dans les bars. Au milieu de la nuit, il sort du bar,
pas mal éméché, et pour revenir là où il reste, motel ou camping, il passe à
travers le chantier, peut-être pour couper au plus court. Il tombe dans un trou
qui est en train de se faire creuser et que les ouvriers ont laissé comme ça,
peut-être sans barrière. Peut-être même qu’il y avait une barrière, mais à l’entrée
du chantier, et lui, il s’en fiche, et il est passé dessous. Bref, il tombe, il
s’assomme et il perd conscience, et peut-être même qu’il meurt sur le coup, ou
qu’il finit par mourir. Mais bon, peu importe, on ne sait pas. Toujours est-il
que le cadavre est au fond du trou. Admettons encore que peut-être le pauvre
gars soit venu tout seul à Lac-des-Sables. Donc il n’y a personne aux alentours
pour se préoccuper de lui, pour se demander où il peut bien rester. Quelqu’un a
très bien pu le voir au bar, le barman, les serveuses, d’autres clients, mais
personne ne le connaît, personne ne fait cas de son départ. Et, quand il disparaît, il n’y a personne
pour le chercher. Alors, il reste au fond de son trou pendant quelques
jours, pendant toute la durée des vacances de la construction. Et là, peut-être
qu’il y a une, je ne sais pas, mettons, une grosse pluie, un orage ou un grand
vent, ou autre chose de suffisamment fort pour modifier la configuration des
lieux. On parle d’une période qui peut aller jusqu’à deux semaines. Peut-être
que l’amoncellement des pierres et des gravats qu’on avait retirés était
friable, fragile, instable, et que la pluie ait fait glissé juste quelques
pierres juste sur le bord du trou, ça aurait pu être suffisant pour qu’une
bonne portion des autres pierres se soit affalée au fond et recouvre son corps,
peut-être pas entièrement, mais suffisamment pour en cacher le principal. À la
fin du congé de la construction, les hommes ont pu très bien arriver et ne rien
voir. Peut-être que le surveillant ou un machiniste a jeté un coup d’œil rapide,
trop rapide. Et là, on a repris le travail où on l’avait laissé deux semaines
auparavant, comme si de rien n’était, sans s’apercevoir de quoi que ce soit.
-Oui, pas mal, pas mal du tout… Très bien même… Oui, c’est
possible, mais en même temps, s’il est allé au bar, il a dû avoir son
portefeuille pour payer ses bières. Il semble qu’on n’a pas trouvé d’objets
particuliers. S’il y avait eu un portefeuille, c’est sûr que Montreuil nous l’aurait
dit.
-C’est
vrai. Peut-être qu’il l’a perdu avant de tomber et que quelqu’un l’a ramassé,
et l’a gardé.
-Et
puis, autre chose, comment se fait-il que toutes ses affaires auraient
disparues ? Il n’a pas pu venir à pied quand même…
-Il est peut-être venu en autobus, ou alors sur le
pouce.
-Pas bête… Ça m’étonnerait qu’il y ait eu des autobus
à cette époque. Mais sur le pouce c’est tout à fait possible. C’était encore
plus fréquent à cette époque que maintenant, alors que bien des jeunes ont des
autos. Mais une chose me chicote : tels que je connais les pouceux, ils
voyagent habituellement avec un sac à dos bien rempli, avec un sac de couchage,
parfois une tente, du linge de rechange, même un mini-poêle. Il a bien dû s’installer
à quelque part.
-Peut-être… Je sais que ça commence à faire beaucoup
de peut-être… peut-être qu’il a fait du camping sauvage, dans un champ ou un
sous-bois des environs. À cette époque, ça se faisait plus qu’aujourd’hui. Et
peut-être que ces affaires sont encore à quelque part dans les bois, qu’elles y
sont toujours.
-Après quarante ans ?? Là tu vas un peu loin.
-Je ne sais pas. OK, voici une autre hypothèse :
peut-être que ses affaires sont restées dans un bois, dans son camping
rustique, tout l’été. Et à la fin de la saison, au début de l’automne, des
jeunes du village ont pu trouver ses affaires. Ils ont pu se dire que c’était
quelqu’un, un de ces nombreux hurluberlus qui les avait oubliées, un gars qui
en avait fumé du bon…
-Pardon
?
Paul s’arrête
à l’intersection de Noyan pour ensuite prendre droite, la route 356 qui mène à
Papineauville. Il met la voiture en arrêt complet, tourne la tête et regarde sa
fille droit dans les yeux.
-Oui,
oui, tu comprends ce que je veux dire; ne fais l’innocent… Allez, continue. Ils
se sont dit que cet énergumène était parti en tout laissant là, en oubliant son
stock. Ce n’est pas impossible. Les jeunes ont très bien pu faire main basse
sur les objets de valeurs et "peut-être" jeter ou brûler le reste.
-Oui, oui, ça se tient. Il faudrait chercher de ce
côté-là aussi… Il faut commencer par trouver l’année et le mois exacte où cette
foutue a été construite; ça doit être facile de trouver ça. Et à partir de là
essayer de trouver des gens qui aurait encore des souvenir de cette époque, ou
alors idéalement, des jeunes de l’époque qui auraient trouvé ses affaires. S’ils
existent, ils doivent avoir entre cinquante-cinq et soixante ans aujourd’hui.
-Ça fait beaucoup de "peut-être" : "peut-être"
qu’il est tombé parce qu’il était ivre, "peut-être" qu’il était seul,
"peut-être" qu’il est venu sur le pouce, "peut-être" qu’il
faisait du camping sauvage, "peut-être" que des jeunes auraient
trouvé quelque chose.
-Ça ne fait rien. Tes "peut-être" nous font
avancer… Il en reste un dernier de "peut-être". "Peut-être"
qu’il avait de la famille. Même s’il est arrivé à Lac-des-Sables sur le pouce, même
s’il était parti sans dire où il allait, même s’il était parti de son
appartement sans que personne ne le sache, c’est rare mais ça peut arriver, un
avis de recherche a quand même dû être lancé, même des semaines plus tard; c’est
là aussi qu’il nous faut chercher. Je ne peux pas imaginer que personne de son
lieu d’origine, un ami, une mère, un voisin, personne de sa famille n’ait pas
signaler sa disparition. Même s’il est parti de Montréal, mettons, et qu’il
était originaire de la Gaspésie, quelqu’un quelque part a dû finir par s’inquiéter
de ne plus avoir de nouvelles. Quand on aura la date de la construction de la route
ou pourra demander les avis de recherche des disparations jamais résolues, mettons
"peut-être" des trois mois ou même des six suivants.
-Il faut espérer qu’il ne venait pas d’ailleurs,
d’une autre province ou, pire, d’un autre pays !
-Ça
compliquerait les choses encore d’avantage; plusieurs enquêtes devront être
reprises à zéro.
-Avec
un peu de chance on aura, "peut-être" entre cinquante et cent
disparitions non résolues.
-Non,
je ne crois pas; pas tant que ça. 99% des personnes disparues finissent pas
être retrouvées d’une façon ou d’une autre.
-Tu
veux dire, vivantes ou mortes ?
-Oui,
c’est ça, même si parfois ça peut prendre plusieurs années.
Roxanne
et son père restent en silence quelques minutes. Elle reprend :
-Le laboratoire
de Gatineau va nous apprendre quoi ?
-Si
c’était un homme ou une femme, à peu près son âge et probablement les blessures
subies avant ou pendant ou même après sa chute.
-Hmm…
Hmmm
-La
position du cadavre aussi pourrait nous donner des indices.
-Si on
arrivait à découvrir s’il été intoxiqué au moment de sa chute, ça nous aiderait
pas mal…. Je crois qu’on arrive, papa.
-Oui; nous avons encore du chemin à
faire, mais grâce à toi on a bien avancé; merci.
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